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Nous intéressant aux combats que mènent certaines femmes pour construire des rapports sociaux de genre plus équitables, à travers la fomentation de changements culturels jugés nécessaires, et conscientes de la relation qui unit l’expression artistique à la circulation de sens, nous proposons d’étudier l’oeuvre « subversive » de deux artistes mexicaines qui, bien qu’elles n’aient pas vécu à la même époque et n’aient pas connu le succès dans les mêmes conditions, abordent des thèmes très similaires, imprégnés de la réalité des femmes de leur société, par des moyens différents : l’une est peintre, tandis que l’autre est chanteuse.

Autres formes de discours, les oeuvres que ces deux artistes offrent au public sont une voie d’accès particulière aux intersubjectivités qui circulent dans la production de sens, à l’image des univers symboliques dans lesquels les artistes, femmes et hommes, s’expriment par la création de leurs oeuvres. Employant un langage subjectif, Frida Kahlo et Paquito la del Barrio transmettent des messages à un public qui devra les interpréter, c’est-à-dire leur donner une signification ou une importance selon ses propres grilles d’analyse, inscrites elles aussi dans un contexte culturel donné, pourvoyeur de sens.

La mise en parallèle de ces deux modes d’expression créatrice est une occasion privilégiée de mettre à jour un discours social particulier se situant totalement à contre-courant des discours hégémoniques qui contribuent à perpétuer des rapports sociaux de genre, axés sur l’abnégation des femmes et le machisme des hommes, tels qu’ils sont traditionnellement envisagés dans les sociétés latino-américaines.

Pour le caractère unique de leur contenu, très orienté vers les relations entre les hommes et les femmes, et pour leur énorme succès, l’une de façon posthume et l’autre de façon contemporaine, l’oeuvre peinte par Frida Kahlo et le répertoire chanté par Paquita la del Barrio interpellent plusieurs aspects de la dynamique sociale qui unit les deux artistes dans la production d’ensembles de significations et leur public respectif dans l’appropriation et la réinterprétation de ces messages.

S’intéresser au contenu de leurs oeuvres ainsi qu’aux personnages qu’elles incarnent nous apparaît une voie fructueuse pour mettre en exergue certains tabous sociaux sur la réalité intime des femmes que ces deux artistes se sont vouées à rompre et à dénoncer, ce qui permet ainsi de documenter les aspects expérientiels et émotionnels de la vie des femmes, trop souvent occultés par d’autres formes de discours jugés plus académiques, scientifiques ou politiques. Une telle démarche contribue également à montrer l’importance d’une réappropriation féminine – pas nécessairement féministe – de l’expression artistique, qui échappe aux moules restrictifs et idéologiques de la rectitude politique.

Que la pertinence de ce discours et sa réception aient surtout été posthumes dans le cas de Frida Kahlo, alors qu’elles sont tout à fait contemporaines pour Paquita la del Barrio, révèlent sans doute certains aspects du processus de transformation sociale qu’a connu le Mexique, mais aussi les autres pays latino-américains, depuis la seconde moitié du XXe siècle jusqu’à maintenant. En effet, alors que le succès de Frida Kahlo, dont les principales oeuvres ont été réalisées de 1930 à 1950, s’est d’abord limité à un cercle relativement restreint, correspondant à la petite bourgeoisie de gauche, politisée et cultivée, pour prendre un plus grand envol après sa mort, tel n’a pas été le cas pour Paquita la del Barrio qui, issue de la classe « populaire » et parlant en son nom, a connu rapidement, et de son vivant, un succès qui traverse les classes sociales.

Dans cette tentative pour interpréter l’écho inespéré reçu par l’oeuvre de ces deux artistes, qui se confirme par un succès de foule sans précédent dans l’histoire du Mexique pour des produits qui ne répondent en rien aux canons esthétiques et aux lois connues du marché de consommation artistique, il faut s’interroger sur cette soif du public actuel, hommes et femmes, à voir représentées des réalités féminines jusque-là restées invisibles et muettes. La volonté de traiter ce phénomène populiste comme un fait social aide à mieux comprendre et analyser la société mexicaine dans ses contrastes, sa complexité et ses contradictions.

Les représentations sociales et les rapports sociaux de genre

Définies comme « des formes de savoir naïf destinées à organiser les conduites et à orienter les communications » (Moscovici 1976) d’un groupe social sur des objets représentant des enjeux pour lui, les représentations sociales nous apparaissent pertinentes pour analyser les « discours » sur les rapports sociaux de genre que proposent Frida Kahlo et Paquita la del Barrio. Ces savoirs, collectivement produits et engendrés (Moscovici 1976) par un jeu d’interactions constant entre les différents membres d’un groupe, sont propres au groupe qui les construit.

