Corps de l’article

Introduction

Plus de douze années dans le mouvement communautaire à titre d’intervenante dans des groupes de base et d’agente de liaison au Regroupement des ressources alternatives en santé mentale du Québec (RRASMQ) m’ont donné l’occasion de réfléchir sur le rôle des groupes communautaires dans la société québécoise, leurs interactions avec les instances publiques et les enjeux soulevés par ce rapport qui se fait de plus en plus étroit. Mon expérience de participation à des structures locales de concertation avec le réseau public m’a amenée à approfondir ma réflexion sur les impacts de la réorganisation du réseau de la santé et des services sociaux sur les pratiques en santé mentale[1].

Depuis plus de trente ans, les ressources alternatives en santé mentale ont développé des pratiques orientées vers le concept d’appropriation du pouvoir des individus et des communautés qui inclut la possibilité de contestation du pouvoir psychiatrique (RRASMQ, 1999 : 10 ; Corin, Rodriguez et Guay, 1996 : 45-67). Dans une publication du Centre de documentation sur l’éducation des adultes et la condition féminine, William A. Ninacs décrit trois types d’appropriation du pouvoir : individuel, communautaire et organisationnel. L’approche du mouvement alternatif en santé mentale semble se rapprocher du type organisationnel décrit par Ninacs qui mentionne « qu’une organisation peut être en quelque sorte un pont entre des individus empowered et la communauté dans son sens large » (Ninacs, 2003 : 146). En effet, l’approche alternative vise le soutien des personnes en difficulté dans leur quête d’un mieux-être, mais aussi leur participation active en tant que citoyennes.

L’approche d’appropriation du pouvoir, telle qu’elle est véhiculée par le mouvement alternatif, suggère donc que les personnes peuvent non seulement gérer les effets des difficultés de santé mentale, mais aussi s’attaquer à leurs causes. Les groupes constituant ce mouvement travaillent à l’amélioration de la qualité de vie des personnes vivant des difficultés de santé mentale et des communautés en s’appuyant sur « la prémisse que les compétences requises pour effectuer le changement visé sont déjà présentes ou, au moins, que le potentiel pour les acquérir existe ». C’est à travers l’expérience de groupe que « les problèmes personnels peuvent se transposer en préoccupations collectives et le pouvoir se trouve augmenté et partagé » (Ninacs, 2003 : 26), d’où l’importance des pratiques démocratiques dans la vie associative des groupes.

Le principe d’appropriation du pouvoir n’est pas réservé au mouvement communautaire et peut être appliqué dans le réseau public où il est véhiculé depuis quelques années (MSSS, 2002, 2005). Cependant, cet article démontrera comment l’intégration des services en santé mentale risque de freiner l’adoption d’une véritable approche d’appropriation du pouvoir dans tous les milieux de pratique et proposera deux pistes d’action.

Mise en contexte

Les réseaux intégrés de services, et, plus récemment, les réseaux locaux de services, sont actuellement les solutions mises de l’avant pour améliorer « l’efficience » du système de santé québécois. Dans le champ de la santé mentale, l’objectif d’améliorer la concertation entre les dispensateurs de services apparaît clairement dès l’instauration de la Politique de santé mentale de 1989 (MSSS, 1989 : 31). Cette politique faisait suite à la désinstitutionnalisation et visait l’amélioration du soutien dans la communauté des personnes ayant des « troubles sévères et persistants » de santé mentale.

Depuis, la concertation est une préoccupation constante du ministère de la Santé et des Services sociaux qui a expérimenté différents modèles de gestion afin de l’instaurer : les PROS (Plans régionaux d’organisation de services), les PSI (Plan de services individualisés)[2], et depuis 1998 les RSI (réseau de services intégrés)[3]. Jocelyne Lamoureux, du Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal, décrit l’expérience des ressources alternatives dans l’élaboration des PROS en termes de « choc des cultures » (Lamoureux, 1994). En effet, des différences idéologiques profondes des milieux institutionnel et alternatif sont mises au jour dans le cadre de leurs collaborations sur les plans de la pratique clinique et du développement des activités et services en santé mentale. Les ressources alternatives, qui travaillent à partir d’une philosophie d’appropriation du pouvoir des personnes et des communautés, sont confrontées à un réseau public toujours dominé par l’approche médicale dont les pratiques sont essentiellement orientées vers le contrôle des symptômes pathologiques par le traitement psychotrope. Henri Dorvil, de l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal, croit que la désinstitutionnalisation n’a pas engendré une transformation des pratiques en santé mentale, mais plutôt un transfert des pratiques institutionnelles vers la communauté :

