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Les recherches originelles sur la division sociale dans la ville se sont déroulées aux États-Unis, à travers les travaux portant sur l’écologie urbaine initiés par les fondateurs de l’École de Chicago, les sociologues Ernest W. Burgess, Roderick D. McKenzie, Robert Erza Park et Louis Wirth (Grafmeyer et Joseph, 1990). De cet ensemble de textes, la géographie urbaine a retenu essentiellement un schéma bien connu d’organisation de la ville en zones concentriques, schéma décrit par Ernest W. Burgess à partir du cas de Chicago (1924). Cette configuration met en évidence l’importance des effets de mobilité résidentielle conduisant au processus d’invasion-succession: les immigrants se regroupent dans la ville selon leur origine, et au fur et à mesure de leur assimilation à la société, ils se diffusent dans l’espace urbain (invasion), engendrant ainsi la mise en mouvement d’un processus de succession. Ces travaux ont été poursuivis par d’autres chercheurs, notamment l’économiste Homer Hoyt (1939), qui montre que la configuration spatiale de la ville obéit plutôt à un schéma sectoriel, ou par les géographes Chauncy D. Harris et Edward L. Ullman (1945), à qui l’on doit le modèle de la ville articulée autour de noyaux multiples.

La contradiction entre ces trois modèles sera résolue grâce à l’avènement des techniques quantitatives et de l’écologie urbaine factorielle à partir des années 1950, à l’initiative encore de géographes ou de sociologues nord-américains. Les travaux développés par Eshref Shevky et Marilyn Williams (1949), puis par Eshref Shevky et Wendell Bell (1955) sur la Social Area Analysis annoncent l’avènement de l’écologie factorielle. Ces chercheurs montrent en effet qu’il est possible de décrire la structure sociale de l’espace urbain à l’aide des trois dimensions indépendantes que sont le rang social, le statut familial et le statut ethnique. Toutefois, il faudra attendre la mise au point des méthodes d’analyse factorielle pour que cette hypothèse soit confirmée. Le terme d’écologie urbaine factorielle apparaît pour la première fois en 1965 sous la plume de Frank L. Sweetser (1965), dont les travaux empiriques portent sur Boston et Helsinki. La décennie 1960 marque donc l’éclosion de ce courant de recherche situé à la confluence de la géographie sociale et de l’analyse spatiale. Brian J.L. Berry (1965 et 1971) a été l’un des premiers à développer ce type d’analyse, suivi par deux de ses élèves, Philip H. Rees (1969) sur Calcutta et Robert A. Murdie (1969) sur Toronto, en association avec Larry S. Bourne (1972). On peut citer également les travaux de Janet Abu-Lughod (1969) sur Le Caire, car ils ont joué un rôle essentiel dans la mise au point d’une grille d’écologie urbaine factorielle applicable à toutes les villes de la planète. Au total, de ce modèle factoriel, «il ressort qu’en règle générale la différenciation des quartiers s’ordonne selon trois principes indépendants les uns des autres: le statut socio-économique, la structure des ménages et le statut ethnique des populations, qui déterminent respectivement une disposition sectorielle, concentrique et polynucléaire» (Brun, 1981: 17).

Si les travaux portant sur la ségrégation socio-urbaine se développent, à l’origine, principalement sur le continent nord-américain, l’interrogation sur les formes prises par la division sociale dans la ville française va émerger plus tardivement, au cours de la décennie 1970. Notre objectif est de montrer, à l’aide d’une réflexion de nature épistémologique, comment cette question a été structurée en champ de recherche au sein de la géographie urbaine française. Nous étudions les conditions d’émergence de ce questionnement scientifique, pour en discuter à la fois les hypothèses et les présupposés conceptuels et méthodologiques, sans chercher à mettre en perspective les principales dimensions de la division sociale des villes françaises.

