Corps de l’article

Introduction

Les descriptions de la ville en interaction verbale livrent de riches matériaux pour qui souhaite observer la dynamique de la construction du sens. On y voit travailler, à travers les ratages caractéristiques de la production orale, les mécanismes d’actualisation.

Il s’agira ici des « mots de la ville » et de leur actualisation problématique en discours. Ville, quartier, rue, sont en principe ordonnés autour de la relation partie-tout : le quartier est dans la ville, la rue est dans le quartier. On essaiera de montrer par quels mécanismes cette ordonnance prévisible est mise en question dans les discours, et comment la production de sens se reconstruit autour d’autres cohérences.

Dans quelles conditions le quartier peut-il se substituer à la ville, et la rue au quartier ?

L’étude présentera d’abord un certain nombre de cadres linguistiques utiles (première partie). Des études de corpus tenteront ensuite de donner une compréhension plus précise des phénomènes : ce sera d’abord le rapport problématique ville-quartier (deuxième partie), puis, quartier-rue (troisième partie).

L’approche adoptée est celle de l’analyse du discours. Elle fait appel à des conceptions mises en exergue par la linguistique praxématique : importance accordée aux schémas de praxis et à l’expérience pour l’explication de la construction du sens, étude de ces processus constructifs en tant que dynamique et émergence, grâce au concept d’actualisation[1]. On ajoutera que pour la praxématique, le sens est une construction sociale, alors que souvent, les linguistiques qui se réclament de l’approche expériencielle réduisent le sujet constructeur du sens à une entité cognitive individualisée, un sujet face au monde — le rapport à l’autre du discours et à l’autre de la praxis étant mis entre parenthèses. L’analyse de ces discours sur la ville se centre plus particulièrement sur la manière dont les sujets construisent leurs descriptions. Si cette typologie textuelle a déjà fait l’objet d’études sur corpus écrits, il reste encore beaucoup à dire sur la manière dont l’oral en interaction organise ses procédures descriptives[2].

Les données sur lesquelles s’appuie l’article sont tirées d’enquêtes urbaines réalisées à Montpellier (France). Elles résultent d’entretiens semi-directifs à micro ouvert. La plupart ont été collectés à Saint-Roch, quartier central ancien de Montpellier. C’est un quartier de vocation commerciale, également quartier de prestige : dans sa partie haute, il est riche en hôtels particuliers du XVIIe siècle et doté d’une population aisée. L’habitat modeste se situe dans la partie basse, et aussi dans des rues anciennes où subsistent quelques zones de pauvreté. Cet ensemble est desservi par une voierie largement organisée selon le schéma médiéval, formé d’un lacis de petites rues réservées à la circulation piétonne : tissu dense que traversent quelques rares percées un peu plus larges.

On trouvera aussi dans cette analyse des extraits d’une enquête à La Paillade, Z.U.P. (Zone à urbaniser en priorité) de Montpellier. Plus marginalement, sera évoqué un autre corpus, également collecté dans le quartier Saint-Roch et constitué de descriptions d’itinéraires piétons (enregistrement à micro fermé, contrairement aux enquêtes précédentes).

Les enquêtes semi-directives centrent leur questionnaire sur l’espace du quartier et sur les conceptions territoriales des enquêtés (solidarités et frontières socio-spatiales, appropriation ou rejet). On a aussi interrogé les enquêtés sur leurs pratiques quotidiennes de déplacement, sur leurs perceptions axiologiques de l’environnement : rues/secteurs du quartier aimés ou évités.

Le quartier est à l’intersection entre l’unité méronymique immédiatement supérieure : la ville, et les unités inférieures : rues, bâtiments, places, etc. C’est à partir de ce « point d’observation » qu’on a pu recueillir les discours où s’actualisent les « décalages » dans le classement méronymique faisant l’objet de l’étude.

1. La ville, objet de connaissance et objet d’appropriation

Deux aspects émergent constamment, lorsqu’on travaille sur l’espace de la ville. Ceux-ci ont été présentés en introduction selon l’opposition dimension cognitive/dimension sociale. On tentera de les éclairer selon deux entrées successives :

  • Pour se saisir de l’espace de la ville, les descripteurs se servent d’une topologie : appel aux formes et à la déformabilité, imagibilité de la ville, phénomènes de gestalt. Cet ensemble est en rapport avec les catégories linguistiques permettant de les construire en langage : catégorie du nombre (massif et comptable), méronymie, synecdoque.

  • Pour s’approprier cet espace, les locuteurs font jouer, dans leur discours sur le territoire, la dialectique du même et de l’autre, dans la dynamique dialogale et dialogique.

1.1. L'imagibilité de la ville

Dans ce domaine, le travail pionnier de Lynch reste d'actualité. Sa démarche repose sur l'idée que l'image d'une ville se bâtit à partir d'un certain nombre de composantes-types : des « formes de base », si on veut. Il essaie de reconstituer la manière dont les sujets se représentent leur ville, leur quartier, en portant attention au « contenu que l'on peut rapporter aux formes physiques » (Lynch, [1960] 1976 : 54). Lynch a travaillé d'après des interviews. Ce point de vue de géographe, resté près de la parole, et en particulier de la parole orale, est donc important pour la présente étude.

L'analyse, tout en restant centrée sur les formes physiques, garde cependant des liens avec les représentations sociales. Le géographe signale par exemple que, parmi les éléments constituant la personnalité d'un quartier, les critères de classe sociale et les critères ethniques sont souvent déterminants. Il donne l'exemple de Jersey City, (Ibid., : 78), où ce sont ces critères socio-ethniques, plutôt que des critères physiques, qui permettent de discriminer les secteurs de la ville. De même, un peu plus loin, il parle de « tonalité de classe sociale » (Ibid., : 80). Il reste que son analyse, sans évacuer les significations sociales, privilégie l'aspect cognitif.

L’unité thématique du quartier Saint-Roch ou de certaines zones dans le quartier

Parmi les cadres d’étude dégagés par Lynch, je mettrai l'accent sur une notion qui s'avère particulièrement opératoire, pour étudier les descriptions de ville, et le corpus de Saint-Roch : l'unité thématique. L'unité thématique d'une zone, d'un quartier, se construit par l’attribution d’un ou de plusieurs caractères propres à cet espace, caractères qui lui donnent son image typique :

En général, les particularités typiques sont reconnues et représentées sous forme d'image à l'intérieur d'un groupement caractéristique, l'unité thématique. Par exemple, l'image de Beacon Hill[3] comprenait d'étroites rues escarpées, des alignements de vieilles maisons de briques à l'échelle humaine, des porches blancs encastrés et bien entretenus; des ornements noirs; des trottoirs pavés en cailloutis et en briques, de la tranquillité et des passants appartenant à la haute Société.