Actuellement, la désinstitutionnalisation a été pervertie, vidée de son contenu premier, c’est-à-dire social, et se trouve réduite à une pure logique administrative de coupures de lits, de leur transfert à une autre adresse dans la communauté, mais toujours sous le contrôle hospitalier. […] Au lieu de miser sur les habiletés sociales nouvellement acquises de l’usager, sur ses compétences, bref, sur son autonomie, la plupart des professionnels s’accrochent à son incapacité alors que l’heure est à l’empowerment processus, à l’empowerment résultat.

Dorvil, 2001 : 615-616

L’adoption de la Loi sur les agences de développement des réseaux locaux de services de santé et de services sociaux (Québec, 2003) crée un contexte favorable à la conclusion d’ententes de services avec les organismes communautaires qui pourront avoir en même temps les statuts de partenaires et de sous-contractants de l’instance locale. La dynamique partenariale des ressources alternatives avec le réseau public risque de se complexifier davantage et de compromettre les pratiques alternatives.

Les réseaux de services intégrés : le modèle

Le RSI est un modèle gestionnaire qui vise à assurer la variété, l’accessibilité et la continuité des soins à une clientèle spécifique tout en restreignant les coûts du système. Les différents dispensateurs de services d’un même territoire géographique sont invités à s’asseoir à une même table sous la responsabilité d’une coordination. On postule qu’ainsi les échanges cliniques seront enrichis des différentes approches et expertises et que, par conséquent, les personnes recevront les soins adéquats sans risquer de dédoubler les services ; bref, les RIS devraient permettre une utilisation optimale des ressources. Dans le secteur de la santé mentale se greffe à ce modèle d’organisation le principe d’appropriation du pouvoir des personnes ayant des problèmes de santé mentale afin qu’elles puissent vivre pleinement leur citoyenneté (MSSS, 2001, 2005). La prise en charge d’une personne en difficulté par un réseau de services intégrés va-t-elle effectivement favoriser son autonomie ? Cette question sera abordée plus loin dans cet article, pour l’instant, voyons comment s’articule ce modèle de gestion.

Le RSI comprend deux niveaux d’intégration, fonctionnel et clinique (Fleury, 2000b : 20-25). L’intégration fonctionnelle concerne la mise en réseau des organisations et requiert une formalisation des échanges entre les partenaires. Ensemble, ils partagent la responsabilité des services à offrir et à développer. Ce travail est sous la responsabilité d’une même coordination qui aura été préalablement désignée, en l’occurrence les Centres de santé et de services sociaux (CSSS). L’organisation des services sur une base locale suppose que les acteurs locaux sont en mesure d’identifier les besoins, mais aussi les potentialités de leur région et de les mobiliser.

L’intégration clinique est « la création d’une équipe multidisciplinaire d’intervenants et d’intervenantes qui travaillent dans différentes organisations » (MSSS, 2002 : 5). Cette équipe est responsable de gérer les nouvelles demandes, d’orienter les personnes vers le ou les services jugés appropriés et d’assurer la circulation de l’information sur la personne selon les règles établies de confidentialité. Formée sur une base locale, elle doit aussi voir à l’accessibilité et à la liaison avec les services spécialisés qui sont offerts à l’échelle régionale ou provinciale. En principe, ce mode de gestion devrait permettre de donner « le bon service à la bonne personne au bon moment » (Brière, 2001). Ce qui laisse supposer que les services existants sont adéquats et que l’amélioration du système repose sur les modes de gestion et de régulation.