L’usage du concept de ségrégation: analyse historique et sémantique

Rappelons d’emblée que la division sociale est un fait ancien dans la ville française, contrairement à ce que pourraient laisser penser nombre de discours contemporains. Les travaux des historiens ne laissent guère place au doute. Emmanuel Le Roy Ladurie et Bernard Quilliet montrent, à propos de la ville classique, la coexistence d’une division sociale à la fois verticale, interne à l’immeuble, et horizontale: «n’allons pas croire que la ségrégation géographique, telle que la connaîtront les villes du XXe siècle, est inexistante au temps de Louis XV. En fait, elle se développe même pendant cette époque, en liaison avec la construction de quartiers neufs et résidentiels» (1981: 433). Annie Fourcaut (1996) conteste d’ailleurs vivement cette idée selon laquelle les groupes sociaux auraient été répartis de façon harmonieuse dans la ville pré-industrielle, soulignant au contraire la nature nettement ségrégative de la ville ancienne. Ainsi, ce cliché de la ville pré-industrielle creuset de la mixité sociale, où les seules formes de division auraient été verticales, ne résiste pas à un examen attentif des faits. La récurrence avec laquelle cette image est véhiculée ne s’apparente-t-elle pas à une sorte de «chantage à l’histoire» traduisant une «singulière amnésie historique», pour reprendre l’expression de Patrick Simon (1995: 28)?

Pour évoquer cette division sociale, certains auteurs utilisent le concept de ségrégation. Toutefois, sa large diffusion dans le discours politique ou médiatique invite à s’interroger sur sa signification, d’autant plus que le sens attribué à ce concept a évolué au cours du temps. Le sens premier était très restrictif, puisqu’il reposait sur l’idée d’intentionnalité, c’est-à-dire sur la volonté d’un groupe dominant de mettre à l’écart un groupe dominé qui fait peur, soit par la couleur de la peau, l’origine géographique ou la religion, mais rarement selon un critère social (Brun, 1994). Cet usage du concept de ségrégation, qui consiste fondamentalement à «mettre à l’écart du troupeau», renvoie du coup à une double figure du ghetto: le ghetto juif de la ville européenne et le ghetto ethnique de la ville nord-américaine ou sud-africaine.

Puis, de cette acception première de la ségrégation, on est passé, du moins en France, à un contenu beaucoup plus extensif et réservé à l’étude de la division sociale des villes, parallèlement à la diffusion de cette notion dans les travaux des géographes ou des sociologues, à partir des années 1970 principalement. L’objectif scientifique de ces recherches était d’observer, voire de dénoncer, l’inégale distribution des groupes sociaux dans l’espace urbain. Cependant, parallèlement à cette extension de l’usage du concept de ségrégation, certains chercheurs en sciences sociales amorcent un réexamen critique du concept (Gaudin et al., 1995). Au sein de la géographie urbaine française, Jacques Brun et Yvan Chauviré (1983 et Brun, 1994) en particulier, ont oeuvré activement à ce processus de déconstruction de la notion, considérant que son emploi était pour le moins ambigu dans le contexte des villes françaises. En effet, peut-on encore parler de ségrégation lorsque l’on a perdu l’idée initiale d’intentionnalité et que très peu d’unités spatiales ont une composition sociale exclusive?

Il ne fait donc guère de doute que cette notion de ségrégation est désormais hautement polysémique; on ne peut que prendre acte de sa large diffusion dans le discours politique, médiatique, mais aussi scientifique. Cette vulgarisation, en même temps qu’elle contribue à atténuer le sens très fort attribué initialement à la ségrégation, s’explique sans doute parce que ce concept, «employé de façon métaphorique pour désigner conjointement les formes de différenciation sociale de l’espace et une fraction des “problèmes sociaux”, a un pouvoir mobilisateur indéniable» (Brun, 1994 : 41). Ce polymorphisme de la notion de ségrégation et la polysémie qui l’accompagne nous invitent à contextualiser l’usage de ce concept.

