Corps de l’article

Décrochage scolaire, errance urbaine, conduites à risque… Des phénomènes associés à la jeunesse d’aujourd’hui et qui invitent à concevoir cette dernière au mieux comme la victime d’une société en mal de repères, au pire comme la responsable de troubles urbains qu’il faut réprimer. Les 18 collaborateurs de l’ouvrage dirigé par Pierre-W. Boudreault et Michel Parazelli ont en commun, outre le fait de susciter l’intérêt soutenu du lecteur, celui de refuser de telles approches. Dans L’imaginaire urbain et les jeunes, dont la publication fait suite à un colloque du même intitulé, les jeunes sont abordés comme des acteurs sociaux qui, malgré l’incertitude et la contrainte, font montre de réflexivité et de créativité. Et c’est par le concept d’imaginaire, défini d’entrée de jeu et au fil des textes comme praxis, que les auteurs proposent de saisir cette capacité d’action : l’imaginaire est une « intentionnalité de la conscience » (p. 1), une médiation qui « réconcilie sujet et objet, corps et esprit, nature et culture, individu et collectif… » (p. 73).

Sans y faire allusion explicitement, les auteurs se fondent sur l’idée chère aux fondateurs de l’École de Chicago et à leurs successeurs que la ville est constituée d’une pluralité d’espaces interactionnels qui permet, bien que cela puisse aussi conduire à l’enclavement de certains, des possibilités d’engagements relationnels et d’expériences identitaires multiples. À partir de ce postulat, et de la prémisse selon laquelle l’imaginaire est action, les auteurs mettent en question la place des jeunes dans la cité et la place de la cité dans la vie des jeunes. Ils avancent l’hypothèse que l’espace urbain est le substrat matériel qui, tel un témoin, s’imprègne de l’imaginaire des jeunes, enregistre leurs pratiques et les donne à voir au monde : « c’est par la spatialisation de leur imaginaire que les jeunes participent aux transformations de la vie urbaine » (p. 3).

L’ouvrage se découpe en trois parties qui s’articulent harmonieusement les unes aux autres, ce qui n’est pas toujours aisé pour un travail collectif de cette envergure. Le premier tiers du livre se présente comme un arrière-plan des transformations sociales qui affectent tant les jeunes que la ville d’aujourd’hui. Il s’ouvre avec un chapitre de Madeleine Gauthier qui se demande si la ville fait encore rêver les jeunes. Elle constate en effet que si les jeunes migrent en grand nombre vers la ville, notamment parce que celle-ci représente la liberté, cette représentation positive de l’espace habité tend à se déplacer, chez les plus vieux d’entre les jeunes, du côté de la campagne. La ville stimulerait l’imaginaire, en tant qu’étape initiatique dans un processus de construction identitaire. Cette analyse fait ensuite place à une autre forme de départ : celui du décrochage scolaire des élèves du Québec. Céline Saint-Pierre suggère que l’école, traditionnellement uniformisatrice, ne fournirait pas l’espace de réalisation de soi revendiqué par les jeunes. Certains choisiraient alors d’investir la ville, berceau d’expériences de socialisation diverses. Selon elle, il faudrait établir un lien plus concret entre l’école et la cité. De même, Pierre-W. Boudreault cherche à contrer l’« imagerie » collective, l’ensemble des préjugés sociaux sur la jeunesse, en empruntant une approche phénoménologique du rapport des jeunes à l’institution scolaire. Il note que leur refus de l’école est en fait le refus d’un modèle de société fondé sur la consommation de masse. Ce qui libère désormais leur potentiel imaginatif et créatif n’est pas l’uniformité, mais la mobilité, la communication et la diversité, autant d’éléments qui se rencontrent plus facilement dans l’environnement urbain que scolaire. Martin Simard, pour sa part, analyse les trajectoires spatiales des jeunes québécois à la lumière des normes urbanistiques des dernières décennies. Il montre que les politiques urbaines qui ont conduit à l’aménagement des banlieues, si elles fournissent un environnement propice à l’éducation des enfants, ne correspondent pas aux besoins des jeunes. Ces derniers ont une préférence pour les quartiers anciens des centres urbains, plus favorables aux liens de sociabilité et d’appartenance. En se basant sur l’écologie humaine, Simard signale l’enjeu qui consistera à éviter que ne se cristallisent des aires sociales juvéniles dans les quartiers centraux et des zones vieillissantes dans les banlieues. De la banlieue nord-américaine, Françoise Moncomble nous transporte vers les grandes cités HLM de France, où les jeunes sont prisonniers d’une proximité asphyxiante. À l’instar de Simard, elle dénonce l’organisation urbanistique des banlieues, où « les ronds-points et les échangeurs prétendent tenir lieu d’agora » (p. 128). Mais elle remet aussi en cause le modèle républicain lequel, cherchant à intégrer les citoyens à une France indivisible, produit paradoxalement de l’exclusion. L’espace public doit redevenir un lieu producteur de lien social. Enfin, Wanda Dressler clôt cette première partie en resituant à propos le contexte urbain global dans lequel les jeunes sont appelés à s’insérer. Lieux de l’économie tertiaire, les grandes métropoles du monde se lient et forment le tissu de la nouvelle société globale. Excluant tous ceux qui ne sont pas en mesure de s’y intégrer, ce processus conduit à une fragmentation sociospatiale des nations et des villes, et donc de l’espace public. L’auteure interpelle le citoyen jeune qui, peut-être par le mouvement altermondialiste, pourra contribuer à l’appropriation de la ville mondiale comme espace de civilité.

