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Cessons nos luttes fratricides ! La damnée « société distincte », c’est dépassé. La référence porteuse d’avenir – du fait même que les historiens nationaux, prenant le relais des idéologues, se soient mis à lui déterrer un passé, précisément – est celle de « société normale ». Pathétiquement « révisionnistes » d’après leur félon congénère Ronald Rudin, un peu trop « contaminés par l’analyse sociologique » au goût de l’ingrat sociologue Joseph Yvon Thériault, ils ont commencé par trouver que l’américanité québécoise avait été moderne quasiment de naissance, malgré quelques déviances forcées et corrigées entre-temps[1]. Puis, en empruntant cette fois la méthode de l’histoire comparée, c’est à l’échelle des « cultures et nations du Nouveau Monde » que certains survenants de Mistouc étendront jusqu’aux aurores australiennes l’horizon de sa normalité génétique.

Ouvertement installé dans ce dernier sillage, Marcel Bellavance, professeur d’histoire au « Fort Saint-Jean », campus croupion du Collège militaire de Kingston, ouvre la fenêtre de comparaison sur l’Europe pour illustrer comment le nationalisme « d’ici » n’a jamais été arriéré, étroitement tribaliste, mais au contraire constamment à jour, politiquement libéral et ouvert à la diversité, dès son éclosion au Bas-Canada à l’orée d’un XIXe siècle plus tard désigné comme celui des nationalités : « Jamais chez les leaders reconnus des Canadiens [français], l’idée ethniciste de la nation n’a dominé. Chez Papineau, par exemple, c’est la citoyenneté qui fonde la nation et la nation est inséparable de la démocratie. Chez Laflèche, c’est l’éducation. Chez l’historien Séguin, c’est l’agir collectif. » (P. 67.) Va pour la célèbre Tête-à-Papineau et Mgr Laflèche, influent maître de chorale ultramontaniste ; mais étirer le pas jusqu’au discret professeur Maurice Séguin… ? Soyons beaux joueurs : il est vrai que la vision de Séguin s’est répandue par une sorte de capillarité pédagogique, d’autant qu’elle arrivait à point.

Affleure tout de même l’intention apologétique : c’est aux calomnies actuelles d’un soi-disant « chauvinisme québécois inné » que réplique l’auteur en empruntant un détour historique du plus grand intérêt, articulé en cinq chapitres d’un livre cohérent, érudit et convaincant : I) Le courant libéral et nationalitaire en Europe et au Canada ; II) Les définitions de la nation et du nationalisme, chez les acteurs d’abord, les penseurs ensuite ; III) Les théories expliquant l’émergence de l’État nation. Et deux autres pour appliquer tout ça au voisinage immédiat : IV) Les Rébellions ; V) Le Québec après le « Printemps des Peuples », 1848-1918 (saison assez maussade, chez nous).

Entre le Congrès de Vienne (1815) et la Société des Nations (1919), sont apparus outremer les pays suivants (dans l’ordre alphabétique plutôt que chronologique) : Albanie, Allemagne, Autriche, Belgique, Bulgarie, Estonie, Finlande, Géorgie, Grèce, Hollande, Hongrie, Italie, Lettonie, Lituanie, Norvège, Pologne, Roumanie, Serbie, Tchécoslovaquie, Turquie, Yougoslavie (p. 21)[2]. Sans parler du découpage complet de l’Amérique latine, ni de la fondation des États-Unis, peu avant, ou de l’Irlande, juste après. Alors, un ou deux de plus ici même… pourquoi pas ?

Dans un état subtilement avancé de contamination sociologique, l’historien Bellavance aborde l’affaire en reliant la genèse de la nation moderne à la montée des bourgeoisies contre les monarchies européennes de droit divin, jusque dans leurs colonies américaines. Il montre qu’à l’origine, en Angleterre, en France et ailleurs par la suite, le projet national fut un sous-produit du libéralisme, économique d’abord (unification, régulation et protection d’un marché intérieur), et par extension, politique (libertés personnelles de propriété, de religion, d’association, d’expression, etc., garanties par le parlementarisme et la représentation électorale)[3]. On ne visait pas tant, pour commencer, « une appropriation du pouvoir par le peuple [qu’une] libération de l’homme à l’égard de l’État » (G. Burdeau, cité p. 15).