Ibid., : 79

Des indications sur l'unité thématique du quartier Saint-Roch (ancienneté, centralité) ont déjà été données en introduction. On verra que la nature du tissu urbain, auquel participent les « petites rues », joue aussi un rôle dans l'unité thématique de Saint-Roch. Plus précisément, à l’intérieur du quartier Saint-Roch (lui-même entièrement constitué d’habitat ancien), c’est la zone la plus ancienne qui va être identifiée par son unité thématique. Elle est constituée de venelles étroites et tortueuses, caractéristiques du tissu médiéval. À l’intérieur des descriptions, ce très vieux Montpellier est représenté tantôt en euphorie (c’est bien, parce que c’est très ancien), ou en dysphorie (c’est vieux, c’est sale).

L'unité thématique est donc un critère de définition pour un quartier, mais aussi pour un secteur, à l'intérieur du quartier.

Unité thématique et représentations sociales

Mais on a jusqu'à présent raisonné comme si les représentations étaient des images mentales, plus ou moins fortes, basées sur des formes ou des caractéristiques du paysage urbain. Il y a là un danger de réduction important. En présentant les choses ainsi, on réduit le sujet à une sorte de réceptacle destiné à traiter les informations venues de l'environnement.

Or, Lynch signale une distorsion importante des images, qui est de l'ordre du social — venant ainsi corriger une vision trop purement subjectiviste des représentations de ville. Il y a une « amplification significative de l'importance attribuée aux éléments situés dans [les] quartiers [de la haute société] » (Ibid., : 80). « Leur nom aide aussi à donner une identité aux quartiers » (même en l'absence d'unité thématique). Ainsi, l'image typique est aussi une image stéréotypique. Elle est filtrée par le social. On en voit les effets à Saint-Roch, où le quartier haut, zone socialement privilégiée, est le « phare » des représentations. Les quartiers qui ont un « coeur solide » ne sont pas rares (Ibid., : 82). Est-ce le cas à Saint-Roch ? Le coeur du quartier est effectivement assez solide, mais il est décentré : il se situe sur un côté, et en haut, dans la zone favorisée : c’est la zone Grand-Rue + place Saint-Côme. On constate donc un conflit entre le nom : « quartier Saint-Roch », qui incite à centrer le quartier sur l'église du même nom (située au coeur du quartier), et les représentations sociales, qui incitent à centrer le quartier sur sa partie haute, la plus prestigieuse. Pour compléter les observations de Lynch, on observera que, si les représentations stéréotypiques euphoriques sont bien polarisées, comme il le dit, sur les images idylliques du quartier, il existe, parallèlement, une version stéréotypique dysphorique. Alternativement, le quartier montre sa face la plus souriante, et la plus négative, dans les discours (souvent dans les mêmes discours, selon les moments de l’interaction).

Soulignons pour finir que la notion d’unité thématique repose sur une vision de l’espace urbain comme gestalt. Les composantes d’un secteur forment un quartier, une zone homogène, par leur ressemblance et par leur proximité. Ces deux caractères sont nécessaires pour que des éléments séparés se regroupent et forment un ensemble, voire une masse, un tissu lié (Guillaume, 1979). La section 1.2. va aborder les rapports entre le multiplexe et la masse, le tout et les parties.

1.2. Vision continue, vision discontinue, relation parties-tout

Vision de loin, vision de près

On peut expliquer un certain nombre de caractéristiques des descriptions de ville par la manière dont les sujets descripteurs gèrent la vision du réel. Le langage offre la possibilité d'opérer un ajustement de la représentation de la réalité, selon une « granularité » plus ou moins fine. À la manière dont un objectif photographique peut alternativement prendre du recul par rapport à un objet pour le réduire à un point, ou s'en rapprocher pour y discerner une surface et des détails, on pourrait dire que le langage offre la possibilité d'une vision de loin et d'une vision de près : vision en masse indistincte, ou vision en détail, permettant à des objets discrets de s’individualiser. Le langage est en mesure d'offrir des réglages de la vision concrète. Cette problématique, pour le linguiste, est en rapport avec la catégorie grammaticale du nombre, ainsi qu’avec l’opposition entre noms comptables et noms non comptables. Sans détailler ici cette question, je me contenterai de citer, pour tenter d’en donner une idée, le philosophe Mark Johnson. Lorsqu'il définit les schémas d'expérience comme cadre du fonctionnement cognitif, il en donne quelques illustrations, dont celle-ci :

Du multiplexe à la masse. Imaginez un groupe de plusieurs objets. Eloignez-vous (en imagination) de cet ensemble jusqu’à ce que le groupe d’unités commence à devenir une seule masse homogène. A présent revenez en arrière jusqu’à ce que la masse redevienne un groupe[4].

notre traduction

Johnson, 1987: 26

On sera conduit à réexaminer ce réglage de la vision concrète, dans la deuxième partie, à propos du praxème rue, qui offre alternativement une vision discrète ou une vision massive du réel. Retenons simplement ici que l’alternance vision massive/vision détaillée d’unités discrètes joue sur l’opposition espace vu en continuité/espace vu en discontinuité. Ce qui nous conduit à :

La relation parties-tout

Lorsqu'un objet décrit est vu comme multiplexe, il s'ouvre à la méronymie — ce que Lafont (1978) nomme la hiérarchie signifiante. Cette forme d'organisation sémantique s’exprime aussi dans la notion d’ingrédience, ou d’appartenance. Elle est figurée par le lien a-un (has-a) dans les descriptions arborescentes des réseaux sémantiques : la ville a des rues, des maisons, etc. On peut voir ces relations parties-tout selon deux points de vue :

  1. Les types d'énoncés auxquelles elles donnent lieu :

    • La ville comprend des quartiers, des secteurs dans les quartiers, des places, des rues, des jardins, des bâtiments, etc.

    • Inversement, le quartier, les rues, les bâtiments etc. sont dans la ville[5].

  2. Le lien entre discontinu et continu :

    La hiérarchie signifiante est basée sur la distinction d'entités discrètes. Il faudra voir dans quelle mesure certaines d'entre elles peuvent être renvoyées à la massification, à la vision continue. Cet aspect est important à élucider pour les descriptions de ville, aussi bien dans le corpus d’interviews, qui est la source des échantillons utilisés dans cet article, que dans le corpus de descriptions d’itinéraires, également collecté dans ce quartier (Barbéris, 1994 ; Barbéris et Manes Gallo, à paraître).

La synecdoque hommes-lieux

Dire : les H.L.M., les villas pour leurs habitants. Cette synecdoque signifie le lien homme-environnement urbain. Elle permet des identifications de l'un à l'autre. Selon un processus voisin, les habitants de la place Saint-Côme (située dans le quartier d’enquête) et de ses environs sont nommés les Saint-Côme, par certains locuteurs. L'homme adhère à son environnement :

  • de manière praxéologique : les schémas d'action ont des liens analogiques avec les formes des lieux (la rue monte / je monte) ;

  • de manière identitaire : l'homme « est » non seulement « dans son lieu », mais il « est son lieu » : lieu-territoire où se retrouvent des semblables ;

  • semblables rejetés dans l'altérité (espace du « ils » des H.L.M. lorsqu’il sont désignés par les habitants du centre ville) ;

  • ou semblables en relation d'identification avec le je (espace du « nous » du quartier vu par ses habitants).

