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La théorisation de Freud

La psychanalyse est une théorie du sujet et de son fonctionnement psychique, un outil de recherche pour les symptômes morbides et une méthode thérapeutique fondée sur la notion d’inconscient. Elle a été inventée à Vienne par Sigmund Freud (1856-1939), dont la formation initiale était la neuropsychiatrie. Freud a d’emblée insisté sur l’importance de la surface du corps, des sensations, des expériences et des échanges tactiles pour la constitution du psychisme de l’individu, pour la constitution de son Moi. Il a écrit dans Le Moi et le Ça : « le Moi est avant tout corporel, il n’est pas seulement un être de surface mais il est lui-même la projection d’une surface ». Un peu plus tard, à la traduction anglaise, avec l’accord de Freud, la note suivante fut ajoutée à cette phrase : « le Moi est finalement dérivé de sensations corporelles, principalement de celles qui ont leur source dans la surface du corps. Il peut ainsi être considéré comme une projection mentale de la surface du corps et de plus, comme nous l’avons vu plus haut, il représente la surface de l’appareil mental. » [1].

En outre, Freud, dès 1895, fait du Moi une instance qui contient les excitations psychiques et entrave la pénétration dans le psychisme de celles qui pourraient venir de l’extérieur ; qui délimite le monde perceptif extérieur et le monde psychique intérieur, par sa fonction de « jugement » permettant de distinguer ce qui vient de l’intérieur (un souvenir, par exemple, ou des représentations de désir) de ce qui vient de l’extérieur (le monde de la perception) ; qui présente une double sensibilité, l’une tournée vers le monde perceptif (l’extérieur), l’autre vers le monde des souvenirs (intérieur), grâce à sa fonction « d’attention », qui permet de reconnaître à temps une perception pénible, de contenir des sentiments trop violents ou de percevoir les objets extérieurs satisfaisants [2].

Les précurseurs de Didier Anzieu

À la suite des éthologues (H.F. Harlow, en particulier), John Bowlby élabore dès les années 50 une théorie de l’attachement. Selon ce psychanalyste anglais, l’attachement serait le premier mode de relation du bébé au personnage maternel. Il se construirait lors des premières années de la vie et serait favorisé par cinq éléments : la solidité du portage, la chaleur de l’étreinte, la douceur du toucher, l’échange de sourires et l’interaction des signaux sensoriels et moteurs lors de l’allaitement (D. Anzieu ajoutera plus tard à ces cinq éléments la concordance des rythmes entre la mère et l’enfant). La fonction essentielle de ce lien d’attachement serait d’assurer la sécurité de l’enfant, et donc de satisfaire son besoin primordial de protection [3].

Pour Donald W. Winnicott, pédiatre et psychanalyste anglais, la mère, en raison de l’immaturité motrice et affective du bébé, est, pour ce dernier, l’auxiliaire indispensable et « dévouée » qui médiatise ses échanges avec le monde extérieur. C’est elle qui joue un rôle de discrimination, filtrant les stimuli provenant de l’environnement à un moment où le nourrisson est, lui-même, incapable d’assurer sa propre protection. La mère joue donc un rôle de barrière « pare excitation » qui préserve son enfant jusqu’à ce que ce dernier puisse prendre le relais grâce à la maturation de ses fonctions corporelles. Quand le rôle de « pare-excitation » est joué correctement par la mère, l’enfant investira ses limites corporelles, c’est-à-dire ses organes sensoriels et sa surface cutanée, les reconnaissant capables d’assurer la protection dont il a besoin face à toute agression extérieure, sans être sous la menace permanente d’une possible effraction [4]. D.W. Winnicott a également beaucoup insisté sur l’importance de la continuité des expériences corporelles de portage et d’agrippement avec la mère bien réelle, le fameux holding, pour la maturation affective de l’enfant et le besoin de protection de ce dernier [5].

René A. Spitz, psychanalyste anglais, a décrit, sous le terme « hospitalisme », une carence affective entraînant des régressions graves, rapidement irréversibles, survenant chez des nourrissons qu’une hospitalisation précoce sépare de leur mère ; objets de soins routiniers, dénués de tendresse et de chaleur affective, ces nourrissons manquent du libre jeu des communications tactiles, olfactives, auditives et visuelles exercées par la mère [6].

C’est dans cette dynamique d’élaboration théorique psychanalytique, et après W.R. Bion parlant de « peau mentale » ou de « première peau » (1967) et E. Bick parlant de « peau musculaire secondaire » ou de « peau psychique » (1968), que Didier Anzieu a élaboré le concept de Moi-peau. Cette élaboration est l’aboutissement d’un effort pour théoriser les expériences analytiques extrêmement complexes et difficiles lors des traitements individuels de malades présentant un « état limite » [7, 8].

