Corps de l’article

Ockham soutient que les concepts jouent un double rôle. D’une part, ils sont les unités fondamentales d’une certaine sorte d’actes mentaux : ce que nous appellerions des actes de pensée, plutôt que (disons) des actes de choix, de haine ou d’audition. Les concepts sont, avant tout, les cas paradigmatiques de la cognition intellectuelle : penser à , ce n’est qu’une question d’occurrence d’un concept-de–. Les concepts sont donc des actes mentaux « à propos de » quoi que ce soit dont ils puissent être à propos : des choux, des rois ou des cochons avec des ailes. Certains concepts sont à propos de substances individuelles, telle que Socrate ; d’autres ont trait aux classes ou aux sortes de substances, telles que les êtres humains. Les concepts sont acquis, à tout le moins initialement, avec l’expérience, et, dans l’économie de l’esprit, ils sont aussi les blocs de construction primaires de la pensée elle-même. En d’autres mots, les actes de cognition intellectuelle – penser, juger, raisonner – sont composés de concepts combinés de diverses façons (possiblement complexes) ; en philosophie de l’esprit, Ockham endosse un principe de compositionnalité.

D’autre part, les concepts sont les unités fondamentales de la sémantique : ce sont des signes naturels, dotés de signification, tout comme les signes conventionnels du français ou de l’anglais, et qui, comme ces derniers, sont les éléments d’un langage : un langage mental non conventionnel commun à tous les êtres pensants (à l’exception de Dieu, cela va de soi). Un concept est donc littéralement un « mot » mental et, comme n’importe quel mot, il peut être combiné avec d’autres mots pour créer des phrases, des énoncés ou des arguments pourvus de sens. Ockham utilise « terme » pour référer à une telle unité linguistique de base, qu’elle soit parlée ou pensée. Lorsqu’ils sont utilisés dans une phrase, les termes ont, en plus de la signification, la propriété sémantique de supposition (à peu près analogue à « référence »), qui intervient dans l’explication de la façon dont un énoncé donné est vrai ou faux. Ici aussi, un principe de compositionnalité est à l’oeuvre : les mots forment des énoncés qui, à leur tour, forment des arguments. Les concepts sont le vocabulaire du langage mental qui, comme tout langage, a sa syntaxe et ses règles de formulation propres.

Ockham soutient que les deux rôles joués par les concepts, l’un psychologique et l’autre linguistique, sont coordonnés. Le procédé psychologique qui consiste à combiner des actes de pensée reflète le procédé linguistique qui consiste à enchaîner les mots les uns à la suite des autres. Les phrases sont des actes de pensée séquentiels ; les énoncés, les jugements et les arguments sont littéralement des cas de raisonnement. Chaque discipline bénéficie ainsi de l’autre : la psychologie peut adopter la théorie relativement sophistiquée de la sémantique pour parler de la pensée de manière détaillée et structurée, et la sémantique peut développer l’intuition courante selon laquelle les mots tirent leur sens des idées auxquelles ils sont associés ; le langage, écrit ou parlé, est donc une question d’encodage de nos pensées. Cette « thèse de la coordination » est l’aspect modern de la via moderna du quatorzième siècle.

Tout cela est relativement exempt de controverse. Il y a certainement des raisons d’être sceptique quant au projet lui-même : conjuguer les objectifs descriptifs de la psychologie et les objectifs normatifs de la grammaire et de la logique n’est pas facile. Même si nous acceptions le projet pour les besoins de la discussion, nous pourrions nous demander à quel point les concepts sont en mesure de fonctionner simultanément comme unités de sens et comme unités de pensée et comment on peut rendre justice à chacun de ces rôles. Depuis plusieurs décennies, le consensus académique veut qu’Ockham soit une sorte de « théoricien du langage idéal » à la façon du jeune Bertrand Russell. À ce compte, le langage mental fonctionne comme un langage canonique dépouillé, les éléments atomiques de celui-ci étant des concepts simples et absolus (acquis avec l’expérience) dont la combinaison psychologique est identifiée à des règles syntaxiques pour engendrer des expressions bien formées. Il en résulte un « langage de la pensée » complet sur le plan expressif, que sa clarté et sa rigueur logique rendent approprié pour mettre au jour des engagements ontologiques hypertrophiés. L’attrait philosophique de cette interprétation d’Ockham est clair et puissant, et c’est pourquoi celle-ci exerce une telle attraction sur les chercheurs contemporains : Spade, Adams, Normore et d’autres.