1.3. Ville en dialogue, ville en conflit : la dialectique même-autre au niveau dialogal et dialogique

Je ne fais ici que rappeler des problématiques bien connues. Leur importance s’illustrera de manière plus convaincante dans les études de corpus.

La relation même-autre constamment présente dans le discours des interviews de Montpellier s’inscrit à la fois dans la dimension dialogale et dialogique, double aspect de l’interaction verbale entre enquêteur et enquêté. Cette double face de l’interaction verbale émerge dans la succession des répliques (dynamique dialogale) et à l’intérieur du discours développé dans chaque réplique, chaque fois que celui-ci intègre des discours autres, des points de vue externes, des voix discordantes (dynamique dialogique). C’est dans ces deux « arènes » emboîtées que s’élabore la production de sens.

Elle met aux prises les instances de l’enquêteur et de l’enquêté et, au-delà, les instances de discours qui planent au-dessus des interviews, les paroles toujours « dans l’air » : celles du on-dit, de la rumeur, des « autorités » qui ont pouvoir sur la ville, des médias, du discours publicitaire et commercial destiné à promouvoir certaines images de la ville.

Pêcheux a désigné comme interdiscours, et Bakhtine comme dialogisme, les phénomènes discursifs liés aux contacts conflictuels entre espaces discursifs. Authier-Revuz (1995) les a analysés en tant qu’hétérogénéités énonciatives. Ce qui rapproche l'ensemble de ces problématiques, c'est le souci de montrer comment le sens et le choix des mots s’actualisent dans et par l'interaction verbale. Ils s'inscrivent dans des positions énonciatives non seulement explicites, mais aussi plus souterraines, portées par une « voix » dont il s’agit de retrouver trace (modalisation autonymique, négation, concession). Je renvoie à des travaux plus développés sur la question, largement travaillée à l’heure actuelle, en analyse du discours[6] et en pragmatique.

La situation de l'interview sociolinguistique introduit un certain nombre de spécificités dans l'échange verbal, qui interdisent à l'analyste de comparer ce type de données aux interactions informelles, aux conversations. On en soulignera une en particulier : l'écart, voire le conflit, entre les deux espaces discursifs où s'inscrivent les deux parties en présence : enquêteur(s) et enquêté(s). L'enquêteur apporte avec lui (1) l'image d'un étranger, externe à la communauté de parole où il s'introduit, ignorant de ses savoirs partagés, de ses valeurs ; (2) d'un représentant du discours légitime (ce qu'il est bon de dire et de penser) ; (3) d'un représentant de la langue légitime (comment il est bon de parler). Cette image va lui conférer, même s'il tente de l'éviter, le rôle d'« intercesseur de la norme », selon la formule de Lafont (1990 : 25). Dans une situation diglossique, sa présence déclenche l'emploi de la langue dominante. Il sollicite ce que Gumperz (1982 : 66) a appelé le they-code, la langue standard, la langue légitime, par opposition au we-code, la langue de la communauté : « langue à nous » et « langue à eux ».

Ces notions de we-code et de they-code, créées pour rendre compte des phénomènes d'alternance en situation de contact de langues, peuvent être étendues utilement au discours monolingue, pour désigner les espaces discursifs différents où s'ancrent enquêteur et enquêté. On peut les interpréter de manière spatiale, en les référant aux lieux où s'articulent les identités des interlocuteurs. Ville, quartier, rue, produisent du sens en tant que territorialités référées à ces identités sociales en « nous » et en « eux », en inclusion et en exclusion.

J’espère avoir ainsi tracé quelques cadres permettant d’analyser les discours sur la ville, objets de cet article. Pour les besoins de l’exposé, le niveau cognitif (forme de la ville, types de vision du réel) a été plus ou moins disjoint du niveau intersubjectif et social, présenté dans un deuxième temps. Mais l’étude de corpus qu’on aborde maintenant montrera que dans les discours, ces deux dimensions ne peuvent être dissociées.

2. « La ville » et « le quartier »

Les deux séries d’extraits analysés dans cette section mettent en relation problématique la ville et le quartier : on présente d’abord quelques discours recueillis à La Paillade, puis ce seront des extraits de l’interview Arnaud (enquête de Saint-Roch).

2.1. La Paillade, une « autre ville »

Le corpus d'interviews utilisées a été recueilli auprès des habitants de la Z.U.P. de Montpellier (Z.U.P. de La Paillade). L'entité urbaine sur laquelle porte l'enquête est donc (en principe) un quartier de Montpellier.

Voici deux échantillons significatifs. Le premier est une sélection de quelques propos tenus par Rachid, jeune rappeur d'origine maghrébine, habitant de la cité Phobos, cité qui se trouve en instance de démolition[7].

Extrait 1

Rachid :
A.67 - [...] y a aussi y a a un autre truc aussi c'est que nous / nous à Phobos et je crois même que dans La Paillade on considère qu'on est pas de Montpellier parce que pour nous Montpellier c'est pas c'est pss y a rien à voir avec La Paillade La Paillade c'est une ville et Montpellier c'est une autre ville de bourges et tout ça nous on se considère pas comme des habitants de la ville de Montpellier / c'est ça tu vois
A.80 - [...] y en a beaucoup du centre ville qu'is ont peur de venir à La Paillade [...] parce que // on on voit que que / que notre / par exemple le maire ou quoi i: i met de côté un peu La Paillade et qu'i s'occupe plus' de Montpellier tout ça [...]
A.122 - j 'leur ai expliqué [aux groupes de rap rencontrés au cours d'un voyage à New York] ma situation ici à La Paillade

Les choses sont assez claires dans les propos de Rachid : il y a deux villes, Montpellier et La Paillade (nous / nous à Phobos et je crois même que dans La Paillade on considère qu’on est pas de Montpellier etc. : A.67). Ces deux villes s'ignorent (Montpellier c'est pas c'est pss y a rien à voir avec La Paillade : A.67) ou se craignent (y en a beaucoup du centre ville qu'is ont peur de venir à La Paillade : A.80). Lorsqu'il se réfère à son lieu de vie auprès d'interlocuteurs extérieurs, ce qu'il confronte à la ville de New York, ce n'est pas la ville de Montpellier, mais La Paillade (A.122).

Montpellier « ville de bourges » (A.67). On trouvera un écho de ce jugement dans l'interview Arnaud, dont des extraits seront analysés par la suite.

