Corps de l’article

À la fin du XIXe siècle, l’école française de géographie fit de l’étude des paysages le coeur de sa démarche. En privilégiant les analyses régionales, la discipline s’attachait à valoriser la diversité des terroirs. L’objet d’étude était la région (la contrée) où le regard du géographe «s’exerçait à saisir directement le terrain dans lequel le concret se confond avec le visible» (Bertrand, 2002: 230). Les paysages étaient ainsi des livres ouverts sur les usages et l’histoire du pays (ils en étaient la physionomie), et leur observation constituait l’étape initiale du raisonnement géographique. Un siècle plus tard, les recherches théoriques sur le thème ont hérité de cette lecture: le paysage demeure l’aspect visible du milieu géographique, un témoin de la relation établie par la société avec son environnement. Mais le développement des sciences humaines et sociales éclaire différemment la nature de cette relation. Les recherches actuelles sur l’évolution des représentations dévoilent en effet les archétypes artistiques qui contribuent à les construire (Luginbülh, 1990; Roger, 1997). Devant la complexité révélée d’un objet qui est «en même temps réalité et apparence de la réalité» (Berque, 1995: 16) et qui renvoie à «la dimension sensible et symbolique du milieu» (Berque, 1990: 43), les géographes d’aujourd’hui n’accordent plus la même confiance au paysage que leurs aînés. Il est «un piège où se perdent les imprudents» (Brunet, 2001: 322), car il engage la subjectivité de l’observateur. Quelle que soit la nature du regard que l’on porte sur lui (Larrère, 1997), son appréhension est toujours esthétique au sens premier du terme, c’est-à-dire sensible (Sansot, 1995). Or, pour comprendre l’hypersensibilité aux paysages de notre «société paysagiste» (Donadieu, 2000), «l’obesthésie» ambiante (Roger, 2001: 93), il est nécessaire de la lier aux mécanismes économiques qui les transforment. En effet, la «banalisation» des paysages (Pitte, 1990: 91-96) porte atteinte aux valeurs de repères et d’ancrage que leur attribue la société en prise avec une culture mondialisée et un monde instable (Di Méo, 1998: 188-198). Cette attention aux paysages caractérise les politiques publiques de l’aménagement qui édifient, depuis un siècle, un appareillage juridique et institutionnel adapté à ce nouveau regard sur les paysages.

Alors que les premières lois de protection des monuments historiques puis des sites naturels (1913 et 1930 en France) abordaient leurs objets dans une dimension strictement monumentale, la sphère patrimoniale s’élargit aujourd’hui au territoire tout entier (L110 du Code de l’urbanisme français). Désormais, en France, la Loi sur la protection et la mise en valeur des paysages, dite Loi paysage, adoptée en 1993, et la Convention européenne du paysage (2000) fixent un nouveau cadre juridique pour les politiques publiques de l’aménagement. Le paysage sort de son écrin monumental et délaisse sa parure élitiste pour endosser un habit plus populaire, celui du cadre de vie dans ses aspects les plus quotidiens. Sa préservation n’est plus la chasse gardée de l’État, puisque les collectivités territoriales décentralisées sont les principaux acteurs de ces politiques, même si l’architecte des bâtiments de France occupe toujours une place centrale dans les différentes procédures de protection. En conséquence, la gestion des paysages évolue, d’une protection conservatoire à une approche plus souple sur des espaces de plus en plus vastes; le territoire est le nouvel horizon d’un projet de paysage qui n’est plus circonscrit aux dimensions du jardin ou du parc. Aussi la profession paysagiste cherche-t-elle à faire valoir ses compétences auprès d’une commande publique qui ouvre le nouveau marché du «grand paysage d’aménagement» (landscape planning).

