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On s’inquiète beaucoup ces temps-ci de l’impact de la mondialisation sur la diversité culturelle. Voisins immédiats et intimes partenaires économiques des États-Unis, le Québec et le Canada n’y échappent évidemment pas et, là comme ailleurs, chacun se demande comment protéger sa spécificité culturelle sans se tenir à l’écart d’un mouvement qui, aux yeux de plusieurs, paraît inexorable. Dans ce débat, deux enjeux semblent particulièrement significatifs. D’une part, il importe – et il s’agit là d’un problème universel – de ne pas ériger la dite spécificité culturelle en piège idéologique. D’autre part, il faut trouver le moyen de sortir du dilemme Québec-Canada sans occulter sa réalité et sa prégnance. Le présent commentaire ne prétend pas résorber ces difficultés. Partant d’un questionnement sur les conditions actuelles de l’expression culturelle, l’intention, plus modestement, est d’explorer quelques pistes qui pourraient guider la réflexion en ce sens [1].

L’authenticité culturelle

Nous assisterions aujourd’hui à l’émergence d’une culture mondiale. En chantier depuis les Lumières, cette culture s’imposerait à la faveur d’une véritable révolution (Claval, 2004: 17-18). En effet, son matériau sociologique ne serait plus la communauté, mais les individus qui, additionnés, forment une masse. Il y aurait ainsi déplacement du lieu de ce que l’on peut appeler l’authenticité culturelle. L’authenticité en question ne renvoyant pas à une quelconque transcendance ontologique à laquelle les individus et les groupes devraient obéir au risque de se perdre, mais au sens propre du mot authentique qui indique qu’une culture – aussi changeante soit-elle – puisse, comme une parole, un geste ou une oeuvre, émaner ou non de l’individu ou du groupe auquel on l’attribue.

Posons d’abord que les cultures, disons, traditionnelles auraient pris corps à travers des grands récits donnant signification aux actions et aux discours des personnes et des institutions. Si tel était le cas, on pourrait avancer que la communauté énonciatrice d’un grand récit était alors le générateur d’une culture authentique qui se transmettait, par la tradition, au fil des générations. Qu’en est-il aujourd’hui? La tradition n’a pas nécessairement disparu, mais elle ne semble plus être la source principale de la culture. Elle ne serait plus qu’un objet ou un produit parmi d’autres qui s’offrent à la conscience ou à la consommation individuelle. C’est pourquoi une tradition peut, dans les circonstances, trouver une nouvelle vigueur si elle sait, passez-moi l’expression, conquérir un segment de marché. Elle ne serait alors qu’une mémoire qui s’incorpore ou s’amalgame à d’autres traits de la culture. Mais l’emprise générale de la tradition serait en déclin, en Occident du moins, puisque l’instance privilégiée de la culture ne serait plus la communauté, mais l’individu (Legendre, 1999: 63 et suiv.).

Dans ces conditions, il faut espérer que les individus puissent vraiment jouir d’une nouvelle authenticité culturelle. Or chaque individu, dans cette perspective, se voit condamné à l’innovation, faute de quoi il est livré, seul ou presque, à l’aliénation dans la masse. Pour que la mondialisation débouche sur une nouvelle et authentique diversité culturelle, l’individu doit être capable de faire face à la multitude des expressions culturelles. Il doit être capable de négocier son identité culturelle en faisant la part des grands récits collectifs qui se perpétuent tant bien que mal, de la culture institutionnalisée qui résiste encore aux assauts de la privatisation, et de la culture de masse, où il est souvent difficile de faire la distinction entre profit et valeur.

Or, pour que cette élection personnelle de la culture soit pleinement réalisable, il faut reconnaître à l’individu le plein droit d’être ce qu’il est, c’est-à-dire le droit entier de constituer ses propres espérances en patrimoine. Cette visiondonnerait raison à ceux qui, comme Michael Ignatieff (2000), soutiennent que les droits de la personne, dans leur plus grande extension possible, sont un attribut essentiel de la mondialisation de la culture. Sans la jouissance de la liberté que lui accordent les droits, l’individu peut en effet difficilement construire et affirmer sa propre identité culturelle.