Outre la recatégorisation de La Paillade comme ville, le phénomène linguistique saillant est l’emploi de la négation dialogique : on est pas de Montpellier, Montpellier c'est pas c'est pss y a rien à voir avec La Paillade, nous on se considère pas comme des habitants de la ville de Montpellier. L’énonciateur actuel, Rachid, conteste l’affirmation d’un énonciateur premier qui prétendrait que « La Paillade, c’est Montpellier », et qui parlerait du « quartier de La Paillade ». La catégorisation de La Paillade comme ville dans une phrase affirmative (La Paillade c'est une ville et Montpellier c'est une autre ville de bourges et tout ça : A.67) est articulée à la négation préliminaire : « ce n’est pas X (X = ce que vous dites/ce qu’ils disent), c’est Y ». Cette construction dialogique (opposition entre un énoncé nié, rejet d’une énonciation antérieure, et un énoncé asserté par l’énonciateur actuel) se rencontre fréquemment. Dans ce discours de Rachid, quel est l’énonciateur premier, dont l’affirmation est contestée par la négation dialogique ? On peut y reconnaître à la fois le discours officiel sur la ville, le discours de la municipalité et du pouvoir politique, mais aussi le discours imputé à l’enquêteur, qui, en tant qu’intercesseur de la norme, se voit facilement attribuer une opinion conventionnelle. Il semble donc s’agir à la fois d’un dialogisme interpersonnel entre vous enquêteur et je enquêté, et d’un dialogisme interdiscursif, référé aux discours ambiants, et à un énonciateur-type qui n’est pas physiquement présent.

Le second extrait provient d'une interview de Monsieur B., un responsable du centre social de La Paillade :

Extrait 2

Monsieur B. :
A.63 - La Paillade c'est une ville de trente mille habitants
B.64 - ah quand même hein !
(A.63 - tout en étant un quartier de Montpellier ça fait tout de même trente mille habitants)

Malgré la correction de la fin de la réplique A.63 (tout en étant un quartier de Montpellier), le locuteur a bien d'abord catégorisé La Paillade comme une ville de trente mille habitants.

La prise en compte de la catégorisation normée de La Paillade en tant que quartier de Montpellier est une trace dialogique, introduite sous forme de construction concessive : tout + gérondif. Concession faite à l’autre du discours : autre du dialogue (l’enquêteur B – à qui A impute la catégorisation de La Paillade comme quartier), et autre de l’interdiscours, du discours convenu sur la ville, dont le modèle légitime vient se mêler à l’interaction en cours. Ce phénomène énonciatif est donc à rapprocher du précédent. Mais ici c’est le même qui va vers l’autre et lui concède que La Paillade est un quartier, alors que Rachid réfutait l’opinion autre, pour revendiquer La Paillade comme ville.

Comme l’a montré Morel (1996 : 10), la concession rectificative pose d’abord l’énoncé asserté (ici : La Paillade c'est une ville de trente mille habitants), puis introduit, par une sorte de remords, l’énoncé concédé (tout en étant un quartier de Montpellier). Ce remords correspond souvent à un deuxième temps dans l’actualisation du message oral, un correctif qui n’avait pas été prévu dans la première programmation de l’énoncé. Il faut distinguer ce type de séquence assertion + concession, de la séquence concession + assertion, où, dès le départ, est intégrée la position adverse impliquée par la concession.

Concluons. Par deux fois, chez Rachid et chez Monsieur B., la catégorisation de La Paillade — en principe quartier de Montpellier — a été remontée d’un cran dans la hiérarchie signifiante. C’est le praxème ville (le tout) qui vient se substituer à la désignation de la partie.

Ces discours ordinaires ne dévoilent rien qui puisse surprendre : le lecteur, avant même de prendre connaissance de ces extraits, s'attendait certainement à trouver ce qu'il y a, effectivement, trouvé. La « ville des autres » (Begag, 1991) est une « autre ville ». On lit dans le tracement de cette frontière identitaire la fusion hommes-lieux que la rhétorique analyse en synecdoque. Mais on y lit aussi en amont — au moment même de la décision de construire ce type d'habitat fondé sur la ségrégation socio-spatiale — la marque d'une politique urbanistique de ghettoïsation, pavée (parée ?) des bonnes intentions du relogement des familles modestes.

Les interviews de La Paillade et celles collectées dans le quartier Saint-Roch, travaillent sur une toile de fond axiologique inverse. Si la Z.U.P. n’échappe pas au discours larvé de la réprobation, le vieux quartier historique, pour sa part, n’échappe pas au discours de l’éloge : c’est le « Marais montpelliérain », participant au « coeur de ville », selon le discours touristique et commercial.

Cependant, sur fond euphorique, la dysphorie peut facilement survenir : Arnaud va en donner un exemple, dans l’interview analysé ci-dessous. Il n’aime pas Montpellier, « ville bourgeoise », où il vit. Ce jeune employé a été interviewé par deux enquêtrices, B et C, sur son lieu de travail (un petit entrepôt de matériel de bureau situé dans la partie haute du quartier). Il travaille dans le quartier Saint-Roch, et il habite dans un autre quartier de Montpellier, toujours dans le centre ancien.

2.2. Le double conflit : ville-campagne, classe ouvrière-classe bourgeoise

Arnaud marque dès le début de l'interview son rejet et du quartier Saint-Roch et de la ville entière de Montpellier. Nous sommes donc d’emblée face à un discours d’exclu, qui corrélativement rejette ce dont il se sent exclu.

Extrait 3

Arnaud (1)
C. 58 - est-ce que / vous vous sentez bien où vous habitez ...
A. 59 - à co- //
(C. 58 - ça ça suffit ou:: ?)
A. 60 - à commencer je suis pas de la ville
B. 61 - hm: ? // vous êtes né à la campagne ?
A. 62 - voilà
B. 63 - près de Montpellier vous êtes né ?
A. 64 - vingt-cinq kilomètres / Montpellier n- euh::: / côté: nord / Montpellier nord [...]
B. 67 - (...) / oui alors donc euh:: vous en voulez un peu à::: ce quartier de la ville pasque::: / h finalement vous avez
A. 68 - à tous à tous à tous les quartiers hein moi:
B. 69 - vous n'aimez pas la ville
A. 70 - voilà / (hein ? vous n'aimez pas B) en commençant Montpellier c'est une ville bourgeoise (hm hm ? B) /// j'aime pas les villes comme ça (hm hm B) /// (3) ça se voit (3) /
C. 71 - (3) ça se voit à quoi (3)?
A. 72 - les gens / la façon de: de s'habiller (3) tout ça:: (3) / la façon de discuter avec certaines personnes / quand: quand is discutent avec certaines personnes:: elles disent rien mais:: elles pensent dans la tête « Toi t'es un con / casse-toi de là ! » // (oui B) / « Pour moi t'es un pauvre mec » elles le disent pas en face mais elles le pensent / (hm hm B) la majorité autant les filles que::: que les petits mminets là: habillés en ppiches là:: (rire B) (oui / oui oui B) / et: et les personnes d'un: d'un certain âge c'est pareil

On peut résumer les axes directeurs de cet extrait de la manière suivante :

  1. Arnaud pose immédiatement son identité hors de la ville : être de la ville est nié (A.60), d'où l'interprétation de l'enquêteur, confirmée par l'enquêté : vous êtes né à la campagne (B.61).

