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Jean-Pierre Desaulniers est décédé le 18 août 2005. Diplômé d’un doctorat de l’Université François Rabelais (Tours) en 1980, il était professeur au département des communications de l’Université du Québec à Montréal depuis 1975. Il y enseignait l’histoire des communications et l’anthropologie de la télévision, et il a donné des cours sur la publicité, sur la symbolique de la dramaturgie télévisée et sur la production culturelle et médiatique. Jean-Pierre Desaulniers a été impliqué dans un grand nombre de productions télévisuelles à divers titres : consultant, recherchiste, concepteur, directeur de production ou scénariste, mais il a aussi beaucoup écrit sur les médias au Québec et en particulier sur les productions télévisuelles. On trouvera plus bas la liste de ses principales publications, encore incomplète, mais qui donne une bonne idée de l’ampleur de son oeuvre écrite. Soulignons en particulier ses ouvrages La télévision en vrac et Mine de rien (écrit en collaboration avec Philippe Sohet) parus en 1982, De la famille Plouffe à la Petite Vie. Les Québécois et leurs téléromans, en 1996 et Le phénomène « Star Académie », en 2004.

Sa disparition m’incite à revoir son oeuvre ; j’y retrouve des traces de son sens de l’humour, de sa perspicacité et de son engagement social. Pour Desaulniers, toute action est symbolique et les systèmes symboliques – notamment celui que constitue la télévision, qui fut son principal centre d’intérêt scientifique – sont au coeur même de la société. Les travaux de Desaulniers s’inscrivent dans le tournant « culturel » pris par les sciences sociales à la fin du XXe siècle et s’intègrent dans une série d’études comme celles de Barthes, d’Eco, de Hall et bien d’autres. La perspective de Desaulniers est anthropologique ; il a interprété les médias de masse contemporains en utilisant des analogies et des notions anthropologiques bien connues (les mythes du Bon Sauvage et de Cendrillon pour son étude de Star Académie, par exemple).

Desaulniers a fait preuve d’une grande empathie avec les acteurs sociaux et les gens ordinaires dont il essayait de comprendre de l’intérieur les goûts en matière télévisuelle, et il se distingue ainsi de l’approche mise de l’avant par Latour ou encore des généralisations d’un Bourdieu. Desaulniers remettait constamment en question les systématisations trop abstraites : métaphores, allusions, ironie, humour, voilà les moyens qui lui permettaient de lier le tout et de représenter adéquatement la complexité de la vie réelle.

Desaulniers reconnaît d’emblée son implication active et son intérêt dans les événements qu’il raconte et les processus qu’il étudie. Il se décrit lui-même comme un auteur issu de la classe populaire – on the other side of the tracks – de l’UQAM, de Shawinigan, d’un groupe social qui tolère les flamants roses en plastique dans un parterre (je rassure cependant le lecteur : je n’ai jamais vu de flamants roses au domicile de Desaulniers…). Puisque nous faisons tous partie d’un même monde, tous méritent le respect, estimait-il. Ainsi, le plaisir que les gens prennent à regarder un téléroman ou à apposer une affiche « J’aime ma femme » sur leur voiture ne sont pas, pour lui, l’objet d’un jugement sommaire, mais demandent à être étudié et expliqué.

Le quotidien, le populaire, le vulgaire fascinent et trouvent place dans la recherche culturelle et sociologique actuelle. Les objets d’étude de Desaulniers n’ont donc rien de particulièrement surprenant. Mais son travail se distingue, dans tous les sens du terme, par ses tournures langagières habiles, une réflexion et une perspective critique peu communes qui transparaissent dans tous ses travaux. Jamais il n’a cherché le confort qui vient avec le respect de la norme. Il réfléchissait sur ses propres loisirs et respectait ceux des autres. Il partageait certains de ces plaisirs – l’écoute de la télévision plus particulièrement, ainsi que le golf et la cigarette – mais, même lorsqu’il ne les partageait pas, il présumait que si les gens aimaient certaines activités, peu importe lesquelles, on devait respecter leur choix et tenter d’expliquer leurs comportements.

Tous les travaux publiés de Desaulniers insistent sur le besoin d’être « dans le monde », d’où son désir de communiquer avec les gens qui évoluent hors de la tour d’ivoire qu’est l’université. Il considérait qu’il était plus productif pour lui d’être un intellectuel sur la place publique que de jouer le jeu de la chasse aux subventions ou encore de construire une théorie abstraite ou d’écrire de gros livres que personne ne lit. L’analyse d’un corpus formé de la programmation hebdomadaire de Radio-Canada et de Télé-Métropole – qui a servi à son étude La télévision en vrac – et de celle, mensuelle, des nouvelles sur ces mêmes chaînes que lui et Sohet ont entreprises en 1978, témoignent de sa capacité à conceptualiser et à aborder son objet d’étude de manière académique et universitaire. Mais son coeur était ailleurs, dans la découverte et l’étude du discours des méprisés et dans l’élaboration d’essais imaginatifs pleins d’allusions et de métaphores.

