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Le nom Hawai’i fait partie de ces mots qui peuvent susciter l’émotion. Éric Dardel aurait probablement pu parler à son propos de «ces colorations affectives [qui] teintent des mots qui devraient s’enregistrer sans plus» (Dardel, 1990: 15‑16). Aussi bien le toponyme Hawai’i signifie-t-il un archétype spatial, celui du paradis terrestre, ce dernier étant lui-même connexe de l’imaginaire utopique, de l’u-topos, le «lieu de bonne qualité» et le «lieu de nulle part» (Paquot, 1996: 6), qui émerge comme lieu des possibles, ailleurs idéal et idéal de l’ailleurs. Mais que les îles soient aujourd’hui si bien saisies par des images paradisiaques doit pouvoir susciter notre étonnement, surtout si l’on admet que rien ne prédestinait ce lieu à porter de tels signifiés.

Nous voulons dire par là que le sens donné à l’espace n’est pas déjà écrit, mais s’inscrit dans une construction sociale et culturelle qui emprunte différentes ressources langagières, parmi lesquelles la littérature. Ainsi que le suggère Bernard Demont, «la Terre est là pour être écrite (geographein), pour être lue et interprétée» (Demont, 1993: 39). Par l’énonciation du travail littéraire qui charge l’espace de significations, manifeste et cristallise le déploiement existentiel de l’être humain, des lieux émergent, qui deviennent signifiés et signifiants, produits et producteurs de symboles. Ces géosymboles (Bonnemaison, 1981) sont autant de lieux qui actualisent et condensent des schèmes et des archétypes spatiaux, selon le «trajet anthropologique» mis en évidence par Gilbert Durand et que ce dernier désigne comme «l’incessant échange qui existe au niveau de l’imaginaire entre les pulsions subjectives et assimilatrices et les intimations objectives émanant du milieu cosmique et social» (Durand, 1992: 38). Selon la théorie durandienne, les schèmes spatiaux (les constantes anthropologiques de l’imaginaire spatial telles que les couples dialectiques dedans/dehors ou horizontalité/verticalité) s’incarnent dans des objets universels (les archétypes tels que la montagne ou l’île) et contextuels (les symboles qui sont autant de lieux irréductibles les uns aux autres). Les géosymboles travaillés par la littérature ne portent donc pas qu’un sens anthropologique. Ils agrègent différentes échelles de temps et d’espace, si bien qu’ils expriment aussi des valeurs sociales et subjectives qui font que le monde n’est pas représenté de la même manière selon les lieux et les moments, ou selon la biographie des individus. Nous voudrions mettre à l’épreuve cette articulation de temporalités et de spatialités avec l’exemple de Twain et de sa relation aux Hawai’i. Nous émettons l’hypothèse que si l’imaginaire et les pratiques de Twain s’inscrivent dans un contexte sociétal constitué aussi d’héritages revisités, l’écrivain a consolidé la place des Hawai’i en tant qu’espace utopique pour les Occidentaux, notamment pour les Américains. Autrement dit, Twain participe à ces «projections affectives, émotionnelles, esthétiques, scientifiques, dont procèdent les images successives d’un territoire, [qui] représentent autant de modes de mise en mémoire et en circulation des idées, [et] qui donnent sa personnalité à ce territoire» (Demont, 1993: 39-40).

Des travaux récents ont montré la valeur heuristique qu’il y avait à explorer la littérature en tant que prisme de l’imaginaire social. Que ce soit à travers Michel Leiris, Louis Chevalier ou Jean Duvignaud, Pierre Lassave montre la porosité qui se fait jour au cours de la seconde moitié du XXe siècle entre littérature et sciences sociales: «les oeuvres romanesques et poétiques sont utilisées par les sciences sociales comme documents, comme corpus de données renseignant sur les moeurs, l’imaginaire, les secrets d’une société» (Lassave, 2003: 22).

Ce changement de paradigme n’est pas sans rapport avec l’émergence de la phénoménologie, dans les années 1950 notamment, une mouvance philosophique rapatriant la relation du sujet au monde. Cette relation avait intéressé certains géographes comme Éric Dardel qui, dès 1952, souhaitait donner le change à la prééminence de la géographie quantitative et parlait d’un espace géographique «qualifié dans une situation concrète qui affecte l’homme» (Dardel, 1990: 12), alors que, plus tard, Bertrand Lévy vit dans la phénoménologie une «éthique portée vers la relation avec les êtres et les choses, d’où l’importance suggérée à l’espace, ce liant entre moi et le monde» (Lévy, 1990: 80). Cette attention désormais portée à l’imaginaire géographique (Debarbieux, 1992) est aussi passée par la littérature, comme le montre Jean-Louis Tissier soulignant le sens qu’il est possible de tirer des récits de voyage, «où un sujet se présente aux prises avec l’espace et le temps, avec lui-même et les autres» (Tissier, 1992: 241-242). Or, non seulement les lieux sont des formes incontournables de ces récits, mais ces derniers mettent en forme les lieux, les donnent à voir et les construisent par le langage.

