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Geneviève Delaisi de Parseval, psychanalyste et anthropologue, titulaire récente du prix N. Abraham-M. Torok pour ce livre, propose ici un audacieux essai en trompe-l’oeil sur l’identité, la mémoire, le discours sur soi, car c’est en fait de son histoire propre qu’il est ici question.

De quoi s’agit-il? Tout d’abord d’un passionnant roman familial. Ce livre se lit comme un roman policier (on y traque des fantômes du passé), que l’on lit d’une traite parce qu’on veut connaître la suite de l’intrigue. Il s’agit aussi, en incise de l’histoire familiale, d’une réflexion sur la psychanalyse et sur l’anthropologie. N’étant pas spécialiste de la première, je m’occuperai plus particulièrement de la deuxième et de la trame sociale du roman.

Dans le récit d’Isadora D., le lecteur ne trouvera ni inceste, ni suicide, ni homosexualité cachée, ni filiation adultérine, ni traumatismes lourds. Geneviève Delaisi soutient ici que la normalité peut avec profit éclairer la pathologie, et que l’on découvrira dans cette histoire bien d’autres ingrédients, plus fins à analyser, et peut-être tout aussi pathogènes. Pour nous anthropologues, cette saga familiale romancée constitue un document autobiographique d’une qualité exceptionnelle, vu la finesse de l’interprétation et la richesse des documents fournis, portant sur trois, voire quatre, générations d’une famille française en ascendance sociale. Notons que sans être dramatique, la trame du récit n’est pas mielleuse pour autant : tant pis pour les nostalgiques du passé qui auraient tendance à idéaliser les familles d’antan ainsi que leur supposée solidarité à tout fendre. Car ce qu’on nous dévoile ici, c’est une famille marquée par les deux guerres mondiales, par les guerres d’idées et de religion aussi, une histoire comme le dit l’auteure elle-même, ordinaire certes, mais aussi « pleine de bruits et de fureur ».

Pourquoi certains individus deviennent-ils dans leur cercle familial des passeurs ou des redresseurs de mémoire? Comme le souligne avec bon sens l’auteure, il en faut bien un ou une par famille : « Il n’est pas rare que, dans une famille, un des membres soit chargé de la mémoire collective, quand bien même il ne ferait que l’incarner. À tort ou à raison, il me semble que, dans ma famille, ce membre, c’est moi » (p. 129). En tant que psychanalyste, elle met ici à plat toutes les raisons de ce choix, et en particulier un blocage dans la transmission qui l’a amenée à revisiter les fantômes du passé. Car comme toute généalogie, celle-ci est biaisée par des secrets de famille ; ils sévissent ici lourdement (un oncle maternel totalement occulté ; un grand-père précipité dans le décès de nombreuses années avant sa mort officielle). Néanmoins comme le dit encore l’auteure « s’il y a des cadavres dans nos placards familiaux, il y a toujours un Barbe-Bleue qui en signale la clé, même s’il interdit consciemment dans faire usage. La liberté de chacun est là, dans cet usage, et dans les risques courus » (p. 10).

Ce texte parle de relations familiales, mais aussi en arrière-fond d’une trame sociale. Il dévoile par exemple qu’il y a possibilité d’ascension sociale quasi instantanée au tournant de ce siècle, via l’éducation publique, à tout le moins pour les éléments brillants des campagnes, triés sur le volet par de braves instituteurs qui les envoient dans de bons lycées. Mais, cela va de soi, encore faut-il être un garçon pour bénéficier de ce traitement. Car il faudra encore quelque deux générations dans cette famille pour que les filles douées pour les études fassent quelques progrès, la première génération les confinant aux écoles de secrétariat.

Cette histoire familiale montre aussi le coût humain des deux guerres sur leurs proches : l’absence des maris et pères partis au front en tout premier lieu, et surtout la boucherie de la Première Guerre mondiale qui fera perdre à Isadora deux oncles maternels. À ces absences et ces morts, il faut aussi ajouter les brouilles familiales qu’engendrent des vues politiques divergentes sur les conflits. Néanmoins, et de façon surprenante, il semble que ce qui divise le plus les familles ici c’est encore la religion : les guerres de religion existaient bel et bien en France dans les années trente et opposaient farouchement athées et pratiquants.

Tout au long du récit, une grande attention est portée au genre, au destin des hommes mais aussi à celui des femmes et des filles, et aux moments forts que constituent pour ces dernières les premières règles et les accouchements. Ceci est lié bien sûr au fait qu’il s’agit ici d’une narratrice et d’une psychanalyste. Mais cela ne suffit pas. « Peu de gens, en réalité (sauf les psy, et encore, en séance, mais pas tellement dans leurs écrits), s’intéressent aux mères qui racontent cet événement majeur » (p. 58).

La délinquance sociale est aussi étalée dans ce texte, sur des points majeurs, comme la désertion des soldats et la non-scolarisation des enfants, ou plus mineurs, comme les faux certificats médicaux pour échapper aux vaccins obligatoires.

Outre les thèmes que j’ai abordés, on trouvera dans ce livre, dans la deuxième partie, un journal de bord ainsi qu’un glossaire contenant un certain nombre de concepts psychanalytiques ou anthropologiques sur lesquels l’auteure prend position. On trouvera aussi en première partie une longue réflexion sur la validité, la possibilité et les limites d’une telle entreprise d’auto-analyse, d’ego-histoire, de discours sur soi. Je laisse les psychanalystes décider du pour et du contre, mais en ce qui concerne l’anthropologie, cet exercice de la parenté m’a pour ma part convaincue.