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Au coeur de la socialisation, la famille se présente partout comme le principal pilier du fonctionnement social. Dans les sociétés africaines, elle l’est sûrement encore plus du fait de sa valeur sociale, de son importance numérique et de ses règles d’organisation (et des aspects magico-religieux qui s’y rattachent). Au Congo par exemple, la famille, qui ne doit pas être limitée au noyau conjugal ou aux parents du premier degré, désigne l’ensemble des familles élémentaires et des individus avec lesquels on se considère comme apparenté selon le système lignager et clanique (Dupré 1982) et peut compter plusieurs générations structurées autour d’un chef censé détenir des pouvoirs magico-religieux. De ces pouvoirs, qui lui serviraient non seulement à protéger les membres mais aussi à sanctionner ceux qui s’écartent de ses orientations, le chef de famille[1] tire toute sa légitimité et toute son autorité. Garant de la vie des membres, le chef de famille est donc pour eux une sorte de bouclier contre la mort. Qu’advient-il dans la famille lorsque cette mort survient malgré tout, c’est-à-dire lorsque les pouvoirs[2] du chef ont failli et n’ont pas fonctionné selon les attentes des membres[3]?

Si diverses études sur les structures familiales au Congo ont souvent signalé le rôle des pouvoirs, notamment la sorcellerie[4], comme moyen de régulation sociale, plus précisément comme moyen de pression des aînés sur les cadets sociaux (par exemple Balandier 1974 ; Bonnafé 1978 ; Desjeux 1987), elles ont certainement peu traité des réactions de ces derniers face aux effets de ces pouvoirs. À moins d’admettre qu’au moment de ces études (souvent menées dans des milieux peu urbanisés au lendemain des indépendances, sinon avant), les contextes sociaux ne permettaient pas l’expression de ces réactions ou rendaient nulle leur visibilité.

Ces dernières années, les multiples changements sociaux, économiques et politiques survenus dans la société congolaise convoquent, entre autres, une redéfinition des identités et un affaiblissement du contrôle des aînés sur les cadets sociaux qui rendent de plus en plus visibles ces réactions. En effet, sous les effets conjugués de la paupérisation, de la dégradation de l’état sanitaire général (aggravée par le sida, qui continue largement à être imputé à la sorcellerie), du processus d’individuation en cours (Marie 1997), et probablement aussi des nouvelles églises[5], les recherches sur le sens du mal (Augé et Herzlich 1984) ont explosé et, avec elles, les références aux capacités de nuisance des pouvoirs des aînés sociaux. D’où des réactions de plus en plus violentes des cadets à l’encontre des aînés lorsque ces derniers sont accusés d’être à l’origine d’un malheur, particulièrement dans les situations de décès. Ces manifestations, dont les premières observations peuvent être situées au début des années 1980 (avec l’explosion urbaine), ont pris de l’ampleur (et s’accompagnent de plus de violence) ces dernières années avec les multiples guerres civiles[6] et la déliquescence de l’État, notamment dans ses missions de sécurité publique.

Certes, les représailles à l’encontre des personnes accusées de sorcellerie ont toujours existé au Congo comme l’ont signalé Van Wing (1938) ou Balandier (1955), seulement elles étaient codifiées, s’inscrivaient dans des rituels bien définis. Surtout, elles n’étaient pas le fait des cadets mais des aînés qui organisaient alors des ordalies, telle celle du nkasa identifiée chez les Kongo (Bonnefond et Lombard 1934). Aujourd’hui, se passant des procédures et valeurs familiales, les cadets s’en prennent physiquement aux aînés accusés de sorcellerie. Complexifiant les relations au sein de la famille (et de la société globale), ces nouvelles données nécessitent de nouveaux cadres interprétatifs permettant d’en rendre compte.

C’est dans cet axe que s’inscrit cette contribution qui a pour objet de mettre en lumière la genèse des nouvelles formes de domination ou de résistance entre aînés et cadets sociaux au sein de la famille congolaise d’aujourd’hui. Elle part de l’hypothèse que la réinvention des pouvoirs des aînés par les cadets sociaux (ainsi que ses modalités) donnent à voir les transformations sociologiques, politiques et économiques que connaît le Congo.