Les patients présentant un état-limite (ou personnalités border-line)

Ce sont des adultes qui utilisent, face à leurs conflits psychiques, des moyens de défense empruntés aux modex de fonctionnement névrotique et psychotique, et dont les plaintes expriment des difficultés à vivre comme solides leurs limites corporelle et psychique. Ils restent « collés » aux autres dans leur vie sociale tout en redoutant la pénétration, que ce soit celle de la vue ou du coït génital. Ils sont peu sûrs de ce qu’ils ressentent, étant plus préoccupés par ce qu’ils supposent être les désirs et les sentiments des autres. Les patients dits « limites » sont facilement déprimés, ont une tendance fréquente à consommer des drogues, ont ce qu’on appelle une pathologie de l’agir (c’est-à-dire qu’ils sont poussés à réaliser une action - agression de l’autre, conduite automobile dangereuse, suicide - pour résoudre leurs conflits) et, enfin, auraient plus que d’autres sujets une vulnérabilité somatique.

Le Moi-peau : définition

Le Moi-peau désigne une « réalité fantasmatique », une figuration dont l’enfant se servirait au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme Moi à partir de son expérience de la surface du corps. Ce Moi-peau s’étayerait, principalement, sur trois fonctions de la peau : celle de sac, de contenant rempli des expériences satisfaisantes que l’allaitement, les soins, les bains de parole y ont accumulées, celle de surface entre le dedans et le dehors, protégeant l’individu des agressions externes provenant des autres ou des choses et, enfin, celle de zone d’échange et de communication avec autrui, d’établissement de relations signifiantes et de surface d’inscription de traces laissées par ces dernières.

L’enfant est donc enveloppé par les soins maternels. Dans ce véritable peau à peau, corps à corps avec la mère, se constitue une interface, figurée par le fantasme d’une peau commune à la mère et à l’enfant, capable de protéger des excès d’excitation : d’un côté la mère (on pourrait dire le feuillet externe du Moi-peau), de l’autre côté l’enfant (on pourrait dire le feuillet interne du Moi-peau). Bien sûr, un écart progressif entre les deux feuillets de cette peau psychique est nécessaire : c’est alors qu’adviennent les fantasmes de peau arrachée, meurtrie. Le dépassement de tous ces fantasmes de peau arrachée permet à l’enfant d’acquérir un Moi-peau lui appartenant en propre. Ainsi, selon D. Anzieu, de même que la peau enveloppe tout le corps, le Moi-peau enveloppe tout l’appareil psychique.

L’acquisition par un sujet d’un Moi-peau, lui appartenant en propre et assurant harmonieusement ses différentes fonctions, a pu être entravée par des alternances imprévisibles d’attachement excessif à l’objet d’amour de la toute petite enfance (la mère le plus souvent) et de détachement brutal et violent. L’absence, chez un malade, d’un Moi-peau lui appartenant en propre peut favoriser l’émergence chez son soignant, qu’il soit dermatologue, psychiatre ou psychanalyste, du sentiment que son patient est agrippé, voire collé à lui, incapable de s’autonomiser, d’avoir sa peau à lui, son espace psychique personnel.

Le Moi-peau et les dermatologues

La parution chez Dunod, en 1985, du livre de D. Anzieu, Le Moi-peau (qui faisait suite à un article princeps paru en 1974 dans la Nouvelle Revue de Psychanalyse), a permis à de nombreux dermatologues de découvrir les travaux d’un psychanalyste contemporain.

Or, ces travaux insistaient, entre autres, sur l’importance des échanges tactiles précoces harmonieux entre la mère et l’enfant pour permettre à ce dernier de s’individualiser et de s’autonomiser dans une peau bien à lui, en ayant confiance en ses limites. C’est ainsi que les dermatologues, en cas de maladie cutanée chronique chez un enfant, sont de plus en plus soucieux d’aider la mère, au moyen de conseils simples, à être plus spontanée et plus à l’aise avec son enfant (par exemple en ne réduisant pas les échanges corporels aux seules applications de pommades).

Ce livre a également permis aux dermatologues de connaître l’existence de patients présentant un état-limite, patients souvent rencontrés en dermatologie, probablement parce que la peau est un organe visible et facilement accessible aux manipulations du sujet et qu’elle est, comme nous l’avons vu précédemment, la représentante de la limite de l’espace psychique de l’individu. Les dermatologues rencontrent ainsi des éreutophobes, qui craignent de rougir en public et qu’autrui ne devine leurs pensées et leurs sentiments entachés de culpabilité et/ou de honte, ou encore des dysmorphophobes, souffrant d’un défaut cutané minime ou imaginaire renvoyant à un trouble psychique lié à une identité fragile. Ils rencontrent aussi des adolescents et des adultes tatoués, des automutilateurs, des pathomimes cutanés, qui se créent secrètement des lésions cutanées afin d’être considérés comme des malades, non pas pour obtenir un avantage matériel (ce qui les différencie des simulateurs), mais pour des raisons qui leur échappent en grande partie et qui les conduisent à adopter une position de malade. Ils ne peuvent s’appuyer sur un Moi-peau fiable leur appartenant en propre. Tous, quelle que soit leur problématique individuelle, vivent leurs limites corporelles et psychiques comme non fiables et sont poussés à attaquer leurs limites pour, paradoxalement (au moins en apparence), en assurer la solidité et la fiabilité.