Parlant de cette polysémie, Yves Grafmeyer (1994 et 1996) nous propose trois façons différentes, mais complémentaires, de décrire la ségrégation: mesure des distances résidentielles entre des groupes définis sur des bases démographiques, mais surtout sociaux ou ethniques; évaluation de l’accès inégal aux biens et services offerts par la ville; enfin, étude des enclaves à profil très marqué par leur caractère ethnique, racial ou social, ce qui renvoie à l’image du ghetto et, en France, de la banlieue sensible. C’est sans doute dans cette troisième voie que l’on se rapproche le plus de l’acception originelle de la ségrégation. Toutefois, au sein de la géographie urbaine française, le champ de la recherche se positionne par rapport au sens premier du concept de ségrégation proposé par Yves Grafmeyer, qui consiste à mesurer les distances résidentielles entre les groupes sociaux pour, in fine, produire un savoir sur les configurations socio-spatiales. Cette posture est légitimée scientifiquement par la volonté de mieux décrypter les lois susceptibles de rendre compte d’une certaine rationalité dans l’organisation sociale de l’espace géographique.

Émergence d’un champ de recherche: les configurations socio-spatiales

Jusque dans les années 1970, la recherche géographique en France ne s’est intéressée que marginalement à la question de la division sociale dans la ville pour au moins deux raisons:

  • D’une part, les études urbaines portent toutes l’empreinte du même moule, le paradigme naturaliste et descriptif, héritage vidalien se focalisant sur une analyse du site urbain et de la situation. La première du genre, celle de Raoul Blanchard (1911) sur Grenoble, inaugure une série qui n’échappera guère à un certain empirisme, legs de l’école vidalienne.

  • D’autre part, dans la géographie française telle qu’elle va se pratiquer jusque dans les années 1970 approximativement, «l’étude des relations externes des agglomérations prenait logiquement le pas sur celle de leurs divisions internes et notamment des différences de la structure sociale selon les quartiers» (Brun, 1981 : 31). Les approches régionales ayant pour fondement la mise en perspective du rôle structurant de la ville sur l’espace dominent largement la production géographique à cette époque. Ces analyses tentent de sortir de l’enfermement monographique et empirique dans lequel était confinée l’analyse régionale, héritage de l’école vidalienne, et traduisent l’effort de modernisation de la géographie urbaine française, sous l’influence de la pénétration progressive de la nouvelle géographie (Claval, 1976).

Néanmoins, dès les années 1950, quelques rares géographes français vont, non seulement se démarquer de la primauté accordée à l’échelle inter-urbaine dans la définition des objets d’étude ayant pour cadre la ville, mais également se défaire du paradigme naturaliste et de l’incontournable étude du site et de la situation. Leur regard se tourne vers l’espace urbain, afin de mieux comprendre sa structuration interne, son fonctionnement et, en particulier, les disparités intra-urbaines. C’est à cette époque que la notion de ségrégation sociale apparaît dans la géographie française, à l’initiative des travaux précurseurs conduits par Pierre George (1950) sur l’agglomération parisienne ou par Marcel Roncayolo (1952) sur Marseille. Ces deux auteurs vont mettre en avant le rôle de l’industrialisation dans la spécialisation sociale des espaces urbains. À la même époque, un groupe de sociologues français réunis autour de Paul-Henry Chombart de Lauwe (1952) développe également des travaux axés sur la distribution des groupes sociaux dans l’espace urbain, en prenant pour exemple l’agglomération parisienne.

