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Dans le panthéon des têtes de Turc des années 1860, on a gratifié Musset d’une place de choix. La révolution du langage poétique (Kristeva) se ferait contre Lamartine et contre Musset, « quatorze fois exécrable[1] » selon Rimbaud en tant que symbole du dolorisme et de la fainéantise. Baudelaire a vilipendé ce « maître des gandins[2] » ; Banville, plus nuancé (dans son Petit traité de poésie française), a loué Musset tout en affirmant qu’il ne fallait surtout pas que le lecteur de ses recettes de cuisine poétiques le prenne comme modèle[3]. Lagarde et Michard ont eu la maladresse de le louer en termes susceptibles de légitimer sa condamnation :

Pour [Musset] la poésie doit être la traduction immédiate et sincère des émotions les plus intimes, saisies dans les moments de crise où elles sont plus vibrantes […] Son éloquence est comme un jaillissement de l’âme et c’est ainsi qu’en exprimant son émotion individuelle, il éveille en nous des résonances si profondes[4].

On récusait cette immédiateté, ce jaillissement, voire cette sincérité. La préface aux Poèmes antiques de Leconte de Lisle (1852) et les théories de Poe (« La genèse d’un poème », publiée en français en 1859) ont sonné le glas d’une « poésie personnelle » marquée par l’étalage de sentiments intimes, réclamant un retour au travail, à la logique et à une expressivité moins crûment autobiographique. Retour au « paradoxe du comédien » mais dans le domaine de la poésie lyrique qui avait semblé peu compatible avec une poétique de l’effet. Réaction exagérée aux exagérations des acolytes qui écrivaient leurs imitations du Lac et des Nuits : on ne distinguait plus les scénarios parasitaires des modèles de départ. Fallait-il incriminer la transmission scolaire ? Oui, si l’on peut en croire Ducasse[5] ; Rimbaud allègue l’influence délétère de Rolla subie par sa génération dont les collégiens se bornaient à imiter Musset[6]. Flaubert y est allé aussi de ses petites malédictions[7] (sans oublier Corbière[8]). Tant de noms vénérés : on ne s’étonnera pas que les cursus universitaires fassent l’impasse sur la poésie de Musset, malgré sa brève apparition au programme de l’agrégation — du coup, elle a pratiquement disparu des programmes littéraires des collèges et lycées (il convient de faire comprendre aux élèves et étudiants le caractère arbitraire des choix d’auteurs canoniques, le statut très relatif du goût[9], voire les bases souvent subrepticement idéologiques ou simplement clichéiques des préférences et refoulements opérés par l’enseignement secondaire et supérieur).

Les grands romantiques, pourtant, ne se limitaient pas à un lyrisme naïf et spontané, à des transes, et le moindre brouillon de Musset prouve par ses ratures et repentirs le travail indissociable de sa créativité. Si l’on accepte de distinguer la pratique de Musset de ses propres astuces de marketing, on retrouve la force de sa production raisonnée. Ce qu’on a le plus refusé à ce Musset poète, c’est l’intelligence alors que personne n’a douté des capacités de raisonnement de l’auteur de Lorenzaccio. Mais alors que Musset dramaturge a bénéficié des talents critiques d’un Bernard Masson, des efforts de metteurs en scène de grand talent, d’acteurs et d’actrices célèbres, la poésie de Musset a été vilipendée ou oubliée ; à part des colloques pour l’agrégation, aucun livre sérieux n’y a été consacré en France[10]. Pour comble de malheur, alors que Musset avait eu un petit parfum de scandale, il ne scandalise plus personne, Baudelaire, Rimbaud et Lautréamont ayant proposé des oeuvres qui font passer Rolla pour de la tisane tiède.