Dans Ockham on Concepts, Panaccio cherche à détrôner cette interprétation « réductiviste » (aussi appelée « standard ») d’Ockham. Il soutient plutôt que la théorie des concepts d’Ockham, bien qu’essentielle à sa pensée, n’est pas déployée « pour analyser la pensée humaine comme un système logiquement idéal et sémantiquement translucide », mais plutôt « pour faire le ménage dans l’ontologie » (p. 186, les phrases qui concluent l’ouvrage). Plutôt qu’à Bertrand Russell, nous devrions penser à Jerry Fodor[1] : Ockham est un nominaliste convaincu qui est aussi attiré par ce que Fodor appelle « l’hypothèse du langage-de-la-pensée », et c’est sa philosophie de la psychologie sous-jacente au langage mental, et non pas l’expression bien formée du langage mental lui-même, qui explique comment les engagements ontologiques indésirables peuvent être évités. Selon cette interprétation, Ockham a plus en commun avec les sciences cognitives contemporaines qu’avec l’atomisme logique d’il y a un siècle, et il partage plusieurs de leurs thèses essentielles.

L’argumentation de Panaccio contre l’interprétation standard d’Ockham est lucide et attrayante. De plus, son insistance sur la place centrale de la psychologie philosophique dans la philosophie d’Ockham est bien fondée, et elle apporte une rectification utile à l’attention presque exclusive portée à la logique et à la philosophie du langage qui domine la recherche académique depuis plusieurs décennies.

Revêtir Ockham des habits contemporains des sciences cognitives, cependant, malgré le précieux éclairage qu’apporte un tel changement de paradigme d’interprétation, cela ne va pas assez loin dans le rejet des tendances réductivistes de l’interprétation standard ou dans l’appréciation de la profondeur du rejet de la représentation mentale par Ockham. Il me semble plutôt que la philosophie mature d’Ockham est centrée sur une psychologie éliminativiste qui est à la fois anti-réductionniste et non mentaliste. Cette vaste différence entre le point de vue de Panaccio et le mien apparaît même dans le plus étroit des contextes, là où Panaccio entame son investigation : le point de vue d’Ockham sur les concepts. Étant donné leur double rôle, comment la sémantique et la psychologie sont-elles reliées ? La réponse de Panaccio est celle-ci : selon Ockham, pour qu’un concept en tant que mot signifie quelque chose (ait une signification donnée), il faut simplement qu’il se rapporte à cette chose en tant qu’acte de pensée. Ainsi, l’intentionnalité mentale et le sens sémantique convergent.

Les choses ne sont cependant pas tout à fait aussi symétriques que cela. Pour qu’un concept signifie quelque chose, il doit être un signe naturel de ce qu’il signifie[2]. Ockham explique ceci en termes d’intentionnalité : le concept est un signe de s’il se rapporte (« naturellement ») à . L’intentionnalité, dans le cas de concepts de premier ordre qui ont un contenu, tels que |belette|ou |Socrate|, est habituellement présentée comme une affaire de représentation du contenu. Un terme mental «  » signifie donc en vertu du fait qu’il est un concept-de, c’est-à-dire un concept qui représente . Il semblerait finalement que la sémantique dépend de la psychologie. Nous pouvons maintenant poser la question cruciale sur laquelle Panaccio et moi divergeons en fin de compte, laquelle a des répercussions sur nos vues générales quant à l’interprétation d’Ockham. Pour un concept donné, qu’est-ce qu’avoir un contenu représentationnel particulier ? En quoi consiste la représentationnalité de la représentation mentale ?

La réponse médiévale générale, dérivée du De interpretatione d’Aristote, est que l’acte mental (le concept) est en quelque sorte une similitude de (a likeness of) la chose à propos de laquelle il est. Les concepts représentent ce qu’ils représentent en vertu du fait qu’ils sont des similitudes (naturelles) de ces choses, et sont aussi de ce fait des signes de ces choses. Ockham accepte cette réponse, à tout le moins au départ. Toutefois, cela ne fait que repousser la question plutôt que d’y répondre. Reformulons-la : quand un concept est-il une similitude de quelque chose ?