On rétorquera qu’une telle position, a priori favorable à l’épanouissement légal des différences, risque d’effriter les fondements de ce que l’on nomme parfois le vivre ensemble. En effet, que resterait-il d’une société, plus encore d’une nation, si elle s’évertuait ainsi à conforter tout un chacun dans sa différence? Comment, dans ce contexte permissif, maintenir un idéal commun, aussi large et généreux soit-il? Cet idéal ne serait-il pas menacé par les contradictions que ces différences ne manqueraient pas d’exacerber? Pis encore, ne faudrait-il pas craindre la multiplication de tensions paradoxales qui sèmeraient la confusion? Si on se réfère à une polémique récente, on constate par exemple que ceux qui sont favorables au mariage des personnes de même sexe, sont aussi souvent contre le droit des églises chrétiennes de ne pas célébrer les unions homosexuelles. Pourtant, même si le premier droit peut paraître progressiste et le second, réactionnaire, les deux ne procéderaient-ils pas de cette même liberté que l’on souhaite pour les individus et les groupes? Aussi faut-il, pour éviter l’impasse politique, que chacun puisse accepter, en dépit de ses partis pris, le droit des autres à la différence. Car en définitive, cette situation n’exige pas que tous soient d’accord, mais que chacun soit tolérant. Néanmoins, pour que cela ne sombre dans le cynisme du pur calcul (je veux tel droit) et du simple marchandage (je négocie tel droit contre tel autre), il importe que cet appel à la tolérance soit relayé par un droit de parole – et de critique – ouvrant sur un débat social plein et entier (Kelsen, 2004). La délibération publique doit donc se concevoir, dans cette perspective, comme un exercice démocratique fondamental où les points de vue doivent s’exprimer et où les décisions doivent raisonner les passions. Une société pourrait de la sorte espérer assumer ses propres contradictions – du moins plusieurs d’entre elles –, puisque celles-ci, tout en étant maintenues, ne seraient pas pour autant paralysantes.

Mais encore faut-il que les droits qui favorisent l’élection personnelle de la culture fassent le poids devant les moyens et l’influence des producteurs de la culture de masse (Tremblay et Lacroix, 2002: 280). Or les gouvernements ont beau être plus sensibles à la diversité culturelle et aux droits de la personne, qu’en est-il de l’industrie culturelle, et surtout des grands monopoles qui se sont constitués dans ce secteur?

Jusqu’à récemment – et peut-être encore aujourd’hui –, les producteurs de la culture de masse visant le marché mondial devaient composer non pas tant avec des protectionnismes nationaux qu’avec des grands récits collectifs ayant des compétences politiques et territoriales. Ces grands récits, auxquels la culture de masse devait se plier jusqu’à un certain point, imposaient une négociation politique dont l’enjeu était in fine une plus ou moins grande acculturation locale des produits ou des modèles culturels en provenance de l’extérieur. Or la tendance au libre-échange commercial, qui accompagne l’actuel mouvement de mondialisation, ne risque-t-il pas, si on ne trace pas une limite claire, de soutirer peu à peu ce droit de négociation politique aux diverses sociétés humaines (Létourneau, 1996: 23-83)?

Certes, les cultures locales peuvent s’approprier des techniques étrangères et les utiliser à leur avantage pour, à leur tour, pénétrer éventuellement le marché mondial. Mais qu’en est-il de l’enjeu proprement politique? Il semble que la mission du politique, dans ces circonstances, soit moins de défendre des identités nationales, ethniques ou communautaires que de défendre le droit des individus à une vie collective aussi démocratique que significative. Parmi les droits de la personne, ne faut-il pas en effet compter le droit de participer, quel que soit le palier gouvernemental, au façonnement des règles de la vie en commun? Si oui, il est encore possible de penser qu’une collectivité puisse se donner les moyens politiques d’encourager ou de sauvegarder, dans son milieu de vie, ce qu’elle estime être sa particularité culturelle. L’essentiel étant que le droit collectif qui est ainsi créé soit le fruit d’un véritable processus démocratique, qu’il ne soit pas en contradiction avec les droits individuels et qu’il soit respectueux des droits des autres groupes. N’est-ce pas là, en définitive, la condition de base pour qu’une politique culturelle puisse être un facteur de cohésion sociale tout en favorisant le développement d’une pluralité culturelle?

La dynamique canado-québécoise

On pourrait, pour aborder le cas du Canada et du Québec, se retrancher derrière les principes généraux qui viennent d’être énoncés. Ce serait une grossière maladresse car, dans ce cas comme dans tous les autres, les principes doivent toujours tenir compte des circonstances, des motivations des uns et des autres et de leur perception mutuelle. Non pas que la raison doive se soumettre aux caprices, aux atavismes et aux préjugés. Elle a toutefois avantage à savoir ce qu’il en est de ces matières pour éviter des heurts inutiles pouvant créer les conditions de son échec. Or, qu’en est-il de la problématique de la spécificité culturelle au Canada? Comment espérer la réalisation, en son sein, de cultures authentiques? Y a-t-il des conditions particulières qui y font obstacle?