La plupart des études ayant traité de la magie (dont la sorcellerie) se sont plus intéressées aux dimensions cognitives (les représentations) qu’aux aspects sociaux concrets (Fassin 1988). Une plus grande attention pour ces derniers permettraient certainement de mieux identifier les évolutions de la gestion sociale du phénomène considéré. Aussi, plutôt que de traiter de la sorcellerie, il est ici question d’évoquer ses effets sur l’organisation et sur le fonctionnement social.

Précisons que la dynamique de la relation aînés-cadets structurée à partir des soupçons ou accusations de sorcellerie ne se limite pas à la relation oncle-neveu. Elle concerne toutes les relations possibles dans la parentèle (entre frères, entre mère et enfant, père et enfant, etc.). Celle qui lie l’oncle et le neveu reste néanmoins la plus représentative : dans les imaginaires sociaux, l’oncle représente la figure sorcière par excellence. De plus, ses multiples fonctions font de lui, entre autres, non seulement le principal représentant de l’autorité, mais aussi le représentant de l’ensemble des aînés. Par ailleurs, dans ces mêmes imaginaires, un sorcier n’agit presque jamais seul mais au sein d’une société secrète – le kitemo kia mpimpa, tontine de la nuit chez les Kongo, bien décrit par Desjeux (1987). L’accusation de (les soupçons sur) l’oncle concerne en réalité aussi ses complices, donc plusieurs aînés sociaux.

Traitons d’abord de la place de la parenté au Congo avant d’évoquer l’étendue des pouvoirs de l’oncle, les conséquences du décès d’un membre puis les raisons sociales des violences suscitées.

La parenté comme phénomène social total au Congo

« Monsieur le président, chers conférenciers, je suis x, dans cette salle, il y a aussi mon oncle, mon frère, mon cousin […]! » Ainsi se présentait à la conférence nationale un témoin accusé d’avoir participé à un assassinat politique. Cette entrée en matière d’un personnage accusé d’une faute aussi lourde de conséquences, devant une assemblée nationale et devant la nation entière[7], peut dérouter plus d’un observateur. Pourtant, elle n’est ni fortuite, ni anodine, surtout lorsque les parents cités sont des gens connus et respectables, des notables. Que l’observateur ne s’y trompe pas non plus en se disant, par exemple : « il cause du tort à ces notables en faisant savoir qu’ils sont parents d’un (présumé) assassin ». En effet, il est quasiment sûr que cette démarche a été décidée au cours d’un conseil de famille, en accord avec les personnes citées qui ont, à tort ou à raison, estimé que la déclaration de cette parenté pouvait servir à leur parent en difficulté. Cet exemple permet de saisir la place qu’occupe la parenté au Congo, c’est le premier critère de catégorisation sociale. Quels que soient les lieux et les situations, il s’avère indispensable d’être « parent de quelqu’un ».

Dans les sociétés congolaises, la parenté est liée à l’origine lointaine et mythique du groupe. Les membres du même clan se reconnaissent parents par référence à un récit d’origine auxquels ils participent par l’intermédiaire d’un héros fondateur (Dupré 1982 : 152). Dans les faits, seuls quelques initiés ont connaissance de ce récit et la plupart des Congolais s’identifient dès l’enfance à leur clan en fonction de repères tels que les noms des ancêtres fondateurs, les fétiches, objets, plantes ou animaux sacrés. Et même si, de façon générale, chaque Congolais est rattaché à quatre lignages fondamentaux, ceux-ci sont hiérarchisés, et seuls deux lignages (celui du père et celui de la mère) gardent une véritable influence qui, elle-même, varie selon qu’on se trouve en système patrilinéaire ou matrilinéaire. Chez les Kongo par exemple, l’individu est d’abord rattaché au lignage maternel, et la relation dominante est « oncle utérin-neveu » et non « père-fils » ; l’oncle utérin le plus âgé est généralement aussi le mfumu kanda, chef du lignage (ou segment de lignage selon le nombre des membres).