La réponse médiévale particulière, dérivée du De anima de Aristote, était qu’un concept est une similitude de quelque chose lorsqu’il a très exactement la même forme que cette chose – le concept de la belette que possède Socrate est à propos de la belette en vertu du fait que Socrate a la forme de la belette (moins sa matière) dans son âme intellective. Augmentée d’une théorie causale de la transmission des formes, cette approche par « conformalité » de la représentation mentale s’appuie sur l’identité de la forme pour ancrer la pensée, et de ce fait le sens. Ockham, toutefois, rejette clairement et fermement cette approche traditionnelle, pour des raisons que nous n’avons pas besoin d’aborder ici[3]. Qu’il suffise de dire qu’il pensait que les relations causales sous-jacentes n’impliquaient pas littéralement la transmission de la forme, que ce soit de façon externe (la species in medio) ou interne (la species intelligibilis). En effet, comme il l’affirme à propos de la cognition : « Étant donné qu’un agent suffisant et un patient sont à proximité l’un de l’autre, l’effet peut être postulé sans rien de plus[4]. » L’ontologie de l’esprit qui semblait être associée avec le conformalisme – à tout le moins dans la version de Scot, qu’Ockham connaissait bien – était, au mieux, douteuse, et, au pire, carrément incohérente : la forme-dans-l’esprit comme contenu conceptuel, comme fictum, est un point de vue qu’Ockham en est venu à rejeter et qui ne joue aucun rôle dans sa philosophie mature, laquelle, comme Panaccio nous le rappelle, devrait être la théorie qui nous intéresse en fin de compte. Quelle est, alors, la théorie d’Ockham sur la représentationnalité ?

Panaccio considère qu’Ockham s’en tient à la réponse générale, qu’il analyse la représentationnalité comme une version de la similitude (le titre de son chapitre 7 est « Concepts as Similitudes »). Panaccio croit qu’il s’agit là du point de vue bien considéré d’Ockham : « La notion de similitude conceptuelle est encore très présente dans cette phase [mature] de sa pensée, et joue un rôle philosophique important » (p. 119). Je crois que Panaccio se trompe ici. Voyons ce qu’Ockham dit sur la nature de la représentation dans Ordinatio 1 d.3 q.9, où il s’attaque à la question de savoir si les créatures indiquent leur Créateur d’une quelconque façon. Il commence par distinguer les images (imagines) et les impressions (vestigia). Le paradigme de la première sorte est une statue d’Hercule, celui de la seconde l’empreinte du sabot d’un animal, mais Ockham est clair sur le fait que ces catégories sont beaucoup plus larges ; une « image » peut être n’importe quel effet univoque, même s’il n’est pas voulu comme tel[5]. Lorsqu’il traite des images, il est clair qu’Ockham pense à la similitude ou à la ressemblance comme à un cas de représentation picturale, à peu près comme le sont la peinture ou la photographie[6]. Cependant, les actes de cognition intellective ne peuvent représenter les choses en tant qu’« images », ou similitudes de ce qu’elles sont. Même si on fait fi de l’obscurité inhérente à l’affirmation selon laquelle un acte mental ressemble à un objet, Ockham pense qu’il y a un problème conceptuel au coeur de la notion de similitude elle-même. C’est que les impressions et les images, en raison de leur nature profonde, ne représentent pas un individu plus qu’un autre qui lui serait extrêmement similaire (simillimum : 546. 6-8).

Un moment de réflexion sur les images montre pourquoi ce qu’il soutient est correct. Une photographie, en elle-même, n’indiquera pas si elle est une image de Socrate ou du frère jumeau de Socrate. Que Socrate ait ou non un frère jumeau, c’est un fait à propos du monde, pas un fait à propos de la photographie, et cela n’est donc pas déterminé par les caractéristiques intrinsèques de la photographie. Ockham se penche à nouveau sur cette affirmation, dans Reportatio, 2, qq.12-13, en faisant remarquer que l’intellect ne pourrait pas distinguer, entre deux blancheurs extrêmement similaires, quelle serait la qualité individuelle qu’une représentation picturale mentale essaie de représenter (Oth, 5281, 24-282, 12). Rien ne repose sur cet exemple particulier ; Ockham le reprend dans une version plus détaillée en utilisant deux quantités égales de chaleur (287, 19-289, 7), et une autre fois deux hommes (304, 6-20)[7]. Le problème ne résulte pas de l’indiscernabilité, au sens où nous inspectons une image et ne pouvons alors pas déterminer ce dont elle est une image ; nous n’avons pas à être conscients de nos actes de pensée en tant que similitudes. L’argument d’Ockham, c’est que les similitudes, conscientes ou non, sont par nature applicables à plusieurs choses – qu’il n’y a pas de garantie que les règles de correspondance selon lesquelles elles dépeignent ce qu’elles dépeignent ont des converses uniques (c’est-à-dire que, habituellement, ces règles n’engendrent pas de projections une par une). Mais puisqu’on peut penser à des individus et qu’on le fait effectivement – c’est, après tout, pour cela qu’on a une doctrine de la cognition intuitive – la représentation mentale ne doit pas être affaire de similitude. Cela, en fin de compte, est ce qu’Ockham affirme être son point de vue bien considéré sur la question lorsque celle-ci est soulevée : « La similitude n’est pas la raison précise pour laquelle nous comprenons une chose plutôt qu’une autre (similitudo non est causa praecisa quare intelligit unum et non aliud) (287, 17-19). Par « raison précise » (causa praecisa) Ockham veut dire l’explication exacte et correcte de quelque chose, celle que nous devrions énoncer lorsque nous sommes plus attentionnés et méticuleux. Ce n’est pas que la similitude explique la représentation dans tous les cas, sauf quelques-uns. C’est plutôt que, à proprement parler, la représentation n’est pas du tout une question de similitude. La philosophie mature d’Ockham, contrairement à ce qu’affirme Panaccio, se passe de ressemblance ou de similitude.