  2. L'unité quartier devient non-pertinente, dès le moment où c'est la ville même qui est rejetée. Toutes les parties (quartiers) font l'objet d'un ressentiment indifférencié de la part du locuteur (A.68 : [j’en veux] à tous à tous à tous les quartiers hein moi), ce qui donne lieu à l’interprétation de l’enquêteur en B. 69 : vous n'aimez pas la ville. « tous les quartiers » équivaut en effet au tout qui les inclut « la ville ». Ce qu’approuve l’enquêté : voilà/ (A.70), qui aussitôt enchaîne sur le toponyme : en commençant Montpellier c'est une ville bourgeoise. En fait, c’est sur Montpellier qu’il concentre son rejet, plutôt que sur toutes les villes (comme le montrera le deuxième extrait).

  3. Deux expressions presque semblables se présentent en ouverture d'énoncé : à commencer (je suis pas de la ville), en commençant (Montpellier c'est une ville bourgeoise) (A.60, A.70). C'est une prise de position tranchée, destinée à couper court à toute autre interprétation, avant que l'interlocuteur puisse développer une tentative dans le sens considéré comme erroné. Le connecteur d'abord a une valeur voisine, mais les expressions du locuteur sont encore plus abruptes. Il s’agit de contester par avance la validité d’un présupposé du dialogue : « il est pertinent pour l’enquêté de parler de la ville de Montpellier », avant que le dialogue s’engage sur ce sujet.

L'enquêté entend donc redéfinir la situation, particulièrement en A.60, où il produit une réponse non préférée (il ne répond pas à la question de C). Il refuse d'entrer dans la logique qu'il attribue à l'autre et il n’a pas tort, puisque les enquêtrices viennent de lui annoncer que l'interview porterait sur le quartier. Le positionnement discursif de A lui permet de faire « remonter » le topique de la discussion un cran plus haut, dans la hiérarchie signifiante : c'est de la ville tout entière qu'il sera question, opposée à la campagne, et cette ville, Montpellier, sera l’élément rejeté.

Le tour de parole A.72 mériterait un commentaire détaillé, qui nous éloignerait du sujet en discussion. Bien entendu, le discours de l’enquêté, sous les généralités, évoque l’exclusion dont il se sent personnellement l’objet, de la part des gens de Montpellier (peut-être plus particulièrement des filles ?). Il va jusqu’à leur attribuer un discours intérieur méprisant – discours intérieur où d’ailleurs le style de parole « bourgeois » n’est nullement imité : la brutalité du style entend sans doute se conformer à la grossièreté de l’intention imputée aux montpelliérains.

Toujours dans le tour A.72, une élucidation du terme de « piche » est nécessaire. Le terme est particulier aux usages linguistiques du Bas Languedoc. Il désigne une personne aux vêtements voyants, aux manières grossières et bruyantes ; généralement il s’agit d’un jeune. Cependant, le terme est utilisé habituellement par la classe dominante, pour stigmatiser les sujets de la classe populaire qui affichent leur mauvais goût et leurs mauvaises manières. Les cibles de l’appellatif de « piche » se recrutent plus particulièrement dans les milieux populaires occitanophones ou en tout cas marqués d'identité occitane. Les origines rurales du locuteur, Arnaud, semblent le désigner comme cible de ce type de nomination. Il est vrai que pour sa part il ne fait preuve d'aucune manifestation vestimentaire agressive. Arnaud est-il assimilable purement et simplement à la cible idéale de la désignation piche ? On aura l'occasion tout à l'heure de préciser la manière dont il insère sa propre identité dans son discours. Il est certain que son langage fortement marqué de caractéristiques régionales, son habitus, son appartenance sociale, le placent en point de mire. C'est dans sa classe sociale que se recrutent les piches. En revanche, ceux qu'il affuble de ce nom, les minets de la classe bourgeoise, sont en principe les utilisateurs du mot, arme dont ils se servent pour stigmatiser les jeunes prolétaires comme lui.

Le trait définitoire de la piche que valorise Arnaud est l'habillement, puisqu'il parle de minets habillés en piches. Il y a donc bien un point de contact entre cet usage du mot chez l'enquêté et l'usage habituel. Mais en appliquant la dénomination aux fils de la bourgeoisie, il opère un retournement de la relation dominant-dominé. Dans son discours, ce sont les jeunes privilégiés cherchant à se faire remarquer par leurs beaux vêtements qui sont dits piches.

On reconnaît là un mécanisme que Bres (1994) a analysé comme fonctionnement contresociotypique. Mais la variante offerte par ce discours est assez originale. Au lieu d'essayer de se reconstruire une face positive — ce que font souvent les dominés, dans leur discours contresociotypique — A. opère le retournement de la dénomination péjorante contre son utilisateur. Retour à l'envoyeur. Ce sont les fils de bourgeois qui sont des piches, qui sont ridicules et ont mauvais goût. Revanche du « paysan » sur ses adversaires, les minets de la ville.

L'opposition ville-campagne est d'autre part recoupée, dans l'extrait qui va suivre (Extrait 4), par l'opposition classe ouvrière - classe bourgeoise, via l'opposition, qui lui sert de relais, entre les villes bourgeoises (comme Montpellier) et les villes à population ouvrière (comme Béziers, Sète). Le praxème ouvrier, dans le topos du discours syndical et politique en France, vise généralement le travailleur en milieu industriel. Tandis qu'ici, il s'agit plutôt du prolétaire. Ce positionnement relativement original est dû au flottement, dans le discours d'Arnaud, entre référence au milieu urbain et référence au milieu rural.

Or, ce flottement nous conduit à une voie interprétative un peu plus nuancée, concernant la signification identitaire de ce discours contresociotypique. Certes, Arnaud retourne contre la bourgeoisie un terme ayant pour cible les jeunes prolétaires, dont il fait partie, au large. Mais en tant que fils de paysans, mal intégré à la ville, ne vit-il pas aussi de manière problématique ses rapports avec les jeunes prolétaires de la ville, leurs modes, leur manière de vivre ? Ici se glisse donc en « tiers » une autre fracture. Celle-ci se confirmera dans un autre passage de l’interview, où, parlant des jeunes de Montpellier qu'il voit passer dans la rue, il les identifie à des indiens, puis, sur question d'une enquêtrice, les catégorise comme punks.

Voici en quels termes le locuteur compare Montpellier à Béziers et Sète :

Extrait 4

Arnaud (2)
A. 84 - faut dire je suis bien là où je suis mais enfin c'est: c'est Montpellier moi: / une ville que j'aimerais habiter par contre c'est Béziers / (oui ? B) / Béziers ou Sète /
B. 85 - ah tiens ? expliquez-moi ça m'intéresse beaucoup ça / hh euh::
A. 86 - pasque c'est ouvrier / (oui ? B) / puis les gens is:: is:: discutent is:: chais pas is sont: is sont moins grossiers qu'ici (oui oui B) / puis de suite is se mettent en conversation avec vous sans savoir ni pourquoi ni comment / moi j'aime bien ça / (hm hm B) / tandis qu'ici allez vous mettre en conversation avec quelqu'un

Opposés aux locuteurs méprisants de la ville de Montpellier, les gens de Béziers et de Sète discutent. Suit une définition comparative, dans une phrase en Être : is sont moins grossiers qu'ici. Le prétendu raffinement attribué au bourgeois est nié et retourné en grossièreté : le procédé utilisé pour piche se renouvelle. Ce sont les locuteurs ouvriers qui sont plus délicats et savent se mettre en conversation sans savoir ni pourquoi ni comment. La grossièreté des locuteurs montpelliérains ne consiste pas, on l'a vu dans l'extrait précédent, à parler, mais à penser. Le mépris reste implicite.