Ce passage du jardin au territoire engage un changement d’échelle qui pose problème aux gestionnaires: dans quelle mesure le redimensionnement du projet de paysage implique-t-il une transformation de l’action publique, et comment le processus de territorialisation de l’action publique – qui n’est pas spécifique à la gestion paysagère (Béhar, 2000) – s’applique-t-il à ce domaine? La spécificité de la notion de paysage – qui, nous l’avons vu, engage la sensibilité, la subjectivité de chacun – semble s’opposer à l’échelle territoriale entendue comme maille de gestion de l’espace (Brunet, 1992: 480). Or comment les gestionnaires locaux, élus et techniciens des collectivités territoriales, s’emparent-ils de cet objet insaisissable? Leurs initiatives témoignent-elles d’une incompatibilité (ou du moins d’une contradiction) entre les échelles territoriales des cadres de gestion, à l’intérieur desquels les politiques se mettent en oeuvre, et la proximité qui conditionne l’appréhension et l’appréciation des paysages?

Nous émettons l’hypothèse que ce changement d’échelle leur est problématique, c’est-à-dire que l’extension du projet paysager du parc au territoire (nous emploierons le terme territorialisation pour qualifier cette dilatation de la sphère patrimoniale) soulève pour eux des difficultés. Nous confronterons cette hypothèse à un certain nombre d’exemples de politiques d’aménagement dans l’ouest de la France (région Pays de la Loire), à différentes échelles (plans d’urbanisme à l’échelle communale, schémas d’aménagement à l’échelle intercommunale ou régionale, études paysagères, etc.). La connaissance de ces exemples repose sur une cinquantaine d’entretiens effectués auprès d’acteurs de l’aménagement (élus et techniciens des collectivités territoriales, bureaux d’étude, services déconcentrés de l’État, etc.) ainsi que sur un travail d’observation sur le terrain[1].

Les politiques paysagères: mise en évidence d’un décalage

La réalité: un paysagement mesuré

Nous ressemblions à cette souveraine qui désira visiter ses sujets et connaître s’ils se réjouissaient de son règne. Ses courtisans, afin de l’abuser, dressèrent sur son chemin quelques heureux décors et payèrent des figurants pour y danser. Hors du mince fil conducteur, elle n’entrevit rien de son royaume, et ne sut point qu’au large des campagnes ceux qui mourraient de faim la maudissaient. Ainsi cheminions-nous le long des routes sinueuses.

Saint-Exupéry, 1939: 54

Dans les Pays de la Loire, trois grands espaces font particulièrement l’objet de politiques publiques où, au nom des paysages, se déploient des initiatives d’aménagement: le littoral atlantique, les vallées ligériennes et les territoires périurbains (figure 1). Le recours aux paysages dans ces politiques d’aménagement répond à trois orientations principales: valoriser les paysages pour produire des espaces récréatifs, protéger les paysages pour préserver l’environnement, conserver les paysages pour valoriser l’identité territoriale. Ces différentes aménités paysagères (notion récurrente dans les documents de planification régionale), dissociées pour le besoin de l’analyse, ne le sont évidemment pas dans des politiques d’aménagement qui se veulent durables et où «le paysage est à la fois source, ressource et ressourcement» (Bertrand, 2002: 284), c’est-à-dire à la fois économiquement rentable (attractif), écologiquement sain (préservé), socialement juste (demandé). Quelques dominantes sont toutefois identifiables selon les espaces concernés. La valorisation des paysages contribue ainsi à renforcer l’attractivité touristique des espaces littoraux à travers, par exemple, les aménagements locaux du front de mer (Davodeau, 2003: 158). La protection des paysages ligériens s’inscrit en outre dans un processus de reconnaissance des vallées comme conservatoires écologiques et paysagers; cette orientation est encouragée dans un contexte de déprise agricole et avec l’inscription en 2000 du Val de Loire au Patrimoine mondial de l’UNESCO au titre de paysage culturel (Davodeau, 2003: 168). Enfin, la préservation des paysages périurbains répond à une demande sociale pour sauvegarder l’identité rurale face à l’influence urbaine, comme celle de l’ouest de l’agglomération angevine où plusieurs communes tentent de maintenir le paysage traditionnel du bocage (Davodeau, 2003: 104). Sur ces espaces d’interventions prioritaires, ces trois grands objectifs sont recherchés aux différents échelons de l’administration publique: commune, intercommunalité, département, région, État, Europe. Avec cette typologie, nous rendons compte de la territorialisation indéniable des politiques du paysage, tout en mesurant la portée sélective de ces politiques car, à l’échelle régionale, tous les territoires ne sont pas également concernés par ces initiatives en faveur des paysages (les territoires ruraux de niveau stratégique 1 sur la figure1). En effet, le redimensionnement du projet de paysage possède ses limites (que nous mettrons en évidence) et pose bien des difficultés aux gestionnaires locaux, y compris d’ailleurs dans les espaces précédemment évoqués.