Ockham nous dit que la raison précise pour laquelle un concept donné représente une chose plutôt qu’une autre, c’est que celui-ci a été causé par une chose plutôt que par une autre. L’empreinte de sabot du cheval représente le cheval, comme l’impression dans la cire à sceller représente le sceau, parce qu’elles ont été respectivement causées par le cheval et le sceau. L’empreinte de sabot, ou l’impression, est un signe certain que l’agent causal approprié a été à l’oeuvre quelque part. Manifestement, les mailles de ce filet sont trop larges ; nous pourrions contester qu’un coup de soleil représente le soleil, que la fumée représente le feu ou que l’enfant représente le parent. Nous pouvons parler, de façon approximative, du résultat de n’importe quelle activité causale comme d’une « impression », mais, plus strictement, une impression n’est que quelque chose qui a été laissée comme conséquence de quelque activité causale appropriée (ou mieux encore, laissée grâce à l’activité d’une partie de l’agent, telle que le sabot), comme Ockham nous le dit dans Ordinatio, 1, d.3 q.9 ; nous ne devrions pas considérer la causalité univoque ordinaire comme représentationnelle (Oth, 2, 548, 20-549, 2). Un acte mental dont la production résulte de l’activité causale d’un objet compte pour une impression en ce sens restreint, de façon à ce que la cognition intuitive que Socrate a de la belette, en tant qu’impression, représente la belette – à tout le moins tant qu’elle « co-varie » avec la belette (qu’elle est présente lorsque la belette est présente et absente en son absence). Selon Ockham, les pensées que nous avons lorsque nous regardons un mouton sont à propos de ce mouton en vertu du fait que ce sont les pensées que les moutons causent naturellement et régulièrement chez nous. Il y a un sens trivial de « similitude » qui s’applique ici, en ce que n’importe quel effet peut être décrit comme « similaire » à sa cause, et Ockham en tire pleinement avantage pour retenir et expliquer l’usage médiéval : il peut parler de « similitude » et ne vouloir dire rien de plus que « effet », de façon à préserver la lettre du texte d’Aristote au détriment de son esprit. La covariance est la raison précise pour laquelle un acte mental représente une chose plutôt qu’une autre.

Panaccio connaît ces textes, bien sûr. Mais la leçon qu’il en tire est que la représentation mentale fonctionne au moyen de la similitude dans la plupart des cas, ne faisant appel à la covariance que pour les cas exceptionnels de pensée singulière. Il est même prêt à présenter la connexion causale distinctive des impressions comme un type de similitude : « une trace de pas, en ce sens, est une similitude du pied, mais pas la converse » (p. 124-125). Il s’agit peut-être de ce que les mathématiciens appelleraient un « cas dégénéré » de similitude. Panaccio soutient, de plus, qu’Ockham fait ailleurs une utilisation essentielle de la notion de similarité lorsqu’il parle de choses qui sont « maximalement similaires » (simillimae), comme étant ce qui permet aux sortes naturelles d’être distinguées par le langage sans que l’on ait recours à des entités métaphysiques partagées. S’il a besoin de la relation de similarité maximale pour expliquer la relation entre les choses de même sorte, pourquoi ne pas l’utiliser pour expliquer la relation entre un acte de pensée et ce sur quoi porte cet acte[8] ? La pure économie théorique – toujours une préoccupation pour Ockham –, ne serait-ce qu’elle, suggère de franchir ce pas. Par ailleurs, Panaccio pourrait bien se demander ce qui repose sur le mot. Appelons cela « contenu représentationnel » si « similitude » semble suggérer une mauvaise direction ; si l’on se fie à la discussion précédente, Ockham semble prêt à parler de représentation, même lorsqu’il évite d’utiliser « similitude » en un sens étroit, alors pourquoi ne pas s’aligner sur sa doctrine et faire fi des vétilles terminologiques ?

