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Au départ, une prestigieuse bourse du Conseil des Arts de Grande-Bretagne (Killiam) et un soutien financier des non moins prestigieux collège Emmanuel de Cambridge et Académie britannique. À l’arrivée, un monument d’exhaustivité sur la propagande en faveur de la colonisation, un ouvrage de référence sur la littérature d’émigration produite en Grande-Bretagne et ailleurs en Europe, sur la littérature d’immigration dans les Dominions de l’Empire britannique, de même que celle produite en Grande-Bretagne pour accélérer le peuplement de la Nouvelle-Angleterre, et des régions du Sud et de l’Ouest. L’objectif est de mettre en perspective le même type d’écrits produits au Québec par les propagandistes et pamphlétaires, les sociétés de colonisation, l’Église catholique, et le gouvernement provincial. L’ensemble inclut plus de 400 titres, tient en près de 700 pages, et décrit par le menu les discours, justifications et débats entourant la migration internationale et continentale, la colonisation intérieure et à l’étranger, les organismes de soutien à l’émigration et leurs services, les nombreux projets de colonisation, les quelques programmes gouvernementaux avec, pour chaque destination spécifique, les résultats obtenus. Étourdissant, quoi.

Commençons quelque part. Au XIXe siècle, un formidable brassage de population voit les Européens se « répandre » pratiquement sur toute la planète ; un mouvement qu’on chiffre à 50 millions de départs environ, dont 20 % à 40 % sont suivis de retours au pays natal et qui traduisent moins un échec de la colonisation qu’une intensification du mouvement migratoire. Quand prennent fin les guerres napoléoniennes, l’émigration européenne n’est plus sentie comme une menace ou un affaiblissement du pays d’origine, mais apparaît désormais comme une solution à divers problèmes nationaux. La Grande-Bretagne, la première à vivre massivement ce phénomène, traverse une crise sociale qui atteint des sommets dans les années 1830 : émigrer vers le Nouveau Monde, ou ailleurs dans l’Empire, s’impose alors comme moyen de soulager le pays de son trop-plein de pauvres et de sans travail.

Même si plusieurs formes de soutien à la migration voient le jour tout au long du siècle, qui veut émigrer ne peut, en règle générale, compter que sur lui-même, et sur ses proches s’il va les rejoindre. De tous ceux qui partent, seule une petite minorité bénéficiera en effet d’un soutien officiel, qui du gouvernement, qui d’une compagnie foncière ou de transport, qui encore d’une société de bienfaisance ou de colonisation. Ayant obtenu des millions d’acres de terre, les compagnies foncières et ferroviaires peuvent avancer des fonds pour l’installation de colons, ou transporter à rabais les familles nombreuses désireuses d’émigrer. Avec le temps, l’État est bien forcé de soutenir le mouvement, d’adopter des lois protégeant le colon contre la spéculation, ou contre la saisie de sa terre, allant parfois jusqu’à concéder gratuitement des terres aux chefs de famille qui sauraient, après quelques années, mettre en valeur le lot ainsi octroyé. Mais au bout du compte, les politiques anglaises de colonisation systématique ne durent que quelques décennies et l’essentiel des migrations reste l’oeuvre d’initiatives individuelles et familiales. L’émigration libre domine, malgré les nombreux visages de la migration assistée.

Les premières célébrations de l’émigration remontent au XVIe siècle quand des géographes prédisent que la puissance de la métropole sera proportionnelle à celle de ses colonies, et encouragent, en conséquence, à s’y établir pauvres et réfugiés religieux, nobles et membres de la gentry, tous ceux-là, en somme, prêts à asseoir la supériorité de l’Angleterre sur ses rivales, y compris les petits voleurs et brigands des prisons à qui la transplantation dans les colonies donnera une chance de se racheter. Appels qui ne sont entendus que beaucoup plus tard quand le chômage et la famine font leurs ravages en Grande-Bretagne, et que la consolidation impériale se met au service de l’extension des marchés.

Mais le véritable succès idéologique est élaboré en terre américaine, au lendemain de la guerre d’Indépendance, par St-John de Crèvecoeur d’abord, revu et corrigé ensuite par Benjamin Franklin. Tous deux inspirés de l’idéal physiocratique d’une harmonie régénératrice entre l’homme et la nature, ils font du travail une valeur fondamentale et la condition préalable à toute indépendance. Ils décrivent la vie en Amérique comme une vie simple et rustique, où règne la plus grande égalité entre les hommes, où de surcroît le climat est bon, les sols fertiles, l’air pur, où l’eau potable et la nourriture se trouvent en abondance, où l’on gagne de bons salaires, côtoie de bons voisins, où le gouvernement est libre, et… où l’on est moins taxé ! Sitôt formulé (et encore longtemps après…), le rêve américain exerce une puissante fascination sur un nombre toujours plus grand de migrants que les propagandistes impériaux et coloniaux ne réussissent pas à détourner à leur profit.