Figure 1

Carte de synthèse des services des espaces ruraux dans les Pays de la Loire

Carte de synthèse des services des espaces ruraux dans les Pays de la Loire
Source : DAVODEAU, 2003 : 181, d’après la carte Préfecture de la région des Pays de la Loire, 1999.

-> Voir la liste des figures

Ainsi, dans les vallées, les politiques environnementales ne distinguent pas toujours les objectifs écologiques des objectifs strictement paysagers (au sens visuel du terme). Or s’il convient, par exemple, de gérer la ressource en eau au niveau du bassin versant (la qualité des eaux de rivières est globalement mauvaise en Pays de la Loire), le traitement des vues peut se réaliser à travers quelques fenêtres paysagères; l’échelle d’intervention est donc différente. Le recours identitaire nécessite pour sa part que les gestionnaires prennent acte de l’emboîtement des différents échelons par lesquels s’exprime le sentiment d’appartenance territoriale, puisque la parcelle, unité foncière de base, est le premier niveau de la revendication territoriale. Or l’invocation, dans les politiques paysagères, d’une identité partagée dissimule mal, nous le verrons, une forme d’appropriation territoriale (Davodeau, 2004). Enfin, même dans les espaces animés par l’économie touristique, celle-ci n’est pas toujours capable de légitimer (économiquement) la préservation d’éléments du paysage dont on souhaite la conservation. Ainsi, ces difficultés rencontrées par les gestionnaires dans ces espaces pourtant plus aptes que d’autres à accueillir des stratégies paysagères permettent à la fois de comprendre la hiérarchie des territoires en matière de gestion paysagère (figure 1) et de relativiser l’impact de ces politiques.

En effet, à une échelle plus fine, l’inscription au sol du paysagement, matérialisant dans les espaces précédemment évoqués les différents recours au paysage dans les politiques de l’aménagement, est extrêmement restreinte. Ces opérations très ponctuelles se concentrent le long d’un réseau (le «mince fil conducteur» dont parlait Saint-Exupéry) constitué de ses lignes (armature des circulations quotidiennes: routes, sentiers pédestres) et de ses noeuds (aires d’arrêt, ronds-points, etc.). Le faible impact en surface de ces créations architecturales et paysagères contraste avec leur puissant pouvoir d’évocation. Par le choix du mobilier urbain (les matériaux et le design), l’ornementation emblématique des giratoires, l’ouverture de fenêtres paysagères de choix et la sélection d’essences végétales, prend forme un paysagement territorial qui, s’il n’a pas une portée régionale réelle, donne à voir le territoire symboliquement, le représente au sens plein du terme. Ces opérations articulent deux dimensions, imbriquent deux échelles: celle du paysage aménagé (l’objet visible) et celle du territoire évoqué (l’objet représenté). Mais ces effets métonymiques (faire passer une partie pour un tout) dissimulent mal les réelles difficultés pour les gestionnaires locaux à agir sur de plus vastes ensembles, ainsi que les y incitent les services de l’État, dont le discours institutionnel valorise les projets à l’échelle territoriale, où l’entrée paysagère est censée renouveler les processus d’aménagement et les démarches de développement local.