Des observations faites à Brazzaville, la plus grande ville du pays, montrent que l’urbanisation n’a pas modifié cette organisation traditionnelle de la parenté (Dorier-Appril et al. 1998). D’ailleurs, celle-ci paraît si incontournable dans la vie quotidienne qu’elle a été récupérée, travestie, réélaborée par la rue, notamment en milieu urbain où l’on assiste à la construction d’une parenté fictive : « les appellations de monsieur, madame, mademoiselle, jeune homme, jeune fille, etc., tendent à disparaître du langage quotidien populaire pour généraliser des noms de parenté tels que mère, tonton, tantine, grand frère, petit frère, “la soeur”, cousin, cousine, etc. […] » (Bikindou-Milandou 1990 : 93). Ce qui participe à l’élaboration d’un nouvel imaginaire collectif et peut expliquer cette implication de plus en plus forte des personnes étrangères à la famille lors des conflits intrafamiliaux liés à la sorcellerie comme nous le verrons plus loin. Pour l’heure, intéressons-nous aux pouvoirs de l’oncle pour mieux comprendre pourquoi les cadets s’en prennent surtout à lui.

Les pouvoirs omniprésents et incontournables de l’oncle

Le fonctionnement des familles congolaises (comme ailleurs) s’insère dans des stratégies qui visent leur perpétuation, le renforcement de leur prestige et de leur pouvoir auprès des autres familles et au sein de la société entière. Et dans les représentations sociales, les principaux critères d’appréciation d’une famille sont l’effectif (plus une famille est nombreuse, plus elle est respectée) et la réussite sociale de ses membres ; ce qui n’est possible que si les membres se reproduisent, vivent longtemps et sont en bonne santé. L’idéal est donc l’absence de maladie, de décès et le succès de chacun. L’atteinte de cet idéal est l’une des missions assignées aux chefs de famille qui, grâce à leurs pouvoirs, ont mission de veiller sur chacun (notamment sur les neveux et nièces).

Nous l’avons dit, il s’agit souvent du chef du segment du lignage considéré, généralement l’oncle utérin le plus âgé. Contrairement à ce que cela peut laisser entendre, la prégnance du rôle de l’oncle utérin ne concerne pas seulement le système matrilinéaire. Même en système patrilinéaire, c’est l’oncle utérin qui détient les principaux pouvoirs par rapport aux nièces et neveux (Robineau 1971). Et puis, dans les faits, même au sein des groupes matrilinéaires, les pouvoirs de l’oncle paternel peuvent être mis en question selon les mêmes modalités que pour l’oncle utérin, de même pour les groupes patrilinéaires, ceux de l’oncle utérin. Ce qui est d’autant plus compréhensible que dans les systèmes de sens locaux, il est admis que les deux oncles (utérin et agnatique) peuvent s’associer (dans le cadre d’une société secrète) pour ensorceler le neveu ou la nièce.

Dans tous les cas, sur le plan visible, l’oncle met effectivement en oeuvre tous ses pouvoirs pour remplir les missions qui lui sont assignées. Principal régulateur social du lignage, son rôle dans la vie des neveux et nièces est incontestable (et incontournable). C’est par lui que se construisent (et se déconstruisent) les unions des nièces et neveux avec leur conjoint, il est le garant de la paix de leur ménage, il gère leurs carrières matrimoniales, après avoir été le garant de leur éducation[8]. Et, comme cela a été souvent signalé, en Afrique il est difficile de parler de pouvoirs sans se référer aux forces occultes, à la sorcellerie (voir par exemple Geschiere 1995) ; c’est le cas au Congo, quel que soit le domaine considéré (Gruénais et al. 1995). Ainsi, l’oncle est considéré comme étant aussi bien capable de causer la mort de son neveu au moyen du kundu (pouvoirs sorciers) que de le protéger des agressions sorcières venant des autres parents ou de l’extérieur de la famille. Il s’agit donc d’un personnage extraordinaire au sens weberien, c’est-à-dire un personnage qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains (Weber 1971 : 249). Les neveux et nièces ont ainsi une foi considérable dans les pouvoirs de leur oncle, en même temps qu’il leur inspire une grande crainte.