Que ce soit sur le plan fonctionnel ou clinique, le modèle de gestion proposé vise l’accroissement de l’imputabilité des organisations du type d’activités ou de services qu’elles doivent offrir ainsi que de l’atteinte des objectifs d’intervention dont elles ont été désignées responsables lors du plan de services d’une personne. Si, d’un point de vue gestionnaire, le modèle est cohérent et semble prometteur d’une meilleure efficacité du système, cela peut être vu différemment du point de vue des personnes qui requièrent des services. Pour certaines, le fait d’être entourées de plusieurs intervenantes et intervenants dans une action concertée est rassurant et sécurisant, d’autres vivent un sentiment de morcellement et aimeraient avoir la possibilité de parler de l’ensemble de leurs difficultés et des pistes de solutions avec la même personne, d’autres encore vivent le sentiment de ne plus avoir de prise sur leur vie (Rodriguez, Corin, Poirel et Drolet, 2002 : 166-167).

Pour contrer ce dernier effet, le document Lignes directrices pour l’implantation des réseaux locaux de services intégrés en santé mentale (MSSS, 2002 : 15) indique que l’intégration implique un « système collectif de représentation et de valeurs » pour permettre le développement d’une culture commune dont le principe d’appropriation du pouvoir doit être le centre. S’attaquer à une transformation des cultures de pratiques d’intervention n’est pas une mince affaire. La participation en équipe multidisciplinaire à des activités de formation, des interventions en équipe et la création d’espaces de discussion sont les moyens proposés.

Si tout semble avoir été pensé dans le modèle de gestion en réseaux de services intégrés, il n’en demeure pas moins qu’il n’a pas fait ses preuves tant au regard de la réduction des coûts que de l’impact sur les personnes ayant des troubles mentaux. L’insistance des gouvernants au sujet de son application sur tout le territoire québécois, malgré le peu de données probantes sur l’atteinte de ses objectifs, est troublante. Marie-Josée Fleury, du Centre de recherche de l’Hôpital Douglas, conclut dans son éditorial du numéro spécial de la revue Santé mentale au Québec sur les réseaux de services intégrés : « À l’heure actuelle et malgré la profusion d’une littérature scientifique à ce sujet, les modalités de structuration en réseaux en fonction des contextes, ainsi qu’à leur capacité de bien répondre aux besoins et leur efficience, doivent faire l’objet d’études plus poussées » (Fleury, 2002a). Dans ce contexte, il convient de préciser les enjeux soulevés par ce modèle d’organisation de services et d’en tenir compte dans la mise en application.

Les enjeux

Dans le champ de la santé mentale, comme dans les autres secteurs de la santé, le principe de maintenir les « patients » dans la communauté le plus longtemps possible fait largement consensus tant parmi les gestionnaires, les milieux d’intervention que chez les personnes en difficulté. Cela sous-entend que les personnes vivant des difficultés de santé mentale devraient avoir la possibilité d’être des citoyennes à part entière, c’est-à-dire de pouvoir prendre des décisions concernant leur vie et de prendre part à la communauté. L’organisation de services en réseaux intégrés sous-tend un enjeu relatif à la liberté de choix, d’une part, et plus largement, un enjeu démocratique, d’autre part.

Rappelons que, parmi les multiples approches en santé mentale, il semble que l’approche médicale domine toujours le paysage des services en santé mentale :

Alors que la recherche scientifique connaît mal les liens complexes entre les nombreux facteurs en jeu dans l’apparition de problèmes de santé mentale […], les cadres théoriques tendent à supposer que les pensées délirantes et autres symptômes psychotiques, et plus largement les troubles mentaux, proviennent directement d’un problème organique d’ordre neurobiologique et génétique.

Rodriguez, Corin et Poirel, 2001 : 221

Cet état de fait se traduit par une observation des symptômes en vue d’établir un diagnostic et un traitement pharmacologique correspondant ainsi que par de multiples recherches sur le fonctionnement du cerveau et le développement de traitements pharmaceutiques qui semblent toujours comporter moins d’effets secondaires.