Les vertus annoncées du grand paysage d’aménagement

Le paysage tel que nos concitoyens l’appréhendent a, en quelque sorte, quitté l’espace du jardin pour englober l’aménagement du territoire. Le paysage semble être vécu aujourd’hui à des échelles dont il semblait exclu, il y a peu de temps encore. Pour ce ministère, qui associe environnement et aménagement du territoire, c’est une bonne nouvelle.

déclaration du ministre français de l’Environnement et de l’Aménagement du Territoire lors de la séance inaugurale du Conseil national du paysage à Paris le 28 mai 2001

Le souci du paysage est aujourd’hui affiché dans les énoncés des politiques publiques de l’aménagement et ce, à toutes les échelles: plans locaux d’urbanisme, schémas de cohérence territoriale, schémas de services régionaux (figure 1). Cela dit, les élus et les fonctionnaires territoriaux emploient peu les formules de «politiques publiques du paysage» ou «politiques paysagères», car il n’y a pas, en définitive, de politiques paysagères en elles-mêmes (le domaine du paysage est transversal). Il y a plutôt infiltration d’un nouvel objectif (protection, préservation, valorisation des paysages) dans les politiques d’aménagement urbain ou rural et dans les politiques environnementales ou touristiques. Or cet enjeu d’aménagement pose plusieurs difficultés aux gestionnaires.

La banalisation supposée des paysages revient comme un leitmotiv dans le discours des gestionnaires. Cette uniformisation prend sens esthétiquement, comme en témoigne le travail photographique d’Alex Maclean (2003) sur les paysages nord-américains. Elle renvoie aussi aux modes de production actuels des paysages dont les dynamiques s’appréhendent à des échelles qui ne cessent de s’élargir (Politique agricole commune en Europe, diffusion urbaine, réseaux économiques). Les paysages sont donc la partie émergée de l’iceberg. Or, de ce point de vue, agir sur ce qui les transforme devient de plus en plus difficile. Dès lors, quelle est la marge de manoeuvre d’un élu ou d’un fonctionnaire territorial? La banalisation prend donc une signification politique au sens plein du terme, puisqu’elle pose la question de la réappropriation du devenir des paysages. L’optique d’une recherche de géographie sociale permet d’interroger la nature de cette (ré)appropriation. Les territoires périurbains et, en Pays de la Loire, les vallées ligériennes sont particulièrement convoités par les gestionnaires publics. Les premiers sont sujets à de nouveaux équilibres socio-démographiques et sont le cadre d’une demande sociale de paysage comme facteur de territorialité (Di Méo, 1998). Les secondes sont le théâtre d’une patrimonialisation qui, à partir d’objectifs écologiques, prend forme par la conservation d’un certain nombres de motifs paysagers: frênes taillés en têtard, prairies naturelles, habitat sur tertre (Montembault, 2002). Dans un cas comme dans l’autre, il y a bien réappropriation des paysages par une puissance publique qui, par ce biais, légitime l’existence de nouvelles structures de gestion: parcs naturels régionaux ou structures intercommunales. En définitive, le recours aux paysages dans les politiques d’aménagement contribue autant à l’appropriation du cadre de vie des citoyens par les gestionnaires publics qu’à l’appropriation des projets d’aménagement par le public. D’autre part, bien qu’il soit tentant d’opposer l’hermétisme des problématiques écologiques (leur compréhension nécessite un savoir scientifique pointu) à l’accessibilité des enjeux du paysage (il suffirait d’ouvrir les yeux pour avoir son mot à dire), la place occupée par l’expertise paysagiste (et, parfois, la technicité du langage qu’elle emploie) incite à relativiser l’argument selon lequel le domaine du paysage serait si abordable (et donc vecteur d’une participation publique). Enfin, au vu de l’incohérence de certaines politiques publiques, il faut aussi mieux évaluer la vertu de transversalité accordée à la notion de paysage. Ainsi, dans les basses vallées angevines – vallées inondables au nord d’Angers où les surfaces cultivées en peupliers se sont considérablement étendues dans les années 1990 à la suite d’une déprise agricole – la mobilisation des collectivités publiques contre le développement de la populiculture (ces boisements portant potentiellement atteinte aux qualités environnementales d’un site protégé aux portes de la ville) n’a pas remis en cause les fonds publics (régionaux, nationaux et européens) encourageant le boisement de ces mêmes terres pour soutenir la filière du peuplier. En définitive, la transversalité de la notion de paysage se traduit surtout par une relative illisibilité des actions entreprises: le paysage peut facilement devenir un objet fourre-tout, permettant de déployer des initiatives diverses, à l’image des Conventions régionales d’amélioration des paysages et de l’eau (CRAPE) qui, en Pays de la Loire, donnent aussi bien lieu à des aménagements d’hydraulique agricole qu’à des actions de valorisation patrimoniale ou des aménagements de sécurité routière (Davodeau, 2003: 136).