Le suffrage, par exemple, a longtemps été réservé aux seuls propriétaires avant de susciter des convoitises plus larges qui allumeront le flambeau de la « souveraineté populaire »[4]. C’est cet enjeu qui donnera naissance un peu partout à une opposition bipartite entre conservateurs (haute bourgeoisie alliée aux grands propriétaires terriens, Églises inclues), et démocrates (petits commerçants et industriels, professionnels, plumitifs, notables locaux). Les nations surgies de cette première phase prenaient appui sur des populations déjà plus ou moins homogénéisées culturellement, si bien que cette sorte d’affiliation n’embrouillait guère les chicanes. Y compris dans les colonies de même langue que leurs mères patries, où les luttes d’indépendance mobiliseront les bourgeoisies « créoles » contre les profiteurs « métropolitains », lointains ou de passage (les « forains », comme on disait en Nouvelle-France, ou plus tard, le « Family Compact », au Haut-Canada, et la « Clique du Château », au Bas-Canada). C’est le « degré de civilisation » qui démarque alors la nation virtuelle : un État déjà existant, des élites de haut vol, une tradition littéraire établie, la capacité d’étendre la scolarisation, etc. Les « peuples sans histoire » n’en avaient simplement pas les moyens, rappellera par exemple Durham à propos des « Canadiens » de 1840 – fatalisme à trop courte vue. Reste que l’institution de la nation a précédé en maints endroits les identités nationales : « Maintenant que l’Italie est faite, dira Garibaldi, faisons les Italiens ! » (rapporté p. 56). Encore que le souci de consolider ainsi le solage de l’édifice empruntait déjà au second pas du mouvement.

C’est qu’entre-temps, le virus libéraliste s’était propagé aux empires voisins (Habsbourg, Ottoman, Russe), où, plus souvent qu’autrement, les détenteurs du pouvoir étaient culturellement étrangers à la majorité locale, de sorte que l’appétit de souveraineté populaire ne pouvait que se conjuguer avec une quête de reconnaissance identitaire (parfois plus ou moins chimérique pour le besoin de la cause). D’où que se soit universalisé en retour un « principe des nationalités qui faisait maintenant de la langue, de la culture et de l’ethnie des critères constitutifs » d’une prétention légitime à l’autodétermination collective. Surtout après l’année charnière 1848 : ce printemps-là, en effet, le peuple et les peuples sont descendus dans la rue à Berlin, Budapest, Dublin, Naples, Paris, Prague, Vienne et ailleurs. Tandis qu’aux environs, les historiens montaient au créneau (Michelet en France… Garneau au Canada), souvent pour ancrer dans d’épiques synthèses la « mission providentielle » de leurs peuples-nations, mythe fondateur à rebours qui trouvera des échos en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en Pologne, etc. (p. 22).

Ce que cet éclairage universel fait ressortir, ce n’est pas seulement à quel point l’essor national-libéraliste du Bas-Canada ait été de son époque, mais même un peu trop en avance sur son temps. Papineau, par exemple, ne se contentait pas de se réclamer des « libertés anglaises », mais identifiait déjà la nation au « peuple souverain », à la « réconciliation des citoyens dans l’avènement de la démocratie » (p. 59). Le Parti patriote lui-même était démocratiquement structuré en comités pyramidaux reposant sur des bases populaires, paroissiales ou spécialisées – jeunes, femmes, presse (organigramme, p. 131). De là à incarner avant son heure le « principe des nationalités », il n’y avait qu’un pas. Pour deux raisons particulières. Tocqueville observera la première en 1831 : « Les Canadiens forment un peuple à part en Amérique, peuple qui a une nationalité distincte et vivace (…), qui a sa langue, sa religion, ses lois, ses moeurs, qui est plus agglomérée qu’aucune autre population du nouveau monde » (cité p. 40, je souligne). Seconde singularité : les dominants « métropolitains » appartenaient à un autre univers ethnolinguistique que la majorité indigène[5], comme dans les empires du Vieux Continent, mais contrairement aux autres colonies de peuplement européennes. On aura donc prématurément télescopé ici l’opposition, théoriquement têtue mais factice en pratique, entre la nation-contrat, « civile », et la nation-souche, « ethnique », (p. 50 à 60)[6].