Dans le prolongement des travaux précurseurs de Pierre George et de Marcel Roncayolo, les années 1970 marquent l’émergence progressive en France d’un champ d’études structuré autour de la division sociale de l’espace urbain. L’analyse factorielle de l’espace social de Marseille par Marcel Roncayolo (1972) est considérée comme la première du genre dans la géographie urbaine française. Elle sera suivie par une trentaine d’autres études: en 2002, nous avons recensé trente-six publications portant sur la structuration socio-spatiale des villes françaises, dont trente postérieures aux années 1970 (les références sont indiquées en bibliographie, dans une rubrique spécifique). Dans une très large majorité, ces publications sont le fruit de géographes, mais quelques-unes, en particulier à visée comparatiste, ont été produites par des chercheurs de l’INSEE ou par des sociologues. Précisons d’emblée le double filtre utilisé pour la constitution de ce corpus d’études. D’une part, ce corpus renvoie à une définition stricte de la division sociale, fondée sur le statut socioprofessionnel des individus, et non sur la dimension du cycle de vie ou de l’ethnicité. Ces deux composantes fondent une division démographique et culturelle de l’espace qui se surperpose, sans se confondre, à la division sociale, même si la seconde dimension est pour partie redondante avec la division liée au statut socioprofessionnel, les immigrés étant sur-représentés parmi les professions les moins qualifiées (Guillon, 1996). D’autre part, ce corpus se positionne par rapport au sens premier du concept de ségrégation proposé par Yves Grafmeyer (1996), à savoir mesurer les distances résidentielles entre les groupes sociaux. Cette posture repose sur le concept de hiérarchie socio-spatiale, où l’on considère la hiérarchie spatiale comme l’homologie de la hiérarchie sociale. Autrement dit, il s’agit bien d’observer la genèse d’un savoir portant sur les configurations socio-spatiales des villes françaises, dont le point commun est de montrer comment l’espace urbain est en grande partie, dans ses divisions territoriales, le reflet de la structure sociale. Ce filtre exclut donc toutes les études qui ont également pour finalité d’analyser des faits ségrégatifs, mais en privilégiant soit une entrée par l’accès différentiel aux aménités urbaines, soit par l’étude d’enclaves au profil très marqué, ce qui renvoie entre autres, dans la ville française, à l’image de la banlieue sensible. Au total, à travers ce double filtre, le corpus d’études ainsi constitué renvoie à une façon de décrire la ségrégation sociale des ville qui n’épuise pas, loin s’en faut, la pluralité des approches.

Parmi les trente-six études, nous avons distingué celles qui ont une vocation comparatiste clairement affirmée de celles qui relèvent de l’approche monographique. Les premières s’efforcent de comparer entre elles les structures socio-spatiales d’un ensemble de villes, alors que les secondes sont centrées sur une agglomération, voire deux ou trois. Quantitativement, les approches monographiques l’emportent largement, puisque nous en avons recensé trente, contre six seulement à visée comparatiste. Avec douze publications répertoriées pour Paris, cette ville est de loin l’agglomération en France où la configuration socio-spatiale est la mieux connue. Par ailleurs, dix-huit recherches monographiques portent sur la structure socio-spatiale des villes françaises de province. Le tropisme des chercheurs en faveur de la grande ville est patent: parmi les seize agglomérations de province ayant retenu l’attention, treize dépassent le seuil des 200 000 habitants en 1999.

Les conditions d’émergence du champ de recherche

Il semble que la constitution, à partir de la décennie 1970, d’un champ d’études structuré autour de la division sociale de l’espace urbain au sein de la géographie française soit le fruit de la rencontre entre deux courants: l’un incarné par la nouvelle géographie, l’autre par l’influence du marxisme. Toutefois, ces deux courants de pensée ont inégalement contribué à l’émergence de ce champ de recherche. En effet, l’exégèse du corpus de ces trente-six études analysant les configurations socio-spatiales des agglomérations françaises montre l’influence déterminante des méthodes empruntant à l’analyse quantitative, même si celle-ci est loin d’être exclusive. En revanche, la géographie française, du moins dans son approche des structures socio-spatiales des villes, s’est nettement moins imprégnée de la sociologie marxiste.

L’apport de la nouvelle géographie quantitativiste

La nouvelle géographie, en provenance du monde anglo-saxon, est un renouvellement conceptuel et méthodologique de la discipline, qui tend à substituer aux descriptions régionales la recherche de modèles susceptibles de rendre compte de l’organisation de l’espace. Son apport a été particulièrement important du point de vue de la réflexion théorique et de l’introduction des méthodes empruntées à la géographie dite quantitative, et son impact a été décisif sur les études portant sur la division sociale de l’espace urbain. En effet, «l’écologie factorielle ayant été en France un des principaux vecteurs de ces nouvelles orientations, il est vraisemblable que la lecture des travaux nord-américains d’écologie factorielle (ou d’ouvrages de vulgarisation qui s’y réfèrent) a contribué à propager la notion de ségrégation auprès des géographes français» (Brun, 1994: 50-51).