D’un autre côté, la plupart des personnes ont une interprétation qui leur est propre de l’expérience de difficultés de santé mentale à laquelle elles cherchent à donner sens. Abus, violence, pertes et conditions de vie difficiles sont des exemples d’éléments d’explication qu’elles apportent et la médication ne peut être l’unique réponse à leurs souffrances.

L’enjeu de l’autonomie du sujet

La préoccupation de continuité de soins au coeur du modèle RSI ne laisse-t-elle pas présager une tendance médicale à la prise en charge ? Il s’agit en fait de savoir si le soutien d’une équipe multidisciplinaire garantit le respect de la conception que la personne a de ses difficultés de santé mentale et des moyens pour améliorer sa qualité de vie.

La notion de continuité de soins a été essentiellement développée par les milieux de la gestion et de la recherche et se définit par la négative en faisant référence à la présence de discontinuités et de ruptures de soins dues à des obstacles comme l’inexistence, l’inaccessibilité ou l’inadéquation des services, leur manque de coordination et d’intégration et le décrochage des individus du réseau (Clément et Aubé, 2002 : 180-192). Pourtant, le point de vue des personnes utilisatrices sur la continuité des soins pourrait être précieux étant donné que l’on sait que le décrochage du système est presque toujours en cause dans la discontinuité. Une vision uniquement gestionnaire de la continuité des soins sous-estime la capacité des personnes à développer des stratégies pour répondre à leurs besoins et à intégrer les services dans leur trajectoire de vie. De plus, un moment de rupture avec le système de services de santé n’est pas nécessairement une expérience négative. Elle peut être une distance que l’individu souhaite prendre par rapport au système pour retrouver un certain contrôle sur sa vie. Elle peut aussi permettre de repartir sur de nouvelles bases avec des intervenantes et intervenants différents qui ne seront pas essoufflés ou imprégnés d’une vision statique de la personne (Clément et Aubé, 2002 : 180-192).

La mise en place du RSI vise-t-elle à répondre aux besoins du système ou à améliorer la réponse aux besoins des personnes éprouvant des problèmes de santé mentale ? Dans une culture d’intervention largement dominée par la vision du progrès des connaissances et de l’expertise professionnelle qui interviennent sur les personnes, comment pourra émerger le sujet ? Alors que les milieux professionnels évaluent l’amélioration de la santé et du bien-être par des critères objectifs (nombre d’hospitalisations, observation des symptômes et des habiletés quotidiennes et sociales, etc.), les personnes en difficulté vivent ou ont vécu une expérience subjective intense dans laquelle elles cherchent un sens pour pouvoir reprendre pied. Pour les ressources alternatives, c’est seulement dans le respect de la conception des personnes de leur expérience, de leurs difficultés et du processus d’amélioration de leur qualité de vie qu’une véritable appropriation du pouvoir est possible. Gilbert Renaud soulève l’enjeu du sujet à travers cet extrait de son article « L’intervention : de la technique à la clinique ou de l’objet au sujet » :

L’intervention se confond alors de plus en plus avec la gestion de programmes établis à partir d’analyse « objectivante » des populations et des problèmes. Une telle approche fait disparaître le sujet au profit de la création d’un objet […]. Ainsi peut-on résumer la tendance lourde des sociétés contemporaines qui conduit l’intervention à se penser de plus en plus comme technologie de gestion efficace des situations et des problèmes qui ressortissent du fonctionnement opérationnel et strictement positif des sociétés.

Renaud, 1997 : 141-143

Le modèle de gestion en RSI commandé par le ministère semble porteur à la fois d’une vision technique et d’un souci de l’autonomie des personnes en greffant le principe d’appropriation du pouvoir. Il en résulte, à mon avis, que le respect de ce principe dépendra des personnes en place dans le système et de leur vision de la pratique d’intervention. Dans la conclusion de cet article, je tenterai de voir comment l’éthique pourrait contribuer à la transformation des services en santé mentale. Voyons auparavant le second enjeu qui se situe dans une vision sociale plus large, soit celui de la démocratie et de la citoyenneté.