À la poursuite du mythe polynésien

À partir des années 1860, dans le contexte de la configuration géopolitique produite par la guerre civile, les relations de la Californie avec le reste du monde profitent aux Hawai’i, de sorte que les négociants californiens, entre autres, s’intéressent vivement à ce qui se passe dans l’archipel. Le Sacramento Union y envoie en 1866 un jeune écrivain, Samuel Clemens, qui écrit depuis 1862 sous le pseudonyme de Mark Twain, surnom qui lui avait été attribué alors qu’il était pilote sur le Mississippi. Son objectif premier est de communiquer ses observations sur l’actualité de l’industrie sucrière. Cette activité s’inscrit bien dans le rôle de la presse américaine qui, dès le XIXe siècle, fait circuler non seulement les nouvelles locales, mais aussi des informations concernant la tenue des affaires (cours des produits, offres et publicités commerciales).

Pourtant, les vingt-cinq lettres produites par Twain, dans les éditions quotidiennes aussi bien qu’hebdomadaires, ne reflètent que très peu le projet initial du Sacramento Union. L’auteur, en choisissant souvent un ton humoristique, et parfois poétique, a déplacé durant les quatre mois passés aux Hawai’i son activité descriptive vers les différents segments de la vie sociale, si bien que l’industrie du sucre reste très discrète dans le corpus final qui incarne davantage sa subjectivité sous la forme d’un journal intime.

L’idéologie romantique, «l’antimodernisme fin-de-siècle qui traduit une insatisfaction vis-à-vis de la société capitaliste, urbaine, technicienne et de ses artifices» (Staszak, 2004: 370), mais aussi la situation de l’auteur ont pu jouer dans cette inclination. Lorsque Samuel Clemens visite l’archipel, il n’a pas encore publié d’ouvrages. En revanche, il a déjà écrit un certain nombre d’articles pour différents journaux, y compris, un peu avant sa majorité, pour celui tenu par des membres de sa famille, et plus tard pour un journal new-yorkais très vite ruiné. Juste avant son départ pour les Hawai’i, il a passé quelque temps dans une prison de San Francisco, après avoir épinglé trop sévèrement l’excès de violence policière. Par une nuit de détresse, il avait, durant la même année, placé un pistolet sur sa tempe, en jouant à la roulette russe. Plus tard, il regrettera à de nombreuses reprises «l’heureux hasard» d’un coup manqué (Grove Day, 1990: IX-X).

C’est dans ce contexte que commence le voyage de Twain, voyage d’un individu probablement fragilisé par certaines expériences traumatisantes. S’il choisit en partie le recours à l’humour, c’était peut-être aussi pour manifester une souffrance qu’il cherche à dominer en lançant une catharsis. Ce qui signifie aussi que le déplacement de l’auteur est inséparable d’une volonté de changer de vie (devenir autre) en changeant de lieu. Il est possible qu’il y ait dans le bagage imaginaire de l’écrivain un désir à la fois de fuite et de refuge. Il est vrai aussi que les États-Unis, ainsi que les autres sociétés occidentales, lui servent plus ou moins de repoussoir. Si Twain n’est ni un anarchiste ni un radical, il annonce néanmoins cette veine d’écrivains qui, dans l’Amérique du début du XXe siècle, peignent avec un regard critique le triomphe du capitalisme sauvage (Zinn, 2002: 367-368).

Cette temporalité est encore compliquée par le mythe polynésien qui taraude l’imaginaire des Occidentaux depuis le XVIIIe siècle. De fait, lorsque Bougainville décide, un an après Wallis, de se déplacer vers les mers du Sud, il est tout imprégné de l’héritage antique relancé par les Lumières. Ce qu’il voit à Tahiti n’est autre que l’actualisation du paradis d’Hésiode, les Champs Élysées portés par la figure insulaire, les Îles des Bienheureux. Au XVIIIe siècle, le paradis terrestre se veut accessible et il ne s’agit plus de l’Eden promis après la mort. L’utopie est désormais tirée vers un présent à vivre et le mythe de l’origine pourrait être retrouvé grâce au déplacement (le changement de place, la mobilité géographique) qui garantirait la réversibilité du temps. Tahiti en est l’emblème, mais c’est le monde polynésien plus généralement qui assure cette possibilité. Souhaitant rompre avec la civilisation, les Européens du XVIIIe siècle trouvent dans ce qu’ils appellent la Polynésie un espace qu’ils placent dans un entre-deux, dans la mesure où il ne se confond pas non plus avec la sauvagerie perçue en Mélanésie (Boulay, 2000).

Dans le contexte des découvertes, les Hawai’i restent le dernier archipel polynésien à être atteint lors du troisième voyage de Cook qui cherchait un passage entre le Pacifique et l’Afrique. Durant deux siècles et demi, les Espagnols ont parcouru le Pacifique sans que les galions de Manille aient perçu l’archipel légèrement au nord de leurs itinéraires, point de relâche pourtant possible entre les Mariannes (dernier port avant le vide océanique) et la côte californienne.

En 1779, lorsque Cook et son équipage décident de mouiller aux Hawai’i, la société locale attend, comme à chaque retour des pluies d’hiver, le dieu Lono, associé au développement de la nature et à la reproduction humaine. Or l’interprétation de la venue de Cook par les Hawaiiens fait de celui-ci l’incarnation de Lono, avec toute la vénération due à un dieu que cela suppose. D’où l’impression d’hospitalité qui nourrit le contact originel entre les deux sociétés: «les habitants arrivèrent très nombreux et exprimèrent leur joie par leurs cris et leurs chants et par toutes sortes de gestes extravagants et désordonnés» (Cook, 1998: 423). Cook quitte l’archipel le 4 février de la même année, son départ marquant dans le cycle rituel hawaiien une rupture puisque, le dieu devant s’éclipser, c’est au roi que revient le pouvoir après le sacrifice symbolique du dieu (Sahlins, 1989).