Musset a été pourtant l’un des plus brillants pourfendeurs des clichés d’un romantisme en train de s’uniformiser (« Lettres de Dupuis et Cotonet[11] ») et il s’est aliéné certains de ses camarades en refusant toute enrégimentation. Malgré l’apparent spontanéisme de son prologue aux Premières poésies (« Ce livre est toute ma jeunesse ; / Je l’ai fait sans presque y songer. / Il y paraît, je le confesse, / Et j’aurais pu le corriger[12]. »), Musset était bien un auteur qui se corrigeait, qui perfectionnait ses textes. C’est en faisant abstraction de ce travail que l’on a souvent présenté son oeuvre poétique sans les textes théâtraux qui devaient s’y intégrer (refus de l’esthétique du mélange typique d’une certaine forme de romantisme) et « corrigé » sa ponctuation jugée aberrante (preuve, comme si souvent, que l’on se trouve en présence d’une ponctuation vraiment personnelle de poète). Pourtant, un poème de Musset peut être aussi rigoureux (rhétorique, métrique, ponctuation…), d’une construction aussi « concaténée » (mot employé par Baudelaire pour qualifier le style de Poe[13]) que celle de tout autre poète du xixe siècle. Son oeuvre permet de saisir dans sa complexité la manière dont le lyrisme à la première personne présente une « voix » qui est et n’est pas celle du poète, et les mélanges de tons qui, chez Musset comme chez Byron, ajoutent une distance critique à l’expression de l’émotion[14], distance que l’on a préféré oublier. Flaubert, Baudelaire, Rimbaud : que de génies se sont moqués de Musset ; mais les génies n’ont pas toujours raison.

Avançant par des importations diachroniques au théâtre, où Shakespeare servira d’antidote au classicisme, le romantisme fera de même dans la poésie, la redécouverte des poètes du xvie siècle étant un puissant adjuvant dans la rénovation de la poésie lyrique. Sainte-Beuve a remis en valeur la Pléiade, mais aussi le sonnet, retour en arrière… révolutionnaire[15]. C’est Musset qui, le premier, fournit des sonnets variés et mémorables, comme le rappelait Verlaine :

Alfred de Musset, de par le droit du génie, sinon chronologiquement, fut le véritable restaurateur du Sonnet en France. Il le fit large, à sa main, pour ainsi parler. Théophile Gautier et Sainte-Beuve, presque simultanément, le réduisirent aux règles strictes[16].

Ce sonnet « large » — opposé implicitement à l’étroitesse de ses homologues chez Sainte-Beuve et Gautier — aura de plus en plus de succès. Malgré Lamartine et Hugo, peu amateurs de « formes fixes », le sonnet est une forme caractéristique de la poésie romantique — et sa fixité est très relative. Ceux qui comme Hugo critiquent le sonnet pour son côté artificiel attirent l’attention sur le travail investi dans ces oeuvres… que Musset n’est pas censé avoir accompli.

Le sonnet exploré ici[17] est le deuxième des Premières poésies :

Sonnet

Que j’aime le premier frisson d’hiver ! le chaume

Sous le pied du chasseur, refusant de ployer !

Quand vient la pie aux champs que le foin vert embaume,

Au fond du vieux château s’éveille le foyer ;

C’est le temps de la ville. — Oh ! lorsque, l’an dernier,

J’y revins, que je vis ce bon Louvre et son dôme,

Paris et sa fumée, et tout ce beau royaume

(J’entends encore au vent les postillons crier),

Que j’aimais ce temps gris, ces passants, et la Seine

Sous ses mille falots assise en souveraine !

J’allais revoir l’hiver. — Et toi, ma vie, et toi !

Oh ! dans tes longs regards, j’allais tremper mon âme ;

Je saluais tes murs. — Car, qui m’eût dit, madame,

Que votre coeur si tôt avait changé pour moi ?

Quels que soient les avantages du système du « commentaire composé », l’explication linéaire a d’indéniables avantages critiques et pédagogiques, pour peu qu’elle s’accompagne d’une problématisation rigoureuse ; évitant tout escamotage, respectant le mouvement du texte sans interdire des angles d’attaque non linéaires, elle est aussi utile pour un poème lyrique que pour un passage narratif. Elle favorise en particulier la prise en compte dialectique de la ponctuation et de la versification d’un poème.

Pour ce texte, une analyse linéaire s’impose justement puisque le poème procède linéairement par une série d’énoncés rigoureusement enchaînés. Musset utilise la forme fixe pour programmer pas à pas la lecture, pour que le lecteur passe d’une impression à l’autre, modifiant progressivement sa perception de la situation évoquée grâce à une « gymnastique » contrôlée (pour emprunter une formule à Michael Riffaterre[18]). À la seconde lecture, l’interprétation du lecteur sera sensiblement différente. Forme associée fortement à la rhétorique, ce sonnet propose précisément une rhétorique de la lecture.