Ces aspects de son oeuvre ressortent particulièrement bien dans son livre intitulé De la famille Plouffe à la Petite Vie. Les Québécois et leurs téléromans, essai qui accompagnait l’exposition sur le phénomène des téléromans au Musée de la civilisation à Québec.

Selon le mot de Sophie Saint-Jacques, Desaulniers était « notre mémoire de la télévision » (La Presse, 24 août 2005). La télévision est un médium particulièrement évanescent, difficile à cerner historiquement tout comme l’est son alter ego de la diffusion, la radio. Les essais de Desaulniers ont donné une histoire nuancée, originale et bien documentée de l’évolution esthétique des programmes télévisuels. Sa narration du premier épisode de La famille Plouffe par exemple m’a beaucoup fait penser au premier épisode du téléroman anglais Coronation Street. La classe et le statut social des Plouffe se manifestaient dans les conditions dans lesquelles Théophile se faisait la barbe ; de même en est-il dans son homologue du Royaume-Uni où le milieu anglais est présenté de la même façon : l’homme de la famille se rase dans la cuisine (dans une maison sans eau chaude et sans salle de bains), et répare la bicyclette dans le salon (pas d’auto, pas de garage, pas de parterre). De même, dans son dernier livre, Le phénomène Star Académie, il a montré comment des formes culturelles internationales ont été accaparées et transformées pour le Québec.

Desaulniers cherchait à développer la créativité de ses étudiants, notamment chez ceux qui fréquentaient ses cours sur le cinéma et ceux inscrits dans le programme de management créatif à l’UQAM. Comme le montre sa série télévisée sur la publicité diffusée en 1981, Fous de la pub, son énergie débordante et son iconoclasme sélectif animaient et stimulaient ceux avec qui il entrait en contact.

Que retenir du travail de Desaulniers ? Premièrement, on y trouve une préoccupation exemplaire pour l’étude de tout ce qui touche le monde ordinaire. Ses travaux sur la culture populaire et la télévision sont importants pour la sociographie du Québec. Deuxièmement, ses travaux ouvrent des pistes sur le plan conceptuel, sur l’étude de la culture populaire et l’interprétation des médias. Troisièmement enfin, son objet d’étude était le monde dans lequel il vivait et il a jeté un regard neuf sur le Québec contemporain à partir des discours imagés et télévisuels.

En lisant Desaulniers, j’ai maintes fois esquissé un sourire devant sa tournure d’esprit et sa créativité. Il nous manquera.

Bibliographie de Jean-Pierre Desaulniers

Thèse

1980 Les modèles télévisuels et leurs conséquences culturelles, Tours (France), Université François Rabelais. (Thèse de doctorat.)

Livres

1982 La télévision en vrac, essai sur le triste spectacle, Montréal, Éditions St-Martin.

1982 Mine de rien, notes sur la violence symbolique (avec Philippe Sohet), Montréal, Éditions St-Martin.

1996 De la famille Plouffe à la Petite Vie, Ville Saint-Laurent et Québec, Fides et Musée de la civilisation.

2004 Le phénomène Star Académie, Montréal, Éditions St-Martin.

Contributions à des ouvrages collectifs

1978 « Le projet Radiorbital », dans Interaction communautaire : participation de l’Université du Québec au programme Hermès, tome IV, Québec, Université du Québec.

1978 Analyses des modèles de régionalisation des médias de communication de masse et incidences opérationnelles, en collaboration avec Jean-Paul Lafrance et Bernard Schiele, Montréal, Radio-Québec.

1980 « Le téléjournal et le téléroman », dans : Annie Méar, Recherches québécoises en Communication, Montréal, Éditions St-Martin.

1980 « Elvis et la ménagère : quotidienneté et spectaculaire des Tannants », dans Recherches québécoises sur la télévision, Montréal, Éditions St-Martin.

1986 « Le pape ou l’obscénité du bon », dans La visite du pape. Effets de communication, Acte du colloque sur la tournée papale au Canada, Montréal.

1995 « Faire la différence », dans La différence, Ouvrage collectif dans le cadre d’une exposition consacrée à la différence, Ville Saint-Laurent et Québec, Fides et Musée de la civilisation, Québec.

