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Soulignons-le d’emblée, le lecteur ne trouvera pas ici un ouvrage développant un modèle théorique à partir de la politique étrangère de l’Allemagne. Ce livre de Scott Erb, politologue à l’Université du Maine (Farmington), s’avère ainsi « une analyse constructiviste » (p. 13) de la politique extérieure allemande depuis 1945. L’objectif est d’examiner comment les politiques mises de l’avant par l’Allemagne de l’Ouest, « choix tactique » au sortir de la guerre, devinrent progressivement un « ensemble de normes » guidant l’action du pays sur la scène internationale. Autrement dit, la République fédérale d’Allemagne (rfa) eut d’abord recours à l’institutionnalisme de même qu’au multilatéralisme dans le but de regagner la confiance de ses partenaires et de défendre ses intérêts nationaux sans agressivité, usant ainsi de ce que d’aucuns appellent la soft power. À cela, s’ajouta bien entendu les leçons de l’Histoire, le tout débouchant sur la constitution d’une nouvelle culture politique promouvant les « valeurs occidentales, les droits humains et la coopération » plutôt que la poursuite unilatérale des intérêts nationaux (p. 3). La thèse avancée par l’auteur s’avère double. La rfa acquit d’abord dans l’après-guerre une « identité de politique étrangère postsouveraine », ceci avec un tel succès qu’il est permis de penser, selon l’auteur, que cette identité devrait être préservée. De ce postulat découle la seconde idée-force, à savoir que cette même identité pourrait s’avérer un modèle à suivre pour les autres États en ces temps de mondialisation (pp. 217-218). Pour mettre en oeuvre son analyse, Erb utilise essentiellement des documents qui permettent de reconstituer les débats divisant les élites et les partis politiques, mais aussi les universitaires et intellectuels concernés par la politique étrangère allemande. Il importe cependant de préciser que si les sondages de l’opinion publique ne sont pas complètement écartés du revers de la main, leur utilisation ne revêt aucunement un caractère systématique.

Après un premier chapitre faisant office d’introduction, le deuxième chapitre constitue un rapide survol de la politique étrangère ouest-allemande entre 1945 et 1980. L’auteur y retrace donc le développement de l’identité en question, laquelle a mené à l’établissement d’un « double consensus », à savoir l’ancrage aux institutions occidentales dans l’immédiat après-guerre (Westbindung) et ensuite, la quête de meilleures relations avec les pays de l’Est à partir de la fin des années 1960 (Ostpolitik). Le corps de l’ouvrage débute ainsi véritablement avec le troisième chapitre qui examine, pendant la première moitié des années 1980, les réactions allemandes lors de la crise des euromissiles de même que la contribution de la rfa au développement de la coopération économique de la Communauté européenne. Ce faisant, le politologue cherche à démontrer que l’évolution de la politique étrangère allemande durant les trois décennies précédentes ne constituait aucunement un simple choix tactique, mais marquait bien l’affirmation d’une nouvelle identité. Ainsi, même après l’arrivée du chrétien-démocrate Helmut Kohl à la chancellerie, la rfa – en dépit d’une opposition populaire massive à cet égard – demeura favorable au déploiement de nouveaux missiles de portée intermédiaire sur son territoire. Toutefois, loin de ne tabler que sur l’intégration occidentale européenne et transatlantique, Kohl poursuivit la politique d’ouverture à l’Est mise de l’avant par ses prédécesseurs sociaux-démocrates.