Ce modèle factoriel est connu dans la géographie française depuis le début des années 1970 essentiellement, grâce à l’effort de diffusion entrepris par des géographes ayant séjourné principalement dans les universités québécoises, interface entre la francophonie et l’univers nord-américain. Michel Pruvot et Christiane Weber-Klein (1984), Henri Reymond (1995), Bernard Marchand ou encore Jean-Bernard Racine vont ainsi faire connaître l’écologie urbaine factorielle en France. Le dernier cité a eu un rôle précurseur, car sa thèse sur une géographie factorielle de Montréal (Racine, 1973) lui a permis, dès 1971, de présenter à la communauté géographique française une synthèse des travaux menés depuis l’École de Chicago sur les configurations socio-spatiales de la ville nord-américaine (Racine, 1971).

C’est d’ailleurs à la même époque, c’est-à-dire pas avant le dernier quart du XXe siècle, que l’influence de l’École de Chicago commence à devenir sensible dans la recherche géographique française (Brun, 1994). Certes, les références aux théories de l’École de Chicago n’ont pas été totalement absentes de la littérature scientifique française jusque dans les années 1970, mais, ayant été instillées avec parcimonie, elles sont largement passées inaperçues. Ainsi, dès les années 1930, à l’occasion d’un voyage d’étude à l’Université de Chicago, le sociologue Maurice Halbwachs (1932) s’approprie les concepts et les méthodes de l’École de Chicago, en publiant en France son célèbre article «Chicago, expérience ethnique». Vingt ans plus tard, Maximilien Sorre (1952) présente les théories de l’École de Chicago dans le tome trois de son ouvrage consacré aux «fondements de la géographie humaine». Mais ces quelques références ont été faiblement appropriées, et il aura fallu patienter près d’un demi-siècle avant que l’École de Chicago n’imprime sa marque sur la géographie française, grâce à la diffusion des concepts et méthodes de l’écologie urbaine factorielle.

L’inégale pénétration de l’écologie urbaine factorielle

La pénétration des méthodes empruntées à la nouvelle géographie n’a été que partielle dans la constitution d’un champ de recherche consacré à l’étude des configurations socio-spatiales des villes françaises. En effet, dix-neuf recherches sur les trente-six publications que nous avons recensées, soit approximativement la moitié, puisent aux sources de l’analyse factorielle. Si l’écologie urbaine factorielle a bien été un élément décisif dans la constitution d’un corpus d’études consacrées à la division sociale de l’espace urbain en France, elle ne s’est pas imposée comme référentiel exclusif, du moins sur le plan de la méthode. Car si certains auteurs font explicitement référence aux acquis de l’analyse factorielle, en citant en particulier les trois dimensions structurant l’espace social des villes, ils n’en tirent pas moins d’autres méthodes plus classiques ou uni-dimensionnelles à défaut d’être multi-variées:

  • Sur les six approches comparatives recensées, cinq sont directement inspirées, du point de vue conceptuel et méthodologique, de l’écologie urbaine factorielle, ce qui n’est guère surprenant au regard des perspectives de comparaison qu’elle offre.

  • En revanche, parmi les trente approches monographiques de la division sociale des villes françaises, la moitié seulement emprunte à l’analyse factorielle. La plupart de ces monographies datent des années 1980 (douze sur quatorze), dessinant ainsi une sorte d’âge d’or de l’analyse factorielle dans la géographie socio-urbaine française.

D’autre part, si l’écologie urbaine factorielle a suscité l’intérêt de géographes français, mais pas de tous, son appropriation ne signifie pas pour autant une rupture épistémologique majeure avec le déterminisme. Son adoption peut s’expliquer soit par sa faculté de se marier à l’analyse géographique, étant donné sa capacité d’élaborer une taxinomie spatiale, soit parce qu’elle fait écho au paradigme naturaliste issu de l’école vidalienne, substituant au déterminisme du milieu naturel celui des structures socio-spatiales dans une pure démarche descriptive. La majorité des recherches portant sur les configurations socio-spatiales des villes françaises, que celles-ci puisent leur conception aux sources de l’écologie urbaine factorielle ou non, a en effet une finalité essentiellement descriptive. La question des processus ségrégatifs et agrégatifs à l’oeuvre a été assez peu abordée, la plupart des analyses ayant tendance à se limiter à une description des formes prises par la division sociale, ce qui est déjà en soi un objet de recherche, si l’on veut bien considérer que l’espace est fortement discriminé socialement. Tout se passe comme si «l’arrivée, puis l’adoption de méthodes quantitatives inclinaient vers des descriptions en apparence de plus en plus rigoureuses des régularités spatiales, qu’elles fussent des semis urbains ou des distributions des catégories professionnelles dans la ville, et éloignaient une fois encore de la mise en question de leurs mécanismes profonds d’élaboration» (Boyer et al., 1983: 9).