Ces trois points sont tous biens notés, mais je pense qu’il y a de bonnes réponses à faire à chacun d’eux. Prenons le premier, selon lequel la similitude explique la représentation dans tous les cas à l’exception de la cognition singulière. Outre le manque d’unité d’un critère disjonctif pour la représentation (ou bien similitude, ou bien covariance), le point de vue de Panaccio ne prend pas au sérieux la déclaration d’Ockham selon laquelle la similitude n’est pas la « raison précise » pour laquelle nous comprenons une chose plutôt qu’une autre. Il répudie clairement la similitude comme explication de la représentation dans le cadre d’une question concernant ce sujet ; nous devrions le prendre au mot si cela nous est possible[9].

Une réponse appropriée au deuxième point, celui qui dit qu’Ockham pourrait tout aussi bien avoir recours à la similarité pour expliquer la représentation mentale puisqu’il s’est de toute façon engagé envers la « similarité maximale » sur le plan théorique, nécessite beaucoup de travail délicat. Je ne ferai ici qu’esquisser la forme que devrait avoir une réponse appropriée. Panaccio soutient que la notion de similarité maximale d’Ockham – développée en premier lieu pour répondre au problème des universaux – fait appel à une gradation primitive, de façon à ce que deux humains soient plus maximalement similaires qu’un humain et une belette, qu’un humain et une roche, et ainsi de suite. De telles similarités maximales sont aussi « globales », en ce sens qu’elles ne doivent pas être expliquées comme similarités sous un aspect ou un autre ; « x est maximalement similaire à y » est un contexte complet – le recours à la similarité maximale ne réussirait pas, sinon, à esquiver le problème des universaux, comme le soutient longuement Panaccio au chapitre 7 : 4.1 contre une objection soulevée par Gyula Klima[10]. Mais de considérer comme métaphysiquement primitives, et donc inexplicables, un nombre incalculable de relations graduées de similarité maximale globale n’est pas très satisfaisant comme réponse au problème des universaux. (Cela ne passe certainement pas le test de la parcimonie.) Il convient aussi de noter que Panaccio construit une bonne partie de la théorie de la similarité maximale, non pas à partir des textes, mais du haut vers le bas (top down), en réponse à Klima et en puisant beaucoup dans l’interprétation standard. Tout cela devrait nous rendre sceptique. Et, bien sûr, comme le note Panaccio, Ockham n’applique pas directement sa théorie de la similarité maximale au cas de la représentation mentale. Ockham réfère bel et bien à des degrés plus ou moins grands de similarité dans son ouvrage, mais je soutiens que ce n’est pas pour expliquer quoi que ce soit. Son manque d’intérêt à expliquer la similarité maximale, et l’indifférence avec laquelle il présente quatre solutions possibles au problème des universaux dans Ord. 1 d. 2 q., 8, suggère qu’il ne s’intéressait pas vraiment à la similarité maximale pour rendre compte des universaux. Si l’on se fie à sa présentation dans l’Ordinatio, on peut même se demander si Ockham s’intéressait vraiment au problème des universaux[11]. Assurément ; retenez un instant cette idée.

En ce qui concerne le troisième point, selon lequel la controverse est purement verbale, je réponds que Ockham laisse tomber non seulement la similitude comme explication de la représentation mentale, mais toute représentation mentale. C’est-à-dire qu’il ne trouve plus du tout utile de parler des objets comme étant « présents » à l’esprit, sinon en un sens pickwickien. À défaut d’examiner exhaustivement les textes, prenez l’exemple suivant. Imaginez que vous avez un psychoscope, un appareil qui vous permet d’inspecter les âmes et leur contenu, et que vous l’utilisez sur un penseur ockhamien ; vous pouvez détecter deux actes de pensée (pour des raisons pratiques, appelons-les A et B). Maintenant : comment pouvez-vous savoir sur quoi portent A et B ?