À la tentative de rationaliser l’émigration britannique s’arrime l’idée d’une « plus Grande-Bretagne » dans laquelle l’Angleterre et ses colonies sont étroitement unies par l’ambition commune de voir triompher le libéralisme économique et la soi-disant supériorité anglo-saxonne. Contrairement au rêve américain, qui se suffit à lui-même, le rêve colonial appelle un programme de colonisation systématique. Les principes de Wakefield en fourniront la théorie : la terre, le capital et le travail doivent s’équilibrer l’un l’autre. Les profits de la vente de terres serviront à financer l’émigration et les émigrants seront sélectionnés en fonction des besoins de la métropole et des colonies. La terre doit être accessible aux colons et le capital, rentabilisé par un apport continu de main-d’oeuvre. Durant tout le siècle, plusieurs propagandistes reprennent à l’envi les mêmes propositions, mais elles ne sont appliquées qu’en Australie, avec des résultats par ailleurs concluants. Si les discours sur la destination états-unienne, s’appuyant sur la démesure continentale, exaltent les possibilités économiques qui attendent le colon-pionnier, ceux qui vantent les colonies britanniques sont à l’image des programmes gouvernementaux, rationnels et scientifiques, ou si l’on préfère, informatifs et plats ! Comme ils accentuent en outre la noblesse du projet d’émigration en insistant sur le devoir envers la métropole, on ne s’étonne pas qu’ils n’aient rien fait pour affadir le charme états-unien. Et si cela ne suffisait pas, ils rivalisent entre eux en faisant miroiter une destination coloniale contre une autre.

La propagande épouse toutes les formes d’expression : affiche, pamphlet, dépliant, guide du colon, lettre publique, récit de voyage, même le roman l’aide à vanter la colonisation. Mais de toutes, c’est la brochure qu’elle préfère. Les rubriques énumérées et les arguments pour convaincre sont étrangement partout et toujours les mêmes : climat favorable à l’agriculture, ressources naturelles abondantes, acquisition aisée de terres, besoins de main-d’oeuvre, absence de classes dirigeantes, investissements sûrs et profitables, plus grande liberté religieuse sont immanquablement invoqués aussi bien pour coloniser la Pennsylvanie que la Nouvelle-Zélande, le Transvaal que le Lac Saint-Jean, l’Alaska ou la Californie. Partout, le travail assidu est la seule garantie de succès du colon, et si le destinataire est parfois ciblé – l’Afrique du Sud enjôle le capitaliste britannique, le Québec le francophone d’Europe –, la plupart du temps, il est banal, neutre et populaire. En comparant les brochures les unes aux autres, Courville note le ton littéraire ici, scientifique là, ou le recours à une argumentation pragmatique contre une autre, plus persuasive. La formule propagandiste, vite fixée, daigne se modifier un peu quand les scientifiques s’en mêlent : des croquis et cartes des lieux, parfois de courts traités de climatologie sont insérés, des précisions géologiques et botaniques s’ajoutent pour assurer l’exploitation efficace de l’environnement. Ni ces petites différences, ni le recours aux superlatifs et surenchères ne masquent cependant la redondance massive du corpus ; et la lassitude guette le lecteur à qui Courville épargne peu de détails.

La grande parenté idéologique, voire la similitude, entre les divers éléments de son corpus, le géographe l’explique en faisant de la colonisation un simple rouage de l’expansion de l’économie marchande. Wakefield lui-même ne la concevait-il pas ainsi ? S’y greffe un phénomène d’acculturation des colonies par la métropole, laquelle donne le ton, et souvent aussi, fournit les moyens d’édition et de diffusion. L’influence britannique est omniprésente, jusque et y compris dans la propagande américaine ; son effet est niveleur et homogénéisant. Qu’advient-il alors de la spécificité québécoise, baignée dans cette multitude uniforme ? Courville déjoue d’abord l’interprétation classique qui ne voit dans les campagnes de colonisation qu’une tentative réactionnaire de fonder une théocratie rurale. Or, bien sûr, le discours québécois n’a pas le monopole des justifications religieuses, beaucoup s’en faut. Partout dans l’Empire, le christianisme nourrit la ferveur impériale : en guise d’exemple, l’évangélisation des immigrants et des « sauvages » accompagne et motive la colonisation de l’Ouest canadien. Vient ensuite l’explication par l’américanité : les appels à la colonisation correspondent au rêve américain nappé de sauce québécoise. Les élites, et non seulement le peuple, ont succombé aux sirènes continentales, leurs appels à la conquête des plateaux du Nord répondent aux mêmes utopies. Thèse séduisante qui néglige cependant, souligne Courville, que l’idéal le plus répandu de l’époque reste celui d’un État canadien bi-national et bi-culturel. Non, à l’analyse de ce corpus, la « québécitude » se ramène tout bonnement à l’intégration de plusieurs influences extérieures, canadiennes et britanniques d’abord, américaines et plus faiblement françaises ensuite. Une conclusion désarmante qui s’explique peut-être par la faiblesse de construction de l’objet d’analyse, car celui-ci s’efface forcément derrière la mise à plat minutieuse et exhaustive d’un (trop) volumineux corpus.

À lire à petites doses, mais à consulter abondamment !