Un sonnet ne fonctionne pas formellement par une périodicité strophique interne, mais par stéréotypie culturelle : le lecteur le reconnaît par la disposition typographique 4-4-3-3. Il s’agit du premier sonnet sérieux du recueil (le badinage liminaire en octosyllabes n’ayant que des fonctions « paratextuelles », même si le parapoétique joue un rôle important dans cette oeuvre) ; l’inspiration épigrammatique de ce texte écrit en alexandrins, mètre prototypique du sonnet au xixe siècle, est cependant manifeste.

On a pu limiter le sonnet régulier aux schémas {abba abba} {aab cbc} et {abba abba} {aab ccb}. Musset changera perpétuellement de schéma : nul laxisme, mais un choix résolu de l’expérimentation. Le recueil des Premières poésies ne contient toutefois que trois sonnets, le dernier[19] affichant à nouveau sa finalité « phatique », les deux badinages ayant la structure {abab abba} {aab ccb} — celle de notre sonnet, mais avec un mètre différent — et {abab aabb} {aab ccb} ; chaque fois on trouve un premier quatrain en rimes croisées et un sizain marotique, le second quatrain comportant soit le schéma orthodoxe (rimes embrassées), soit un schéma hétérodoxe, à connotations chansonnières (rimes suivies), ce qui montre pour ce petit corpus une certaine convergence qui s’éloigne pour les quatrains du système conventionnel. S’il n’est pas entré dans la phase d’expérimentation suivie des 18 sonnets des Poésies nouvelles, Musset n’a pas opté ici pour des formes canoniques ; pour le sonnet qui nous intéresse, le choix s’explique peut-être par la volonté de dynamiser le sonnet par une « asymétrie » des quatrains, d’autant que les ponctuations les plus fortes dans les deux premiers quatrains ne coïncident pas avec les fins de strophes. Le changement de système dans le second quatrain, que le lecteur perçoit dès la fin du vers 5, appuierait la poétique de la surprise du poème.

En intitulant son poème « Sonnet », Musset ne se borne pas à proposer un titre passe-partout. Le titre n’appose aucune légende aux vers qui vont suivre, cachant son « sujet » ; il attire l’attention sur ce choix formel, invitant le lecteur à explorer l’exploitation des possibilités structurelles du sonnet : y aura-t-il une rupture ou un changement intervenant entre les quatrains et le sizain ou entre le premier et le second tercet, voire un retournement de madrigal ou d’épigramme, une chute ou pointe ?

D’emblée, le poème met le lecteur en présence d’une subjectivité — celle, en principe, de Musset, compte tenu du contrat autobiographique présenté dans ses poésies. « Que j’aime » peut être tenu pour une entrée en matière exemplairement romantique, faisant miroiter l’idée de l’amour, ce que conforterait l’exclamativité du propos : l’intensif « Que » et le premier des sept points d’exclamation du poème. Cette idée est aussitôt neutralisée, la suite de l’énoncé nous détournant vers une prédilection moins sentimentale, mais on se trouve en présence d’une amorce[20], ce potentiel se cachant dans les replis paradigmatiques du sonnet. En s’écartant du cadre essentiellement intratextuel de cette analyse, on peut noter que le poème qui précède ce sonnet dans les Premières poésies, « Stances », développe dès son premier vers une répétition anaphorique très insistante (« Que j’aime à voir […] Que j’aime à voir […] J’aime […] J’aime […] Que j’aime […] Que j’aime […] Oh ! que j’aime […][21] ») qui prépare celle, fondée sur deux occurrences seulement — mais combien significatives —, de « Sonnet ».

Dans un poème où l’alexandrin est le plus souvent d’une binarité insistante (six vers ponctués à la césure, dont trois d’une manière voyante), Musset propose d’abord deux vers d’une versification plus discordante :

Que j’aime le premier frisson d’hiver ! le chaume

Sous le pied du chasseur, refusant de ployer !