Cela signifie que, pour bien comprendre, dans les oeuvres étudiées, l’ampleur des aspects transgresseurs des normes et des règles établies, il importe de bien connaître le contexte culturel dans lequel baignent les rapports sociaux de genre contestés. La théorie des représentations sociales est d’un grand apport en ce sens. En effet, elle permet de montrer non seulement comment sont générés les savoirs communs et à quel point ils sont empreints de subjectivité et d’affectivité mais aussi comment, par leur circulation et leur diffusion au sein de la société, ils favorisent la cohésion sociale et peuvent également soulever des problèmes de communication et de luttes de pouvoir, faisant d’eux des réalités bien mouvantes. Comme le soulignent Clémence, Doise et Lorenzi-Cioldi (1994), les représentations sociales sont des savoirs sociaux qui interviennent dans le façonnage et le maintien des rapports sociaux de même que dans leur transformation.

Quand l’émotivité ébranle les certitudes sociales…

Le contenu fort émotif des oeuvres étudiées, quant aux rapports sociaux de genre, oblige, d’une certaine façon, à reconsidérer la place de la subjectivité dans la compréhension de la production de sens des discours sociaux, débat épistémologique non encore résolu chez les théoriciens et théoriciennes des sciences sociales. Socialement parlant, la rancoeur et la frustration dépeintes dans l’oeuvre de Frida Kahlo et chantées par Paquita la del Barrio, plus qu’une recherche de communication de leurs propres états d’âme, abordent, voire critiquent les conditions sociales des femmes, telles qu’elles sont reflétées dans les croyances liées aux rapports sociaux de genre, et avec lesquelles elles ont à se débattre dans leur vie quotidienne. Introduire dans l’analyse des représentations sociales cette dimension affective de l’expression artistique, c’est reconnaître la subjectivité comme partie intégrante du processus de production de connaissances.

Comme tente de le démontrer Gonzālez Rey (2002), la subjectivité ne peut être réduite à un phénomène interne, intrapsychique, individuel : c’est un système complexe de significations, culturellement et historiquement configurées, tant dans les individus que dans les instances sociales au sein desquelles ils vivent. En reconnaître l’importance dans l’analyse des représentations sociales, c’est rompre avec une vision objectiviste de l’individu et de la connaissance en faveur d’une vision plus dynamique où l’individu devient à la fois produit et producteur de connaissance; c’est aussi transcender les nombreuses dichotomies qui ont dominé jusqu’à maintenant les constructions théoriques, notamment dans le domaine de la psychologie. En allant au-delà d’oppositions telles que individuel/social, affectif/cognitif, conscient/inconscient, intrapsychique/interactif, macro/micro, on renoue avec la totalité et la complexité des individus et des groupes et l’on passe d’une logique d’exclusion qui, souvent, profitait à certaines personnes en portant préjudice aux autres, à une vision plus intégrative où chaque individu ou groupe, en interaction avec les autres, se voit agir et participer au processus de construction de la réalité, soit-elle personnelle (comme la subjectivité individuelle) ou collective (comme la subjectivité sociale). Dans cette optique, les émotions, ignorées historiquement, se révèlent une dimension constitutive des représentations individuelles et sociales, au même titre que la cognition, la signification ou le discours. Comme le fait remarquer Gonzālez Rey (2002 : 247-248) :

En dépit du fait que tous ces phénomènes, tels la signification ou le discours, peuvent être pertinents dans la constitution subjective de tout type d’émotions, il serait erroné de considérer l’émotion comme étant directement déterminée par eux. [Les représentations sociales ne sont] pas simplement des entités cognitives bien définies, mais elles représentent une intégration complexe dans des processus affectifs et cognitifs qui se configurent les uns les autres de plusieurs façons différentes pendant que le sujet agit.

L’oeuvre de Paquita la del Barrio et celle de Frida Kahlo sont des terrains très fertiles pour examiner comment les expressions artistiques, à travers un langage « irrationnel », permettent de remettre en question des dogmes sociaux et d’exprimer publiquement la dissidence des femmes artistes devant des construits culturels, tels les rapports sociaux de genre, qui s’infiltrent jusque dans les situations intimes, souvent jugées trop personnelles pour être politiques.

Dans les lignes qui suivent, nous tâchons, dans une perspective d’analyse critique féministe, de mettre en évidence, comme nous le suggère la théorie des représentations sociales, les différents points de rencontre et les zones de résistance qu’ont vécus ces deux artistes dans leur vie de femme et les modes d’expression qu’elles ont toutes deux adoptés pour contester publiquement certaines des représentations sociales qui emprisonnent les femmes dans des rapports sociaux de genre qui portent entrave à leur liberté et les empêchent de donner ouvertement libre cours à leur imaginaire.

Par la mise à jour de ces savoirs communs et des conséquences qu’ils entraînent, par la critique explicite que les deux artistes en font dans une situation interactive particulière et dans un contexte socioculturel donné, il est possible non seulement de mettre en évidence certaines de ces représentations sociales qui, pendant trop longtemps, ont constitué la base des rapports sociaux de genre, mais aussi d’illustrer des voies nouvelles pour les contrer et, espérons-le, les transformer en des représentations qui révèlent des rapports sociaux plus équitables, où hommes et femmes ont le même droit de parole, en tout respect et en toute dignité.