Cependant, comme le montrent d’autres passages de l’interview, Arnaud, tout en restant attaché au village d’où il est originaire, n'éprouve aucun désir de retour à la terre. Il brosse, à l'occasion de quelques échanges avec les enquêtrices, des esquisses plutôt mélancoliques de son portrait social. Ses deux identités : identité rurale et identité ouvrière, se rejoignent pour lui attribuer un statut de dominé. Mais elles se disjoignent dans le choix du mode de vie :

  1. L'identité rurale se maintient seulement comme lien, d'ailleurs intermittent et problématique, aux origines : le petit village, le café qu’il y fréquente parfois, le rugby qu’il y pratique, la famille gardée là-bas, les fréquentes escapades dans la région de Grabels là-haut, selon les formules du locuteur.

  2. L'identité ouvrière est celle d'un petit employé, qui n'a pas envie (pas plus que ses frères et soeurs), de prendre la suite de l'exploitation viticole familiale, tout en ne réussissant pas à se sentir chez lui à Montpellier. Les réponses d’Arnaud aux enquêtrices rejettent clairement l’idée de reprendre l’exploitation familiale (exploitation viticole).

D’où suis-je ? C’est à cette conclusion en forme de question que semblent aboutir les propos d’Arnaud.

3. « Le quartier » et « la rue »

Cette troisième partie nous conduira à étudier de manière plus précise les représentations de l’entité « rue », confrontée à l’unité qui lui est supérieure dans la méronymie : le quartier. On terminera par l’étude d’un discours de Madame Ferran, enquêtée de Saint-Roch.

3.1. « La rue », « les rues », « toutes ces petites rues » : singulier pluriel et massification

Dans la première partie, on a déjà souligné que :

  • la représentation de l’espace, dans les descriptions orales de la ville, balance entre la vision continue (tissu urbain) et la vision discontinue (la ville comme addition d’objets discrets) ;

  • le passage de la masse à la pluralité, et inversement, résulte d’une vision « de près » ou « de loin » : qu’on se souvienne de l’expérience, à base perceptive, proposée par Mark Johnson. Expérience perceptive qui sert de modèle aux visions mentales et aux figurations discursives.

À ce titre, il est possible soit d’individualiser un objet, ce sera « la rue X », soit au contraire de le fondre dans un ensemble d’objets semblables et contigus, qui, par effet de gestalt vont devenir un ensemble vu en continuité. Le praxème rue va alternativement, au singulier, dégager une individualité, et au pluriel, se fondre, la plupart du temps, dans un ensemble indistinct.

Évidemment, le pluriel ne signifie pas toujours le passage à l’indistinct. On peut parler de « ces deux rues », « ces rues », en additionnant des individualités bien nettes. Mais les formulations « vieilles rues », « petites rues » (volontiers accompagnées d’un démonstratif de notoriété : ces petites rues, voire de l’indication de la totalité : toutes ces petites rues), nous font basculer dans la vision massive : celle d’une zone caractérisée par son unité thématique (adjectifs « vieux », « petites ») et constituant de ce fait un tout. Compte tenu du quartier d’enquête, un quartier central ancien, ces formulations ne peuvent surprendre. Elles nous rappellent que dans les centres historiques pleins de rues tortueuses, la figuration de la ville qui s’impose à l’esprit des descripteurs est un tissu caractéristique, et non une somme de rues, de boulevards et d’avenues aux pourtours nettement dessinés.

La première partie a déjà souligné le lien de ces effets de gestalt avec la catégorisation, avec ses effets de stéréotypisation. Les qualifications (vieilles, petites rues) qui donnent sa cohérence à la gestalt, sont aussi des outils de l’axiologie, permettant de modeler les images stéréotypiques. Ces rues petites et vieilles sont potentiellement menaçantes ou insalubres (labyrinthe impénétrable pour l’étranger, coupe-gorge, « mal famé », lieu de résidence de populations indésirables) et, parallèlement, ces mêmes rues véhiculent le prestige de l’« ancien ». On citera ici, pour faire court, non une description extraite des interviews de Saint-Roch, mais un passage tiré du corpus de descriptions d’itinéraire également collectées à Saint-Roch[8]. L’interviewé, qui croit avoir affaire à des passants ordinaires cherchant leur chemin, leur offre de les accompagner. Il fait quelques commentaires sur l’environnement, chemin faisant. La cible demandée est l’église Saint-Roch. I est l’informateur sollicité, D le demandeur du trajet :

Extrait 5

I. - (I. est en train de conduire les demandeurs vers Saint Roch et commente : ) (1) ce vieux Montpellier c'est un vrai labyrinthe (1) / (rire D) / quand on connaît pas bien
D. - ouais y a plein de petites rues
I. - ça c'est bien (commentaire à propos du paysage urbain) // ici vous êtes dans le:: (2) vieux Montpellier (2) ici / (Castellane 2 /M/)

Le propos (prononcé en riant) de I (ce vieux Montpellier c'est un vrai labyrinthe) et la réponse de D (ouais y a plein de petites rues) sont en étroite relation. La réponse de D est une interprétation directe de la remarque de I. L’unité thématique de la zone, signifiée par l’adjectif « vieux » est présentée négativement : pour qui ne connaît pas, le milieu est hostile. Parallèlement, dans le même propos, l’informateur présente son rôle de manière valorisante, puisqu’il est le passeur permettant de parcourir le labyrinthe, allusion directe à l’écheveau embrouillé des rues. Les « petites rues » citées dans la réponse du demandeur viennent corroborer le thème de la difficulté du trajet. Les petites rues dessinent un tissu complexe, difficile à pénétrer et à déchiffrer pour l’étranger. Les itinéraires de Saint-Roch mettent en exergue constamment le « pari » que constitue la traversée de la zone des « petites rues » / du « vieux Montpellier » : deux modes de découpage d’une même zone urbaine qui reposent sur une vision convergente : la vision en continuité de l’espace, fondée sur l’unité thématique.

Aussitôt après dans cet échange, c’est la version positive du même espace qui est livrée : ça c'est bien // ici vous êtes dans le:: (2) vieux Montpellier (2) ici. Le « vieux » montre alors sa face positive.