La deuxième partie de l’ouvrage porte sur l’imaginaire juvénile proprement dit et sur les pratiques rituelles auxquelles celui-ci donne lieu dans l’espace urbain. Elle débute par un texte de Michel Parazelli qui traite du « choc des imaginaires » entre les jeunes de la rue et les gestionnaires urbains. Alors que les premiers se représentent et investissent les espaces de la ville en tant que socles transitoires d’expérimentations identitaires, les seconds, par les politiques de revitalisation des centres-villes, travaillent à la disparition de ces lieux. À terme, cela risque de provoquer une radicalisation des pratiques marginales de ces jeunes, voire de menacer la cohésion sociale. Dans la même veine, Teresa Sheriff montre en quoi l’esthétique du style punk et les comportements à risque de ces jeunes constituent à la fois un refus des valeurs de la société capitaliste et un ensemble de rituels pour « provoquer un événement suffisamment puissant qui les confirme dans la pertinence d’exister sur terre » (p. 207). Si ces jeunes ont entendu les normes qui leur ont été dictées, l’auteure explique qu’il y a eu défaillance dans leur transmission. De même, Denis Jeffrey se penche avec pertinence sur le manque de rites de passage au monde adulte dans la société actuelle. Alors que les générations précédentes, du moins au Québec, ont vu leur imaginaire nourri de la révolution tranquille et des idéaux nationalistes, les jeunes d’aujourd’hui doivent se contenter de la fin d’un rêve avec, en prime, les inconvénients du changement (divorce, sida, etc.). L’auteur insiste sur la nécessité de retrouver des adultes sensibilisés à leur « rôle de passeur » (p. 233) et prêts à offrir aux jeunes des histoires qui redonneront un sens à ce qu’ils vivent. Comme une illustration de cette incapacité de la société à fournir des rites sociaux, le texte de François Gauthier propose de saisir les signes d’une telle ritualisation dans les raves. L’identité du jeune s’expérimente et se forge au fil de ces « rituels festifs » d’abandon, de jouissance et d’extase. Parce qu’ils peuvent y inventer un monde, les jeunes y puisent, progressivement, du sens. Cette partie de l’ouvrage clôt avec un article de Thierry Goguel d’Allondans qui déclare, dans le même sens que Denis Jeffrey, que les jeunes sont à la recherche d’une histoire, mais d’une histoire qui raconterait la mort. La disparition des rites de passage, l’invention sociale de l’adolescence et les cultures juvéniles auraient conduit à l’apologie de l’éternité et feraient en sorte que les jeunes d’aujourd’hui sont moins disposés qu’autrefois à apprivoiser l’idée de mortalité. Ils joueraient avec la mort non pas parce qu’ils souhaitent mourir, mais parce qu’ils veulent exprimer ce qui est socialement devenu inexprimable.

Diane Pacom nous introduit à la dernière partie du livre en défendant l’apport fructifiant de la thèse castoriadienne de l’imaginaire social – qui « conjure constamment le Chaos » (p. 283) – pour l’éclairage sociologique des pratiques créatrices des jeunes. Les textes qui suivent sont autant d’illustrations du pouvoir créatif des jeunes inspiré de la culture urbaine dans le domaine artistique. Michaël La Chance présente le travail de l’artiste Sylvain Bouthillette, qu’il qualifie de « schizographique » en ce qu’il exprime, par « l’éclectisme des éléments picturaux », une « crise du réel » (p. 299). L’article de Hélène Savard, pour sa part, appelle les adultes à porter une attention particulière à l’émotion des jeunes. Elle présente le cas d’une école qui s’est donné le temps d’accorder la parole aux jeunes en leur permettant de libérer leur potentiel créatif. Enfin, Martin Sasseville et Myriam Laabidi, à partir des cas respectifs de la musique métal et du hip hop, font la démonstration que les jeunes qui s’adonnent à ces styles musicaux en région souhaitent se placer en marge de la culture de masse, rompent l’anonymat de l’uniformité, tout en se liant à leurs semblables dispersés dans le monde.

C’est à Michel Maffesoli que revient le mot de la fin. Le sociologue suggère de comprendre les pratiques juvéniles comme les manifestations d’une nouvelle esthétique tribale, celle « d’éprouver, ensemble, des émotions » (p. 340), sorte d’insurrection contre l’idéologie moderne de la rationalité. L’auteur laisse cependant perplexe lorsqu’il affirme qu’« on est plus agi que l’on agit vraiment par soi-même. Le destin est là, tout-puissant, impitoyable qui, malgré la volonté du sujet, oriente dans le sens de ce qui est écrit » (p. 342). Il est difficile, dans ce cas, de ne pas concevoir les jeunes comme des comédiens jouant une pièce déjà montée plutôt qu’en tant qu’acteurs participant aux transformations de la cité. Il va de soi que l’action sociale subit les effets de la conjoncture sociohistorique dans laquelle elle s’inscrit. Mais le jeu des déterminations n’est pas uniforme ; il n’y a pas une, mais des jeunesses. Si les jeunes d’aujourd’hui expriment le refus, qui sont ceux qui le font dans l’exode, par le décrochage scolaire, en investissant la rue ? À l’heure où la société globale bouleverse les inégalités sociales, il aurait été intéressant que soit scruté davantage le lien entre des formes d’imaginaire urbain et les origines sociales des jeunes.

Qu’à cela ne tienne, l’ouvrage collectif dirigé par Boudreault et Parazelli est une excellente incursion dans l’univers social des jeunes, mais aussi et surtout dans leur univers intime. Il offre avec adresse une explication compréhensive de leurs pratiques urbaines. Plus encore, l’ensemble des textes ainsi réunis est une véritable mise à nu de l’incapacité de la société actuelle, adulte, non pas tant à offrir des repères normatifs à la jeune génération, mais à les légitimer.