Le discours public sur le grand paysage d’aménagement présente donc moins le paysage comme une fin en soi que comme un moyen, une méthode pour croiser les trois sphères du développement durable à travers un paysage qui est à la fois l’expression de la demande sociale, un facteur de développement économique et un régulateur des équilibres naturels. Mais, au quotidien, les gestionnaires locaux mesurent bien que les paysages sont avant tout les produits de logiques économiques difficiles à infléchir. Les difficultés qu’ils rencontrent pour territorialiser le projet de paysage donnent un éclairage inattendu au slogan du développement durable: penser global, agir local. Ce décalage entre la production de la réalité des paysages et la production du discours sur l’aménagement des paysages peut s’interpréter au regard d’un changement d’échelle réellement problématique.

Interprétation du décalage: un changement d’échelle difficile à négocier

Difficultés méthodologiques: l’analyse sensible du grand paysage

La situation pour nous a radicalement changé. Nous étions formés à être des maîtres d’oeuvre, pour créer des lieux exceptionnels, des lieux de pouvoirs, symboliques. Or, de plus en plus, une autre commande, issue de la demande sociale, nous fait travailler sur le territoire vernaculaire. C’est problématique de jeter notre regard de technicien sur des espaces qui, depuis des siècles, se sont produits sans nous.

Auricoste, 2002

Dans les collectivités, les études dites grand paysage (Cahiers de l’IAURIFF, 1995) se multiplient. Elles se distinguent du diagnostic territorial par leurs objectifs paysagers (dans une acceptation strictement visuelle) et constituent, du coup, le domaine privilégié de l’expertise paysagiste (bureaux d’études d’architectes et de paysagistes). Leur portée sur l’aménagement des paysages est souvent réduite: elles les transforment peu. Serait-ce que les nouvelles échelles du projet paysagiste rendent ces études si peu opérationnelles? Pour répondre à cette interrogation, nous nous appuierons sur l’expérience d’une collaboration à l’atlas des paysages de Maine-et-Loire (Conseil général de Maine-et-Loire, 2003), ainsi que sur la lecture de plusieurs atlas de paysages actuellement réalisés en France dans le cadre de la politique de connaissance des paysages du Ministère de l’Écologie et du développement durable. Nous faisons ici état des limites méthodologiques rencontrées par les auteurs du document en Maine-et-Loire. Notre propos consiste à les interpréter au regard du parti pris méthodologique pour lequel a opté la maîtrise d’ouvrage: une approche du paysage qui privilégie une lecture sensible basée sur la description des ambiances. Est-elle conciliable avec l’échelle (départementale) du territoire étudié?