La faible imprégnation de la sociologie urbaine marxiste

La sociologie urbaine marxiste s’est constituée à la charnière des années 1960 et 1970, à l’initiative de sociologues comme Henri Coing (1966), Henri Lefebvre (1968), Manuel Castells (1972), Francis Godard (Castells et Godard, 1974) ou encore Jean Lojkine (1977). Le positionnement épistémologique de ces chercheurs est clairement explicité: ils analysent, et surtout dénoncent, les effets ségrégatifs des politiques de planification de l’habitat, qu’il s’agisse de la rénovation urbaine (qui apparaît comme un puissant outil de mutations sociales et d’évolution des modes de vie des centres anciens), ou de la production des grands ensembles périphériques, qui éloignent les populations modestes des lieux de la consommation collective. Autrement dit, la perspective marxiste accorde le primat à la dimension économique, politique et idéologique de la ségrégation, celle-ci étant «interprétée comme l’inscription spatiale en même temps que le mode urbain de reproduction de la division de la société en classes» (Préteceille, 1995: 6).

Or le primat accordé au sein de la géographie française à la description des formes prises par les configurations socio-spatiales des villes, au détriment de la mise en perspective des processus susceptibles d’éclairer ces structures, explique (en même temps qu’elle en est une conséquence partielle) la faible imprégnation des travaux issus de la sociologie urbaine marxiste. En effet, si «le courant marxiste a été très puissant dans la géographie française des années cinquante aux années soixante-dix […] son pouvoir de séduction s’est rapidement estompé» (Scheibling, 1994: 62). Cet estompement coïncide précisément avec le développement d’un champ de recherche portant sur l’analyse de la division sociale au sein de la géographie urbaine française. Certes, cette imprégnation marxiste n’est sans doute pas absente, comme en témoigne la multiplication des références aux travaux de Manuel Castells ou d’Henri Lefebvre, principalement. Cependant, lorsque celle-ci est présente, elle reste souvent implicite, montrant bien «l’absence dans la géographie urbaine française d’école structurée, de groupe nettement identifiable, sur lequel apposer l’étiquette marxiste» (Boyer et al., 1983: 19), contrairement à la géographie urbaine anglo-saxonne, dont le courant radical s’est largement inspiré de la sociologie urbaine marxiste (Claval, 1983).

La diversité des approches méthodologiques

Les trente-six recherches recensées en 2002 portant sur la configuration socio-spatiale des villes françaises, qu’elles aient une dimension comparative ou monographique, présentent une double parenté méthodologique.

D’une part, à deux exceptions près, le critère utilisé pour dessiner la hiérarchie socio-spatiale des agglomérations reste la composition socioprofessionnelle issue du recensement de la population de l’INSEE. Ce constat montre bien, à l’évidence, que «dans la tradition européenne et française, particulièrement, la ségrégation résidentielle est ramenée à la répartition des catégories socioprofessionnelles, fabrications de l’esprit bien évidemment, mais liées plus ou moins directement à la pratique sociale et à l’opinion» (Roncayolo, 1994 : 15). D’autre part, dans les trente-six recherches recensées, l’unité spatiale retenue pour analyser cette division sociale est très souvent le quartier INSEE. Le choix de cette échelle d’analyse va naturellement de pair avec celui de la source, la classification socioprofessionnelle, dans la mesure où le quartier est l’unité infra-communale retenue par l’INSEE, jusqu’en 1990, pour diffuser les résultats du recensement.

