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L’ouvrage Brève histoire des institutrices au Québec de la Nouvelle-France à nos jours montre le rôle prépondérant joué par les institutrices dans la scolarisation des enfants et dans le développement du système éducatif mais en insistant particulièrement sur les différents aspects de l’inégalité sociale des institutrices qui touche autant leurs conditions de vie et de travail que leur faible pouvoir au sein même des milieux éducatifs. Le regard des auteures porte essentiellement sur les conditions d’exercice du métier, les tâches des institutrices, leur formation et leur qualification, leurs tentatives de regroupement professionnel prenant la forme au XXe siècle d’une action syndicale, et plus globalement, sur la place graduelle qu’elles parviennent à prendre non seulement au sein même du système d’éducation mais au sein de la société, à la fois comme institutrices et comme femmes.

Le livre couvre une très longue période, soit de 1639, qui correspond à l’arrivée en Nouvelle-France des premières Ursulines dans le but d’enseigner, à 2003. Le premier chapitre rappelle les origines européennes de la « petite école » vouée à l’instruction des enfants et surtout les objectifs religieux qui l’animent. On est encore loin d’une école accessible à tous et orientée vers la transmission de savoirs instrumentaux en lien avec les besoins d’industrialisation de la société. Dans les villes, les hommes enseignent aux garçons et, à partir du XVIIe siècle, les femmes – des religieuses – enseignent aux jeunes filles (p. 19). Entre les années 1615 et 1650, le réseau des Ursulines se développe considérablement en France et s’étendra même en Nouvelle-France dès 1639 sous la direction de Marie de l’Incarnation. Les Ursulines viennent avec l’intention d’enseigner aux jeunes Amérindiennes mais elles accueilleront dans leurs rangs les filles de colons. Vers le milieu du XVIIe siècle, avec la venue de Marguerite Bourgeois, un nouveau modèle d’institutrices, celui des instituts séculiers, se développe parallèlement à celui des religieuses cloîtrées propre aux Ursulines. Au milieu du XVIIIe siècle, on enseigne désormais la grammaire, la géographie, la musique, la broderie et après 1760, l’anglais, l’histoire et l’arithmétique (p. 30-31).

Le deuxième chapitre présente les effets de la Conquête sur l’éducation. Les pressions de la bourgeoisie anglophone en vue de contrer l’ignorance et de stimuler le développement de l’économie et de la vie politique conduisent à la création d’un premier régime scolaire en 1801 qui institue la gratuité scolaire, qui prévoit une rémunération des enseignants et qui connaîtra beaucoup plus de popularité dans les townships anglophones que dans les paroisses canadiennes-françaises, les autorités religieuses craignant l’assimilation des francophones. Après la création des écoles de Fabrique en 1824, un troisième régime scolaire en trente ans voit le jour en 1829 en vertu de la loi des écoles de syndics, lesquelles se multiplient rapidement et dont la moitié du personnel enseignant en 1831 se compose de femmes. Les femmes s’orientent vers l’enseignement en raison du développement du système scolaire public mais également en raison de l’importation d’un modèle d’institutrices laïques par les immigrants britanniques du début du XIXe siècle dans le Bas-Canada. Le succès des écoles de syndics joue un rôle prédominant ici. Les budgets ne suffisant plus, le législateur décide en 1832 de limiter le nombre d’élèves instruits gratuitement ainsi que la contribution des parents en mesure de payer, ce qui incite les instituteurs (masculins) à délaisser l’enseignement qui devient par le fait même une manière pour les femmes de gagner leur subsistance, voire de réaliser une certaine ascension sociale. Même si dès 1836 prend fin le système scolaire des écoles de syndics, les préoccupations en vue de la formation des enseignantes se font de plus en plus pressantes et apparaissent les premières écoles normales visant à préparer adéquatement les institutrices et les instituteurs à l’enseignement.

Bien que l’accession à l’enseignement constitue un débouché professionnel important pour les femmes et que le système scolaire tende à se développer considérablement avec de nouvelles lois scolaires postérieures à l’abolition des écoles de syndics, le métier d’institutrice à partir de la seconde moitié du XIXe siècle se complexifie. Premièrement, le souci de la qualification de l’enseignement semble s’amplifier. La loi du 16 mai 1856 contraint les institutrices à obtenir un brevet que décernent les Bureaux d’examinateurs. Il existe donc deux instances de qualification : les Bureaux d’examinateurs et l’École normale des Ursulines de Québec fondée en 1857. Bien qu’offrant une formation en lien avec les exigences des Bureaux d’examinateurs et axée sur la pédagogie, l’école normale ne constitue pas à la fin des années 1880 la voie d’accès au brevet choisie par 90 % des institutrices. La formation y est coûteuse et les parents des jeunes candidates craignent qu’un séjour prolongé en ville n’amène celles-ci à quitter définitivement la région.

