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Partout au Canada, l’année 2005 a été officiellement proclamée l’Année du vétéran, sans doute une des dernières occasions d’être aux petits soins pour des survivants de la Seconde Guerre mondiale qui, aujourd’hui, doivent tous être des octogénaires, sans parler de la petite poignée de frêles centenaires qui, pour la plupart, s’étaient déclarés plus âgés qu’en réalité pour pouvoir participer à la Première Guerre mondiale.

Selon Sébastien Vincent, un jeune enseignant d’histoire de Montréal, il est grand temps de se souvenir au Québec des milliers d’engagés volontaires représentant le Canada français dans la lutte mondiale contre Hitler, Mussolini et les va-t’en-guerre japonais, leurs alliés. La guerre de 1939-1945 est devenue, selon le titre d’un livre écrit par un journaliste de Chicago, Studs Terkel, The Good War et, si on se fie au livre commémoratif écrit par l’ancien directeur du Musée canadien de la guerre, Jack Granatstein, elle serait The Last Good War. Pour Sébastien Vincent, et pour la plupart de ses collaborateurs, cette guerre de 1939-1945 a aussi été une bonne guerre malgré la très grande souffrance et la destruction abominable. On ne pouvait laisser Hitler et Mussolini l’emporter. N’avaient-ils pas eux-mêmes annoncé que seule une défaite militaire pouvait les arrêter ? Pour souligner ce point, Vincent laisse la dernière parole à un garçon, dont le père est d’origine belge et la mère canadienne-française, qui n’avait que six ans et demi lorsque les premières bombes allemandes furent lâchées sur sa banlieue de Bruxelles. Le traumatisme causé par la mort et les blessures affecte encore Henri Massart, un homme qui a plus de 70 ans maintenant, et son texte rend hommage aux 14 auteurs du recueil et à tous ceux qui sont morts au combat ou qui sont trop âgés pour en parler.

Une partie de leur calvaire s’est déroulée lors de leur retour au Québec lorsqu’ils se sont vus traités de dupes et de traîtres, tandis que les insoumis qui avaient refusé de joindre les rangs de l’armée, les gens qui avaient donné refuge et veillé à la sécurité de criminels de guerre et quelques-uns des collaborateurs les plus vicieux du régime de Vichy étaient acclamés comme des héros. Encouragé par Pierre Sévigny et avec beaucoup d’aide du Projet Mémoire de l’Institut du Dominion, Vincent a graduellement compilé des entrevues données par environ la moitié de la trentaine d’anciens combattants qu’il a réussi à rencontrer, généralement à l’hôpital des vétérans de Sainte-Anne-de-Bellevue situé à la pointe ouest de l’île de Montréal. Tout en respectant ceux qui avaient peu à raconter ou qui étaient trop âgés pour tenir un discours cohérent, il a réussi à recueillir les mémoires de 14 engagés volontaires du Québec qui, ensemble, représentent la diversité des expériences militaires : de Patrick Poirier qui, en tant qu’aide infirmier avec les 8th Royal Rifles de Québec, a partagé les horreurs des camps de prisonniers de Hong Kong au matelot breveté Raymond Meloche, que l’on voit sur la couverture du livre, souriant lors de son départ par train de Montréal. Son sourire disparaîtrait lorsque le contre-torpilleur, le HMCS Athabaskan, sera coulé par deux destroyers allemands. Un de ses 85 rescapés, Meloche passera le reste de la guerre dans un camp de prisonniers de la marine (au marlag) en Allemagne et il sera utilisé comme bouclier humain lors d’une longue marche jusqu’au moment où, finalement, la colonne affamée tomba sur leurs libérateurs américains.

Tout comme en temps de guerre, on compte peu d’aviateurs dans ce recueil quoique les souvenirs de Pierre Bauset soient probablement les plus marquants de tous. Lorsque son quadrimoteur a été abattu au-dessus de la France, sa connaissance de la langue lui a permis, ainsi qu’à son compagnon anglophone, de contacter la Résistance française et, grâce à la complicité d’une famille juive et malgré quelques accrochages, de rejoindre la Suisse et de trouver la liberté. Bauset et les autres évadés ont depuis saisi toutes les occasions pour rendre hommage à tous ceux qui ont risqué leur vie pour leur rendre leur liberté. Parmi eux, comme nous le dit Bauset, était le Canadien français qui a mis sur pied le réseau d’évasion le plus efficace, le capitaine Lucien Dumais des Fusiliers Mont-Royal. Malheureusement, le réseau Dumais a été démantelé par la Gestapo, d’où le billet de train Paris-Suisse de seconde classe.