Protecteur du lignage, des nièces et neveux, l’oncle est omniprésent. Et ses pouvoirs pendent comme une épée de Damoclès sur la tête des neveux et nièces, prompts à les abattre au moindre écart, notamment lorsqu’ils n’obtempèrent pas à ses volontés. En revanche, si l’oncle est content d’eux, ses pouvoirs veillent sur eux, les protègent contre le mal, participent à leur réussite, leur donnent la chance, etc. Situations d’autant plus compréhensibles que, du point de vue des coutumes, les nièces et neveux appartiennent à l’oncle ; ainsi, comme l’indique Bonnafé (1978 : 31), l’oncle Téké dira de son neveu : « me ngàà nde » (je suis le possesseur de cet individu).

Dans le monde visible comme dans le monde invisible, les membres d’une famille sont donc sous la conduite et sous la protection de l’oncle, censé être le principal dépositaire des puissances dynamiques léguées par les ancêtres (le kundu dia kanda, la sorcellerie du lignage chez les Kongo). Aussi considère-t-on qu’un neveu (ou nièce) ne peut subir une agression sorcière sans la complicité de son oncle. Cette métaphore que nous avons souvent entendue est évocatrice : seul l’éleveur des poules ouvre le poulailler pour sortir la poule qui sera consommée ou mise en vente, seul lui en détient les clefs. Sinon, il faut obtenir son autorisation. Qu’arrive-t-il alors lorsque survient le décès de la nièce ou du neveu?

Décès d’enfant et violences familiales : les mésaventures de l’oncle

Le décès d’un membre de la famille vient fortement ébranler la confiance qu’inspirent les pouvoirs de l’oncle ou confirmer les craintes et suspicions qu’ils suscitent. Si le décès de tout membre peut être source de questionnement ou d’agitation, celui d’un cadet (enfant ou jeune) le sera encore plus : dans les représentations sociales locales, globalement, un décès à ces âges ne peut être qu’une conséquence de la sorcellerie. « Quand un vieillard meurt, c’est dans l’ordre des choses, mais quand la mort devient injuste, quand elle frappe un jeune, les mauvais esprits sont systématiquement évoqués » ; ces propos d’un prêtre Brazzavillois rapportés par de La Grange (1996) illustrent parfaitement la réalité. S’ensuivent des tensions qui aboutissent souvent à des désordres familiaux ou tout au moins à une restructuration profonde des principaux rôles et pouvoirs de l’oncle, et plus largement des aînés sociaux.

Puisque l’oncle a la charge de protéger la famille, d’éviter la mort des neveux et nièces (et qu’il détient les armes nécessaires pour ce faire), puisque l’un d’eux décède malgré tout, cela signifie que l’oncle a l’explication du décès. Plusieurs hypothèses sont formulées : soit l’oncle n’a pas suffisamment protégé la nièce ou le neveu décédé (il a donc mal assumé sa mission, comme le ferait un mauvais garde du corps ou, à une plus large échelle, un mauvais ministre de l’intérieur), soit il a lui-même été complice des pouvoirs maléfiques à l’origine du décès (comme le serait le complice d’un meurtre), soit il est lui-même le principal sorcier ayant causé la mort du neveu ou de la nièce (comme le serait un meurtrier avec préméditation). Dans tous les cas, l’oncle est mis en accusation par des membres de la famille, notamment les jeunes. Or, « l’accusation de sorcellerie est la plus grave qui puisse être portée contre un individu : “démasqué”, le ndoki (sorcier), risque de subir de sévères représailles pouvant aller jusqu’à la mise à mort » (Dorier-Appril 1998 : 106). Et le lieu de la veillée mortuaire, lieu de réunion par excellence où tous les membres de la famille sont présents, lieu où chacun est tenu d’exprimer ses sentiments de chagrin[9], paraît le mieux indiqué pour mettre sur la sellette un membre, en prenant en quelque sorte toute la famille à témoin. De façon générale, dès la mise en accusation, deux démarches s’observent : le procès ou la sanction immédiate.