Mais Cook et son équipage sont contraints de revenir aux Hawai’i, qui plus est sans dons, après avoir essuyé une tempête qui a endommagé le mât de leur navire. Si cette double offense déclenche un enchaînement de violences qui conduit à la mort de Cook, les Occidentaux ne garderont de la rencontre avec les Hawaiiens que le contact initial, la mémoire sélectionnant dans le récit des premiers Européens une hospitalité éternelle, essentielle (naturalisée) à travers l’aloha, terme signifiant «amour». Ainsi que l’a montré Rona Tamiko Halualani, l’aloha est devenu depuis Cook un thème de l’imaginaire social légitimant, au nom de l’éternelle ouverture et de la disposition naturelle des Hawaiiens au partage, les futures conquêtes puis l’hospitalité à l’égard des visiteurs (Halualani, 2002: 25-26). Cette générosité fait d’ailleurs écho à une vision de la nature polynésienne, perçue comme abondante depuis les découvreurs, représentation que l’on trouve chez Cook aux Hawai’i (Cook, 1998: 383).

Il est possible que Twain ait baigné dans ces images héritées. Mais à la différence de nombre d’auteurs ayant écrit plus tard sur les Hawai’i – ainsi de Stevenson et de London –, il ne peut tirer parti de sa renommée qui est à construire lorsqu’il s’installe à Honolulu, à tel point qu’il lui est difficile de trouver un emploi, le directeur du journal The Pacific Commercial Advertiser refusant par exemple son offre de collaboration. Ses récits sur les Hawai’i ont donc au moins autant contribué à révéler l’auteur que celui-ci a participé à la notoriété du lieu.

Visions insulaires: un espace de la multisensorialité

Si la relation de Twain aux Hawai’i passe d’abord par Oahu (figure 1), c’est la verticalité qui est immédiatement valorisée, par le truchement du volcan Diamond Head qui «se dresse au-dessus de l’océan» (Twain, 1990: 1) et qui est saisi comme un marqueur symbolique.

L’activation du mouvement vertical est inséparable de l’imaginaire insulaire et de la forme émergente qui en est solidaire. Abraham Moles a parlé de l’insularité en tant qu’elle suscitait l’émergence d’un contour. En situation, la réalité insulaire serait un «contour qui s’épanche dans l’espace, dans la surface terrestre. Ses limites sont imposées à l’attention, elles sont des «ruptures comportementales». En gros, il y a une perception de l’insularité, avec une perception du contact avec la mer, proche ou lointaine» (Moles, 1982: 282). Nous retrouvons ici la configuration spatiale telle que l’activité perceptive peut l’appréhender, et qui met en relation une forme et un fond: «le “quelque chose” perceptif est toujours au milieu d’autre chose, il fait toujours partie d’un “champ”. Une plage vraiment homogène, n’offrant rien à percevoir, ne peut être donnée à aucune perception» (Merleau-Ponty, 1945: 10). Depuis la mer, l’île, y compris l’atoll raboté, apparaît comme un surgissement en s’élevant au-dessus des flots, objet saillant de son substrat marin. Le volcan viendrait alors amplifier ici la dynamique ascensionnelle permettant d’enclencher la dynamique cathartique (purificatrice). Durand nous a rendu attentif au schème de l’ascension et à la discontinuité qu’il active. Si l’élévation est commandée par le rêve monarchique, masculin, elle manifeste aussi la rupture d’un lien, ce que Durand appelle le «déliage» (1992: 189). Dans sa possible intention de fuir, Twain aurait trouvé en Diamond Head une ressource imaginaire rendant possible la mise à distance des lieux devenus répulsifs.

En progressant le long de la côte, Twain sélectionne «le linéaire de la plage», puis «les cocotiers à plumes des tropiques» (ce qui correspondrait à la cocoteraie de Helumoa qui s’étire le long de la baie de Waikiki, voir figure 2), ensuite les «huttes des indigènes», enfin «la ville blanche d’Honolulu» (Twain, 1990: 1). À mesure qu’il parcourt la ville, l’auteur est gagné par l’empathie. Il reconnaît l’aimer toujours davantage et se laisse imprégner par des objets (exotiques) qu’il perçoit d’autant mieux qu’ils ne lui sont pas familiers et qu’il doit opérer un travail cognitif pour construire de nouveaux repères. L’idéalisation deviendrait alors ce médium servant à stabiliser une situation vacillante à travers laquelle l’écrivain est désorienté, dépaysé (à distance du pays, entendu comme le territoire des repères les plus stables). La structure du récit prend un tour topologique et oppose terme à terme les éléments du paysage («au lieu de…, je vis…»), San Francisco et sa (trop?) grande familiarité servant de repoussoir. Il est possible que les référents mobilisés ne soient pas ces deux villes, Honolulu et San Francisco, mais les objets qui les portent, soit l’île et le continent: la première condenserait tous les signes de l’exaltation, quand le second désignerait l’aliénation.

La relation aux lieux est motivée par une participation synesthésique qui sollicite tous les sens, même si la vue est dominante. Ce qui frappe tout de suite Twain, c’est le contraste des couleurs entre San Francisco et Honolulu, des gammes chaudes et une diversité de teintes pour celle-ci, le froid et l’uniformité pour celle-là (ibid.).

