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Ayant constaté que la discussion sur la démocratie est presque toujours alimentée, au sein des groupes de femmes, par le point de vue des salariées et des bénévoles et que les « membres de la base » sont souvent absentes des analyses et des pratiques organisationnelles, les auteures de cet ouvrage, ont cru opportun de s’intéresser plus particulièrement à ces dernières. C’est pourquoi, rassemblées en une collective de recherche, elles ont procédé, en interaction constante avec les actrices du mouvement des femmes, à une longue étude de terrain dont les objectifs étaient d’en arriver à cerner la nature, les représentations et le sens donné aux processus et structures démocratiques au sein de groupes de femmes du Québec.

L’ouvrage Le défi des pratiques démocratiques dans les groupes de femmes rend compte de la troisième et dernière étude de ce travail de recherche qui a débuté en 1994 et qui a donné lieu à quelques publications, entre autres, « Des questions sur la culture organisationnelle des organismes communautaires », Nouvelles pratiques sociales (vol. 7, no 1, 45-62) et « Regard sur la culture organisationnelle communautaire : Deux études de cas », Montréal, Service aux collectivités (UQÀM, 75 p.). La présente recherche, pour sa part, s’est appliquée à mettre les membres de la base au centre de l’analyse du pouvoir et des pratiques démocratiques des groupes de femmes. La démarche comporte différents volets : des recherches sur la culture organisationnelle et une autre axée sur les enjeux, les apports et les problèmes entourant les pratiques de participation, de pouvoir et de démocratie dans les groupes de femmes.

Pour comprendre les représentations, les perceptions et les pratiques concrètes de démocratie, les chercheures ont eu recours à diverses techniques de collectes de données : groupes de discussion, entrevues individuelles et de groupes, analyse documentaire.

Dans un premier temps, des groupes de discussion ont tenté de comprendre comment les différentes actrices se représentaient la démocratie, le pouvoir et la participation des membres. Ces groupes ont rassemblé des personnes provenant de centres de femmes, de centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS), de maisons d’hébergement, de groupes de réinsertion en emploi, de groupes travaillant auprès de jeunes femmes et d’entreprises d’économie sociale.

On a, par la suite, procédé à une observation participante qui s’est déroulée sur une période de six mois à un an dans différents types d’organisation : un centre de femmes, une entreprise d’économie sociale, le comité femmes d’un groupe en santé mentale, un groupe mixte composé majoritairement de femmes, un centre de femmes dans un quartier défavorisé, un groupe travaillant à l’intégration des femmes dans des métiers non traditionnels. On a privilégié, pour cette observation, les moments où les membres étaient directement engagées dans des processus décisionnels : réunions du conseil d’administration ou de comités de travail, assemblées générales, actions collectives, activités régulières. Cette observation continue a permis de prendre connaissance directement, dans leur contexte, des interactions tout en permettant d’aller au-delà des représentations qui avaient été évoquées lors des groupes de discussion.

Des entrevues avec des participantes et certaines intervenantes ont complété la collecte de données présentées et analysées dans les neuf chapitres de cet ouvrage comportant trois parties.

La première partie tient en deux chapitres dans lesquels sont consignés des éléments thématiques pertinents à cette recherche. Dans le premier chapitre, Jocelyne Lamoureux rend compte de l’apport éclairant et original de théoriciennes féministes, telles Carole Pateman, Joan Wallach Scott, Anne Philipps, Diane Lamoureux, Bérangère Marquis-Pereira, Iris Marion Young, Françoise Collin qui ont contribué, en lien avec le mouvement des femmes, à l’élaboration de propositions audacieuses concernant l’inclusion, l’égalité, le pluralisme. Dans le deuxième chapitre, Nancy Guberman analyse des données recueillies dans la recherche empirique menée auprès de dix groupes de femmes. Elle en dégage que « l’appropriation du pouvoir dépend de ce qu’un groupe fait pour ses membres » tandis que « la démocratie est liée à ce qu’un groupe fait avec ses membres » (p. 72). Certains de ces groupes ont réussi, constate-t-elle, à unir ces deux processus de fonctionnement alors que d’autres les ont dissociés. La dissociation, observe-t-elle, a des conséquences sur le rôle que les femmes peuvent jouer dans le groupe et nuit à leur possibilité de s’approprier le pouvoir. Il importe donc, conclut-elle, que les individus qui s’intègrent dans des groupes de femmes aient « la possibilité de s’approprier le processus de délibération et de prise de décision démocratique » (p. 74).

La deuxième partie de l’ouvrage regroupe quatre chapitres et rend compte de la recherche visant à mettre les membres de la base au centre de l’analyse du pouvoir et des pratiques démocratiques. Les données recueillies dans cette recherche proviennent d’entrevues de groupes avec trois catégories de femmes : des usagères ou participantes à la base, des ex-membres des instances décisionnelles formelles (conseils d’administration, collectives des maisons, centres et groupes) et des travailleuses ou permanentes salariées.