Que de pareils effets ne soient pas exceptionnels n’entame en rien leur valeur pragmatique, marquant une appartenance (« ceci est un poème romantique ») et une tonalité, voire une contestation symbolique, ponctuelle mais significative, de la concordance entre structures métriques et syntaxiques, effet prosaïsant à connotations potentiellement réalistes. Comme le fait Hugo au début d’Hernani (qui paraît aussi en 1929, peu après ce sonnet), Musset offre une discordance avant de mettre en place solidement le rythme 6-6, la concordance étant différée jusqu’à la fin du vers 2. Ce procédé sert à donner l’impression d’une « psychologie » du locuteur, lui conférant ainsi une réelle présence dans l’esprit du lecteur, comme dans « Nevermore » de Verlaine :

Souvenir, souvenir, que me veux-tu ? L’automne

Faisait voler la grive à travers l’air atone […][22]

La répétition comme le contre-rejet attirent l’attention sur l’émotion du locuteur, sa remémoration compulsive ayant la force instinctive de la migration des oiseaux. Dans ce sonnet de Musset, l’affectif surgit également dans l’acte de remémoration. Ce qui compte, ce n’est pas le caractère réellement autobiographique de tels vers, mais la manière dont ils agissent sur la perception du lecteur. La métrique doit simuler l’expression d’une émotion qui déborde les frontières interne et externe de l’alexandrin, nuançant par une impression de spontanéité l’idée de l’artificialité de construction du sonnet. Cette rhétorique de l’absence de rhétorique renforce l’impression d’une mémoire réelle et d’une situation référentielle authentique. Le contre-rejet attire surtout l’attention mais on ne doit pas sous-estimer l’effet de la césure qui « sépare » l’adjectif ordinal antéposé du substantif frisson. Ce clivage du groupe nominal est fréquent dans la poésie romantique, il vise le plus souvent à mettre en valeur le mot ou syntagme qui suit la césure. Ici, on peut voir dans ce léger mouvement suspensif deux effets complémentaires. Il souligne d’une part le caractère un peu surprenant de ce complément d’objet direct, les poètes avouant plus souvent une prédilection pour le printemps ou l’été. Alors que l’arrivée de l’hiver allégorise souvent les derniers jours d’un amour ou de la vie, l’hiver serait ici source de plaisirs, par une perversité contre-topique que le sujet s’empressera de justifier — et qui donne plus d’individualité et de crédibilité au sujet lyrique de papier. Effet aussi d’amorce, la fin réactivant une logique topique. D’autre part, le procédé met en valeur (accentue peut-être, dans les deux sens du mot), l’adjectif premier, ce qui a de tout autres répercussions. Pour des raisons énumérées dans les vers suivants, le sujet lyrique aime le premier frisson, mais pas les frissons suivants. On retiendra en tout cas l’ambivalence sémantique du mot frisson, placé dans un contexte positif (un effet corporel induit par un changement climatique, senti comme agréable), mais qui aurait pu suggérer une impression négative sinon l’angoisse (nouvelle amorce).

La fin du vers 1 et le vers 2 nous proposent, dans un présent général qui engloberait à la fois le présent de l’énonciation et le passé de ce sujet envisagé dans sa continuité psychique (cette prédilection serait l’une de ses caractéristiques saillantes et durables), une évocation qui annonce un degré de généralité (« le chaume […] le pied du chasseur ») permettant au lecteur de se faire une image mentale grâce à des impressions visuelles et tactiles très accessibles dans une France démographiquement dominée par la vie rurale ; tous ceux qui auront marché dans des conditions analogues sur du chaume pourront se re-présenter la sensation (sans trop surinterpréter les s et ch — frissonnants ? — des vers 1 et 2, on conviendra que le poème commence aussi sur une recherche de sonorités). Le sujet s’inscrit cependant dans la catégorie plus restreinte et avant tout masculine des chasseurs.

Il ne s’agit pas tant de la nature — concept-fétiche pour beaucoup de romantiques — que de l’agriculture : le mot chaume renvoie surtout à une campagne soumise à l’intervention sociale et historique de l’humanité. L’agriculture, la chasse, puis le « vieux château » insistent sur l’interaction entre société et nature. La puissante évocation olfactive et visuelle de « la pie aux champs que le foin vert embaume » relie causalement le moment où l’herbe a été fauchée, pour nourrir un bétail implicite, et celui où la pie vient à son tour chasser dans les champs, profitant de la situation[23], l’odeur rurale prototypique suggérant un moment de l’année, la pie ajoutant implicitement le noir et le blanc au vert explicite[24].