Brièvement, la réponse est que, selon Ockham, vous ne le pouvez pas. Aucune inspection des actes eux-mêmes, aussi précise soit-elle, ne déterminera ce sur quoi ils portent. Ils n’ont pas de contenu interne (ficta) qui puisse les distinguer ; Ockham a depuis longtemps rejeté un tel contenu. Donc, s’il ne s’agit pas de contenus, on pourrait penser qu’il s’agit de « styles » d’actes mentaux distincts, le premier étant un acte de pensée de style A, et l’autre un acte de pensée de style B. Cela semble être le point de vue de Panaccio sur la théorie d’Ockham. Il dit (p. 124) :

Supposons que je saisisse une balle ou un crayon, et que je laisse l’objet saisi être retiré, sans changement de la position de ma main. Ce qui reste est une ressemblance à la balle ou au crayon. Dans le vocabulaire d’Ockham, l’acte restant de ma main – son état actualisé ou sa position – est une similitude de l’objet qu’elle a précédemment saisi. C’est dans ce cas, il faut l’admettre, une similitude grossière, mais une similitude néanmoins… Bref, de dire, dans le vocabulaire d’Ockham, qu’un acte ressemble à une chose ne soulève pas de difficulté particulière. L’acte d’appréhension par lequel l’esprit saisit quelque chose doit être une similitude de cette chose particulière et de toutes les autres qui lui sont suffisamment similaires, exactement comme l’acte de préhension par lequel ma main saisit une balle doit être une similitude de cette balle particulière et de tous les objets qui lui ressemblent de façon pertinente.

Saisir une balle et un crayon sont deux instances d’actes (physiques), des actes où la main est placée de différente façon à chaque fois. La différence ne tient pas à la balle ou au crayon, mais à la saisie par la main. Si l’on prend l’exemple de Panaccio au sérieux, alors la différence entre les deux cas réside dans la préhension, dans l’acte, et non pas dans l’objet saisi. De plus, cette différence peut légitimement être appelée une ressemblance ou une similitude de l’objet saisi, puisque l’objet prête sa « saveur », pour ainsi dire, aux différents actes. Saisir une balle est différent de saisir un crayon, dans une large mesure à cause de la différence entre la balle et le crayon, bien que la différence ne soit pas une différence entre les objets, mais entre les saisies – ou, comme je le dirais, entre les styles de saisie. Panaccio soutient ainsi que, pour Ockham, des actes mentaux distincts diffèrent par le « style » que chacun exemplifie, un style qui est hérité de, et dû à l’objet sur lequel porte l’acte, bien que l’objet ne fasse pas partie de cet acte (ni même soit nécessairement « mental »).

Néanmoins, cette théorie, que Panaccio construit au nom d’Ockham[12], ne fera pas l’affaire. Si les actes de pensée différaient systématiquement en tant qu’actes, et non au regard de leur contenu, Ockham aurait quelque chose comme une théorie « adverbiale » de la pensée, telle que les actes de style A ont lieu en présence d’un x et les actes de style B ont lieu en présence d’un y, de la même façon que les balles et les crayons donnent lieu à différents styles de préhension. Toutefois,cela revient à dire que chaque acte de pensée exemplifie une forme distincte. Ce qui fait qu’un acte est de style A plutôt que de style B, c’est la « forme » de cet acte, qui détermine la sorte d’acte dont il s’agit ; c’est une saisie de balle ou de crayon, une façon « x » (ou « A ») de penser. Si de tels actes sont corrélés avec des x, alors il ne s’agit pour la chose dans le monde et pour l’acte mental que d’avoir la même forme, et, comme il a été noté plus haut, Ockham rejette la conformalité en termes clairs et précis. Pourtant, s’il n’y a aucune différence entre A et B en tant qu’actes, il n’y a pas de différence interne entre eux[13]. Ce auquel A et B se rapportent est une affaire purement externe. Il n’y a donc aucune raison de penser qu’ils ont quelque contenu représentationnel que ce soit, et je suppose qu’Ockham ne pense pas qu’ils en aient.

Il en résulte qu’Ockham décrit les actes de pensée – à tout le moins certains d’entre eux – en des termes purement externes, plus précisément à la lumière de la cause qui leur donne lieu, ce qui rejoint la discussion sur la façon dont certains actes sont reliés à d’autres. En termes médiévaux, les actes mentaux peuvent recevoir une dénomination extrinsèque en raison de leurs antécédents causaux[14]. L’intentionnalité et la signification sont donc des caractéristiques génétiques, plutôt qu’intrinsèques, des concepts. Cela vient bien sûr vicier toute présomption qu’un concept signifie « naturellement » ce sur quoi il porte, outre le sens trivial selon lequel un coup de soleil signifie le soleil. La psychologie et la sémantique d’Ockham semblent de plus en plus anémiques. Si l’on combine cette observation avec l’idée que nous avons retenue plus haut, selon laquelle Ockham ne semble pas intéressé à élaborer dans le détail un nominalisme rigoureux et consistant, nous pouvons nous douter que ni l’interprétation standard ni Panaccio n’ont encore bien saisi Ockham. Cependant, une fois qu’on laisse tomber la représentation mentale, on peut envisager la pensée d’une façon qui n’exige pas que celle-ci soit « dans la tête ». Laissez-moi expliquer.