Défendre un avant-poste colonial de la Grande-Bretagne, survivre au naufrage d’un navire canadien de Sa Majesté, et même être aidé par des Juifs français, pourraient résumer ce que la plupart des Québécois ont déploré de la guerre. Au-delà d’Hitler ou de Mussolini, pourquoi de bons Québécois devraient-ils se battre aux côtés du peuple qui les a conquis – ou même pour les Français qui les ont abandonnés en 1763 ? Dans un monde dégoûté depuis longtemps de la propagande de la Première Guerre mondiale au sujet des sales Boches, combien de Canadiens, en ces temps de guerre, ont-ils vraiment cru les allégations au sujet du génocide nazi ?

Pourquoi ces 14 volontaires se sont-ils enrôlés ? La raison la plus habituelle semble être le goût de l’aventure, souvent influencés par un membre de la famille qui avait fait partie du 22e Bataillon ou encore par l’exemple viril d’un jeune cadet ou d’un chef scout. Quelques volontaires fuyaient la pauvreté des trop grandes familles ou un emploi médiocre. Tout compte fait, ces raisons déterminantes étaient les mêmes que celles du Canada anglophone. L’armée canadienne, au moins, comptait quelques unités francophones. Vincent a réussi à les présenter presque toutes dans ce recueil. Chacune de ces unités outre-mer, du royal 22e Régiment au 4e Régiment d’artillerie moyenne, a un et parfois deux représentants dans l’ouvrage. Quelques-uns ont été volontaires pour des unités anglophones tel Patrick Poirier, dans les 8th Royal Rifles, ou Paul Champagne, attiré dans le régiment écossais des Black Watch par un ami de la famille, séduit par les cornemuses, les tambours et les kilts. Une fois enrôlé, il a servi avec le 8e Régiment de reconnaissance auquel s’est joint le 14th Hussars.

Dans l’aviation et la marine, il n’y avait pas de place pour l’autre langue du Canada, sauf pour une petite école de marine qui dispensait des cours d’anglais. Le matelot breveté Meloche et deux frères, Gérard et Jean-Louis Bonhomme, ont fait tout leur service militaire en anglais. Cependant, les deux frères, contre toute probabilité, ont servi, quoique brièvement, sur le même navire. Ils ont rapidement acquiescé au désir de la marine qui n’aurait pas voulu, en cas d’accident, annoncer une double mauvaise nouvelle à une mère. La marine marchande aussi trouve sa juste place dans le recueil, une reconnaissance tardive mais officielle, et Georges-Étienne Dagesse, seule voix parmi les 14, prétend que 40 % des services vitaux et dangereux rendus l’étaient par le Québec. Malgré cette reconnaissance, la marine marchande demeure méconnue et, pourtant, les souvenirs de Dagesse de la navigation en temps de guerre, que ce soit à New York ou plus loin à Calcutta, sont la preuve que cette expérience se compare en tous points aux autres.

Tout en laissant la parole aux anciens combattants, Vincent a voulu les amener un peu plus loin non seulement pour vérifier leurs motifs en tant que volontaires, mais aussi pour qu’ils évaluent ce que le service militaire leur a donné et ce qu’il leur a coûté. Dans presque tous les cas, les vétérans considèrent que l’expérience a été positive. Même la terreur et les blessures leur ont appris qu’ils pouvaient faire face à l’adversité et confronter la peur, quoiqu’ils en parlent probablement plus facilement aujourd’hui que lorsqu’ils étaient au début de la vingtaine. Les officiers avaient sans doute l’avantage d’une meilleure scolarisation que les combattants du front, mais la plupart de ces derniers ont reconnu que le service militaire avait fait partie du processus qui leur a permis de sortir de la pauvreté. Antonio Brisebois, un des rares critiques de la prise en charge d’après guerre des vétérans déplore toujours que le département des Affaires de vétérans ait fait trop peu pour ceux qui souffraient de « chocs nerveux », mais il n’a aucune plainte à formuler au sujet des soins donnés actuellement à l’Hôpital Sainte-Anne.

Beaucoup de souvenirs, qu’ils soient individuels ou collectifs, du service militaire en temps de guerre ont été publiés au Canada anglais depuis cinquante ans. Ce sont des sources riches pour étudier l’histoire sociale canadienne. Il est trop tard pour que les Québécois arrivent à en avoir comparativement autant. Le Québec est redevable à Sébastien Vincent et aux éditions VLB d’avoir mis au jour ces témoignages qui, dorénavant, s’intègrent à la mémoire collective québécoise. Il serait important que ces récits soient connus du reste du Canada, là où la contribution de la Belle Province à l’effort de guerre menant à la victoire des Alliés a été dissimulée par le silence même du Québec.