Les questionnements autour du contexte social et culturel dans lequel les deux artistes ont vécu leurs émotions et les ont exprimées par des images ou des mots sont autant de manières d’aborder de façon significative la situation des femmes, à différentes époques, dans leur société propre.

Une double transgression…

Une femme qui, accompagnée de milliers de femmes, chante son mépris pour les hommes de sa vie en les qualifiant d’« inutiles » et une autre qui laisse sa marque dans l’histoire de l’art en peignant son aigreur pour ses souffrances corporelles, ses amours et ses maternités frustrées constituent des phénomènes qui vont à contre-courant de ce qui est jugé acceptable dans toute société patriarcale et aussi dans les préoccupations sociopolitiques des analyses féministes, empreintes de rigueur et de sens critique. Si, dans le premier cas, ces artistes choquent pour leur caractère effronté d’oser dénoncer publiquement, malgré les impératifs culturels, leur non-acceptation de ce que les femmes devraient « naturellement » endurer sans rechigner, notamment en ce qui concerne leurs rapports avec les hommes, par contre, dans l’autre cas, on leur reproche principalement leur pathétisme, leur dépendance affective envers des hommes qui les font souffrir et leur excès de sensibilité qui ne correspond pas nécessairement à l’image de liberté et d’émancipation féminine que prône l’égalité des genres. Comme le souligne bien l’auteure Chedgzoy (1995) au sujet de Frida Kahlo, l’image archétypale de la femme victime, noyée dans un narcissisme féminin, est loin de l’idéal politique féministe.

Pourtant, cette double transgression permet d’aborder, de façon générale, la difficile relation qui existe entre images et sens dans une optique féministe pour mieux comprendre l’enjeu des femmes créatrices et, de manière plus concrète, d’analyser les éléments transgresseurs des valeurs socioculturelles des sociétés patriarcales mais également de celles que favorisent les mouvements féministes.

L’expression artistique pour remettre en question les diktats de la féminité

En bravant les différentes formes de sagesse populaire sur la féminité, c’est-à-dire sur ce que toute femme devrait savoir pour agir en conformité avec l’ordre établi dans sa société, les oeuvres de Frida Kahlo et de Paquita la del Barrio contestent radicalement cette exigence séculaire. Par leurs expressions artistiques, elles touchent des cordes sensibles, des sujets tabous et douloureux tout en mettant des mots et des images sur des expériences très intimes. Que des femmes osent exhiber ce qui devrait les humilier, tel le caractère honteux de leur corps et de leur coeur blessés, sans complaisance, sans baisser les yeux, défie ce qui s’est transmis de génération en génération, bien souvent par les femmes elles-mêmes.

En ce sens, les oeuvres de Frida Kahlo et de Paquita la del Barrio attaquent profondément plusieurs des enseignements prescrits sur les attitudes et comportements attendus des femmes, enseignements qui se trouvent souvent dans des dictons populaires, par exemple :

Ton silence et ton sens de l’abnégation sont tes plus grandes vertus pour te faire respecter socialement;

La souffrance fait partie intégrante de la vie des femmes, plus vite tu te fais à l’idée, mieux c’est…

Ton mari, tu honoreras dans ses infidélités, ses irresponsabilités et ses trahisons.

La maternité embellit les femmes et les comble naturellement.

En matière de sexualité, les femmes ne devraient pas avoir d’opinion.

La démarche

En présentant de façon parallèle des fragments de vie et certaines des oeuvres des deux artistes sur trois thèmes qui touchent les rapports sociaux de genre, soit l’infidélité, la maternité et la sexualité féminine, nous tentons d’analyser, à travers les peintures de l’une et les oeuvres interprétées par l’autre, les éléments de transgression culturelle qu’elles osent aborder, de même que les discours qu’elles produisent sur ces réalités qui les touchent directement dans leur vie quotidienne, pour accéder à de nouvelles façons de décoder les rapports hommes-femmes. Ce montage se réalise en trois étapes : une organisation de l’information traitée en catégories qui rendent compte des réalités sociales abordées, une mise en évidence de la complémentarité des personnages et des oeuvres étudiées et, enfin, une illustration des interrelations qui les unissent.

Paquita la del Barrio et Frida Kahlo, des femmes rebelles

Par leurs répertoires qui illustrent le pouvoir de transgression des manifestations artistiques, Paquita la del Barrio et Frida Kahlo représentent, chacune à sa façon, des personnages importants dans l’imaginaire social du Mexique, c’est-à-dire des figures singulières dans l’univers des aspirations, symboles et représentations que le peuple mexicain se « confectionne » de son identité, de ses luttes sociales dans le contexte d’une réalité conflictuelle (Red de investigadores Latinoamericanos por la Democracia y Autonomia de los Pueblos 2005).

Un bref survol de la biographie des deux artistes révèle le lien étroit qui existe entre leur vie privée et les contenus de leurs oeuvres; se dégagent également des problématiques étrangement communes.