Le quatrième chapitre se concentre sur le rôle de la rfa dans les événements qui, de 1985 à 1990, ont mené à l’unification allemande et à la fin de la guerre froide. Pour Erb, l’une des raisons qui expliquent l’attitude conciliante de l’urss dans la seconde moitié des années 1980 est sans aucun doute la politique allemande d’ouverture à l’Est, laquelle avait été maintenue même dans le contexte de la relance de la guerre froide au début de la décennie. En ce sens, l’identité développée par la rfa depuis l’après-guerre avait porté ses fruits, en encourageant Gorbatchev à poursuivre ses réformes et les contacts est-ouest, ce qui, ultimement, créa un contexte favorable permettant l’unification des deux Allemagnes. Le cinquième chapitre traite de l’apport de la rfa au progrès de l’intégration européenne entre 1985 et 2002. Selon l’auteur, la ténacité des efforts allemands vis-à-vis de l’approfondissement puis de l’élargissement de l’Europe démontre à nouveau à quel point l’identité allemande postsouveraine en matière de politique étrangère demeure une donnée avec laquelle il faut compter. Sans la persistance de cette identité, il y a donc fort à parier que Bonn/Berlin aurait adopté une voie nettement plus nationaliste durant la décennie, menant ultimement à un statut de grande puissance s’éloignant de l’Ouest pour se rapprocher davantage de l’Est (pp. 111-112).

Dans le sixième chapitre, l’attention est portée sur l’évolution de la politique de l’Allemagne relativement aux problèmes de sécurité de l’après-guerre froide, en particulier sur les conflits qui, de l’Irak à la Macédoine, ont marqué la décennie. Ici, bien qu’un premier coup d’oeil laisse croire à une rupture identitaire de la politique étrangère allemande en raison de l’acceptation croissante du recours à la force lors de crises internationales, Erb soutient au contraire que cela ne fait que confirmer la résilience de l’identité allemande développée depuis l’après-guerre. De son point de vue, les Allemands ont adopté leur politique à un contexte international différent, ceci afin d’encourager le multilatéralisme visant à « mettre en oeuvre le droit international » (p. 148). En somme, même sur le plan de la sécurité, l’Allemagne continue d’être guidée par la même identité, c’est-à-dire par les mêmes valeurs : le multilatéralisme, l’institutionnalisme, ainsi que la préservation des droits humains et du droit international. Enfin, le chapitre sept étudie les défis posés à la politique étrangère allemande par les attaques terroristes de septembre 2001 et par l’attitude américaine envers l’Irak en 2002-2003. Il est aisé de comprendre ici que l’auteur soutient qu’à l’opposé des États-Unis de George W. Bush, lesquels privilégièrent une politique de puissance qui peut être qualifiée de réaliste, l’Allemagne de Gerhard Schröder ne fit que s’accrocher à son identité de politique étrangère privilégiant le multilatéralisme et la coopération internationale. L’auteur conclut son livre avec le chapitre huit en réitérant sa double thèse et en rappelant que l’identité développée par l’Allemagne n’est aucunement altruiste, mais vise au contraire à défendre, par la coopération, ses intérêts nationaux – lesquels sont désormais définis « en terme de valeurs occidentales » qui réunissent les États occidentaux en une « communauté fondée sur ces [mêmes] valeurs » (pp. 221-222).

La principale critique qui peut être adressée à l’auteur concerne sa définition du multilatéralisme, lequel est défini non pas comme étant un simple moyen de défendre ses intérêts nationaux, mais bien comme « une valeur en soi » (pp. 9-10). Pourtant, quelques paragraphes plus loin, il soutient que le multilatéralisme n’est pas à proprement parler un but, mais simplement un moyen de parvenir à ses fins (pp. 10-11). D’autre part, lorsque l’auteur soutient que l’Allemagne se résolut à agir contre le « consensus » lors de la crise iraquienne de 2002-2003 (p. 10), il nous est impossible de ne pas se demander où se trouvait ce « consensus » et quelle était la nature de celui-ci ? Bien entendu, le livre est avant tout destiné à un public américain, mais cela n’excuse pas un manque d’autocritique aussi flagrant, compte tenu non seulement de l’opposition de nombreux gouvernements, mais en outre des protestations populaires massives, même au sein de pays, qui tels la Grande-Bretagne, l’Espagne ou l’Italie, faisaient partie de ce soi-disant « consensus ». Enfin, il nous faut déplorer la présence de plusieurs coquilles dans les notes de référence, en particulier dans les titres en allemand. Nonobstant ces réserves, la lecture de l’ouvrage demeure recommandée pour quiconque s’intéresse à l’Allemagne contemporaine, aux questions internationales et aux identités.