Aussi le type « Habsbourg » d’entrée dans l’histoire des peuples sans histoire est-il curieusement approprié à nos circonstances, toutes nord-américaines fussent-elles. L’auteur s’en remet là-dessus à un chercheur tchèque contemporain, Miroslav Hroch, qui a dégagé trois étapes irrémédiables de ce genre d’impulsion : d’abord, la formation d’une identité culturelle distinctive (« Canadiens », par exemple) puis, cruciale, sa politisation dans des institutions officielles (pensons aux « luttes parlementaires » du Bas-Canada), nourrissant des agitations croissantes qui aboutissent enfin dans un mouvement de masse (des « Rébellions », si vous voulez). Conditions propices : l’urbanité des patriotes, de « catégorie sociale au-dessous des très riches et au-dessus des pauvres »[7], trouvant appui dans des régions agricoles et artisanales prospères – comme la plaine de Montréal, mettons (p. 86). Bellavance reprend aussi le sociologue anglais Anthony Smith, selon lequel tous les nationalismes modernes tirent inspiration de loyautés ethnoculturelles aspirées par un appareil d’État « scientifique » d’autant plus efficace que son territoire soit rationnellement intégré. Vous avez dit « rationalisation » ? Attendez-vous à voir rappliquer l’intelligentsia : « descendant ordinairement des élites traditionnelles », ses membres n’en sont pas moins « très réceptifs aux idées modernes [tout en restant] imprégnés de leurs propres cultures et traditions », donc tiraillés entre « deux sources d’autorité dont les fondements sont à la fois religieux et temporels » (p. 89). Là encore, on n’est pas loin de notre monde[8].

La polarisation en classes-ethnies entraînera toutefois « la faillite du projet intégrateur canadien autour du peuple canadien » (p. 59). Encore minoritaire au premier tiers du siècle, la population anglaise, surtout ses élites et surtout au Bas-Canada, avait partie liée avec le régime impérial pour conserver son ascendant économique et politique sur les « nouveaux sujets ». Le pont n’a donc pu se faire entre les Patriotes et les rebelles du Haut-Canada. Autre facteur singulier : contrairement à celles d’Irlande, de Bohème, de Pologne, la hiérarchie catholique canadienne, tenant ses privilèges (scolaires, fonciers, etc.), des concessions de 1792, s’est rangée du côté du pouvoir colonial contre ses propres fidèles, et a beaucoup profité par la suite de cette loyauté. En 1848 – année fatidique, décidément –, les « Britons » sont devenus majoritaires au Canada-uni ; alors « l’autonomie qu’octroyait la responsabilité ministérielle satisfait une population canadienne-anglaise qui ne se percevait pas comme une nation séparée de la grande nation anglaise, mais plutôt comme son prolongement naturel en terre américaine » (p. 169). De l’autre bord, commence le repli sur l’ethnie-cité : La Minerve soutiendra le projet de Confédération « afin de mettre à l’abri notre existence nationale comme race française et catholique » (extrait p. 62). Malgré les persécutions de la diaspora canadienne-française-catholique au Manitoba, au Nouveau-Brunswick, en Ontario, malgré la violente crise de la conscription qui déchire le Dominion sur une ligne linguistique en 1917 et abat le Grand Laurier[9], les élites québécoises, ayant « appris à penser minoritairement […], enfermées dans une identité subordonnée […], continueront donc à discourir sur le thème des deux nations et sur les illusions qu’une telle mystification pouvait entretenir » (p. 199).

Ultime conclusion : « Canadiens, Canadiens français, Québécois, Franco-Québécois sont les vocables qui évoquent la trajectoire suivie par le peuple québécois depuis quatre siècles. Cette évolution signifie peut-être la sortie définitive de ce dernier de l’histoire des nations » (p. 211). Quoi ? Que dites-vous là ? Comment ça, sortie définitive ?

Si cet ouvrage d’envergure n’a pas remporté le prix Richard-Arès de l’Actionnationale, c’est parce que sa dernière phrase était trop sibylline et qu’on a oublié de solliciter mon avis.