La question est éminemment complexe. Je voudrais simplement signaler que je suis pour ma part sensible à l’analyse de Michael Dorland et Maurice Charland (2002) à propos de l’incomplétude du grand récit canadien. Selon eux, le Canada n’aurait pas achevé son grand récit, car il lui manquerait encore et toujours un grand narrateur capable d’unifier toute la sphère publique d’un océan à l’autre. Il y a bien une rhétorique pro-canadienne qui, depuis le début de la Confédération, en 1867, tente de légitimer le nationalisme canadien et les institutions fédérales (Lasserre, 1998: 125 et suiv.). L’exercice de style n’est évidement pas sans succès – après tout le Canada existe toujours –, mais il reste que la rhétorique pro-canadienne apparaît constamment comme un contrepoint et un contrepoids à des rhétoriques contraires. Si bien que se profile toujours, à cause de l’impossible unisson, un air d’inachèvement (Racine et Villeneuve, 1992: 259). C’est peut-être à ce titre d’ailleurs que le Canada et le Québec constituent une véritable autre Amérique, une Amérique irrésolue qui contrebalancerait l’assurance états-unienne, qui est souvent présentée comme la quintessence de l’âme américaine (Frye, 1982: 57; Caley, 1992: 131).

Le grand récit canadien a consommé son inachèvement, du moins en partie, à travers l’expression d’un autre grand récit, celui du Canada français et du Québec (Frye, 2003: 667-668; Létourneau, 2004: 93 et suiv.). Cet autre grand récit est lui aussi inachevé parce que la souveraineté canadienne et l’attachement de nombreux Québécois à cette souveraineté l’ont empêché de compléter ses compétences politiques et territoriales. Deux grands récits inachevés sont donc en concurrence depuis longtemps et aujourd’hui, à l’heure où, comme d’autres, ils sont ébranlés par la mondialisation, ils se sentent doublement menacés puisqu’un nouveau danger s’ajoute à une vieille frustration. Sans compter que dans la foulée s’affirment, avec plus ou moins d’insistance, des communautés qui font valoir leur propre grand récit et revendiquent, sur cette base, des compétences politiques et parfois territoriales: ce sont les Premières Nations, les Francophones hors Québec, les Acadiens, les Anglo-Québécois, et d’autres peut-être (Villeneuve, 1993: 102-103). Or ces nouvelles circonstances peuvent donner prise à un ressentiment mutuel et à un jeu de dupes. Le ressentiment, qui peut dériver vers l’ironie ou l’indifférence, n’est pas nouveau. Il provient de l’inachèvement et de la concurrence des grands récits canadien et québécois (Dorland, 1988). Il est toutefois exacerbé aujourd’hui par deux facteurs. D’une part, comme déjà mentionné, d’autres grands récits, qui sont autant de foyers de concurrence, se font de plus en plus entendre dans l’ensemble canadien. D’autre part, la compétence politique de tous ces grands récits est compromise à la fois par les forces internes des droits de la personne et par les forces externes de la libéralisation commerciale. Il en résulte un danger de renforcement des préjugés qui hantent les perceptions des communautés occupant le territoire canadien. En effet, un jeu de dupes risque d’envahir l’avant-scène si chacun s’enferme dans des images de soi et de l’autre qui flattent le ressentiment (Turco, 2004: 67-68; Mercier et Ritchot, 1998: 162-163). Ainsi, paradoxalement, en même temps qu’il peut s’engager plus résolument dans la voie de la diversité culturelle, le Canada risque de s’enfoncer dans des fictions où la culture des uns et des autres est rabaissée à des stéréotypes simplificateurs et péjoratifs. Or ces deux voies sont incompatibles et il importe d’éviter la seconde, sans croire pour autant que toute critique soit condamnable. Celle-ci est au contraire essentielle, mais il ne faut pas la confondre avec ce qu’elle n’est pas. C’est pourquoi l’acquisition d’une culture authentique, qui exige le respect des droits individuels et collectifs légitimes, ne peut s’accommoder de fantasmes où le soi est une figure suffisante et mesquine, et où l’autre, réifié, est offert en pâture au défoulement. Certes, il semble difficile de croire que cette dernière option, même si elle trouve écho ici et là, rallie aujourd’hui une majorité au Canada et au Québec. Néanmoins, comme l’avenir n’est jamais assuré, il y a certainement des raisons de craindre que son audience puisse s’élargir. Il y a donc là un écueil qui commande la vigilance.