La première difficulté consiste à représenter par la carte (il s’agit d’un atlas) les paysages. Le problème est double: la détermination du point de vue sur le paysage (celui de la carte est vertical alors que la vision paysagère est horizontale ou oblique) et la détermination de l’échelle (celle de la carte est unique alors que la perception du paysage se décompose en différents plans). À défaut d’être utilisée pour caractériser les paysages, la carte trouve sa justification dans le découpage des unités paysagères. Mais l’autre difficulté consiste à définir celles-ci, car la délimitation est différente selon que leur homogénéité est définie sur le plan de la perception visuelle ou de l’unité fonctionnelle. Deux paysages dissemblables peuvent être associés dans une même unité visuelle, comme par exemple l’unité paysagère du Val d’Anjou, composée des paysages du lit mineur de la Loire et des paysages agraires du Val d’Authion protégés des inondations par la levée (Davodeau, 2003: 204). Devant ces difficultés, le dessin en bloc-diagramme est souvent utilisé, offrant l’illusion de la profondeur et se rapprochant de la perception paysagère. Mais cette représentation du paysage type n’évite pas toujours l’archétype.

Ces limites méthodologiques illustrent la difficile adaptation de l’expertise paysagiste aux nouvelles échelles d’analyse. L’usage du vocabulaire est quelquefois un bon indicateur, comme en témoigne, dans l’atlas des paysages de Maine-et-Loire, l’intitulé d’une sous-unité paysagère: «Le Jarzéen, un paysage mis en scène» (p. 66). Cette lecture confond la mise en scène des paysages ruraux avec celle des parcs des châteaux, puisque seuls ces parcs sont paysagés (l’idée d’une mise en scène de la campagne peut être admise si le point de vue depuis le château est précisé). Cette négligence relève d’une lecture héritée de l’art des parcs et des jardins et confrontée aux réalités territoriales. Cette difficulté se traduit aussi, dans l’atlas des paysages de Maine-et-Loire, par l’usage de l’argument identitaire pour justifier le découpage paysager: les unités paysagères trouvent leur fondement dans les pays historiques (Baugeois, Saumurois, Mauges, Segréen, Val de Loire). Cette béquille méthodologique est critiquable dans la mesure où elle entérine une identité territoriale qui – parce qu’elle est toujours construite par les rapports sociaux (donc mouvante) – ne peut pas être postulée. C’est pourquoi des enquêtes sociologiques sont nécessaires pour justifier de la valeur identitaire accordée aux paysages. En Maine-et-Loire, les contraintes de temps et d’argent ne permettaient pas ce travail (conséquent à l’échelle du département). Cette limite méthodologique, avec celles que nous avons exposées précédemment, sont toutes amplifiées par la dimension du territoire étudié. Ce diagnostic du grand paysage définit un enjeu qui est d’autant plus important que, par les représentations qu’il construit, il est un geste de pouvoir fort, qui doit être maîtrisé (Auricoste, 2002), notamment en faisant en sorte de mieux évaluer la demande sociale au nom de laquelle les pouvoirs publics posent un geste sans en saisir toujours la nature.

Difficultés opérationnelles: les conflits d’appropriation et d’instrumentalisation des paysages

Le projet de paysage c’est, dans la théorie, savoir ce qu’on veut obtenir, et tout mettre en oeuvre pour arriver à la production du paysage désiré. […] Or comment procéder sans culture commune du paysage? […] Les élus locaux raisonnent encore trop en termes d’espaces protégés, d’un côté, et d’espaces libres, de l’autre.

déclaration d’un ingénieur de la Direction régionale de l’environnement des Pays de la Loire lors de l’entretien du 20/12/2001

La définition des enjeux – c’est-à-dire l’identification de ce qui est en jeu dans le paysage, ce sur quoi il faut intervenir – constitue une phase plus en aval dans le diagnostic. Bien souvent, dans les études grand paysage (comme ce fut le cas pour l’atlas des paysages de Maine-et-Loire), cet aspect est évité afin de désamorcer des désaccords éventuels. On s’en tient alors à caractériser les paysages, leurs transformations, sans formuler de jugement plus opérationnel, ceci étant davantage du ressort de la décision politique (ce qui peut permettre de s’interroger sur la délimitation du champ de l’expertise scientifique et de son instrumentalisation éventuelle). L’identification des enjeux du paysage est donc la première illustration du caractère conflictuel de la gestion paysagère.