Les auteures insistent sur la discrimination des institutrices dans le système scolaire dans la première moitié du XXe siècle. Par exemple, conformément à une règle économique liée à la révolution industrielle, les hommes reçoivent un salaire familial et les femmes un salaire d’appoint inférieur. La rémunération de l’instituteur célibataire demeure supérieure à celle de l’institutrice et il existe de plus une règle appliquée avec rigueur selon laquelle l’institutrice mariée doit abandonner son métier. D’autres formes de discrimination existent. Les institutrices en milieu rural ont un salaire moindre que celui des institutrices de la ville. Les institutrices protestantes gagnent davantage que les institutrices catholiques. Les religieuses sont généralement mieux formées et accèdent à des postes de responsabilité beaucoup plus que les institutrices laïques. Enfin, les institutrices touchent une pension de retraite beaucoup plus modeste que celle des hommes.

Le chapitre 5 présente les années 1939 à 1968 et les grandes transformations du système d’éducation qui s’annoncent. Mais la modernisation de l’éducation passe également par un plus grand souci en pédagogie pour la psychologie de l’enfant. La diffusion de la pédagogie nouvelle commence même si elle se heurte à un contrôle de l’Église sur les contenus d’enseignement, et ce, dans toutes les matières, y compris en mathématique et en français. On assiste également à l’émergence d’un syndicalisme plus militant de la part des institutrices mais qui tournera en leur défaveur. En effet, la Fédération des institutrices rurales constitue une association déjà très active qui incitera les autres instituteurs à se regrouper. La Fédération provinciale des instituteurs ruraux est créée en 1939 et la Fédération des instituteurs et des institutrices des cités et des villes en 1942. Avec la fusion des trois fédérations, qui deviendra en 1946 la Corporation des instituteurs catholiques (CIC), débute la marginalisation des institutrices qui se traduit par leur sous-représentation dans les postes administratifs ainsi que par une dilution de leur identité. Ce n’est qu’avec le vent de réformes qui souffle sur le Québec au début des années 1960 que la situation professionnelle des institutrices se redresse.

Le chapitre 6 porte sur les années 1970 à aujourd’hui et donne une description des nouvelles conditions de travail des enseignantes qui s’améliorent sur le plan syndical et même professionnel. Les enseignantes auront droit à des congés de maternité. Un des changements les plus importants des années 1960 consiste assurément en le transfert de la formation des écoles normales aux universités. Malgré tout, les jeunes filles continuent de s’orienter vers une carrière dans l’enseignement. Encore en 2000-2001, 20 % des étudiantes choisissent l’enseignement. Pourtant, le travail d’enseignant en classe se complexifie. L’intégration des élèves traditionnellement exclus des classes régulières, la francisation des élèves issus des minorités ethniques, l’appropriation des réformes de l’enseignement, la dévalorisation sociale de l’enseignement rendent le travail plus difficile et incitent les enseignants à quitter la profession.

Cette courte présentation du contenu du livre fait malheureusement l’impasse sur la richesse documentaire dont témoigne chacune de ses pages mais également sur une de ses dimensions fondamentales qui outrepasse le cadre strict de l’histoire des institutrices. Certes, le livre montre la contribution de celles-ci à l’instruction des jeunes enfants depuis le XVIIe siècle, à la mise en place d’un système éducatif dont elles demeurent la pierre angulaire et même à l’émergence du mouvement syndical. Les auteures soutiennent en somme que bien qu’une large part des institutrices aient accédé, grâce à l’enseignement, à un statut social supérieur à celui de plusieurs jeunes filles issues de mêmes milieux sociaux, elles ont littéralement fait les frais de ce mouvement de la scolarisation.

Le livre témoigne également de la montée des femmes vers un statut plus égalitaire dans la société, même si les conclusions des auteures laissent entendre que la pleine égalité des femmes, en éducation – où elles occupent plus des deux tiers des postes –, demeure encore un objectif à atteindre. Le livre peut donc être lu comme une contribution à l’éveil de la conscience féministe de fractions sociales largement dominées sur le plan social et professionnel, l’histoire de l’éducation se subordonnant partiellement à une histoire sociale des femmes vue à travers l’éducation. Quoi qu’il en soit, il devrait constituer une des références des cours de fondements en formation initiale des enseignants.