Si le sujet lyrique aime tant le premier frisson de l’hiver, c’est que ce moment lui procure des sensations agréables, en partie parce que ce sont des plaisirs cycliques, qui reviennent avec les saisons. Mais on ajoute au vers 3 une raison complémentaire. Après l’évocation d’un extérieur frisquet, on se replie pour goûter un deuxième plaisir cyclique, le moment où l’intérieur s’organise autour du foyer rallumé. On n’est pas loin de cette « douceur du foyer » mentionnée par Baudelaire (dans « Le balcon » et « Le crépuscule du soir ») et étudiée par Jauss[25], douceur qui sera un motif capital dans la poésie de la Monarchie de juillet comme sous le Second Empire, le foyer étant l’épicentre affectif dans les évocations bourgeoises de la famille, symbole du principe vital de ce foyer qu’est la famille. Contrairement aux poèmes qui célèbrent la vie bourgeoise, ce sonnet offre un château, image peu détaillée qui permet au lecteur de se faire une représentation prototypique, au-delà de toute référence précise. La vieillesse de ce château symbolique peut être considérée comme un trait historique à résonances idéologiques, suscitant l’idée d’origines pré-révolutionnaires et celle de l’attachement du sujet à la solidité de son arbre généalogique, forcément aristocratique[26] ; on ne voit pas les paysans travailler, mais leur labeur se manifeste dans ses effets sur le paysage comme ce sont sans doute les domestiques qui allument le feu qui s’éveille comme spontanément[27]. Bref, l’extérieur a été sinon le prétexte des plaisirs de l’intérieur, du moins le catalyseur de l’émergence de ces autres raisons d’aimer l’arrivée de l’hiver.

Si la première motivation en entraîne une deuxième, la deuxième est à son tour remplacée par une nouvelle joie. L’énoncé « C’est le temps de la ville » enregistre, sur le mode de la constatation, une vérité sociale et historique, prolongeant la logique du mouvement du premier quatrain : on passe de l’extérieur agricole à l’intérieur du château, puis à la ville, éloignement progressif de la campagne et retour à la vie sociale de la capitale (ce qu’on apprend au vers 6, mais « la ville » pourra déjà laisser planer l’idée de ce qui était la ville par excellence dans l’esprit de beaucoup de lecteurs). Le premier hémistiche du second quatrain annonce un tournant : le point-virgule à la fin du premier quatrain représentait une ponctuation assez forte pour conférer une autonomie syntaxique à la strophe, mais pour comprendre complètement la portée des vers 3 et 4, il faut reconstituer la phrase. « C’est le temps de la ville » peut en effet être considéré comme une conclusion qui fait la synthèse de ce qui précède. Le locuteur aimerait le premier frisson de l’hiver parce que c’est le signe qui annonce son retour à la ville. La moisson ayant été effectuée (chaume, foin vert), à une époque où l’aristocratie doit l’essentiel de sa force économique à ses propriétés terriennes (la silhouette de Louis-Philippe point cependant à l’horizon), le sujet va quitter l’agriculture pour la culture, migration sociale aussi saisonnière que le départ des hirondelles ou l’arrivée dans les champs des pies. « C’est le temps de la ville » est un présent d’ordre général qui résume, au-delà de la situation du locuteur, celle de sa classe. Le chaume sous le pied a pour le sujet une force associative analogue à celle des sonneries pour les chiens de Pavlov.

La première césure de la strophe est ponctuée par un point suivi d’un tiret, marquage stratégique qui ressurgit aux vers 11 et 13 ; chaque emploi de ce procédé fait monter le degré d’émotivité du poème. Le mouvement n’est plus simplement celui d’une migration dans l’espace qui s’accomplit chaque année puisque cette fois il est question d’un temps de référence spécifique. On découvre maintenant que ce discours a une finalité rétrospective, ce qui autorise une relecture des vers 1 à 5, la généralité de l’évocation pouvant s’instancier dans le cadre ponctuel de « l’an dernier ».