Par exemple, dans le parc naturel régional de Brière, un groupe d’agriculteurs s’est opposé à un projet de charte paysagère qui, selon eux, stigmatisait les exploitations agricoles en les définissant comme des verrues du paysage (Davodeau, 2003: 209). La notion de point du paysage, elle aussi couramment employée dans les études paysagères, est également susceptible d’agiter le système des acteurs, car ce type de jugement favorise une (certaine) représentation du territoire qui sert les uns, mais marginalise les autres. La partition entre l’espace public et l’espace privé est aussi un point d’achoppement de la gestion paysagère, étant donné que la reconnaissance de la valeur patrimoniale d’un paysage (devenu bien commun) ne modifie pas systématiquement son assise foncière (privée le plus souvent). Or la perception visuelle d’un paysage accentue l’ambiguïté de son statut, puisqu’elle donne l’impression, en quelque sorte, que la maison appartient à celui qui la regarde. Ainsi, dénoncer le désordre d’une cour de ferme perçue depuis un sentier de randonnée (Davodeau, 2003: 213), chercher à intervenir sur la gestion des arbres remarquables dans les parcelles privées, ou réglementer les clôtures dans un lotissement (Davodeau, 2003: 111) dénotent une forme d’ingérence du pouvoir public dans le domaine privé. On mesure ainsi la dimension potentiellement conflictuelle de la gestion paysagère dans les politiques publiques de l’aménagement. C’est particulièrement le cas dans les territoires périurbains où l’invocation du paysage alimente un recours identitaire s’appuyant sur une représentation partagée du territoire (présentée comme telle dans le discours), alors qu’elle résulte plutôt d’une construction sociale (Davodeau, 2003: 113). Cette image est le produit d’une représentation dominante (Muller et Surel, 1998: 31) et, par là, elle peut être source de conflits. Ces derniers sont provoqués par les nombreuses stratégies d’instrumentalisation de l’argument paysager, notamment dans les stratégies de type NIMBY (Veschambre, 2000: 39-48). Effectivement, l’ambiguïté de la notion de paysage peut permettre une manipulation excessive d’un argumentaire pour ou contre le projet: protéger le paysage contre l’autoroute ou considérer au contraire l’infrastructure comme une route scénique (Davodeau, 2003: 229). Mais l’argument du paysage est à double tranchant, car il peut aussi fragiliser le discours par la subjectivité d’une appréciation. Les justifications d’ordre esthétique s’effacent alors face à un argumentaire plus objectif, par exemple écologique, comme ce fut le cas lors du conflit sur le développement des peupliers dans les basses vallées angevines (Le Floch, 1996).

Territorialisées, les politiques publiques portent l’empreinte des acteurs locaux. L’enjeu du paysage révèle des antagonismes exacerbés par la spécialisation et, en conséquence, par la multiplication des intervenants. L’entrée par le paysage dans les processus d’aménagement et dans les démarches de développement local n’est donc pas aussi consensuelle qu’on la présente parfois (Direction Mairie-Conseils et Fédération des parcs naturels régionaux, 1996). Selon cette perspective, on comprend que la résolution des conflits passe nécessairement par une meilleure compréhension du système paysager. Dans les basses vallées angevines par exemple, la régulation du développement récent de la culture du peuplier est significative de la prise en compte progressive de la complexité de ce système. Le zonage de la réglementation des boisements (zones interdites, autorisées, réglementées), établi en urgence pour réguler la dynamique paysagère, laisse aujourd’hui place à une réflexion plus approfondie sur les moyens de pérenniser l’économie d’élevage en zone inondable et en situation périurbaine (seule garante du maintien des prairies contre les peupliers). L’expérimentation en cours du label de viande L’éleveur et l’oiseau, associant l’image patrimoniale des vallées ligériennes à l’agriculture, marque une évolution de gestion caractéristique de la dimension territoriale de la problématique paysagère: il ne s’agit plus, pour les gestionnaires locaux, de conserver des vues sur le paysage, mais de construire un processus économique nouveau pour maintenir durablement les paysages désirés. Ce cas précis, propre aux vallées ligériennes en Anjou, illustre-t-il pour autant l’abandon d’une logique de préservation par site? Les consommateurs donneront-ils raison aux gestionnaires?