Paquita, vengeresse des femmes mal aimées en attaquant le machisme

Paquita la del Barrio[1], « celle du quartier », est une chanteuse populaire contemporaine qui, comme son surnom d’artiste l’indique, se veut du peuple. Les auteures ou les auteurs de ses chansons ne sont pas connus ni même précisés. « Tu m’entends, inutile! » constitue sa phrase phare. La légende urbaine veut que, sous l’impulsion d’un mari infidèle, père de ses trois enfants, « la Paquita » se soit mise à chanter en public et que, lors d’un de ses spectacles, elle ait spontanément lancé cette phrase lorsqu’elle a soudainement aperçu, dans la salle, son mari au bras de sa nouvelle conquête.

Cette femme d’âge mûr, au physique imposant, vêtue de paillettes de la tête aux pieds, chante avec beaucoup de charme et de conviction son désenchantement pour ce qu’elle appelle « Le club des inutiles », c’est-à-dire les « mâles » qui, comme son propre mari, ont trompé leur épouse, lui ont menti, ont été de piètres amants et se sont fait entretenir par les femmes qui les ont aimés. Cette chanteuse populaire exprime pour des milliers de femmes des sentiments tabous, telles la rage, la honte et la frustration que leur ont laissées leurs passions amoureuses déçues. Loin de la rectitude politique sur la féminité traditionnelle ou sur l’émancipation des femmes, les chansons de la Paquita sont une véritable transgression culturelle qui contraste avec la façon « convenable » dont les femmes latino-américaines, et bien d’autres, ont appris à accepter d’avoir été trompées, abandonnées, mal aimées, frustrées sexuellement, et d’être maintenant souvent seules avec les enfants de ces hommes de qui elles attendaient le bonheur, la passion, l’appui et la tendresse pour toujours.

Pour les femmes latino-américaines que, trop souvent, on a convaincues que tous les hommes sont pareils et congénitalement incapables de fidélité, les chants de Paquita la del Barrio acquièrent des vertus thérapeutiques, une sorte de remède au fatalisme. D’une certaine façon, la brutalité du répertoire qu’entonne Paquita fait sourire, rassure les femmes sur la légitimité de leur colère et les soulage de sentir qu’elles ne sont pas les seules à vivre pareilles situations. Bien sûr, le ton est au reproche mais aussi à la vengeance. Son répertoire attaque directement les points faibles de l’homme macho, en insultant sa « sainte mère », en osant remettre en question sa puissance sexuelle et la fidélité inconditionnelle de son épouse dévouée et soumise.

Frida Kahlo, l’irrévérence de peindre sa propre réalité

L’oeuvre essentielle de la célèbre peintre mexicaine Frida Kahlo (1907-1954) contient plus de 200 tableaux dont la grande majorité sont des autoportraits (Herrera 1984). Souvent empreints de souffrances, de larmes et de sang, ces tableaux relatent l’intimité d’une existence tourmentée par la douleur, mais aussi par la beauté troublante des fruits, des fleurs et de l’amour. Et ce, à une époque et dans une culture où les femmes sont essentiellement valorisées pour leur sens de l’abnégation et du sacrifice et dont l’unique voie de salut reste la maternité. Cette femme communiste, handicapée, stérile, revendicatrice de ses racines mexicaines, révolutionnaire, bisexuelle et épouse du célèbre peintre Diego Rivera, en peignant sa propre réalité, a réussi à se tailler une place unique dans le monde de la peinture (Tibol 1977, 1983).

Clouée au lit, en convalescence d’un tragique accident, Frida Kahlo entreprend de peindre. Les crayons et les pinceaux seront pour elle des instruments qui lui permettront de survivre et d’échapper à la démence. À 17 ans, la collision d’un autobus dans lequel elle se trouve avec un tramway la laisse transpercée dans son corps, la colonne vertébrale et le bassin fracturés. Une barre de métal lui perfore le ventre et ressort par le vagin. Elle dira ironiquement que c’est ainsi qu’elle perdit sa virginité et son innocence pour toujours. Ces circonstances tragiques l’obligeront à rester alitée durant plusieurs mois. S’ensuivront de nombreux épisodes de rechute et des douleurs physiques qui l’accompagneront jusqu’à sa mort. Le port de corsets, qui servent à maintenir sa colonne vertébrale droite, se révèle particulièrement douloureux et pénible. Les séquelles de l’accident l’empêcheront de mener à terme des grossesses tant désirées.

Couchée dans son lit avec un miroir et un chevalet adapté à sa posture, elle peindra ses premières oeuvres. Elle dira dans son journal personnel : « Comme je passe beaucoup de temps seule avec moi-même, je suis le sujet que je connais le mieux, je peins ma propre réalité. » Le caractère narcissique de son art révèle sa force de caractère, sa passion et sa douleur. Peindre, c’est sa façon de rester debout, de garder les yeux ouverts, de demeurer lucide au milieu de la souffrance. C’est aussi se révéler dans son statut de sujet qui vit pleinement toute sa réalité. Ses pinceaux lui donnent des ailes pour voler quand ses jambes n’ont plus la force ni la vigueur nécessaire pour lui permettre de marcher (Kahlo 2003).