Si la classification socioprofessionnelle de l’INSEE s’impose comme un paramètre incontournable des études portant sur la division sociale des villes françaises, elle est éventuellement associée à d’autres critères dans à peine une recherche sur deux (seize au total), qui empruntent pour l’essentiel leur méthode à l’analyse factorielle (tableau 1). Fort logiquement, ces travaux, dans la plus pure tradition de l’écologie factorielle, choisissent comme dimensions supplémentaires de l’analyse principalement la structure par âge (onze cas), par ménages (dix cas) et en fonction du parc de logements (neuf cas), afin de saisir la composante «cycle de vie» dans le schéma de configuration spatiale des agglomérations. Enfin, cinq recherches seulement intègrent la proportion d’étrangers, pour vérifier la validité du schéma polycentrique des villes françaises.

Tableau 1

Les dimensions de l’analyse dans l’étude des configurations socio-spatiales des villes françaises

Les dimensions de l’analyse dans l’étude des configurations socio-spatiales des villes françaises

À noter que sur les 19 recherches ayant retenu l’analyse factorielle, 8 sont fondées exclusivement sur la classification socioprofessionnelle pour dégager une typologie socio-spatiale, soit 42 % du total.

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Une exception notable mérite toutefois d’être soulignée, pour l’originalité tant de la source utilisée que de l’échelle spatiale retenue: les travaux de Danielle Rapetti sur la division sociale de Nantes (1978 et 1989). C’est, à notre connaissance, l’une des deux études, avec celle de Francine Globet (1980) sur l’agglomération parisienne, qui ne soit pas fondée sur la classification socioprofessionnelle de l’INSEE, puisque l’analyse repose sur l’exploitation d’une source originale en provenance des services fiscaux: les Registres de publicité d’imposition sur le revenu des personnes privées (IRPP). Bien évidemment, l’usage de cette source n’est justifié que dans les contextes urbains où la population salariée est largement dominante, ce qui est le cas globalement en France, avec 89 % de la population active ayant un emploi salarié en 2001 (enquête emploi de l’INSEE). L’exploitation de cette source a permis, sans doute, l’étude de la division sociale de l’espace urbain la plus fine jamais réalisée en France, car l’échelle d’observation du phénomène n’est plus le quartier INSEE comme dans les autres analyses, voire l’îlot, mais bien l’échelle de la rue. Francine Globet (1980) a également utilisé cette source, mais sans descendre à un niveau d’analyse aussi fin, n’ayant eu accès qu’aux revenus moyens imposables par commune et arrondissement parisien.

Le recours ou non à l’analyse factorielle dessine une ligne de fracture nette selon la place réservée aux méthodes de classification automatique, en particulier à la classification ascendante hiérarchique (tableau 2). Celle-ci est une méthode rigoureuse de taxinomie, particulièrement bien adaptée à l’étude de la configuration socio-spatiale d’une agglomération. Ainsi, sur les dix-neuf recherches ayant retenu l’analyse factorielle (six à visée comparatiste et treize monographies), onze utilisent la classification automatique pour dégager une typologie socio-spatiale. En revanche, cette méthode de classification est très peu usitée par les chercheurs n’ayant pas recours à l’analyse factorielle, puisqu’elle n’est présente que dans deux études sur les dix-sept recensées. Nous percevons ici une ligne de fracture claire entre deux approches méthodologiques radicalement différentes, l’une qui emprunte à la géographie quantitative et l’autre qui en refuse l’essentiel des attributs. Tout se passe comme si, pour les seconds, la classification automatique ne pouvait être pensée que dans le prolongement d’une analyse factorielle. La plupart des travaux n’ayant pas recours à ce type d’analyse utilisent alors tout simplement l’outil cartographique pour représenter la proportion des différentes catégories socioprofessionnelles au sein des entités géographiques constitutives de la ville, se limitant de fait à une approche analytique et se privant de toute vision synthétique.