La ponctuation et l’interjection laissent inférer que le sujet va évoquer un événement — positif ou négatif — qui a donné à ce début d’hiver une valeur particulière mais au lieu de fournir l’information que l’on attend, le sujet prodigue des indications sténographiques portant sur la ville. Nul n’ignorait que le Louvre se trouvait à Paris, l’arrivée du toponyme au vers 7 ne faisant que confirmer ce que présupposait le vers 6. Musset procède par petits déplacements, l’évocation de Paris se confinant à quelques traits prototypiques, le Louvre, emblème de la culture parisienne, mais aussi la fumée des cheminées confirmant qu’il commence à faire froid (mais il s’agirait aussi peut-être d’un indice industriel), détail pourvu souvent de connotations négatives, même si le sujet semble envisager cette fumée de façon positive. On pourrait toutefois y voir un ersatz suspect du foyer qui s’éveillait dans le château, s’ajoutant aux amorces du poème.

Les adjectifs démonstratifs supposent que le lecteur connaît comme le locuteur ces caractéristiques de Paris et admet leur valeur positive (« ce bon Louvre », « ce beau royaume »), les possessifs indiquant des caractéristiques bien connues de la ville, la complicité encyclopédique[28] primant ici sur toute motivation informative (tout est déjà connu…), le mouvement se faisant d’un édifice qui est l’emblème de la culture du pays vers le gros plan du paysage urbain de Paris, puis vers une perspective plus vaste et plus synthétique encore — la France était en effet un royaume (Charles X ne se trouvant pas encore dans la poubelle de l’Histoire).

Le second quatrain se termine par une virgule, ponctuation faible et assez remarquable à cet endroit névralgique dans la structure du sonnet. L’effet de suspense est d’autant plus efficace que l’on s’attendait à apprendre l’émotion exprimée par l’interjection « Oh ! ». L’adverbe lorsque suppose une explication, laquelle se trouve différée, retardement exacerbé par l’incidente « (J’entends encore au vent les postillons crier) », à première vue bizarre. Ce vers fait état pour la première fois nettement de la présence d’autres êtres humains, audibles sinon visibles, alors que jusqu’à ce stade du poème, les autres habitants ruraux ou urbains restaient fort discrets. Le postillon a justement des connotations indiscrètes, avec ses cris discordants, les cochers étant (chez Marivaux, Rimbaud ou Gide) la vulgarité populacière et braillarde incarnée (on peut penser à une scène « réaliste » célèbre de La vie de Marianne). Le présent de « J’entends » et le mot « encore » induisent une ambiguïté temporelle : présent historique servant à rendre plus présent pour le lecteur ce bruit et à dramatiser sa présence dans l’esprit du sujet ou bruit qu’entend le sujet au moment de l’énonciation, puisqu’il se trouve à nouveau à Paris ? La seconde interprétation est en quelque sorte facultative, la première essentielle. Si ce vers fournit un nouvel élément prototypique de la ville, il sert à nourrir le suspense, à le dramatiser : on commence à se demander pourquoi le locuteur s’attarde autant sur des circonstances triviales qui caractérisaient ce moment vécu « l’an dernier ». L’explication aurait été vite trouvée par Freud ou par Proust : ces éléments « accessoires » s’agglutinent autour du noyau du souvenir à cause de l’extrême intensité de l’affect, si puissant que lorsque le souvenir ressurgit, il entraîne toutes les sensations qui l’accompagnaient, contamination métonymique que beaucoup de lecteurs auraient comprise grâce au concept de l’association d’idées. Plus le sujet diffère l’information principale, plus il insiste sur des éléments secondaires, plus on s’attend, comme pour compenser sa patiente attente, à une information dramatique.

Musset fait donc déborder la syntaxe du second quatrain, ce qui ne sape pas la charpente du sonnet, l’effet étant contrebalancé par la reprise modifiée, en attaque du premier tercet, de l’ouverture du premier quatrain : « Que j’aimais ce temps gris […] » reprend à l’imparfait la formule du vers 1 : « Que j’aime le premier frisson d’hiver ! » ; l’effet de contre-rejet en fin de vers (plus fort dans les éditions qui indiquent une virgule après « passants » que dans celles qui n’en fournissent pas) correspond assez, sous une forme moins énergique, à celui du vers 1. Des analogies produisent ainsi une corrélation entre les débuts et les fins des vers d’attaque du premier quatrain et du premier tercet.

