Corps de l’article

À tous ceux qui se demandent encore à quoi peut bien servir la géographie, voici un ouvrage qui permettra de répondre à leurs interrogations. André Dauphiné signe ici un manuel de base, aboutissement de longues années de recherche, et dans lequel il s’efforce de faire un tour d’horizon des différents aspects de l’étude des risques et de leur gestion. Non pas que l’on ne trouve aucun ouvrage sur le sujet; la littérature anglo-saxonne comprend déjà de nombreux textes sur ces questions. On accueille avec plaisir, cependant, des ouvrages fondamentaux sur la question en français.

L’auteur se montre ambitieux. Il s’agit pour lui d’explorer non seulement les risques dits «naturels», mais aussi les risques technologiques, biologiques et sociopolitiques. De plus, Dauphiné adopte une approche comparative de ces risques afin d’en tirer des conclusions plus globales. Tout d’abord, il estime que les études de risques se composent souvent d’études de cas autonomes qui ont peu de valeur scientifique, à moins d’être replacées dans un plus large contexte. De plus, consacrer des ressources pour faire face à un risque réduit la disponibilité des ressources pour tenter de mieux gérer d’autres risques: développer le réflexe comparatif permet d’optimiser les efforts consentis, en dégageant des enseignements utiles pour d’autres catégories de risques.

Dauphiné développe un argument fort pour justifier la participation active des géographes dans la recherche sur les risques, en soulignant leur nature complexe. Cette complexité résulte de trois composants que les géographes, explique Dauphiné, sont particulièrement bien placés pour analyser. D’abord, de nombreuses variables interviennent dans l’émergence du risque. En second lieu, bien que le système initial puisse être relativement simple, la complexité peut se développer en raison d’une évolution non linéaire. Enfin, la complexité résulte de la nécessité de penser l’analyse à diverses échelles spatiales et selon plusieurs niveaux d’organisation.

L’économie du livre découle de cette approche géographique. L’auteur n’y présente pas nécessairement des idées novatrices, car tel n’était pas son objectif: il s’agit d’un manuel offrant une synthèse des différents courants de pensée qui structurent la recherche sur les risques et leur prévention.

La première partie définit les concepts de base de la recherche sur les risques. L’auteur présente une discussion intéressante sur le concept de vulnérabilité, dans laquelle il distingue ce qu’il appelle vulnérabilité «analytique» et vulnérabilité «synthétique». Le premier concept recouvre une évaluation mathématique des pertes, humaines et économiques, dues à un événement catastrophique, tandis que le second incorpore la capacité d’une société à se remettre d’un même événement. Pour aborder la question de la complexité, l’auteur se concentre sur l’analyse multivariable des facteurs affectant le risque et sur l’analyse des processus qui contribuent au risque.

La seconde partie, relative à l’analyse spatiale des risques, contient une description des principaux facteurs de risque pour deux grands ensembles spatiaux, les villes d’une part, les milieux littoraux et montagnards de l’autre, tout en insistant sur le danger d’aboutir à une démarche déterministe dans une régionalisation excessive d’un tel raisonnement. L’auteur plaide ainsi pour un raisonnement dans lequel les systèmes politiques, sociaux, économiques sont parfaitement intégrés aux considérations physiques, afin de définir une «géographie civilisationnelle des catastrophes».

La partie trois consiste en une discussion des modèles et théories qui permettent de comprendre les risques, notamment la théorie de systèmes et la théorie des catastrophes, au sens de rupture dans l’évolution d’un système. Dauphiné suggère qu’une meilleure compréhension des risques pourrait être obtenue par ce qu’il nomme les «métathéories spatiales», dont la théorie de la diffusion (théorie de la «propagation dans le temps et sur l’espace d’un élément simple ou complexe») ou encore la théorie de l’auto-organisation critique. Enfin, la dernière partie aborde les différents aspects de la gestion des risques, avant, pendant et après lescatastrophes.

Certes, l’ouvrage constitue une utile synthèse de ce qui se pense et s’écrit dans le domaine de la recherche sur l’analyse des risques. De nombreuses théories et approches sont présentées, ce qui fait de l’ouvrage une référence précieuse. Cependant, le louable souci d’exhaustivité de l’auteur a rendu le rythme de l’ouvrage très lourd, sans permettre au néophyte qui souhaiterait s’initier aux questions liées à la gestion du risque de bien se familiariser avec ces problématiques: trop de concepts sont présentés, parfois succinctement, et le texte paraît parfois plus un catalogue complet des écrits sur la question qu’un véritable ouvrage d’analyse.

De plus, l’auteur, toujours motivé par ce louable souci de contribuer à un manuel complet, est en quelque sorte victime de son ambition: vouloir présenter une analyse de risques aussi dissemblables que les risques naturels, technologiques, biologiques et socio-politiques relève d’un véritable défi que l’ouvrage ne relève qu’en partie, faute d’avoir pu présenter des arguments convaincants pour proposer une théorie homogène et globale qui engloberait tout à la fois les ouragans, le sida et les guerres civiles.

De plus, la démarche de l’auteur n’est pas exempte d’aspects contestables. En présentant diverses approches destinées à réduire les risques, Dauphiné aborde ainsi quatre paradigmes, le développement durable, le principe alara (as low as reasonably achievable), le principe de précaution et le principe de risque zéro. L’auteur souligne, à juste titre, que ces paradigmes constituent des représentations, des modèles de développement, et relèvent, de ce fait, de la sphère de l’idéologique, à tout le moins du politique; mais ceci ne les disqualifie pas pour autant. En fait, dans le détail, l’auteur se trompe lorsqu’il assimile la théorie du développement durable, qui aurait «pour ambition de conserver le monde en l’état», à un conservatisme de type écologiste radical. Le développement durable propose, non pas une société fixe, mais de moduler le rythme et les formes de développement pour que la prospérité des générations actuelles ne remette pas en cause celle des générations futures. Le principe de précaution ne recueille pas plus les faveurs de l’auteur, car, estime-t-il, «il est impossible de prouver l’innocuité d’un quelconque produit», affirmation péremptoire qui dessert son argumentation dans laquelle il estime que le principe de précaution «favorise une logique d’inaction». Si, effectivement, trop de précaution nuit, on ne voit pas très bien comment reconnaître qu’un peu de précaution, compte tenu de notre ignorance face à la complexité que l’auteur souligne par ailleurs très bien dans son ouvrage, nuirait au développement.

Enfin, l’auteur, même s’il introduit cette idée rapidement en plusieurs passages de son ouvrage, aurait certainement pu développer l’idée de la relativité du poids des risques: cette relativité souligne, pour une partie de ces risques, la dimension subjective, incarnée dans la vision du monde d’une société, d’où notamment le développement du concept d’aversion totale au risque, ou du risque zéro dans les sociétés occidentales. Corollaire, cette relativité, en soulignant le lien entre risque et société, valide la réflexion sur les choix sociétaux et les modes de développement comme stratégie de prévention des risques: le développement n’est pas une valeur en soi, il est multidimensionnel et doit être analysé comme tel, avec les risques inhérents qu’il induit. De fait, il peut être souhaitable de moduler son rythme et d’infléchir sa course, suite à un débat de société, pour réduire des risques futurs.