Libérer les cris étouffés

Les deux artistes étudiées ont ceci de commun qu’elles imposent, à travers leurs expressions artistiques, une force de caractère hors de l’ordinaire, un non-conformisme cultivé et une rupture radicale de l’esthétique classique de la séduction.

L’oeuvre qu’interprète « la Paquita » permet justement de rendre publique une partie importante et douloureuse de la vie privée des femmes. Sans faire de politique, mais plutôt à grands coups de chansons et d’insultes, l’artiste met des mots sur des situations et des émotions, sur des réactions que nombre de femmes refoulent parce qu’on les juge honteuses. En effet, ses prestations mettent en lumière la cause de beaucoup de dépressions, d’insomnies, de maux de tête et de crises de boulimie qu’ont expérimentés et expérimentent encore les femmes qui n’ont jamais connu l’amour qu’elles souhaitaient ou qui, au contraire, font le triste constat d’une vie amoureuse désastreuse, parce qu’elles ont aimé des hommes qui n’en valaient pas la peine, ont eu des enfants d’hommes « inutiles » et irresponsables qui, pour comble, n’étaient même pas de bons amants. Son discours n’a rien d’intellectuel, il se veut cru avec comme fonction de libérer les femmes de leurs rêves frustrés d’avoir eu envie de partager leur vie avec un compagnon qui soit leur égal et non un de ces « inutiles ».

Je ne sais pas ce que j’ai de travers contre les hommes

Pourquoi diable, je les hais autant

Et comment, je ne vais pas les haïr?

S’ils sont la cause d’autant de pleurs

Mon grand-père trompait ma grand-mère

Mon père maltraitait ma mère

Et ce fils de… continue dans la même lignée…

Tu m’entends, inutile….

Oh! Hommes « malfrats »!

Là, on vous chante….

Ou vous vous replacez,

Ou on vous castre

Vous entendez, inutiles!

Ce qui peut vous arriver!

Extrait de la chanson Hombres malvados, traduction libre.

Les mêmes cris de douleur émanent de la peinture de Frida Khalo qui a eu l’audace de mettre en peinture ses propres souffrances. Dans les oeuvres du passé, les corps et les réalités féminines avaient souvent été dénudés, célébrés, voire surexploités dans le langage des arts plastiques (par exemple, Quelques petits coups, 1935); mais qu’une femme se donne la peine de peindre son propre visage, le sexe de sa mère qui lui donne la vie, ses amours et désamours, ses avortements, sa souffrance physique et sa propre mort, rien de tel n’avait été fait avant Frida Khalo, dans la patriarcale histoire de l’art (Herrera 1984). L’irrévérence de son art réside probablement dans ce regard qu’elle pose sur sa personne et sur son existence marquée par la souffrance tout autant physique que psychologique.

Dénoncer la tromperie et l’enfer de l’infidélité et offrir la possibilité de se venger

Les deux artistes évoquent, dans leurs manifestations artistiques, les douleurs, l’humiliation et même la rage qu’elles ont ressenties pour avoir vécu l’infidélité des hommes qu’elles ont aimés.

À presque chacune des entrevues qu’elle accorde à la presse, Paquita évoque, émue jusqu’aux larmes, l’insupportable colère que lui ont provoquée les infidélités des hommes qu’elle a aimés. Elle avoue trouver sa détermination à chanter tous les soirs, en puisant dans cette émotion toujours aussi vive qui se rallume au contact de toutes ces femmes qui s’époumonent pour chanter avec elle leur mépris « humoristique » pour ces hommes qui les ont fait souffrir.

Comme chien tu m’as suivi

Comme chien tu me poursuivais…

À ma porte tu grattais…

Pour recevoir mon amour…

Une fois que tu l’as eu

Tu fus un homme rude et cruel

Tu fus un chien traître

Capable de mordre la main qui te nourrissait

De chien à chien

Qui est le plus chien et le plus canaille?

Toi qui as pu mordre la main qui prenait soin de toi.

Je viens te demander pardon

Pour te comparer avec lui

Pardon…

Pardonne-moi cher ami

Que me pardonne ton chien

Pour le comparer à toi

Tu m’entends, inutile!

Je suis en train de parler au chien!

Que me pardonne ton chien

Pour l’avoir comparé à toi

Extrait de la chanson Que me perdone tu perro, traduction libre.

Quant à Frida Khalo, elle commentera avoir survécu à deux grands accidents au cours de son existence : celui du tramway et Diego Rivera; le premier lui aura détruit la colonne vertébrale et le second, le coeur. En acceptant d’épouser le célèbre muraliste Diego Rivera, Frida Kahlo est consciente de ce qui l’attend avec cet homme qui lui promet loyauté mais qui se considère lui-même comme congénitalement inapte pour la fidélité. Cela n’empêchera pas Frida de souffrir de chacune de ses infidélités. La corpulence imposante de Diego Rivera ainsi que son physique particulièrement repoussant alimentent sa réputation d’ogre, de sauvage dévoreur de femmes et de coureur de jupons.