Cependant, dans les données étudiées, l’entité rue peut disposer aussi d'une personnalité propre, qui en fait une composante bien individualisée dans l'image de ville. La rue se détache de trois manières (pouvant se combiner) :

  • par un choix personnel du sujet. C'est le cas chez Mme Ferran : « la rue » (sa rue, où elle habite depuis très longtemps) signifie « mon territoire » ;

  • par sa taille, sa forme, son rôle de frontière entre deux quartiers, sa « visibilité » dans la topographie ; les rues comme Saint-Guilhem et Grand-Rue, qui constituent deux côtés, deux frontières parallèles du quartier Saint-Roch, illustrent ce cas et sont fréquemment citées comme telles par les enquêtés ;

  • en raison d'une fonction sociale particulière (rues commerçantes, rues de grande circulation, piétonne ou automobile), ou d'un prestige particulier. La Grand-Rue, artère un peu plus large et plus rectiligne que les « petites rues » du quartier historique, possède à la fois l’avantage de la visibilité et du prestige. Elle s’individualise si bien dans son aspect socio-spatial qu’elle peut constituer en elle-même un quartier : le « quartier Grand-Rue ». C’est la formule qu’utilise un locuteur pour donner une des dénominations possibles du quartier où il habite[9]. La rue non seulement franchit un échelon dans la hiérarchie signifiante, mais parallèlement devient un tout, susceptible de se diviser en composantes inférieures : elle s’égale à la fonction de son contenant quartier. À ce titre, mais assez rarement, on voit apparaître le nom de la rue seul : on entend dire l’Aiguillerie pour désigner la zone (bien saillante, car elle est très commerçante) autour de cette rue.

La rue est donc parfois transformée, de lieu de circulation conçu plutôt comme une « ligne » traversant l’environnement, en une surface ou un volume, devenant ainsi un quartier.

3.2. Décrire : propositions condensives, propositions expansives

Un mécanisme du même ordre, mais plus complexe, se fait jour dans le discours de Madame Ferran lorsqu’elle parle de sa rue : la rue Joubert, petite rue du centre médiéval où elle habite depuis de nombreuses années. Son discours présente un ratage (interception et inachèvement) et une reformulation, autour de l’actualisation de « rue », car deux logiques inconciliables s’opposent au cours de l’actualisation. L’énoncé intervient en réponse à une question sur les limites de son quartier : c’est toute / que la rue, répond-t-elle.

Quelques mots d’abord sur le contexte d’occurrence de cette réponse. Le questionnaire invite l’interviewé à identifier ce qu’il entend par « son quartier », ou par « le quartier Saint-Roch », si ce topique a déjà émergé dans l’interaction. On lui demande, plus précisément, de délimiter ce territoire[10]. Les réponses présentent de nombreuses variantes. Mais elles s’organisent fortement autour de deux types de propositions :

  • celles qui donnent une vision d’ensemble de l’objet décrit (propositions condensives). Ces propositions sont majoritairement situées en ouverture et/ou en clôture de la description ;

  • celles qui développent la description détaillée du quartier : énumération des composantes (c’est SN, c’est SN, c’est SN), mais aussi, souvent, parcours imaginaire sur le pourtour du quartier, en vue d’en circonscrire les limites : ça part de X, ça passe par Y et ça finit à Z. Ces propositions sont dites expansives.

Sommairement, on comprend que cette organisation a un rapport avec l’opposition parties-tout — en particulier lorsqu’il s’agit du rapport entre propositions condensives et propositions énumérant les composantes. Mais comme on le voit, du niveau des mots, on est passé ici à celui du texte. Celui-ci participe également au modelage des images du réel décrit, à travers une procédure de type descriptif (Barbéris, 1998).

Voici un exemple de composition textuelle descriptive. Il se situe dans un autre passage (ultérieur) de l’interview Ferran. Ici, Madame Ferran décrit le quartier Saint-Roch dans ses limites habituelles, qu’elle connaît fort bien. Ayant été autrefois distributrice de journaux à domicile, elle est parfaitement familiarisée avec le centre de Montpellier et avec le quartier Saint-Roch.

Extrait 6

B.60 - et:: euh: (2) nous (2) nous faisons une enquête sur le quartier Saint Roch (oui A) / alors / d'après vous / madame / le quartier Saint Roch justement / où est-ce que ça peut commencer / où est-ce que ça peut finir /
A.61 - hé bé c'est tous les alentours d'ici (oui B) / c'est la rue Joubert / c'est la rue de l'Ancien Courrier / c'est la rue Bras-de-Fer / vous passez la rue Voltaire là (oui oui B) / vous allez devant l'église (oui B) / vous tournez à gauche vous avez la place Saint Côme (oui B) / vous tournez à droite c'est la: le rue de de rue des Teissiers rue hm / rue des Teissiers / rue du Petit Saint Jean (hm B) / euh: y en a: je me les rappelle pas maintenant / y en a tout plein / c'est (2) ça (2) le quartier Saint Roch (d'accord B) / ça va même jusque / en b- en bas de le / la rue Diderot là (hm hm B) / c'est tout le quartier Sé- Saint Roch ça /

Les propositions condensives présentant le tout de l’objet décrit sont situées en ouverture : hé bé c'est tous les alentours d'ici, et en clôture : c'est (2) ça (2) le quartier Saint Roch, et c'est tout le quartier Sé- Saint Roch ça. Les propositions expansives énumèrent pour leur part des composantes de l’unité englobante « quartier Saint-Roch » : on constate une profusion de citations de noms de rues comprises dans les limites du quartier, et une amorce de parcours imaginaires à travers Saint-Roch. Madame Ferran s’avère ici remarquable « experte » en matière de connaissance territoriale de Montpellier par la richesse de son information.

3.3. Le quartier, « c'est toute / (3) que la rue (3) / »

Abordons à présent l’énoncé-réponse objet du ratage d’actualisation. Il se situe au début de l’interview (la séquence descriptive étudiée ci-dessus est donc postérieure au passage que nous allons étudier).

Extrait 7

B.7 - [...] / et donc euh: la première question que je vous poserai / c'est euh: votre quartier / pour vous / qu'est-ce que c'est ? / c'est-à-dire / où est-ce que vous le faites commencer / où est-ce que vous le faites finir / votre quartier
A.8 - c'est toute / (3) que la rue (3) / la rue là / je connais que la rue (oui ? B) / moi je connais que ça / et un peu l'Ancien Courrier maintenant (oui B) == beaucoup de magasins / alors j'avais été voir / autrement jamais je suis sortie de ma rue /

Cette première question sur la délimitation du quartier (contrairement à la question B. 60 de l’enquêteur, rencontrée ci-dessus), ne nomme pas le quartier. Ici, l’enquêtée est donc laissée entièrement libre d’identifier son territoire en le délimitant au large (exemple : c’est tout Montpellier, c’est le centre ville) ou à l’étroit. Les réponses obtenues des enquêtés correspondent parfois à une extension modeste (c’est la place). Mais dans la réponse de Mme Ferran, on rencontre le cas extrême de restriction du territoire ! En effet, la rue en question (rue Joubert) était autrefois appelée rue Courte : brève trajectoire entre deux petites rues anciennes, elle ne doit pas faire beaucoup plus de cinquante mètres.