Figure 1

L’archipel hawaiien

L’archipel hawaiien
Source: Morgan, R. Joseph (1996) Hawai’i. A unique geography. Honolulu, The Bess Press, p. 2.

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Les formes et les couleurs deviennent peu à peu enveloppantes. Twain stigmatise les «collines sableuses et la baie somnolente» de San Francisco par rapport aux «hautes et abruptes montagnes qui sont à portée de main» ainsi que:

les fraîches et profondes vallées, devant la grande courbe de l’océan: un vert éclatant et transparent près du rivage, relié et bordé par une longue ligne blanche produite par un jet de mousse aspergeant le récif, et plus loin le bleu profond de la haute mer, moucheté de «couronnes blanches» alors que dans l’axe de l’horizon lointain, une unique voile apparaissait.

Twain, 1990

Voile unique qui souligne un calme et une solitude sans limites.

Cette composition paysagère semble très imprégnée des codes esthétiques attachés à la nature, ceux inventés à partir du début du XVIIe et surtout au cours du XVIIIe siècle, rendant possible la montée du désir de rivage (Knafou, 2000) et de montagne. Ce désir est comme condensé par l’insularité idéale, celle dans laquelle est enchâssé un «sommet», surtout si celui-ci permet de percevoir la forme insulaire et son contour en deçà de l’horizon, et si l’île glisse phénoménologiquement vers l’archétype de la miniature, c’est-à-dire lorsque la conscience, ici, saisit la possibilité d’en faire le tour à pas d’homme (Moles, 1982: 284).

Mais si, au XVIIIe siècle, Bougainville n’est pas indifférent aux lagons tahitiens dans le contexte d’un paysage littoral qui gagne à ce moment en visibilité et en aménité, il ne voit pas les couleurs sélectionnées par Twain. Au XVIIIe siècle, le travail d’esthétisation n’a pas encore inventé le code paysager de l’île tropicale, celui faisant du blanc de l’estran, des nuances de vert et de bleu, et du cocotier, un assemblage de motifs emblématiques (Vibart, 1987).

Par ailleurs, la peinture de marine exalte depuis le début du XVIIe siècle le thème de la tempête, qui s’inscrit dans le registre du sublime, ce dernier culminant avec les romantiques au XIXe siècle. C’est au moment même où la nature est vidée des images les plus répulsives qui prévalaient au cours de la période médiévale, celles qui signifiaient d’abord une menace – comme pouvait le symboliser la mer, surface infinie «manifestant l’inachèvement de la Création, […] constituant la relique de cette substance primordiale indifférenciée qui avait besoin, pour devenir nature créée, de se voir imposer une forme» (Corbin, 1988: 12) –, que la société occidentale s’offre le luxe de défier symboliquement ses manifestations les plus brutales. Twain condense ces images esthétiques en appariant le délice des couleurs et le sublime des eaux marines.

Au vrai, les objets sélectionnés, suscitant la rêverie, peuvent aussi être lus comme ceux d’une nature à la fois déchirante et protectrice, la verticalité montagneuse et masculine, avec son désir de domination, semblant veiller sur des eaux qui en même temps bercent et suscitent la contemplation. Il s’agirait alors pour Twain de rompre avec les eaux violentes du romantisme ambiant. Tout se passe comme si l’auteur semblait d’abord relancer, après l’épisode de Diamond Head, une catharsis en faisant appel à la montagne. C’est sans doute pourquoi l’écrivain fait appel à la fraîcheur comme qualité, ce qui lui permet d’amplifier la pureté de l’ambiance en rompant avec la chaleur de l’espace familier (Durand, 1992: 194), la purification étant encore renforcée par l’aspersion, «opération purificatrice primitive» (ibid.). De même, au «vert éclatant et transparent» solidaire de la pureté répond «le bleu profond» convergeant vers l’abîme et ses images de rebroussement. La rupture consommée, Twain peut d’autant mieux apprécier et trouver refuge dans des symboles apaisants.

Figure 2

Honolulu et Waikiki à la fin du XIXe siècle

Honolulu et Waikiki à la fin du XIXe siècle
Source: McDONALD, Mary (1999) Who Owns Waikiki? dans Hawai’i: new geographies. Department of geography, University of Hawai‘i, D.W. Woodcock, p. 182.

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Images féminines du paradis

En regardant vers l’horizon marin, Twain se livrerait à la rêverie d’un monde à l’abri des contrariétés et des aspérités sociales susceptibles de venir troubler une composition idéale. Le seul signe d’une présence humaine se trouve en marge de la scène et n’est là que pour mieux signifier une absence. Le foisonnement apparaît cette fois en se tournant vers l’intérieur et relève d’abord de motifs naturels: «les rangées et des fourrés de fleurs aussi fraîches qu’une prairie après la pluie, et flamboyant des teintes les plus riches» d’Honolulu tranchent avec «les géraniums ordinaires dépérissant dans la poussière» de San Francisco (Twain, 1990: 2). La rhétorique est d’autant plus efficace qu’elle se fonde sur une dissymétrie des termes, la description caricaturale de San Francisco rompant avec la prolifération des détails qui concernent les objets présents à Honolulu, renforçant ainsi l’impression de bourgeonnement. De même, comme l’a montré Durand, la multicoloration et le chatoiement sont liés aux valeurs de la féminité maternelle, en tant qu’ils constituent «la promesse d’inépuisables ressources» (Durand, 1992: 254). Ici, la richesse de la composition florale entre en résonance avec celle que recèle la mer, dont nous avons vu la multiplicité des teintes.