L’enjeu démocratique

Les organismes communautaires sont autonomes, c’est-à-dire que les moyens de mettre en oeuvre leur mission sont déterminés par leur conseil d’administration. Selon le type d’organisme, les moyens peuvent avoir été développés par des comités de travail composés de personnes usagères, de bénévoles et de membres du personnel salarié pour être ensuite soumis au conseil d’administration. La vie associative prend donc une place importante dans ce type d’organisation et a permis le développement de pratiques novatrices.

Mais qu’advient-il des organismes communautaires dans la mise en place des réseaux de services intégrés ? Devront-ils se soumettre aux décisions de cette nouvelle entité ? Voilà le deuxième enjeu, car si tel était le cas, les conseils d’administration ne seraient-ils pas réduits à assumer un rôle gestionnaire au lieu de travailler à l’élaboration de nouvelles stratégies de soutien à la communauté ? Dans un contexte d’intégration, sera-t-il possible de continuer à jouer un rôle de critique des politiques sociales ?

En principe, le gouvernement québécois reconnaît le rôle des organismes communautaires dans notre société par la politique de reconnaissance et de soutien de l’action communautaire (MSSS, 2001). Cette politique mentionne que le financement des organismes est rattaché à la mission de base et que les ententes de collaboration avec le réseau public doivent se faire en toute liberté, dans le respect de leur autonomie. Jusqu’à maintenant, ces subventions provenaient du programme Soutien aux organismes communautaires (SOC) qui était géré par les Régies régionales maintenant transformées en Agences. Toutefois, la Loi sur les agences de développement de réseaux locaux de services de santé et de services sociaux (Loi 25) prévoit que les CSSS feront davantage appel aux ententes de services pour atteindre leurs objectifs. L’avenir paraît donc incertain pour les ressources alternatives en santé mentale qui craignent que l’argent nouveau qui sera investi dans le secteur soit géré par les RSI. Dans cette perspective, les organismes communautaires devront-ils s’aligner sur les objectifs du système de santé pour se développer ? Quelle marge de manoeuvre leur restera-t-il pour soutenir les initiatives de la communauté et développer des pratiques novatrices ?

Jocelyne Lamoureux y voit là un enjeu démocratique, mais aussi un enjeu de la vision de la communauté dans les politiques sociales du gouvernement. En fait, la question qui se pose est celle-ci : un service communautaire, qu’il soit public ou non, est-il réduit à la vision d’avoir pignon sur rue ou constitue-t-il toujours une action dynamique avec la communauté ? Bref, la forme de décentralisation des services que semblent donner actuellement nos gouvernants ressemble davantage à une centralisation des pouvoirs (Table régionale des organismes communautaires du Centre du Québec et de la Mauricie, 2002).

L’enjeu est de taille pour les organismes communautaires, car un refus de s’intégrer au RSI pour préserver leur autonomie pourrait bien compromettre leur financement futur. Un travail est actuellement en cours auprès du gouvernement pour accroître le financement de base.

Des pistes de réflexion sur les actions possibles…

La voie du dialogue

Un refus de participer aux RSI serait-il la solution ? D’un certain point de vue, une telle action représenterait probablement une force politique. Les ressources alternatives en santé mentale sont bien implantées dans la communauté et, pour la grande majorité, collaborent déjà avec les établissements publics. Dans cette perspective, elles se retrouveraient dans une posture d’opposition. La voie du dialogue serait-elle encore possible ?

Dans une recherche-action sur l’expérience partenariale des ressources alternatives avec le réseau public dans l’élaboration des PROS, Jocelyne Lamoureux souligne qu’outre le fait qu’elle a souvent été source de tension et énergivore, elle a aussi permis un échange sur les approches, les cultures d’intervention : « En alliance avec des intervenants-es […] les ressources alternatives ont réussi à opérer des brèches dans la culture centralisatrice et le modèle hospitalo-médico-psychiatrique » (Lamoureux, 1994 : 161).