Enfin, l’examen du corpus d’études portant sur les configurations socio-spatiales des villes françaises révèle la faiblesse du recours aux indices permettant de mesurer les concentrations et les distances résidentielles (tableau 2). Sept études seulement sur trente-six utilisent l’indice de ségrégation et six l’indice de dissimilarité, ces indices ayant été mis au point par des sociologues américains au cours des années 1950 (Duncan, 1955). Une attention toute particulière doit être portée à la recherche conduite par Gilles Lajoie (1998), car il s’agit, à notre connaissance, de la seule étude jamais réalisée en France comparant les formes et l’intensité de la division sociale des vingt plus grandes unités urbaines en 1990, à l’exclusion de Paris, et utilisant l’indice de ségrégation, calculé pour le niveau agrégé de la nomenclature socioprofessionnelle.

Tableau 2

Le recours aux méthodes de classification et aux indices de concentration ou de distance résidentielle dans l’analyse des configurations socio-spatiales des villes françaises

Le recours aux méthodes de classification et aux indices de concentration ou de distance résidentielle dans l’analyse des configurations socio-spatiales des villes françaises

À noter que sur les 19 recherches ayant retenu l’analyse factorielle, 11 utilisent une classification automatique pour dégager une typologie socio-spatiale, soit 58 % du total.

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Puisque seule une étude sur cinq, environ, utilise des indices dit de ségrégation résidentielle pour mesurer les phénomènes de concentration et de distance résidentielle au sein des villes françaises, une césure importante apparaît entre la recherche française et celle conduite outre-Atlantique. Philippe Apparicio (2000) rappelle qu’une vingtaine d’indices ont été mis au point par les chercheurs nord-américains depuis les années 1950. Or deux de ces indices seulement, ceux de ségrégation et de dissimilarité, sont utilisés dans la recherche française, et encore dans une publication sur cinq. C’est dire la faible pénétration des indices de ségrégation résidentielle en France ! Catherine Rhein a donc parfaitement raison de souligner, lorsqu’elle retrace l’historique de la mise au point des mesures de la ségrégation, que si «cette histoire est d’abord américaine, puis internationale, le rôle de la sociologie américaine demeure essentiel» (1994: 122-123). Le faible recours à ces indices traduit sans doute leur méconnaissance par un certain nombre de géographes français, du moins jusqu’à une époque récente, et confirme l’existence d’un clivage entre les adeptes de la géographie quantitative et ceux qui en ignorent pour l’essentiel les méthodes. Quant aux coefficients de variation et de corrélation, qui permettent de mesurer également les concentrations et les distances résidentielles, ils n’obtiennent guère plus de succès (tableau 2). À notre connaissance, respectivement cinq et six études seulement utilisent ces deux coefficients.

Conclusion

L’étude épistémologique de la ségrégation socio-résidentielle des villes françaises est symptomatique d’une appropriation partielle d’apports en provenance de la géographie nord-américaine, tant en ce qui concerne les objets de recherche que les méthodes, ce qui a permis de rompre avec le paradigme naturaliste. Elle témoigne d’un tournant conceptuel dans l’appréhension de la discipline au sein de l’Hexagone, tout en révélant par la même occasion la diversité des approches. En effet, l’exégèse du corpus rassemblant les trente-six études analysant les configurations socio-spatiales des villes françaises révèle la très grande variété des méthodes. Entre l’empirisme des uns et le côté par trop hermétique de quelques adeptes de l’analyse factorielle, un écart important existe. Au-delà de ce constat se pose une double question; d’une part, celle de la pénétration très inégale des méthodes quantitativistes et de l’écologie urbaine factorielle en France et, d’autre part, celle relative à la faiblesse numérique des publications récentes empruntant à cette méthode. Cela ne proviendrait-il pas en partie d’une tendance, parmi certains tenants de l’analyse quantitative, à confondre méthode et finalité et à se passionner sans doute exagérément pour la première, dans une sorte d’euphorie liée à la découverte d’approches nouvelles? Doit-on alors s’étonner si «l’écologie urbaine factorielle a mauvaise presse en France», comme l’exprime Henri Reymond (1998: 145), qui contribua avec d’autres à divulguer cette méthode d’analyse dans l’Hexagone?