Dans le premier cas, il est demandé à l’oncle de s’expliquer sur les causes de la mort de son neveu (sa nièce). La suite des évènements ne dépendra plus que de la façon dont l’oncle et ses accusateurs géreront la situation, car cela pourra aller très loin : des violences physiques à la mise à mort. De toute façon, les explications de l’oncle ne suffiront pas, elles devront être confirmées par des preuves, des témoignages, des divinations. Des spécialistes censés détenir la capacité d’identifier les coupables d’agression sorcière seront consultés (devins, homme ou femme d’église, nganga, etc.) : leur verdict sera déterminant. On peut aussi recourir à une ordalie, le tipoye[10], qui consiste à demander au décédé de désigner son meurtrier, comme Augé (1975) l’a observé en Côte d’Ivoire. Bref, divers moyens seront mis en oeuvre pour découvrir le sorcier responsable du décès, pour cerner l’implication de l’oncle. Au regard des observations, ce sont les aveux[11] qui tirent le plus facilement l’oncle d’affaire. Ces aveux sont généralement accompagnés d’une dénonciation des complicités (comme un meurtrier dénoncerait ses complices) ; le sorcier étant censé appartenir à une société secrète, il s’agira de divulguer l’identité des membres de celle-ci.

Dans le second cas, les choses se passent de façon moins pacifique. En effet, dès sa mise en accusation, l’oncle est sur le champ maltraité physiquement, voire assassiné, avant même qu’il ne soit entendu. Ces actes sont perpétrés par ses neveux (parfois des nièces aussi y participent) avec une violence inouïe dépassant souvent l’imaginable ou le tolérable ; le plus connu consiste à passer un pneu autour du cou de l’accusé et d’y mettre feu : cela permet de suivre la lente et horrible agonie de la victime, parfois sous les applaudissements des bourreaux. Fassin (1994 : 760) rapporte ce témoignage : « […] le jour de la veillée (funèbre), le vieux est menacé. On le traite de mangeur. On dit que c’est lui qui a bouffé le jeune. Il y a comme ça des vieux qui ont été battus ou brûlés, un pneu autour du cou ». Autre témoignage : « les jeunes […], pour venger leurs amis qui ont été “mangés” par l’oncle sorcier, font justice eux-mêmes en brûlant la personne soupçonnée et accusée à l’aide d’un pneu de voiture enflammé autour du cou » (Dorier-Appril et al. 1998 : 109). La multiplicité des sources confirme la popularité de cette pratique. Et lorsque l’accusé échappe à ses bourreaux, on le tue d’une autre façon : ses biens sont détruits ou sa maison incendiée. Ces pratiques rappellent de véritables techniques de guerre (technique dite de la terre brûlée), mais elles peuvent ici prendre une signification supplémentaire. En effet, la destruction des biens de la personne accusée de sorcellerie est d’autant plus compréhensible qu’ils sont considérés comme des biens obtenus grâce aux pouvoirs sorciers, comme des biens mal acquis : il ne les mérite pas. De même, la destruction de la maison du sorcier prend une tout autre valeur si l’on souligne que, dans les croyances locales, la maison c’est le corps de la personne. La destruction de la maison du sorcier devient la destruction de son corps, et donc, peut-être aussi, la libération des âmes dévorées qui s’y trouvent enfermées.

Précisons que dans leurs expéditions punitives, ces jeunes sont souvent assistés par d’autres jeunes ne faisant pas partie de la famille (amis, voisins) – généralement de situations sociales similaires – et qui n’agissent ainsi que par solidarité ; cette situation est plus compréhensible lorsqu’on se rappelle la ré-élaboration dont la parenté fait l’objet dans l’espace social, de la consolidation de l’imaginaire collectif auquel elle participe.

Ces deux cas de figure (procès et sanction immédiate) peuvent-ils correspondre aux distinctions établies par Augé (1975) entre le soupçon et l’accusation? Un regard sur les caractéristiques sociales des protagonistes permettrait d’apporter quelques éléments de réponses. Pour l’heure, constatons que, de toute évidence, les évocations de la sorcellerie permettent l’expression des conflits latents et des vieilles rancoeurs au sein de la famille.