On sait, par exemple, combien révéler brutalement à une pathomime qu’elle est l’auteur de ses lésions cutanées peut lui faire rompre la relation médecin-malade, ou la pousser à une surenchère au niveau des lésions. Pour ne pas perdre la face, cela peut même la conduire au suicide, tant une telle révélation réalise ce que la pathomime, fantasmatiquement, craint le plus : que son espace psychique interne soit pénétré par autrui [9].

Enfin, après la lecture du livre de D. Anzieu, certains dermatologues ont commencé à avoir recours, pour certains de leurs patients pour qui cela se révélait nécessaire, à des thérapeutiques autres que dermatologiques, mais associées à ces dernières : la psychanalyse parfois, mais surtout les psychothérapies analytiques et, en particulier, celles qui utilisent des approches corporelles comme la relaxation psychanalytique (notamment dans les affections cutanées prurigineuses ou douloureuses) [10, 11].

De tels recours sont possibles quand les dermatologues comprennent mieux (de l’intérieur, pourrait-on dire) comment travaillent les psychanalystes, en particulier avec les patients n’ayant pas encore acquis un Moi-peau personnel. Le psychanalyste, pendant un temps plus ou moins long, offre à ce type de patient, symboliquement bien sûr, des échanges tactiles harmonieux en prenant le rôle d’un appui auxiliaire exerçant symboliquement les composantes de l’attachement (sourire, solidité du portage, douceur du toucher, chaleur de l’étreinte, messages sensoriels et moteurs accompagnant la parole-nourriture). D’ailleurs, Dominique Cupa rapporte dans son livre sur L’Attachement que, pour D. Anzieu, quand les patients ne peuvent pas verbaliser leurs carences affectives précoces, « c’est leur corps qui fournit à la séance d’analyse le matériel en donnant à voir, à sentir, à entendre, à toucher. L’analyste doit alors transformer, en utilisant la symbolisation [c’est-à-dire la parole], les éprouvés corporels qui ont été émis à son adresse. Cela nécessite donc chez lui une certaine disponibilité intérieure à éprouver dans son propre corps les difficultés de son patient, car le travail de l’analyste allant du corps à la pensée, rien n’apparaît à l’esprit sans qu’il ait été préalablement senti » [12].

Éliane souffre d’un psoriasis très étendu. Elle est là devant moi, souriante et comme abandonnée sur le sable (au bord de la mer, ai-je envie de dire) ; le froid et un sentiment de solitude m’envahissent. Après un silence, avec un sourire implorant elle me dit : « Posez-moi des questions, sinon… », et elle s’arrête de parler. Je répondrai au sourire et à la demande d’Éliane avec la sensation de l’envelopper ainsi de tendresse et de chaleur. Je lui rappelle donc que lors de notre premier entretien, elle m’avait expliqué qu’avec ses enfants elle parvenait à dire ce qu’elle avait envie de dire, ce qui lui était impossible avec toutes les autres personnes. Elle poursuit alors elle-même sur son agressivité qui s’exprime trop facilement avec ses enfants. Songeuse, elle me dit que peut-être avec ses enfants elle ne craint ni la rupture ni l’abandon. C’est ainsi, dans ces conditions, qu’elle a pu commencer à parler d’elle-même, et à penser une souffrance infantile liée à des abandons et enfouie depuis toujours.

Conclusions

Peau somatique et peau psychique, enveloppe somatique et enveloppe psychique sont liées métaphoriquement et se renvoient les unes aux autres. Les dermatologues et les psychanalystes sont donc faits pour s’entendre et pour travailler ensemble pour le bien être de leurs malades. D’ailleurs, la psychanalyste Micheline Enriquez, dans son article rapportant le traitement psychanalytique d’une jeune psychotique qui se créait des lésions cutanées, souligne combien elle a été aidée dans ce traitement par « un dermatologue averti qui lui (la patiente psychotique) pansait régulièrement ses plaies sans en faire une affaire d’état ou un objet de recherche de pointe, mais plutôt comme on donne avec tendresse et efficacité des soins corporels à un enfant malade » [13]. Grâce à l’élaboration du concept de Moi-peau, D. Anzieu a certainement été l’un des initiateurs du rapprochement entre dermatologues et psychanalystes.