Tout se passe comme si la valorisation positive des objets allait de pair avec leur fort gradient de naturalité, laquelle est prégnante dans la perception d’Honolulu. Elle s’étend d’ailleurs à l’espace de l’odorat. Twain oppose ainsi la «puanteur combinée des abattoirs de la rue de Chinadom et de celle de Brannan» aux «douces fragrances de jasmin et de laurier-rose» (1990: 3). Il sélectionne l’abattoir dans la mesure où celui-ci agrège, mieux que tout autre artefact, les marques d’une brutalité humaine mortifère, rompant avec la nature féconde symbolisée par la fleur qui est une nouvelle fois convoquée pour ses images féminoïdes, celles de la volupté et de la fertilité notamment. En même temps, il n’est pas fortuit qu’il ait sélectionné la figure de l’abattoir dans la mesure où les conditions de travail y ont été décrites par d’autres écrivains comme particulièrement insupportables: par exemple Upton Sinclair avec son roman The Jungle paru en 1906 et décrivant les établissements sordides de Chicago (Zinn, 2002: 368).

L’humanité (et la socialité) n’est pas pour autant inexistante (ignorée). Ce sont les «multitudes» (Twain, 1990: 3) qui suscitent là encore l’attention de l’auteur. Mais Twain se livre à une description qui n’est pas sans faire penser au racisme (au sens large, dans la mesure où l’idéologie de la race, le racisme ordinaire qui désigne l’existence d’un groupe à partir de signifiants biologiques, ne prend pas forcément un tour agressif). Ainsi, il perçoit la majorité de la population comme étant «presque aussi sombre que les nègres – les femmes avaient de beaux traits, de superbes yeux noirs, des formes rondes inclinant à la volupté, un simple vêtement d’un rouge ou d’un blanc brillants qui tombait librement des épaules jusqu’aux talons, de longs cheveux noirs flottants, un chapeau tsigane entouré de couronnes de fleurs naturelles» (idem: 2). Si Twain sélectionne des signifiants raciaux, le vocable presque est toutefois déterminant dans le contexte du paradigme raciste qui prévaut alors aux États-Unis, celui de l’anglo-saxonisme construit à partir du milieu du XIXe siècle. De fait, si l’idéologie religieuse a permis aux Américains de se persuader d’être un peuple élu, le scientisme (phrénologie instituant une hiérarchie à partir de spéculations concernant la mesure du crâne et la taille du cerveau, et darwinisme social notamment) offre à ce moment-là les ressources pour légitimer leur supériorité raciale, celle d’une race caucasienne (blanche), fabriquée par opposition aux noirs (negroes) et aux Indiens (Ricard, 2000: 63-78). Cette théorie est alors très active dans l’expansionnisme lié à la destinée manifeste des États-Unis, dans la mesure où elle fournit les aiguillons idéologiques assurant la responsabilité du fardeau de l’homme blanc ou désamorçant toute culpabilité vis-à-vis de la brutalité mobilisée à travers la conquête. Si les Indiens ont été particulièrement stigmatisés dans l’Ouest (Brunet, 2000: 35-47), les Noirs ne l’ont pas été moins dans le Sud esclavagiste. Cette ambiance culturelle est celle dans laquelle Twain a baigné durant son enfance.

Mais, par synecdoque, la société honolulienne et ses attributs raciaux attractifs semblent représentés par le segment féminin. La féminisation opère selon un ordre normatif stigmatisant les «bagarreurs et canailles» de San Francisco, pendant que les femmes d’Honolulu sont dotées d’attributs positifs qui peuvent faire penser au mythe de l’Amazone: «des femmes indigènes au teint mat s’élançant, libres comme le vent, sur de rapides chevaux, avec leurs écharpes flottant au vent telles des bannières» (Twain, 1990: 3). À la masculinité des rues de San Francisco répondrait la féminité de celles d’Honolulu, encore que, si l’on suit l’intuition selon laquelle Twain a voulu mettre en scène la mythique Amazone, les réalités sont plus floues, cette dernière étant ambiguë, puisque androgyne. Au fond, Honolulu réconcilierait les sexes dans une heureuse harmonie, en virilisant la féminité et en féminisant la virilité.

D’un autre côté, Twain amorce un peu plus loin un nouveau procès de féminisation en magnifiant la danseuse de hula, «lascive» dans ses mouvements (idem: 23). Sécularisé ici, le mythe de la femme séductrice et attractive (Bourdieu, 1998: 35), et en même temps inaccessible, n’en reste pas moins saisissant. Malgré la prolifération du réseau sémantique lié au mouvement, ressource sollicitant l’érotisme, la danseuse adopte, vêtue d’un costume minimaliste de surcroît, une attitude empreinte de retenue, de sorte qu’elle se présente «sans incitations» (Twain, 1990: 3). Au vrai, depuis les découvreurs du XVIIIe siècle et le processus de fabrication d’une icône (la vahiné), il existe une formidable continuité dans la vision portée sur la société polynésienne, qui se condense en une figure féminine et primitive. Si la vision des explorateurs est en effet aristocratique, elle est aussi masculine et libertine (Vibart, 1987: 136). Qu’il s’agisse des savants ou des officiers, les individus sélectionnés pour la découverte sont pour la plupart des hommes, imprégnés de l’idéologie anti-chrétienne, et de rang social élevé. Cet imaginaire masculin passe par la corporéité féminine selon un jeu symbolique au travers duquel la femme est à la fois offerte et distante, se donne et se dérobe, s’ouvre et se ferme, et fonctionne en quelque sorte comme une métaphore de l’insularité. La nudité obsédante qui guide le récit de Bougainville est celle d’une société hantée par le mythe du péché originel. Les explorateurs européens découvrent en Polynésie un monde d’avant le paradis perdu, celui de l’âge d’or antique qui ne réprouvait pas encore la nudité garante de l’innocence.