Catharsis et cataclysme familiaux

Comme on peut l’imaginer, la mise sur la sellette de l’oncle n’est pas l’option de tous les membres du lignage. Seulement, ceux qui s’en démarquent n’exprimeront pas leur position en public, de peur d’être pris à partie. Parmi ceux-ci se trouve souvent la mère de la personne décédée, c’est-à-dire la soeur de l’oncle, qui reste réaliste comme le prouvent les propos d’une mère en deuil de son fils dont les enfants et neveux malmenaient alors le frère : « mon fils est mort mais lui, c’est mon frère […] j’aurai encore besoin de lui […]. Et puis, rien ne me dit qu’il est vraiment à l’origine de la mort de mon fils […] ». Ce sentiment de solidarité est d’autant plus compréhensible que ce frère remplit des fonctions importantes.

Aux côtés de ces femmes se trouvent souvent les enfants et l’épouse de l’oncle malmené (donc sa famille nucléaire) – on peut aussi compter dans cette frange les frères ou soeurs directs de l’oncle –, qui, même s’ils ne le montrent pas, vivront très mal cette situation. D’ailleurs, il arrive que les enfants prennent vivement position contre les accusations de sorcellerie faites à leur père. Des forts conflits peuvent alors surgir entre cousins germains, tournant parfois à de véritables affrontements.

Éclatent ainsi au grand jour les conflits entre familles nucléaires au sein du lignage. Telle famille évoquera la jalousie de telle autre, de tels cousins à son endroit pour justifier l’acharnement contre leur père. Ressortent également les conflits engendrés par la transmission des héritages : tels neveux revendiqueront leurs biens confisqués par l’oncle sorcier lors du décès de leur père, etc. Par ailleurs, des courants peuvent se constituer au sein du lignage, les pour et les contre (les représailles à l’encontre de l’oncle)… Les conséquences en seront bien évidemment une redéfinition des identités, une distorsion des liens familiaux, un affaiblissement des solidarités.

Précisons que les conflits ne s’arrêtent pas seulement au niveau des membres du lignage, ils s’installent aussi au sein des alliances. Par exemple, au sein du couple des parents du défunt, des tensions peuvent apparaître : mon fils est mort parce que ton frère l’a mangé, dira souvent l’homme à son épouse. Cela peut aller jusqu’à la rupture du mariage justifiée par la crainte du conjoint de faire des enfants qui seront encore mangés par leur oncle.

Par ailleurs, l’intervention des personnes non membres du lignage dans les règlements des conflits de sorcellerie dévoile plus clairement des conflits entre classes d’âge (entre aînés et cadets sociaux), entre classes sociales (entre riches et pauvres) : en fait, une véritable occasion de régler les conflits de pouvoirs au sein de la société. Et puis, pour les cadets notamment, extraire les conflits de sorcellerie du milieu familial et porter la question sur la place publique peut s’avérer judicieux pour inverser un rapport de forces défavorable. Cela permet d’élargir l’arène de confrontation à d’autres partenaires, de s’ouvrir un éventail de recours extérieurs et modifier les arbitrages (Janin 2001 : 180). L’implication des jeunes non membres du lignage vient à coup sûr peser dans la balance en faveur des cadets dans ce rapport de forces qui les oppose aux aînés.

On le voit, le décès d’un jeune est une occasion de déstructuration, de ré-interprétation des liens sociaux, de recomposition des imaginaires collectifs. C’est surtout une occasion de remise en question des pouvoirs des aînés. Puisque l’oncle (principal représentant des aînés) qui détient les pouvoirs de protéger le lignage a montré son incompétence dans ce rôle, deux démarches se présentent : soit, lui ôter cette responsabilité (de veiller sur les membres du lignage), ce qui signifie lui ôter ses pouvoirs et les confier à quelqu’un d’autre – à un autre oncle (comme on démettrait d’un gouvernement un ministre incompétent ou accusé de faute grave) –, soit au contraire l’aider à consolider ses pouvoirs s’il est avéré que l’oncle n’a rien à voir avec le décès : il lui a donc simplement manqué des forces suffisantes pour contrer le ou les véritables coupables. Des rituels seront mis en oeuvre pour renforcer ces pouvoirs. Si l’oncle a été assassiné, on lui trouvera bien un remplaçant parmi les aînés de même rang qui n’ont pas été reconnus complices.