Comme pour le vent au vers 8, la notation météorologique est potentiellement négative (on loue plus volontiers un frisson d’hiver qui ravigote qu’un ciel gris) et on peut se demander si « Que j’aimais » est simplement la remémoration dans un imparfait descriptif du plaisir que le locuteur éprouvait à l’époque ou s’il n’implique pas furtivement un changement d’avis (*j’aimais X, Y et Z, mais je ne les aime plus…). En apparente continuité avec l’évocation prototypique du quatrain précédent, Musset mentionne, après les postillons, les passants de la ville, avant de désigner la Seine, « Sous ses mille falots assise en souveraine ! », le mot souveraine s’associant avec le mot royaume qui se trouvait également à la rime, à deux vers de distance. Comme le roi (Charles X) règne sur « tout ce beau royaume », la Seine serait la souveraine de Paris.

Cette nouvelle personnification, plus voyante que les précédentes, introduit enfin une présence féminine, fût-elle allégorique, après l’indétermination des passants et les catégories masculines des chasseurs et postillons. On peut y voir une nouvelle amorce, qui ne se comprend bien, par définition, que lors d’une seconde lecture, puisqu’elle annonce la présence féminine individuelle qui surgit au vers suivant : la reine de ce royaume qu’est le coeur du sujet lyrique, ce qui permettra de réinvestir le verbe aimer, mis en évidence d’une manière censément anodine aux vers décisifs 1 et 9.

La longue phrase qui s’étend du second hémistiche du vers 5 jusqu’à la fin du vers 10 ne donne pas encore le mot de l’énigme, mais le vers 11, scindé en deux phrases correspondant à la structure binaire de l’alexandrin, justifie cette attente de l’événement affectif à l’origine (réelle ou fictive) et à la conclusion du sonnet. « J’allais revoir l’hiver » insiste sur l’anticipation et le lecteur sait qu’il s’approche de la fin du sonnet.

Cette réitération de l’attente de l’hiver débouche enfin sur la véritable motivation de ce plaisir donné par le premier frisson d’hiver : ni la beauté sensorielle des champs, ni le foyer du château, ni le retour à Paris, mais la souveraine de son coeur, si importante à ses yeux qu’entre les deux réalisations d’une même interpellation : « — Et toi, […] et toi ! » (répétition extasiée ou pathétique ?), le locuteur l’appelle « ma vie », appellation affectueuse (cf. mon coeur, mon ange…), mais aussi affirmation implicite (tu es toute la vie pour moi). D’où un problème de diction : quelle intonation faut-il adopter ? Il y a fort à parier que lors d’une seconde lecture de ce poème, le lecteur adoptera un ton plus amer que lors de sa première lecture. La ponctuation ne fait qu’intensifier, à la césure comme en fin de vers, l’émotion ; la combinaison d’une ponctuation forte et d’un tiret suggère encore un moment dramatique et un tournant. On comprend enfin que les vers qui précèdent s’adressent non seulement au lecteur, mais à une femme.

Le retour de l’interjection « Oh ! » s’accompagne de nouveaux imparfaits désignant la manière dont le locuteur attendait avec confiance le moment où il allait tremper son âme dans les regards de sa bien-aimée. Le verbe signifierait que le sujet s’attend à redonner force et vigueur à son âme, grâce à cette femme (comme on rend plus fort l’acier en le plongeant, lorsqu’il est porté à une grande température, dans un bain froid). Par le biais de cette analogie, on peut activer le topos qui fait des yeux de la bien-aimée un lac limpide ou une mer magnifique, ce qui permet de confirmer, d’une manière qu’on peut juger ludique, l’amorce des vers 9 et 10, car si la femme est qualifiée par un verbe à suggestions liquides, la Seine, souveraine, est comparée à une femme « assise » ; les regards de la femme lui apporteront avant tout… une douche froide (le sujet étant trempé… et trompé ?). On comprend ainsi encore mieux l’expression « Je saluais tes murs » : les murs sont ceux de Paris, dont la Seine est la souveraine, mais surtout ceux de la ville qu’habite la femme aimée, coeur de la ville dans l’imagination du sujet.