Les séparations dans l’histoire du couple sont nombreuses. Malgré qu’il clame haut et fort la liberté sexuelle comme une nécessité, Diego se montre d’une possessivité extrême envers sa femme. Il tolère presque avec admiration ses élans de tendresse pour d’autres femmes, mais il se montre particulièrement heurté que Frida puisse être courtisée par d’autres hommes, et ce, même dans les moments de rupture qu’il a provoqués. Cependant, cela ne créera pas d’obstacles à Frida qui vivra des épisodes aventuriers avec plusieurs hommes, entre autres avec Trotski, et une romance plus importante avec un photographe new-yorkais, Nickolas Murray.

Frida entre dans une crise profonde de désespoir lorsque son mari développe une relation érotique avec sa jeune soeur qu’il utilise comme modèle dans plusieurs de ses fresques murales. De cette union, naîtra un enfant. Frida vivra cette relation comme une véritable trahison et décidera alors de rompre avec son mari et avec sa propre famille. « Parler de la trahison de Diego, qui trompe Frida avec sa propre soeur, c’est parler de la fatalité de la souffrance féminine dans l’histoire mexicaine de cette époque » (Le Clézio 1995 : 130).

Dans sa désespérance, Frida décide de couper sa longue chevelure noire qu’aimait tant son mari; elle adopte aussi l’uniforme gris qui contraste avec ses grandes robes fleuries qu’elle arborait jusqu’alors. Elle envoie ses autoportraits à Diego pour lui signaler que désormais elle sera laide à ses yeux. À la même époque, elle peint les deux Fridas dont l’une tient un médaillon avec le visage de Diego et l’autre des ciseaux en train de couper sa propre artère coronarienne.

Ce même délire amoureux, où s’entremêlent les réclames et la hargne de trop souffrir, est aussi présent dans le répertoire de Paquita la del Barrio. Au-delà de l’expérience personnelle et intime, la force des émotions troublantes et dévastatrices se reflète dans ses chansons qui viennent rompre l’invisibilité et le silence imposé sur ces réalités tellement humaines, bien qu’elles soient trop souvent irrationnelles.

Rat immonde

Animal rampant

Crasse de la vie

Déchet de la vie

Je te hais et je te méprise

Rat à deux pattes

C’est à toi que je parle

Tu m’entends, inutile!

Maudite sangsue

Maudite coquerelle

Rat à deux pattes…

C’est à toi que je parle

Parce qu’une bestiole rampante

Même en restant la plus maudite

Comparée à toi

Reste bien modeste…

Extrait de la chanson Ratas dedos patas, traduction libre.

La chanson la plus scandaleuse et probablement la plus célèbre de Paquita la del Barrio, Trois fois je t’ai trompé, témoigne clairement des vertus thérapeutiques, voire curatives, de l’infidélité féminine sur la dépendance affective. Du ressentiment jusqu’au plaisir de goûter le fruit interdit, les paroles de cette chanson, entonnée avec grand enthousiasme, presque comme un hymne à l’adultère féminin, frappent durement l’idéologie machiste qui, à travers sa double morale, célèbre le caractère polygame des hommes alors qu’elle condamne sans appel tout soupçon d’attirances extraconjugales pour les femmes.

Moi, qui connement t’avais toujours été fidèle

Aujourd’hui ce fut différent…

Trois fois je t’ai trompé

Trois fois je t’ai trompé

Trois fois je t’ai trompé

La première fois par colère

La seconde par caprice

La troisième fois par plaisir

Trois fois je t’ai trompé

Trois fois je t’ai trompé

Trois fois je t’ai trompé

Et, après ces trois fois

Et, après ces trois fois

Je ne veux plus rien savoir

De te revoir.

Extrait de la chanson à succès Tres veces te engañé, traduction libre.

La maternité dans toute sa crudité

Le mythe de la maternité exaltante pour les femmes est mis à rude épreuve dans le répertoire des deux artistes. Frustration, douleur et même honte quant à la maternité sont des sentiments qui se dégagent des oeuvres.

Pour représenter sa naissance, Frida Khalo peint sa propre mère à demi nue, le visage et le haut du corps couverts d’un drap blanc, les jambes écartées, le sexe ouvert et ensanglanté d’où sort la tête du bébé; accroché au mur, un tableau d’une sainte mère qui semble épouvantée par la scène. L’inesthétique du tableau montre une naissance qui n’a rien d’immaculée, il s’agit plutôt d’une scène crue, d’où sont absents tous sentiments de joie et de bonheur qui, selon les codes habituels, devraient accompagner la naissance de l’enfant et glorifier la maternité accomplie de la mère.

