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Le lecteur non prévenu, celui dont la pratique de l’Italie et des Italiens n’est pas assidue, éprouvera sans doute quelque difficulté à parcourir ou plus exactement défricher un ouvrage qui rend compte dans toute leur splendeur des infinies subtilités du plus latin de tous les pays. Certes, Dominique Rivière expose avec un maximum de clarté les termes essentiels de la question régionale mais, à l’échelle de l’Italie, cette lecture ne peut se faire qu’à travers de multiples filtres historiques, culturels, économiques, politiques et législatifs qui ne se recomposent pas de la même façon selon qu’il s’agit du Nord ou du Sud, de Milan ou de Naples, des villes ou des campagnes.

Se pose donc, d’entrée de jeu, le problème de la cohérence nationale, du rôle de l’État et même de sa légitimité. Sur ce point, l’auteur distingue non pas un État centralisé et des régions (ce serait le modèle français), mais trois grands ensembles, le Nord-Ouest industriel et commercial dominé par Milan et Turin, un Sud marginalisé qui commence quelque part au sud de Rome et une Troisième Italie, fondée sur un entrelacs de petites et moyennes entreprises, qui occupe l’espace dominé par Bologne, Venise et Florence. Ce schéma est brouillé par la fracture Nord-Sud qui oppose un Nord riche et travailleur (donc vertueux) à un Sud pauvre et corrompu (donc vergogneux), ce Sud dévoreur d’impôts collectés dans le Nord comprenant, bien entendu, Rome et sa clique de politiciens. D’où la floraison de formules nordistes comme «la Padanie de ce côté-ci, le Sud et la mafia de ce côté-là». Sur cette partition ternaire ou binaire se greffent d’autres clivages qui procèdent d’une certaine déconsidération de l’État: dans leurs rattachements préférentiels, les Italiens placent toujours la région avant l’État, et surtout la ville et son aire d’influence avant toute autre définition d’un territoire de rattachement. À croire que le modèle de la cité-état médiévale a survécu à une histoire tourmentée et à la fondation somme toute récente de l’État-nation. L’État n’en joue pas moins un rôle régulateur dans la relation entre l’Union européenne et les régions avec, notamment, la redistribution des aides visant soit à la mise à niveau des régions pauvres, soit à la reconversion des vieilles zones industrielles. Son rôle peut d’ailleurs être remis en question dans certains cas de figure: dans l’Europe des quinze, les régions du Sud sont pauvres et bénéficient de lignes de crédit généreuses, alors que dans une Europe à vingt-six, elles se situeront au-dessus du seuil d’intervention et n’auront plus guère accès à la manne communautaire.

C’est à cette échelle élargie aux dimensions de l’Europe que l’ouvrage propose un second niveau de lecture, le principe étant que si les régions et même les États ne sont que les composants d’un ensemble européen, il n’en reste pas moins que les dits États n’interprètent pas de la même façon les directives européennes, de même qu’ils n’ont pas les mêmes objectifs dans la répartition des crédits européens. Sont donc convoqués aux fins d’analyses comparatives l’ensemble de l’Union, des États allant de l’Irlande (meilleur élève de la classe) au Portugal et à la Grèce, des régions comme la Bretagne et même des métropoles rhénanes ou padanes. La diversité des références contribue certes à la complexité de la lecture, mais l’exercice n’en reste pas moins stimulant et l’auteur assume ses choix: «cette complexité, ces interactions entre les maillages, les logiques socio-économiques et les appartenances identitaires, c’est au fond une des définitions possibles d’un territoire». La tentation est alors forte de considérer l’Italie comme un cas extrême mais représentatif de la complexité inhérente à tout ce qui touche à la vieille Europe en travail de reviviscence: une leçon à méditer.