Les pirogues étaient remplies de femmes qui ne le cèdent pas pour l’agrément de la figure au plus grand nombre des Européennes, et qui, pour la beauté du corps, pourraient le disputer à toutes avec avantage. La plupart de ces nymphes étaient nues, car les hommes et les vieilles, qui les accompagnaient, leur avaient ôté le pagne dont ordinairement elles s’enveloppent. Elles nous firent d’abord, de leurs pirogues, des agaceries où, malgré leur naïveté, on découvrait quelque embarras, soit que la nature ait partout embelli le sexe d’une timidité ingénue, soit que, même dans les pays où règne encore la franchise de l’âge d’or, les femmes paraissent ne pas vouloir ce qu’elles désirent le plus.

Bougainville, 1982: 225

C’est bien la primitivité qui est attractive en l’occurrence, contre la civilisation qui impose une restriction de la liberté sexuelle. Mais la vahiné semble en fait se situer dans un espace ambigu, entre satisfaction des désirs et réserve civilisée, à la différence du genre masculin, dont les manières sont sans «équivoques» (idem: 226). Cette idéalisation, qui se cristallise dans la figure de la vahiné, est d’autant plus efficace qu’elle joue en tant qu’inversion d’une autre polarité, le cannibale mélanésien. Lorsque les Espagnols découvrent le Pacifique au XVIe siècle, le premier contact avec les Mélanésiens produit l’image «d’Indiens bruns […], guerriers farouches et “cannibales”, au contact dangereux» (Bonnemaison, 1996: 23).

À l’inverse, Quiros, au début du XVIIe siècle, souligne, en parlant des Marquises, la beauté des Polynésiens, dont les femmes sont «encore plus belles qu’à Lima» (cité par Bonnemaison, 1996: 23).

Cette image dépréciative des Mélanésiens se prolonge, surtout après la disparition de La Pérouse en Mélanésie, dont les récits mettent en scène le cannibalisme. Telle une figure inversée là encore, et avec l’anthropologie naissante, la Polynésie bénéficie dès le milieu du XIXe siècle de représentations positives, dans la mesure où le cannibalisme aurait été liquidé par le christianisme, et resterait une pratique des seuls Mélanésiens. Surtout, les Tahitiens ayant écarté plus tôt que les autres ce rituel, ils sont les mieux placés pour capter l’admiration des Européens. L’anthropométrie et surtout la couleur se combinent dans la production du jugement de valeur. Alors que l’identification positive peut fonctionner avec les Tahitiens, les insulaires du Vanuatu sont associés aux stéréotypes négroïdes.

Si la répulsion à l’endroit de l’Africain noir est en place depuis la Genèse et l’histoire de Noé, lorsque la malédiction va désormais affecter toute la postérité de Cham, cet archétype rejoue à plein dans la théorie raciale américaine produite au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Mais en repoussant la frontière (mise en évidence par Turner à la fin du XIXe siècle, limite mobile ouvrant l’horizon de la sauvagerie) vers les Hawai’i, les Américains ont tendance à lire la société rencontrée autrement que par la catégorie negroes, ainsi que l’exemplifie le récit de Twain. Jane C. Desmond montre comment l’imaginaire américain s’emploie à classer les Hawaiiens dans une catégorie inédite, ces derniers n’étant ni noirs, ni blancs, ni mulâtres comme les Cubains et les Portoricains. Bronzés, leur couleur ne relèverait pas du mélange, mais constituerait une variation sur le thème de la race polynésienne, laquelle appartiendrait au stock aryen (Desmond, 1999: 51), autre mythe fabriqué au début du XIXe siècle par des philologues américains cherchant à fabriquer une race dont l’origine serait à chercher dans la famille linguistique indo-européenne (Ricard, 2000: 63-78). Souillé avec les mulâtres, le marron devient pur avec les Hawaiiens. Selon une telle symbolique, ces derniers deviennent facilement assimilables, tout en restant décalés, irréductibles au Même. L’altérité, ici, appelle le désir. En parlant de «femmes au teint mat», Twain manifeste, tout en la produisant, l’idéalisation de la brown hula girl, variation hawaiienne sur le thème de la vahiné polynésienne.

Dans le paradis terrestre exalté par l’écrivain se trouvent distillés les matériaux qui lézardent l’imaginaire pudibond des puritains au même moment. Certes les missionnaires ont eux-mêmes vu dans le hula une dimension érotique, mais cette danse suscite chez eux des images infernales qui les incitent à l’exclure de l’espace public, le hula se réfugiant dans la quasi-clandestinité, au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle et la venue au pouvoir du roi Kalakaua, qui multiplie les actions en faveur d’une réhabilitation de certains thèmes hawaiiens (Coëffé, 2003).