Jocelyne Lamoureux analyse les représentations spontanées que les membres de la base, les participantes aux conseils d’administration ou aux collectives et les travailleuses salariées se font de la démocratie. Ces réflexions s’accompagnent d’interrogations concernant les rapports entre démocratie participative et démocratie représentative ; les modes de communication ouverts favorisant l’esprit critique ; la capacité de faire de la polémique ; de confronter et d’être confrontée ; de se décentrer et de formuler des propositions alternatives.

Le chapitre rédigé par Danielle Fournier en collaboration avec Jennifer Beeman et Jocelyne Lamoureux commente, par la suite, les propos recueillis auprès des mêmes personnes concernant le sens que revêt pour elles leur appartenance à un groupe.

Poursuivant cette réflexion, Nancy Guberman examine dans un autre chapitre quelle est la portée, pour les personnes interrogées, des instances formelles telles que l’assemblée générale, le conseil d’administration, l’équipe de travail. Il apparaît que, pour la plupart, les instances formelles sont considérées comme des lieux de gestion administrative et non comme des lieux de délibération à l’intérieur desquels leur participation peut devenir significative.

Il convient pourtant, avance Jennifer Beeman, dans le chapitre suivant, « de se demander comment la démocratie s’exerce dans les groupes de femmes » (p. 125). Pour ce faire, elle présente un modèle élaboré à partir des entrevues de groupes et des observations participantes effectuées dans le cadre de cette recherche. Ce modèle précise les conditions et les facteurs qui doivent être réunis pour que s’exerce la démocratie dans un groupe.

L’observation participante effectuée dans six groupes a permis aux chercheures de cerner quatre stratégies pouvant favoriser les pratiques démocratiques de « membres de la base ». Il s’agit de faciliter l’appropriation du groupe par les membres-participantes ; de soutenir l’émergence des femmes en tant que sujets et actrices de la démocratie ; de vivre la démocratie comme une culture qui traverse toute la vie du groupe ; d’intégrer les instances formelles dans la vie quotidienne du groupe.

Dans le dernier chapitre de cette deuxième partie de l’ouvrage, Nancy Guberman décrit, à partir des observations faites dans les groupes, comment sont appliquées ces stratégies. Elle en conclut qu’un des défis importants qu’ont eu à relever l’ensemble des groupes est « l’inclusion de toutes les participantes dans les espaces démocratiques » (p. 72). C’est pourquoi, rappelle-t-elle, il importe d’offrir « du temps et de multiples espaces aux participantes afin qu’elles puissent expérimenter la délibération et la prise de décision, participer aux actions qui en découlent, et ainsi acquérir la conviction que leur participation active dans le groupe est importante » (p. 174). Il demeure, observe-t-elle, que la démocratie pose d’importants défis à tous les groupes. D’où la nécessité de pratiques pouvant soutenir les participantes dans « leur cheminement pour devenir des actrices et des sujets collectifs capables de situer leur expérience personnelle dans le cadre d’enjeux sociaux » (p. 178).

Les deux études de cas présentées dans la troisième partie de l’ouvrage permettent d’illustrer comment un comité de femmes oeuvrant au sein d’un groupe mixte de défense des droits en santé mentale et une organisation telle l’R des centres de femmes du Québec tentent de vivre la démocratie au quotidien avec l’ensemble de leurs membres.

Dans le premier chapitre de cette troisième partie, Jocelyne Lamoureux s’applique à systématiser et à analyser le fruit de ses observations, conversations et entrevues avec le comité des femmes du collectif Action Autonomie qui s’applique non seulement à « faire une place aux femmes », mais, selon l’expression de Françoise Collin, leur permet « de donner lieu à du nouveau » (p. 210).

L’étude menée par Marcelle Dubé auprès de l’R des centres de femmes l’amène elle aussi à constater que les « membres de la base » sont très peu présentes pour ne pas dire absentes de plusieurs lieux où se vit et doit s’exercer la démocratie de cette organisation. D’où son souhait que l’R des centres de femmes s’applique à aménager de plus en plus d’espaces, de lieux et de structures dans lesquels les femmes qui y oeuvrent auront la possibilité de développer leur singularité et d’exprimer leurs différences.

Après cette longue démarche de recherche, la collective s’est dissoute. La réflexion en profondeur qu’elle a poursuivie sur la démocratie représentative, participative, délibératrice et organisationnelle se poursuit pourtant grâce aux publications qui rendent compte de ces travaux, mais également dans le cadre de sessions que ses membres offrent à des groupes de femmes et à des groupes communautaires.