L’échange peut être la source de remise en question de nos pratiques et un lieu de développement de nouvelles façons de faire. Bien que des revendications publiques du mouvement communautaire autonome et de l’ensemble de la société civile seront, à mon avis, toujours nécessaires, je crois que les changements de mentalités s’observent aussi sur le terrain. Dans ce sens, la concertation du mouvement communautaire et du réseau public se révélerait constructive.

L’intégration des organismes communautaires dans le réseau public risque de les empêcher d’assumer leur rôle de mobilisation de la communauté autour des problèmes sociaux. Et puis, à quoi bon la mobiliser si ses solutions se trouvent contrecarrées par le système ou si les moyens de les financer sont inaccessibles ? Assurer le financement de base des organismes communautaires et travailler en collaboration plutôt que dans un concept d’intégration m’apparaît la meilleure solution dans le contexte.

La voie de résistance : l’approche clinique

J’ai mentionné plus tôt que la mise en place des RSI dans une culture de pratique dominée par l’approche médicale représentait un « enjeu pour le sujet ». En effet, toute une littérature médicale tend à réduire l’expérience des personnes vivant des difficultés de santé mentale à des symptômes à traiter à l’aide d’une médication psychotrope. Dans cette perspective, l’intervention est davantage évaluée à partir de critères objectifs (diminution des symptômes et du nombre d’hospitalisations, développement d’une autonomie fonctionnelle, habiletés sociales) qu’à partir de l’opinion subjective des personnes traitées sur leur état de santé et de bien-être. Ce que je tente de souligner ici est le fait qu’il ne suffit pas pour ces personnes d’avoir moins de symptômes et de vivre de façon stable dans la communauté pour qu’elles soient satisfaites de leur qualité de vie. Elles ont des valeurs et des aspirations personnelles qui doivent être prises en compte dans le soutien qu’on leur apporte.

Gilbert Renaud explique à ce sujet que : « Le social se vide ainsi de toute référence transcendantale pour ne plus se déployer que comme un système de gestion efficace et technique des problèmes d’intégration qui peuvent se présenter » (Renaud, 1997 : 140). Il semblerait donc qu’une survalorisation de l’objectivité amène les intervenantes et intervenants sociaux à délaisser l’expérience subjective des personnes soutenues et leur propre expérience pour intervenir à partir de critères techniques. Ainsi, les équipes d’intervention travaillent dans un contexte où des résultats doivent êtres atteints avec les outils développés par le système. L’auteur parle alors : « d’assujettissement non seulement de ceux “ sur ” qui l’on intervient, mais également de l’intervenant dont le rôle se réduit à une fonction de contrôle des ratés de l’intégration systémique ou encore des perspectives instrumentales propres au système ». Cet auteur invite les intervenantes et intervenants sociaux à résister aux pressions du système en citant Michel Foucault qui décrit les luttes contemporaines comme : « un refus de l’inquisition scientifique ou administrative qui détermine notre identité » (Foucault, 1984).

En guise de résistance, Renaud propose l’approche clinique qui remet le sujet au centre de l’intervention ; le sujet qui est non seulement représenté par une identité statique, mais aussi comme un acteur ou une actrice que l’on rencontre à un moment de sa trajectoire de vie et étant constituée d’une part, d’un sens logique et, d’autre part, de sentiments et d’émotions. L’intervention devient alors un accompagnement dans la recherche du sens de l’expérience vécue à l’aide de l’établissement d’un véritable lien de confiance dans la rencontre de deux sujets. Une rencontre dans laquelle il devient possible d’améliorer le bien-être individuel et collectif impliquant ainsi un développement du sens critique. De cette façon, l’intervention sociale prend un nouveau sens en considérant la personne non plus comme un objet, mais plutôt comme un sujet avec une singularité propre qui peut s’exprimer dans une action sociale. L’auteur propose une approche qui recentre l’intervention sur la personne et le sens qu’elle donne à son expérience pour apporter des changements dans sa vie plutôt que sur des données techniques et les attentes de l’environnement social.