Paquita la del Barrio, en « saluant » la mère de ses conjoints dans plusieurs des chansons qu’elle interprète, insulte crûment les hommes visés. En effet, étant donné le caractère sacré de la figure maternelle dans les cultures latino-américaines, les hommes sont prêts à tout pour défendre l’honneur maternel. Rien n’est plus provocant pour l’orgueil masculin, plus que n’importe quelle profanation de sa propre personne, que de voir souillé le nom de sa mère.

Frida éprouvait un désir viscéral de donner un fils à son époux Diego, qui ne partageait nullement cette illusion. Il avait déjà plusieurs enfants, fruits de ses relations antérieures, et ne voyait pas en cette descendance une façon de se transcender; son art remplissait à merveille cette fonction. Il n’aimait pas non plus les obligations familiales et ne comprenait pas la nécessité que Frida risque sa vie pour satisfaire ce qu’il considérait comme une obsession féminine pour retenir le mari.

Cela n’empêchera pas Frida de vivre au moins quatre avortements, dont deux seront thérapeutiques, avant de se résigner à l’impossibilité de mener à terme ses grossesses sans risquer d’y mourir. Frida voyait dans la maternité une façon d’alimenter l’amour qu’elle ressentait pour son mari, et ce, dans une société qui encense la maternité comme la seule manière pour une femme d’être féconde, sous peine d’être condamnée à une sécheresse spirituelle et sentimentale. Frida dessinera plusieurs de ses avortements pour survivre au vide et à la désolation qui suivent ses douloureux épisodes de deuils. Ces images restent très singulières comme expression artistique, étant donné le caractère tabou de ces réalités douloureuses que vivent pourtant de nombreuses femmes dans la plus grande invisibilité et le plus profond des silences.

Quant à Paquita, elle chante ce que la mère peut ressentir lorsque la réalité amène à perdre l’amour et l’admiration envers le père de ses propres enfants et la pousse même à le mépriser.

J’ai honte d’admettre

Que mes propres enfants

Sont le fruit d’un être dégénéré…

Extrait de la chanson à succès Maldito, traduction libre.

La déception, la rage et la douleur que peuvent ressentir les femmes à se rendre compte que le père de leurs enfants couche, par exemple, avec des femmes de l’âge de leurs propres filles, est homosexuel, a recours à la pornographie ou à la prostitution pour assouvir des désirs qu’elles jugent pervers, est alcoolique, violent ou complètement irresponsable, sont des sentiments totalement tabous que bien des mères vivent dans un silence absolu pour se protéger elles-mêmes, mais surtout pour épargner cette souffrance à leurs propres enfants.

Des femmes et des désirs sexuels

Les deux artistes expriment par leur répertoire une certaine réappropriation de leur érotisme. Dans l’oeuvre que chante Paquita, à côté des frustrations dénoncées de trop de désirs inassouvis, s’élève une voix réaffirmée où jaillissent des mots annonçant la joie, le plaisir, l’indépendance; dans celle de Frida, on observe beaucoup de sensualité, que ce soit dans une relation affectueuse avec une autre femme ou encore dans les dessins de bols de fruits aux formes suggestives ou dans ceux de fleurs, porteuses de vie. Dans le cas des deux artistes, il s’agit de formes particulières d’expression des désirs sexuels, où les hommes n’en ressortent pas glorifiés.

Si à dormir tu m’as amenée dans ton lit

T’aurais dû me le dire…

Pour dormir j’ai mon propre lit

Et plus grand et bien plus chaud…

Toute la nuit, je l’ai passée à t’attendre

En rêvant toute seule

Pendant que tu ronflais

Pauvre petit pistolet

Tu ne tires rien

Ni de temps à autre

Tu m’entends, inutile!

Quelle ingrate fut la nature avec toi!

Extrait de la chanson Pobre pistolita, traduction libre.

À travers les oeuvres des deux artistes que nous venons d’analyser, s’exprime une vision contestataire des rapports sociaux de genre, tels qu’ils sont inscrits dans un univers culturel particulier, le Mexique, où les pratiques coutumières, réglées par des croyances, savoirs, normes et langages en circulation, alimentent le discours créatif des artistes. Considérant ces entités comme des représentations sociales qui « gèrent » les rapports hommes-femmes à l’intérieur d’une société, il était pertinent de chercher à comprendre comment des femmes artistes, par leur démarche respective, réussissent à contredire ce que nous pourrions appeler des «  vérités culturellement construites », c’est-à-dire les représentations sociales des rapports sociaux de genre, telles qu’elles sont vécues dans leur société.

Quand l’art conteste le savoir commun

Selon Wagner (1995), toute représentation sociale constitue un processus ne pouvant se manifester que dans des groupes et sociétés où le discours social permet les échanges de points de vue semblables et différents sur divers objets sociaux et où les expériences antagonistes peuvent servir de base de discussion et de formation collective d’opinion. Dans cette optique, les personnages de Frida Kahlo et de Paquita la del Barrio et leur expression artistique se révèlent porteurs de sens et créateurs de nouvelles représentations. En effet, le simple fait que ces deux artistes ont réussi à se tailler une place dans la sphère publique, plutôt que de rester tranquillement dans leur foyer à fomenter l’harmonie familiale et à appuyer, dans l’ombre, la carrière de leur mari, est déjà un témoignage fort de leur dissidence quant au consensus social qui régit les rapports sociaux de genre en contexte mexicain où, dans une optique traditionnelle, les femmes sont valorisées socialement pour leur effacement ainsi que leur sens du sacrifice et de l’abnégation personnelle.