Enfin, les images du paradis données à voir par Twain traversent l’espace sonore. Honolulu est d’autant plus valorisée positivement que ce lieu est préservé de la «confusion bruyante» et de l’ambiance «affairée» (Twain, 1990: 3) de San Francisco. À la place, l’écrivain trouve «le calme d’un été, aussi paisible que l’aube dans le Jardin d’Eden» (ibid.). C’est un asile qui est perçu par l’auteur, un lieu discret (au sens ordinaire mais aussi savant, c’est-à-dire par quoi la spatialité peut être discontinue), en rupture avec l’espace du bruit devenu répulsif, le silence (qui est une forme de sonorité dans la mesure où on l’écoute) opérant comme une catharsis là encore.

L’itinéraire de l’écrivain passe donc par le schème de l’ascension pour appeler celui de la descente qui fait converger les images archétypales de la terre, de l’eau, des couleurs, de la féminité (maternelle notamment), du refuge et du paradis terrestre. Ce monde nouveau pour Twain prend la figure d’un espace mythique, activant les images de la purification puis du refuge qui préserve, matrice par et dans laquelle l’auteur accède à un régime de régénération. La démarche de Twain est ici moins analytique que convergente. Il y a bien chez l’écrivain le choix d’une disjonction avec les lieux du quotidien (San Francisco), mais cette rupture est aussi un passage rendant possible une nouvelle agrégation, une réconciliation avec le monde comme le montre l’idéalisation de son nouveau lieu de vie.

Éros et thanatos, microcosme et macrocosme

Le parcours de Twain ne s’achève pourtant pas à Honolulu. L’itinéraire qui doit le conduire à Diamond Head est scandé par l’émergence de lieux. L’écrivain sélectionne à nouveau la «cocoteraie royale» de Waikiki avec ses «hauts cocotiers aux troncs nets, sans branches, […] coiffés d’un feuillage vert abritant des gerbes de noix de coco» (Twain, 1990: 9). Twain y décrit des résidences sans s’attarder sur leurs résidents, comme autant de sites morts. Une de ces habitations appartiendrait au roi qui en ferait usage pour s’y reposer à l’occasion des journées «étouffantes». Si le rythme de l’ambiance semble dilaté, pesant, à peine animé par la vie (le sommeil comme petite mort), Twain renforce cette impression en évoquant le passé fossilisé de Waikiki, les traces d’un temple où l’on pratiquait des sacrifices humains et dont il ne reste plus qu’une ruine. Il n’y a guère que la séquence de Diamond Head qui ramène un semblant de vie, lorsqu’il contemple «la lune montante qui [inonde] la montagne, la vallée, et l’océan de son doux rayonnement» et «par-delà l’obscurité du feuillage les lumières distantes d’Honolulu qui [brillent] comme un campement de lucioles» (idem: 13). La vie et l’attractivité semblent se concentrer là-bas, à Honolulu, monde miniaturisé, dont l’animalisation peut rester malgré tout dépréciative.

Car, au retour, Twain s’arrête dans un espace où il perçoit les signes de corps exhumés, «des os humains luisant au clair de lune», «peut-être ceux de chefs prestigieux qui avaient combattu sauvagement dans cette effrayante bataille qui s’était déroulée dans les temps anciens, quand le sang coulait comme du vin, à la place où nous nous tenons» (ibid.). Il y a dans cette configuration imaginaire une structure spatiale que vient inverser Robert Louis Stevenson lors de ses voyages aux Hawai’i en 1889 et 1893 (Stevenson, 1991: 11-42). Si Waikiki peine à faire surgir chez Twain des images heureuses, celles-ci étant projetées sur Honolulu, c’est au contraire à Waikiki que Stevenson puise de l’attractivité, quand Honolulu devient le stigmate d’une civilisation qui aurait souillé les Hawaiiens.

Twain poursuit un peu plus tard son itinéraire vers l’île Hawai’i (Big Island). Ici comme à Oahu, mais de manière plus prégnante encore, il saisit la forme verticale des deux montagnes qui trouent l’horizon. C’est une bifurcation, dans la mesure où elle émarge cette fois plus nettement au sublime, d’autant plus que les objets géographiques semblent avoir gagné en masculinité: le Mauna Loa et le Hualaiai sont étiquetés de données objectives: «seize mille pieds de haut» pour le premier, «dix mille pieds» pour le second (Twain, 1990: 46). Cette objectivité signifierait le retrait du sujet, c’est-à-dire aussi son surplomb et sa capacité à mesurer le monde, donc à le maîtriser.

Le sentiment d’ubiquité ajoute encore à la rêverie monarchique. Tout se passe comme si le Mauna Loa était un microcosme qui condensait le macrocosme, Twain sélectionnant l’étagement climatique qui représenterait en ce lieu tous les types existant sur la Terre: «on peut se tenir au sommet de cette montagne […] en saisissant d’un seul coup d’oeil tous les climats du monde» (Twain, 1990: 46).

Mais c’est à Kilauea que l’auteur découvre l’activité volcanique de l’île, un de ces volcans vivants qui servent de ressource à la construction des images attachées aux Hawai’i en général et à Hawai’i (Big Island) en particulier. À nouveau, Twain s’active pour domestiquer l’objet géographique avec lequel il entre en relation. S’il avoue avoir mis «près de deux jours pour atteindre quatre mille pieds au-dessus de la mer, mais à cause de la paresse» (ibid.), c’est sans doute, au-delà de sa propension à l’ironie, une manière de réduire la distance avec un motif qu’il s’emploie par ailleurs à rationaliser en multipliant les informations quantitatives: «neuf-cent pieds de profondeur en certains endroits, treize-cent en d’autres, et dix milles de circonférence» (idem: 67-68).