L’enjeu soulevé ici est celui de la vision de l’être humain dans l’intervention sociale. Peut-on le réduire à un élément défectueux du système que l’on doit réadapter afin qu’il fonctionne mieux dans son rouage ? Ou est-il un être à part entière avec une histoire, des valeurs et des aspirations qui lui sont propres ? C’est la reconnaissance de l’autre et de son interprétation de son expérience ainsi que de la possibilité de s’inscrire singulièrement dans le social qui est en jeu.

L’approche clinique invite à un positionnement éthique par cette prise de position de l’intervenant ou l’intervenante qui affirme une façon particulière de faire dans ce champ de pratique même si les actions qui en découlent peuvent le heurter, et ce, pour mieux tenir compte de ce qui lui est apporté au cours de la relation avec la personne. La pratique de cette approche laisse un espace au principe d’appropriation du pouvoir que le modèle RIS peut difficilement assurer.

À défaut de pouvoir changer les normes et les valeurs de la culture dominante, ne peut-on pas lui résister et remettre la personne au centre de nos interventions ? Si le mouvement alternatif en santé mentale impose une résistance dans son travail auprès de ses membres et sur la place publique, tout intervenant du RSI peut s’inspirer de l’approche clinique dans sa pratique. On peut même espérer qu’assumer cette position éthique suscite le débat et influence la culture actuelle. Les résistants ne sont pas seulement dans le réseau communautaire, bon nombre d’intervenants du réseau public sont critiques de l’approche dominante.

Conclusion

La mise en place des RSI apparaît comme la solution pour réduire les frais de santé et améliorer la continuité des soins dans le champ de la santé mentale. Étant développé sur une base locale, ce modèle de gestion pourrait bien être l’occasion d’instaurer des activités et des services plus près des forces et de la culture de la région desservie si la culture dominante dans le milieu de la santé et des services sociaux n’y mettait pas un frein. En effet, l’approche de l’expert venant en aide aux personnes vulnérables de la communauté avec une tendance de prise en charge plutôt qu’une volonté d’accompagnement domine les pratiques d’intervention et oriente les mesures gouvernementales. Mon expérience du terrain me fait craindre que ce modèle d’organisation de services vise davantage à gérer la demande des « utilisateurs de services » qu’à se préoccuper de l’appropriation du pouvoir des personnes vivant des difficultés de santé mentale.

Ce principe, qui doit être au coeur de l’intervention des équipes multidisciplinaires, constitue un levier pour les personnes aidées et celles qui les accompagnent et leur permet de créer un espace pour concevoir autrement que par les concepts de maladie mentale et de réadaptation les difficultés de santé mentale et le cheminement vers un mieux-être. C’est par la résistance de personnes et de groupes que le principe d’appropriation du pouvoir pourra s’appliquer. Car si le ministère de la Santé et des Services sociaux a tenté de donner un caractère plus humain à sa vision gestionnaire des soins et des services en évoquant ce principe, on sait fort bien qu’une nouvelle culture de pratique ne s’impose pas d’en haut. On sent bien là le mythe qu’une gestion bien ficelée saura faire face aux problèmes rencontrés.

Des débats sur le concept de communauté, la vision des personnes vivant des difficultés de santé mentale et le type de soutien à leur apporter s’imposent. Il est de toute évidence nécessaire d’ouvrir franchement le dialogue sur la pluralité des pratiques en santé mentale en vue d’une collaboration qui tient compte de cette réalité. Si on ne peut discuter de ces différences de visions entre acteurs et actrices en santé mentale, où sera l’ouverture pour respecter celles des personnes aidées ? D’ailleurs, leur participation à l’évaluation des soins et services serait un bon pas dans la bonne direction (Rodriguez, Bourgeois, Landry, Pinard et Guay, 2005).

Enfin, je souhaite qu’il y ait une remise en question plus globale des modèles de gestion néolibéraux. En fait, ce qui se passe dans le champ de la santé mentale n’est que la manifestation concrète d’une culture contemporaine dans laquelle l’objectivité et la technique dominent, mais aussi de laquelle émerge de plus en plus une critique qui souhaite promouvoir le caractère singulier de l’être humain et des communautés.