Par leur « sortie sur la place publique », ces deux femmes ont su ébranler, avant même d’avoir ouvert la bouche ou peint un seul trait, l’image de la place des femmes dans leur société. De plus, par les propos transgresseurs qu’elles ont lancés sans réserve à leur public sur la condition féminine et masculine de même que par la réception évidente qui en a été faite, les deux artistes ont suscité la controverse; elles ont apporté des contre-arguments quant aux iniquités de genre et ont ainsi permis à d’autres voix de se faire entendre, à d’autres types de rapports de se former.

En exprimant leurs émotions dans des créations et des interprétations artistiques rebelles, inédites jusqu’alors, Frida Kahlo et Paquita la del Barrio ont ouvert la voie à un nouveau regard sur les rapports sociaux de genre. Grâce aux nouvelles images et aux mots avec lesquels elles ont invoqué la condition féminine, dans ses tristes replis mais aussi dans ses espoirs et dans sa force vitale, elles convient leur public à une réflexion critique sur le vécu des femmes et des hommes. Par cette démarche, génératrice de sens et de formulations originales, elles rendent compte de réalités socioaffectives qui, réappropriées par ce public en quête d’émotions artistiques, lui permettent d’illuminer des zones de la réalité humaine jusque-là restées grises, c’est-à-dire sans mots ni images.

Grâce aux oeuvres de ces deux artistes, il devient possible d’envisager que les femmes artistes, en général, sensibles aux émotions qui circulent dans l’univers qu’elles habitent, sont de véritables porte-parole des zones fragiles, parfois douloureuses, que vivent leurs congénères dans leur réalité quotidienne. Ce regard différent, empreint de sensibilité et d’humanité, joue un grand rôle pour réinventer de nouvelles représentations, de nouvelles formes de langage susceptibles de favoriser la communication entre les individus, de dénoncer les injustices perpétrées contre les plus faibles, et de leur donner la parole pour faire circuler du sens sur ces réalités souvent banalisées qui les touchent au quotidien jusque dans leur propre chair.

Nous avons émis l’idée d’une pseudo-indifférence de la part des mouvements féministes à l’égard de cette zone irrationnelle des femmes qu’est l’expression de leurs émotions en toute subjectivité. Nous l’avons considérée comme tenant plus de la stratégie que de l’insouciance. Pour leur assurer une place honorable dans toutes les sphères de la vie sociale, il semblait en effet prioritaire, comme l’avait d’ailleurs souligné pertinemment Bourdieu (1990 : 30-31), de valoriser le pôle rationnel, organisé, voire neutre des femmes, à l’image de celui des hommes, construit sur une base de domination :

On ne saurait surestimer l’importance d’une révolution symbolique visant à renverser, aussi bien dans les esprits que dans la réalité, les principes fondamentaux de la vision masculine du monde : tant il est vrai que la domination masculine constitue le paradigme (et souvent le modèle et l’enjeu) de toute domination […] Tout incline à penser en effet que la libération de la femme a pour condition préalable une véritable maîtrise collective des mécanismes sociaux de domination qui empêchent de concevoir la culture […] autrement que comme un rapport social de distinction affirmé contre une nature qui n’est jamais autre chose que le destin naturalisé des groupes dominés, femmes pauvres, colonisés, ethnies stigmatisées, etc. Il est clair en effet que, sans être encore toutes et toujours complètement identifiées à la nature repoussoir par rapport à laquelle s’organisent tous les jeux de culture, les femmes entrent dans la dialectique de la prétention et de la distinction plutôt comme des objets que comme des sujets.

Ce premier pas étant déjà bien amorcé, il convient maintenant de pousser plus loin l’analyse. Le nouveau regard qui est actuellement posé sur les oeuvres des femmes, artistes ou non, est sans doute la manifestation d’un élargissement des actions entreprises pour valoriser à leur mérite les talents de ces femmes, soient-ils exprimés dans le monde académique, politique, artistique ou privé… Rejoindre leur vécu dans toute sa richesse, le dévoiler aussi dans ses souffrances, ses frustrations, telle est une voie prometteuse pour mettre au grand jour et dénoncer certaines représentations séculaires érigées en diktats culturels, en faveur d’autres représentations, plus équitables, qui révéleraient du même coup à quel point la réalité subjective de différents groupes est partie prenante de ces représentations, tellement l’être humain est une entité complexe qui n’a de cesse d’exprimer son savoir, ses émotions, ses besoins, ses rêves et ses ambitions, par tous les moyens de son invention.