La contemplation de l’activité volcanique, qui commence non pas avec la coulée de lave mais avec les signes de sa présence chtonienne, ceux qui concernent les «fissures déchiquetées émettant dans l’air des jets de vapeur sulfureux, chauds, provenant de l’océan en fusion au fond des intestins de la montagne» (idem: 67), est peut-être surtout à mettre en relation avec la «psychanalyse du feu» dont parle Gaston Bachelard (1949). Comme le propose ce dernier, «le feu suggère le désir de changer, de brusquer le temps, de porter toute la vie à son terme, à son au-delà» (idem: 39). En disant «au-delà», Bachelard désigne certainement, à côté du temps, l’espace. Le feu pourrait être cette matière qui rend possible un court-circuit des échelles, «[reliant] le petit au grand» (ibid.), comme le permet d’ailleurs aussi l’insularité, espace ramassé, diversité dans la proximité, condensation du Monde. Avec Twain, et si l’on suit en cela Bachelard, le feu relierait «le foyer au volcan», ou plutôt ici le volcan au foyer. En comparant le Kilauea au Vésuve, l’écrivain cherche à signifier le gigantisme du premier, parlant en effet pour le volcan italien de «simple jouet, enfant d’un volcan, bouilloire à soupe» (Twain, 1990: 67). Il procède donc, en creux, à une miniaturisation du gigantisme concernant le Kilauea, puisqu’il est comparable (et non incommensurable) au Vésuve, quoique de taille considérable par rapport à lui.

À quelques pas de la Volcano House, dont on apprend qu’il s’agit d’un hôtel, l’auteur contemple de nuit l’épanchement de la matière dans sa «beauté sauvage» (idem: 68). Bachelard a montré que le feu, central ici dans la rêverie de Twain, était le seul phénomène qui pouvait susciter et accueillir aussi sûrement une valorisation contradictoire par le bien et le mal (Bachelard, 1949: 23). Et si le feu est ambivalent, c’est, nous dit encore Bachelard, que «l’être fasciné entend l’appel du bûcher. Pour lui, la destruction est plus qu’un changement, c’est un renouvellement. Cette rêverie très spéciale et pourtant très générale détermine un véritable complexe où s’unissent l’amour et le respect du feu, l’instinct de vie et l’instinct de mourir» (idem: 39). Cette intuition pourrait prendre une résonance particulière concernant Twain, dont on se souvient des tendances mortifères. En contemplant les éléments incandescents, il emprunte et projette des images de régénération à travers une destruction symbolique. Ce régime n’est pas sans rappeler «cette manière homéopathique [symbolique] de vivre la mort» dont parle Michel Maffesoli (2000: 78), et qui intensifie paradoxalement la vie présente.

Conclusion

Les images littéraires, et plus globalement l’imaginaire entendu comme mise en ordre du monde selon un jeu de proximités et de distances du réel, doivent être prises au sérieux pour comprendre le procès d’invention des lieux et la manière dont celui-ci participe à la construction identitaire des individus.

La relation de Twain aux Hawai’i est significative de ce point de vue. Dans son itinéraire géographique qui fait émerger des lieux, l’écrivain n’est pas seulement imprégné de l’air du temps qui infuse le mythe polynésien dans l’imaginaire occidental depuis le XVIIIe siècle. Son récit offre aussi une lecture subjective des lieux que trahit déjà sa mise à distance de la commande qui lui avait été faite par le Sacramento Union. Loin de ne s’intéresser qu’à l’industrie sucrière aux Hawai’i, il met en scène une grande variété de thèmes révélant la relation complexe qu’il noue avec l’archipel.

Au vrai, l’espace utopique de l’écrivain, qui se tisse à partir d’une recherche d’altérité (temps autre, espace autre, autre société, autre soi), produit un réseau de figures qui actualisent les représentations des Hawai’i en Occident, notamment aux États-Unis où la diffusion de son oeuvre reste la plus importante. Le paradis polynésien, construit autour de l’insularité tropicale et de ses promesses de retour aux origines, fournit à ses lecteurs un horizon d’attente à travers lequel la brown hula girl, mais aussi l’esthétique ambivalente de la mer et des volcans actifs, constituent des objets du désir qui permettent de devenir autre.

Le surf, résiduel dans l’oeuvre de Twain qui en avait fait une pratique exclusivement hawaiienne (inaccessible aux allochtones), apparaît aujourd’hui comme une figure emblématique des Hawai’i, à côté des trois précédentes qui se sont maintenues dans l’imaginaire collectif. En cette matière, l’oeuvre plus contemporaine de London est décisive, lorsque l’écrivain consolide, à la suite de Stevenson, la place de Waikiki en tant que haut-lieu hawaiien. London donne en effet à voir les compétences d’individus non exclusivement hawaiiens, y compris en faisant lui-même l’apprentissage du surf (London, 1998). Dans La croisière sur le Snark, l’écrivain met en scène Georges Freeth, un surfeur métis hawaiien-écossais érigé en héros capable d’affronter les éléments marins à Waikiki. Son récit assure alors plus facilement l’identification des Caucasiens qui ont être de plus en plus nombreux à venir s’y initier aux délices de la glisse.

Cette saga d’écrivains a ainsi beaucoup joué dans l’évolution de l’imaginaire géographique occidental, faisant des Hawai’i en général, et de Waikiki en particulier, les lieux d’une altérité désirable qui s’incarne aujourd’hui dans les pratiques touristiques.