Autre étrangeté de cette réponse, compte tenu de ce qui a été dit de l’interviewée, excellente connaisseuse de Montpellier : à lire ce fragment d'échange, on serait induit à penser que l'univers de Mme Ferran est pauvre et étriqué je connais que la rue (oui ? B) / moi je connais que ça […] jamais je suis sortie de ma rue /. La rétroaction émise par l’enquêteur B, avec intonation interrogative, marque l’étonnement devant une telle réponse. On est conduit à conclure que cette formulation veut signifier : « je ne veux connaître que cela, c’est de là et uniquement de là que je suis ». Car rappelons que Madame Ferran a arpenté pendant des années Montpellier en tous sens, comme distributrice de journaux à domicile : elle ne peut ici signifier un véritable déficit de connaissance.

Les choix de délimitation de l'espace du quartier, qu'ils soient au large ou à l'étroit, peuvent signifier aussi bien pauvreté que richesse du territoire vécu, aussi bien investissement que refus et repliement. Mme Ferran pour sa part « vit » très positivement sa rue. Celle-ci constitue le tout de son territoire. D'où l'amorce d'énoncé ouvrant sa réponse : c'est toute, énoncé incomplet où il faut suppléer la rue. On note que cette proposition est un commentaire d'ouverture exprimant une proposition condensive, de même type que celles qu’on vient de voir utilisées ci-dessus par la même locutrice, pour décrire le quartier Saint-Roch (et non pas son lieu à elle, beaucoup plus restreint) : c'est tous les alentours d'ici.

L’énoncé condensif c'est toute [la rue] offre une catégorisation identifiant le territoire. Or la production praxémique de sens se heurte ici à une difficulté — qui montre bien d'ailleurs à travers la production signifiante du mot rue, ce qu'il faut entendre par praxème : une unité pratique de production de sens, culturalisée et prise dans les réglages sociaux. En principe, les rues sont de simples composantes du quartier, unité plus vaste que Mme Ferran a été invitée à décrire. Au-dessous de ce niveau hiérarchique, il ne reste plus que les maisons et les appartements, dans la liste méronymique. Or, il n'est pas d'usage, lorsqu'on décrit son espace vécu à un interlocuteur — en particulier à quelqu’un d’étranger à la communauté de la rue —, de lui énumérer des composantes destinées à rester totalement hors de portée de son expérience. Composantes qui s’avéreraient inaptes à la construction d'un univers partagé. L'habitat touche à l'espace urbain privé. Décliner à un étranger l'énumération des maisons et appartements de la rue, avec l'identité de leurs occupants, relèverait d'un exercice périlleux. Mme Ferran y renonce dès que la difficulté surgit à son esprit. Avant d'envisager la reformulation qu'elle propose, concluons sur ce premier énoncé avorté. Le tout visé dans son à dire par Mme Ferran : la rue, son riche territoire destiné à se développer en propositions expansives, devient, au regard de la légalité sociale du sens qui le lie à son autre, une simple unité non fragmentable, destinée à entrer dans des unités plus vastes : quartier, ville.

Le ratage discursif[11] opère alors un renversement total de la conception spatiale implicitée par rue. Le tout condensif qu’il visait d’abord (c’est toute [la rue]) est abandonné au profit d'un énoncé restrictif où le praxème ne représente plus qu’une unité de bas niveau : ce n'est (rien) que la rue. Cette unité modeste se définit par son positionnement dans une série plus vaste et dans une surface plus ample : celle qui est dans l’esprit de l’interlocuteur. Le procédé est donc dialogique et entend répondre aux attentes de l’enquêteur, qui risque d’être déçu que ce soit « si peu », seulement une petite rue, alors qu’il attendait plus, en parlant de quartier. Ainsi se corrige une contradiction qui se profilait dans l'à dire, tel qu'il était d'abord engagé. Toute la rue s'ouvrait, cognitivement et textuellement, vers un plus : une énumération en expansion qui s'avère impossible dans l'univers de parole de l'interview. Que la rue est orienté vers le moins, vers le rien, et en excepte in extremis dans son parcours de négativation un élément : la rue.

Conclusion

  1. L’analyse du sens produit par les « mots de la ville » dans ces interviews a été l’occasion de faire apercevoir à quel point les catégorisations (i.e. les phénomènes lexicaux) s’insèrent dans des grilles plus larges : grammaticales, textuelles, dialogales et dialogiques. Ville, quartier, rue construisent leur parcours de sens en relation avec les cadres qu’on avait préliminairement tracés : vision de près, vision de loin, visions continue ou discontinue du réel, relation parties-tout. Niveau condensif et niveau expansif concernent quant à eux la construction du discours oral en tant que texte, mais rejoignent les problèmes de vision massive/vision discrète qui s’inscrivent par ailleurs dans les mots. J’insisterai à nouveau pour finir sur le rôle important joué par la dimension textuelle, pour modeler l’image de réalité, dans les discours sur la ville.

  2. D’autre part, cette construction des composantes urbaines fait l’objet d’un parcours d’actualisation où la rencontre de l’autre est source de contestations dialogales, de dissensus dialogiques, ou bien d’interceptions et de réorientations du discours, comme dans le dernier cas étudié. Si Rachid, ou Arnaud, se situaient essentiellement dans la réfutation de la position de leur autre dialogal/dialogique, Monsieur B. et Madame Ferran adoptent l’attitude inverse : c’est leur propre discours qu’ils corrigent en considération de l’autre. Le dernier extrait ouvre, par la survenance du ratage, un aperçu sur l’actualisation conflictuelle en cours.

La catégorisation des lieux de la ville est profondément investie par la catégorisation des groupes humains où se situent les locuteurs et où ils situent leurs autres (Bulot, 2004). Le rapport du sujet au lieu constitue d’ailleurs pour celui-ci une manière fréquente de se catégoriser : à commencer je suis pas de la ville, dit Arnaud dans l’extrait 3.

La ville est productrice d’un flux ininterrompu de discours (et de conduites, de pratiques sociales), d’auto-catégorisation et d’hétéro-catégorisation, comme l’ont montré les travaux de l’ethnométhodologie inspirés de Sacks (Mondada, 2000 ; et surtout 2004). Sur la question de la construction des catégories, l’approche praxématique partage avec l’ethnométhodologie la conception du sens comme émergence, mettant l’accent sur la labilité des objets de discours, dans le hic et nunc de l’interaction. L’étude développée dans cet article, et le point 1. de la conclusion, montrent cependant que les références et les méthodes sont partiellement différentes. L’analyse du discours selon la praxématique entend s’adosser à une théorie linguistique, sans renier pour autant la dimension sociolinguistique (Lafont, 1978) — ou les spécificités de l’étude du discours en interaction et en situation. L’opération de nomination des composantes de la ville a été référée au processus d’actualisation et située au sein de catégories linguistiques, dont certaines paraissent particulièrement propres à éclairer les effets de sens perceptibles dans les interactions étudiées.