1999 « La télévision, le jeu prend une nouvelle tournure », dans : Roch Côté (dir.), Annuaire du Québec 2000, Ville Saint-Laurent, Fides.

2000 « La télévision : ce douloureux rapport à l’argent qui change tout », dans : Roch Côté (dir.), Annuaire du Québec 2001, Ville Saint-Laurent, Fides.

2001 « Grandes marées dans la télévision », dans : Roch Côté (dir.), Annuaire du Québec 2002, Ville Saint-Laurent, Fides.

Articles

1978 « À quand l’allaitement par satellites ? », Possibles.

1978 « Le topless du quartier », Possibles.

1978 « Columbo ou l’infiltration du naturel », La revue du Cinéma.

1979 « Les actualités télévisées ou la parade du soir » (avec Philippe Sohet), Communication et Information.

1979 « La perception du monde dans les actualités » (avec Philippe Sohet), Communication et Information.

1980 « L’univers du téléjournal québécois » (avec Philippe Sohet), Communication et Information.

1985 « Problèmes d’adéquation », Recherches sociographiques.

1985 « Télévision et nationalisme », Communication et Information.

1987 « L’histoire sans leçon : What does Canada want ? », T.S.F. Magazine.

1987 « A la bùsqueda del tiempo perdido canadiense », Telos (Madrid).

1991 « Prothèsez-vous ! », Santé et Société.

1994 « La mort à la garderie » (avec Philippe Sohet), Frontières.

1998 « Le refus ou la liberté de choisir », Muse, vol. XVI.

Autres parutions

1975 « Quand les médias condamnent », Vie ouvrière.

1978 « L’éclairage cathodique de la grande noirceur », Le Devoir.

1979 « Un cendrier pour René Columbo », L’Actualité.

1979 « L’univers du chalet », L’Actualité.

1979 « L’image du syndicalisme dans les actualités » (avec Philippe Sohet et Nicole Hubert), Le Devoir.

1984 « L’étalon de la vérité» », Le Monde diplomatique (Paris).

1986 « Le rapport Nautilus », Le Devoir.

1986 « Ce drôle de transfert », Copie zéro.

1986 « Janette Bertrand, vagabonde et délinquante », Le téléspectateur.

1986 « Ça change pas le monde, mais... », Repères (manuel scolaire), Montréal, Centre Éducatif et Culturel.

1986 « Je suis tanné du Liban », Repères (manuel scolaire), Montréal, Centre Éducatif et Culturel.

1986 « Television and nationalism. From culture to communication », dans : P. Drummond et R. Paterson (dirs), Television in Transition, Londres, BFI Publishing.

1987 « What does Canada want ? or L’histoire sans leçon », Media, Culture and Society (Londres).

1987 « Oliver North, doux enfant de la télévision américaine », La Presse.

1988 « Quelques traits de caractère des téléspectateurs québécois », Goûts et orientations des téléspectateurs de sept pays (Genève).

1988 « De l’usage des archives audiovisuelles en éducation », Les Éditions du Prix Italia (Rome).

1988 « Le curé et l’ingénieur », Actes du colloque de l’Association québécoise des journalistes scientifiques, Montréal.

1999 « La métamorphose des contenus », Le Devoir, les 20 et 21 mars.

1999 « Radio-Canada face à Sheila Copps », Le Soleil, le 21 avril.

2000 « Le CRTC va-t-il marginaliser la culture ou lui donner une place à la télévision ? » et « Le travail des artistes ne vaut-il pas celui des météorologues ? », Le Devoir, les 13 et 14 juillet.

2002 « Le Déclin de l’empire américain, prise deux », Le Devoir, le 13 mars.

2003 « Loft Story : la Dernière scène », Le Devoir, octobre.

2003 « Assis sur la bombe », Le Devoir, décembre.

Rapports de recherche

1987 « Le magazine télévisé au Canada » (en collaboration avec Iolande Rossignol, Anne-Marie Hétu et Claire Renaud), Rapport de recherche, Département des Études canadiennes, Ottawa, Secrétariat d’État.

1999 « La télévision, mort ou renouveau de la culture ? », avec Marie-Claude Delisle, Rapport de recherche, Québec, INRS Culture et Société.

Autres contributions

Jean-Pierre Desaulniers a été impliqué dans un grand nombre de productions télévisuelles à titre de consultant, de recherchiste, d’animateur, de concepteur ou de collaborateur à la réalisation. Il a donné un grand nombre de conférences et de communications.