Les désordres suscités par le décès seront-ils pour autant résorbés de façon efficace et définitive? En dehors des rancoeurs inévitables qui en découleront, les uns et les autres accepteront-ils l’autorité et la légitimité du nouveau chef investi ou de l’ancien reconduit par le fait des cadets (bien qu’avec la coopération des aînés[12])? Un chef ne faisant pas l’unanimité aura-t-il la tâche facile? Que se passera-t-il lorsque ce dernier sera à son tour ou à nouveau (presque inévitablement) accusé ou soupçonné de sorcellerie?

Puisque les figures ci-dessus évoquées ne se retrouvent pas dans tous les cas de décès, puisque tous les décès n’aboutissent pas à des désordres familiaux, il peut être intéressant d’observer quelques caractéristiques sociales des protagonistes (accusés et accusateurs).

Quelques caractéristiques sociales des protagonistes : les raisons sociales des violences familiales

Le groupe des accusateurs est toujours majoritairement constitué de jeunes (entre 15 et 36 ans environ). Il s’agit généralement de personnes aux itinéraires sociaux chaotiques avec une situation socio-professionnelle peu enviable (chômeurs, ouvriers, petits commerçants dans le secteur informel, élèves ou étudiants en échec scolaire, etc.), un capital économique très modeste et un capital culturel plutôt faible. Ces personnes situent l’origine de leur misère sociale dans les pouvoirs des aînés, de l’oncle. Tous les secteurs de la vie sont évoqués : cela va de l’échec scolaire aux relations amoureuses ou maritales en passant par la promotion professionnelle. Quelques illustrations : P., petit commerçant, 31 ans, évoque son échec scolaire : « À l’approche des examens, je tombais toujours gravement malade, alité ou hospitalisé. J’ai ainsi raté plusieurs examens et concours et fini par abandonner mes études. C’est mon oncle qui m’ensorcelait pour que je ne réussisse pas ». J., 34 ans, conducteur d’engins, évoque les déboires de sa vie professionnelle : « Depuis que j’ai commencé à travailler, je n’ai jamais été avancé. Tous mes subordonnés d’hier sont devenus mes chefs. C’est parce que mon oncle opère la nuit [par sorcellerie] pour que je n’avance pas ». R., chômeur, 25 ans, évoque ses difficultés à trouver du travail : « Quand je vais chercher du travail, on me prend. Le jour où je commence, on me dit qu’on ne me prend plus, que l’essai n’a pas été bon. J’ai consulté un nganga qui a confirmé ce que je savais déjà : mon oncle ne veut pas que je trouve du travail, c’est un sorcier… ». F., 29 ans, ouvrier, évoque ses difficultés dans ses relations amoureuses : « Quand je trouve une copine, tout se passe bien. Le jour où nous voulons passer à l’acte, je ne bande plus, je deviens impuissant. La copine finit par me quitter. C’est tout le temps comme ça. C’est mon oncle qui m’ensorcelle… ». S., 36 ans, secrétaire : « Je n’arrive jamais à garder un homme. Après quelque temps de vie commune, il me quitte toujours. À la prière [à l’église] on m’a dit que j’étais ensorcelée par mon oncle qui m’a donné un “mari de nuit” ». Parfois la personne s’estime ensorcelée dans tous les secteurs de la vie, comme D., 34 ans, chômeur : « Rien ne me réussit, tout ce que j’entreprends ne marche pas. Mon oncle est un grand sorcier, il a mis sur moi la malchance ».

En fait, la quasi-totalité des jeunes en échec social (scolaire, professionnel, conjugal, amoureuse, etc.) ont leur histoire de sorcellerie, leur oncle coupable, pour expliquer cet échec.