Un nouveau clivage des hémistiches, avec point et tiret, produit une ultime rupture à la césure, rupture qui n’est pas que syntaxique : avec son attaque cacophonique (« — Car, qui m’eût dit, […] »), la dernière phrase associe l’effondrement de la relation et la chute du sonnet ; avec une politesse ironique et pincée, le locuteur appelle sa vie… « Madame » et la vouvoie, technique habituelle dans la rhétorique de l’amour ou de la déception amoureuse pour sous-entendre la séparation et la perte de toute intimité.

La stratégie consiste à différer si longuement l’explication par des motivations servant de leurres visant à faire partager par le lecteur l’attente du sujet mais aussi sa surprise : l’homme croyait que son amour était aussi invariable que le retour éternel des saisons. On ne saura jamais si la femme ne s’intéresse tout simplement plus au sujet ou si — hypothèse que l’on est sans doute incité à formuler — elle est désormais la reine d’un autre, ce qu’appuyerait la récurrence du motif de la trahison chez Musset, surtout dans les Poésies nouvelles ultérieures (notamment dans La nuit d’octobre et Lettres à M. de Lamartine), mais le sonnet laisse la question résolument sans réponse.

On peut appliquer à Musset ce que Gide disait de sa propre conception de l’écriture : qu’il n’écrivait pas pour être lu, mais pour être relu. Ce sonnet incarne exemplairement cette possibilité textuellement programmée de relecture, la rétrolecture se combinant avec la rétrospection, pour recomposer l’ignorance du présent, des illusions qui ne sont que plus poignantes du fait de l’imprévisibilité de l’échec. Ainsi se superposent deux temps : celui de la perception du sujet, celui du temps de la lecture. Le poète est marchand d’illusions mais aussi, dans ce poème, celui qui conduit le lecteur vers l’apprentissage de la désillusion sinon du désillusionnement.

La relecture permet ici de revenir sur l’ensemble du poème sous l’éclairage de la déception et de l’amertume[29]. C’est, dans l’esprit du lecteur, l’intonation même du poème qui change. Des exclamations qui paraissaient enthousiastes prennent une tonalité dysphorique : on est en présence des signes allégoriques avant-coureurs de l’échec de l’hiver amoureux ; le chaume présente un paysage de désolation où la pie est un oiseau traditionnel de mauvais augure[30] ; la fumée qui pollue, le temps gris, le vent, les postillons, offrent un canevas urbain des plus déceptifs, avec un coloris réaliste qui semble opposer un démenti formel, quoiqu’au départ méconnu, à l’optimisme du sujet. On pourrait même voir dans la résistance sous le pied du chaume, la figure d’une réalité qui résiste au désir ou, mieux, aux illusions créées par l’habitude — et par la présomption ? Le sujet a-t-il été trompé, ou s’est-il trompé ?

Musset a évité tout détail trop spécifique, pour que le lecteur puisse, grâce à ce statut prototypique des réminiscences[31], comprendre le poème et s’identifier à la perspective du sujet, en s’appuyant sur des notations sensorielles et des oppositions accessibles (froid-chaud, extérieur-intérieur, campagne-maison, nature-société, campagne-ville, province-capitale, aristocrates-plébéiens… homme-femme). Malgré son déroulement lent et apparemment digressif, le poème est résolument téléologique, le fin mot dictant les procédés utilisés pour retarder la résolution de l’énigme. Musset a bien réfléchi, comme Poe selon Baudelaire, à « l’appropriation du moyen à l’effet », à la « rhétorique profonde[32] » qui sous-tend ce monologue qui se termine sur une ironie glaciale, hivernale, loin du cliché d’un Musset printanier.

En définitive, Musset poète ne paraît guère « quatorze fois exécrable » ; les quatorze vers de Sonnet ne dérogent pas aux préceptes édictés par Poe et Baudelaire. Car pour une partie de son oeuvre, Musset avait déjà, en 1829, une esthétique fort exigeante.