Outre les actes mentaux de pensée (apparemment sans contenu), l’autre moitié de la philosophie de l’esprit d’Ockham serait les habitus que de tels actes engendrent – eux-mêmes étant la produit cause de ces actes de pensée occurrents. Nous ne devrions pas penser à eux comme à des dispositions comportementales à agir, ou même comme à des capacités à penser certaines pensées, mais comme à quelque chose qui serait plutôt comme l’expertise ou les compétences acquises[15]. Pensez à des cas de savoir-faire : musiciens, mécaniciens, dactylos, et ainsi de suite. Il est difficile de nier que ces personnes ont des connaissances, il est aussi difficile de voir leur expertise en termes « mentalistes » ou réductionnistes. Les gens acquièrent des compétences en interagissant avec le monde, certes, mais il ne nous est pas profitable d’expliquer leur expertise en référant à leurs états mentaux, et encore moins en la construisant à partir d’impressions sensorielles isolées. Le mieux n’est pas de voir l’habileté du lutteur à vaincre son adversaire comme quelque chose qui soit fondamentalement dans la tête et, bien que le mécanicien ait eu plus d’impressions sensorielles des automobiles que d’autres personnes, seul un philosophe obnubilé par une théorie insisterait pour dire que c’est la quantité brute de ces impressions, ou la quantité dont il se souvient, qui explique le mieux son expertise. Les cinquante dernières années de recherche en philosophie du langage devraient nous avoir guéris de l’idée que la compétence linguistique est fonction d’épisodes internes de signification privée, une thèse qui se généralise à d’autres compétences qui ne dépendent pas non plus d’épisodes internes privés. Savoir comment faire quelque chose ne dépend pas d’une saisie mentale antérieure consistant à connaître la vérité de différentes propositions. À vrai dire, c’est peut-être bien le contraire.

Ockham, je pense, était en mesure d’apprécier ce point, et c’est pourquoi il considérait toutes les théories « mentalistes » de l’esprit qui avaient cours comme étant inutiles. Il a plutôt proposé une théorie de l’activité mentale utilisant le strict minimum de machinerie interne et a introduit une nouvelle façon de parler de notre compétence pour interagir avec le monde, c’est-à-dire par le moyen des formes d’expertise acquise (habitus), qui sont affaire d’habiletés complexes enchevêtrées. En se passant des mécanismes causaux, comme nous l’avons noté plus haut, Ockham peut parler directement de nos habiletés à évoluer dans le monde sans être tenté d’en donner des explications réductives. De plus, le discours ockhamien sur les « habitus » (skills) s’exprime habituellement en termes d’habileté à faire des choses, ce qui implique de reconnaître et d’identifier des éléments individuels ou des sortes d’éléments. Pour cela, il n’est pas du tout nécessaire que ces habitus soient « dans la tête » ; ils sont autant des compétences de la personne envisagée dans sa totalité qu’ils sont spécifiquement mentaux. Prenez, par exemple, la discussion d’Ockham sur les universaux. Ce qu’il dit revient à noter que les êtres humains apprennent à évoluer dans le monde en séparant les choses en groupes à peu près de la même façon, selon le type d’expérience passée que chaque personne a eue. Cela ne s’explique pas par la saisie de quelque absconse métaphysique primitive de similarité maximale qui serait à l’oeuvre en chacun de nous. C’est plutôt quelque chose que la plupart des humains font à un stade précoce de développement cognitif, presque exactement de la même façon. Si l’on veut parler de telles habiletés, on peut le faire en termes linguistiques ; Cependant, le point de vue d’Ockham, c’est qu’avoir un concept n’est rien d’autre qu’être compétent pour évoluer dans le monde sur un certain aspect. Notre expertise à classer les choses en différentes sortes est remarquable, certes, mais pas plus remarquable que bien d’autres choses que nous faisons. Si nous nous intéressons à l’ensemble du phénomène de la compétence pratique, il n’y a pas de raison particulière de vouloir élaborer une théorie réductive de cette compétence-là en particulier, ce qui explique pourquoi Ockham ne semble pas avoir été intéressé à le faire. Pour ceux qui ont cru que la philosophie d’Ockham était en fin de compte basée sur un nominalisme rigoureux et que ses vues sur la plupart des sujets pouvaient être dérivées de sa parcimonie ontologique, sa discussion positive des universaux est, au mieux, source d’embarras, une non-théorie là où il faudrait une théorie. Par contre, si nous partons de sa psychologie de l’habitude basée sur les compétences, le manque d’intérêt d’Ockham pour les petits détails du nominalisme devient explicable. C’est que nous nous trouvons dans le monde, dotés de compétences discriminatives qui font que nous y évoluons (effectivement) en le découpant en sortes naturelles, mais sans véritable explication de la façon dont une telle habituation se produit. Et c’est exactement ce que dit Ockham sur les « concepts » universaux : ils ne sont rien de plus que des ensembles de compétences à regrouper des choses ensemble, ce que nous faisons, et c’est vraiment tout ce qu’il y a à dire. Dans Ordinatio, 1, d. 2 q. 7, ad 7 (Oth, 2, 261, 13-20) Ockham nous dit que la cognition universelle se produit naturellement dans l’âme par l’interaction avec des éléments particuliers du monde, bien que cela se fasse à notre insu (de manière occulte) ; ici aussi, je pense, nous devrions le prendre au mot et ne pas essayer d’élaborer des mécanismes causaux en son nom. Ce à quoi nous arrivons en fin de compte, une théorie psychologique non-réductive qui se passe de processus mentaux à un point sans précédent, doit avoir semblé extrêmement bizarre aux contemporains d’Ockham du quatorzième siècle. Cela semble encore bizarre aujourd’hui.

