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La biosphère a aussi sa masse cachée : les bactériophages. Nombreux, omniprésents et inertes, les bactériophages ne deviennent actifs que lorsqu’ils infectent une bactérie hôte parmi les innombrables bactéries présentes dans l’environnement. Les phages sont les entités les plus abondantes de la biosphère : on estime que leur nombre dépasse celui des bactéries d’un facteur 10 environ [1, 2]. Plus de 5 000 phages ont été décrits dans la littérature, 96 % d’entre eux possèdent une queue [3]. Mais cet inventaire ne représente qu’une fraction infime de la diversité réelle des phages. Il existerait plus de 1030 phages à queue dans la biosphère [4]. Parmi ceux-ci, les myovirus à queue contractile sont particulièrement répandus. Des études quantitatives par microscopie électronique et des analyses métagénomiques indiquent que, dans les environnements marins, les myovirus représentent une fraction prépondérante des phages présents.

T4, l’archétype de la famille des myovirus, appartient au groupe monophylétique des phages de type T4 [5]. Sur la base de leur séquence et de leur morphologie, les phages de type T4 peuvent être classés en différents sous-groupes (T pairs et pseudo-T pairs, schizo et exo-T pairs). L’analyse récente de séquences du génome entier d’une douzaine de phages de type T4 a largement accru nos connaissances de la superfamille T4. Mais l’estimation de la diversité des phages dans la nature reste toujours mal connue car beaucoup de bactéries de l’environnement (et de ce fait leurs phages) ne sont pas cultivables. Pour contourner cette difficulté, des analyses de séquences génétiques ont été faite directement sur de l’ADN extrait de l’environnement et amplifié sélectivement par PCR (polymerase chain reaction), sans passer par l’étape de mise en culture.

Étonnamment, la partie centrale de la séquence du gène codant pour la protéine principale (g23) de la tête du phage T4 (la capside) peut servir de bon substitut phylogénique à l’ensemble du génome [6]. Nous avons donc créé une paire d’amorces PCR qui amplifie le segment g23 de l’ADN des phages de la superfamille T4 de tous les sous-groupes connus et des nombreux échantillons marins de diverses provenances. Nous avons cloné et séquencé au hasard 125 de ces produits amplifiés et confirmé que la plupart de ces séquences sont apparentées à celle du g23 de T4 [6] ; 85 d’entre elles sont différentes les unes des autres. Bien qu’une douzaine de ces séquences furent étroitement apparentées à la séquence du gène g23 de T4 (> 90 % d’acides aminés identiques), la plupart des séquences divergeaient considérablement (< 55 % d’acides aminés en commun). En se servant des acides aminés les mieux conservés du g23, un arbre phylogénétique a été construit (Figure 1). Cet arbre a permis d’affiner le classement en sous-groupes des phages de type T4 déjà classés. La grande majorité des nouvelles séquences appartient à cinq groupes encore inconnus (I à V). Comme ce segment du gène 23 détermine la forme de la tête du phage, il semble probable que la morphologie de la tête de nombreux phages marins diffère de celle des phages de type T4 déjà connus.

Figure 1

Arbre phylogénétique des séquences g23 des phages de type T4.

Arbre phylogénétique des séquences g23 des phages de type T4.

Les cercles noirs et gris indiquent des noeuds internes avec respectivement au moins 95 % et 50 % de soutiens statistiques. Les séquences de type T4 en provenance des océans pacifique sont en bleu, atlantique en rouge et arctique en vert. Celles tirées de la base de données Genbank sont en noir. Les groupes I, II, III, IV et V se réfèrent à des sous-groupes de phages de type T4 nouvellement identifiés. L’échelle mesure la fréquence de substitution d’un acide aminé par un autre.

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Selon nos données écologiques, les phages de type T4 sont très répandus et très divers dans les biotopes marins. Le spectre d’hôtes de ces phages serait donc beaucoup plus étendu que prévu. Dans tous les échantillons tirés d’une localité géographique donnée, il est intéressant de constater que des phages appartenant à différents sous-groupes de T4 sont représentés. Par exemple, l’échantillon marin prélevé dans l’océan arctique à 3246 m de profondeur contenait des séquences g23 appartenant aux sous-groupes I, II, IV et aux phages T pairs (séquences indiquées en vert sur la Figure 1). La cohabitation de phages de type T4 si divers dans les mêmes niches écologiques et les très hauts taux de recombinaison de ces phages pourraient favoriser de fréquents transferts génétiques entre eux. Ces échanges de gènes pourraient avoir une influence non négligeable sur l’évolution de ces phages mais aussi sur l’évolution de leurs hôtes.

Dans ce contexte, une autre publication récente du laboratoire d’Henry Krisch (Toulouse, France) offre un intérêt particulier. Nous avons formulé l’hypothèse selon laquelle la lutte entre les phages et leurs hôtes a créé une source immense de diversité génétique qui est capable d’être détournée par les bactéries à leurs propres fins [7]. Par exemple, les fibres de phages peuvent être facilement détournées par les bactéries pathogènes comme pili/facteurs de colonisation des cellules eucaryotes. La prépondérance des phages de type T4 dans divers environnements suggère que les échanges latéraux d’origine phagique peuvent affecter l’ensemble des populations bactériennes et, de ce fait, la diversité de la biosphère toute entière.