Conclusion

Les politiques publiques du paysage sont confrontées à deux changements d’échelles en lien avec le processus de patrimonialisation du paysage, d’une part (1er niveau sur le schéma de la figure 2), et le mouvement de décentralisation de l’action publique (2e), d’autre part. Ce redimensionnement du projet de paysage confronte les gestionnaires territoriaux à un certain nombre de limites méthodologiques (3e) et de difficultés opérationnelles (4e) qui parasitent l’émergence des initiatives publiques en faveur des paysages. Ces dernières donnent alors lieu à des opérations très ciblées (5e), dont la portée symbolique est marquée (6e): la métaphore et la fenêtre paysagère établissent un dialogue entre le paysage observé et le territoire évoqué. Ces procédés, utilisés depuis des siècles par les jardiniers-paysagistes dans les parcs et les jardins, le sont aujourd’hui par les architectes-paysagistes pour agrémenter le cadre de vue quotidien. Le prisme du territoire transforme donc peu, dans sa nature, le projet paysager.

Figure 2

La territorialisation du projet de paysage

La territorialisation du projet de paysage
Source : Davodeau, 2003: 270

-> Voir la liste des figures

Comment ce constat permet-il de répondre à la problématique développée et à l’hypothèse postulée? La territorialisation du projet de paysage pose néanmoins véritablement problème aux gestionnaires locaux dans la mesure où nous constatons un décalage entre leurs pratiques aménagistes (ponctuelles) et le discours de projet (Boutinet, 1990) – qui leur est tenu par les services de l’État ou qu’ils tiennent eux-mêmes – sur l’aménagement du grand paysage. Le redimensionnement du projet paysager est difficile à résoudre matériellement, étant donné que l’aménagement du territoire ne peut pas être réduit à des opération de cosmétique: «quand je travaille sur un territoire, il faut que je me dise que ce n’est pas un parc, alors qu’on a tendance à considérer le territoire comme un lieu à voir uniquement. Sur un territoire agricole, analyser les paysages en termes de points de vue frise l’absurde. Quel sens ça a de considérer tout le territoire comme un lieu à voir?» (Auricoste, 2002). C’est pourquoi ce saut d’échelles n’est aujourd’hui franchi que de façon allégorique par des techniques d’aménagement qui donnent l’illusion d’une action plus large en dépassant l’opposition entre le paysage visible et le territoire évoqué. Cette articulation d’échelles est propre au paysage, du moins si on en croit la Convention européenne du paysage (2000): «Paysage: partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations». Mais en définissant son objet comme une perception à la fois visuelle et psychologique (une représentation), la Convention européenne du paysage contribuera-t-elle à résoudre les difficultés rencontrées par les gestionnaires? Leur permettra-t-elle de faire évoluer un projet qui, à l’échelle territoriale, appelle une redéfinition de l’action publique sur de nouveaux objectifs et d’autres méthodes? En effet, la reconnaissance de la valeur du paysage comme cadre de vie (loi de 1993 en France) nécessite d’abandonner une approche esthétisante (celle du cadre de vue) pour privilégier les usages sociaux et ainsi réévaluer la place du paysage dans un projet de territoire qui doit l’intégrer sans s’y confondre.