Cette bizarrerie a, du moins partiellement, sa source dans l’approche radicalement nouvelle d’Ockham envers la philosophie en général et la logique en particulier. Ockham affirme que la logique – où réside précisément le langage mental – est, comme le reste du trivium, non pas de nature théorique, mais pratique : « Je soutiens que la grammaire, la logique et la rhétorique sont des sciences authentiquement pratiques[16], exactement de la même façon que les arts mécaniques sont authentiquement pratiques. » De même façon que l’architecture décrit la bonne façon de construire un édifice (mais ne dit pas s’il faut le faire ou non), la logique décrit la bonne façon d’argumenter (149, 303-314). C’est que la logique est un outil, et, comme n’importe quel outil entre les mains d’un artisan, son utilisation permet à l’utilisateur d’en avoir une saisie (notitia) plus complète[17]. Elle est essentiellement pratique plutôt que spéculative puisqu’elle régit nos actions (Expositio, préface Oph, 2, 7, 128-138), bien que la distinction soit véritablement affaire de degré plutôt que d’espèce (In De interpretatione. préface Oph, 2, 137, 53-64), puisqu’à la fois les sciences pratiques et spéculatives ont pour fin de trouver la vérité (Ordinatio : Prologue q. 11, Oth, 323, 12-14). La logique consiste à élaborer des arguments, tracer des distinctions et à bien raisonner en général ; une saisie des formes d’inférence qui préservent la vérité vient avec la pratique de ces activités – en un mot, de l’expérience. Lorsqu’on prend, avec Ockham, cette posture pragmatique (ou proto-pragmatique), de nombreuses choses qu’il fait, et qui, sans cela, nous laissent perplexes, commencent à nous paraître sensées.

Il me semble donc que le rejet de la représentation mentale par Ockham nous ouvre un chemin vers sa philosophie mature, qui est plus radicalement anti-réductionniste que l’alternative de Panaccio à l’interprétation standard et qui est également anti-mentaliste. De la même façon que Panaccio s’éloigne de l’interprétation standard sur la question (apparemment) étroite de l’éliminabilité sémantique des termes connotatifs dans le langage mental, je m’éloigne de Panaccio sur la question apparemment étroite de la représentation mentale. Bien sûr, même si j’ai insisté sur les différences, mon point de vue a beaucoup en commun avec celui de Panaccio, et pas seulement en ce qui concerne notre rejet commun de l’interprétation standard. Ne serait-ce que parce nous sommes d’accord sur le fait que, pour bien comprendre la philosophie mature d’Ockham, on doit commencer avec sa philosophie de l’esprit – ce qui, en fin de compte, implique de s’accommoder du double rôle qu’Ockham assigne aux concepts.