Pour ces jeunes, les pouvoirs sorciers des aînés (ici l’oncle et ses complices) sont donc l’explication principale de leur misère sociale. Souvent, des démarches ont été menées pour infirmer ou confirmer ces accusations, ensuite pour contrer ces agressions. Des spécialistes (homme ou femme d’église, nganga) ont été consultés, des cérémonies de désensorcellement ont eu lieu, des fétiches anti-sorciers ont été délivrés et mis en oeuvre. Souvent aussi, des réunions de famille, conduites par des aînés, ont eu lieu pour traiter de ces soupçons ou accusations. La consigne étant alors un règlement paisible. La nièce ne peut avoir d’enfant parce que l’oncle se sent lésé dans le partage de la dot? On lui donne ce qu’il réclame. Le neveu ne trouve pas du travail ou ne réussit pas ses examens parce que l’oncle est fâché? On lui fait des présents, on lui demande pardon. Généralement l’oncle n’infirme pas les soupçons ou accusations ; il prend ce qu’on lui offre et fait des promesses : tout se passera bien désormais. Chacun oublie-t-il pour autant les souffrances endurées, les torts causés? Les malheurs finissent-ils réellement par disparaître? Et puis, toutes les personnes ne font pas la démarche de coopérer avec l’oncle ; certains gardent leurs soupçons pour eux. Le décès d’un jeune apparaît donc comme la grosse goutte d’eau qui vient faire déborder ce vase trop plein d’amertume, de rumeurs, de soupçons, d’aigreurs : on en a trop subi, y en a marre, on doit agir, l’empêcher définitivement de recommencer.

Les caractéristiques sociales des accusateurs étant similaires, il est peu étonnant que les cadets ayant réussi ou étant en voie de réussir (jeune cadre, brillant étudiant) restent assez éloignés de la vindicte de leurs frères et cousins envers les aînés, même lorsqu’ils sont très proches du défunt. À l’inverse de la majorité, ces personnes n’ont certainement pas vécu d’agressions sorcières ; comme l’a signalé Favret-Saada (1977), cette expérience est nécessaire dans la croyance à la sorcellerie.

Les caractéristiques sociales de l’oncle accusé de sorcellerie sont plus complexes à définir. S’il est vrai qu’il s’agit généralement d’une personne ayant dépassé la cinquantaine, il peut aussi bien s’agir de quelqu’un jouissant de conditions matérielles enviables ou d’une personne aux conditions de vie modestes. Même s’il reste vrai que c’est ce dernier type qui subit le plus grand nombre d’accusations et de représailles[13]. Les raisons attribuées à son acte seront multiples et variables selon sa situation : s’il est riche, on dira qu’il sacrifie ses neveux et nièces pour ce faire ; s’il est pauvre, il les sacrifierait pour devenir riche ; s’il est vieux, il dévorerait les principes vitaux de ses neveux et nièces pour vivre le plus longtemps possible. Bref, tout est bon pour expliquer les motivations du sorcier.

À l’évidence, ce qui durcit les réactions des cadets et qui peut être troublant pour l’observateur, c’est l’attitude de l’oncle dans la vie quotidienne (avant les accusations qui accompagnent un décès). En effet, il ne fera presque rien pour infirmer les accusations ou soupçons pesant sur lui dans certaines situations, par exemple en cas d’échec scolaire du neveu, de ses difficultés à trouver du travail, à avoir un enfant, etc. Mieux, il avouera souvent avoir réellement gardé une dent contre le neveu pour tel ou tel motif, reconnaîtra souvent être détenteur de pouvoirs, acceptera les dons qui lui seront faits pour calmer sa colère. À ce moment-là, sa sorcellerie est bien pour lui un véritable objet de pouvoir, une arme de rétorsion envers les cadets sociaux. D’autres aspects dans le comportement de l’oncle (et d’autres aînés) restent troublants. En effet, certains vont jusqu’à expliquer comment fonctionnent leurs pouvoirs, comment opère leur sorcellerie, voire jusqu’à citer leurs complices, à apporter des preuves. Par exemple, dans les nouvelles églises certains relatent à l’envi devant une assistance médusée leur passé de sorcier – pour témoigner –, donnant moult détails sur telle ou telle pratique. Et que dire des « véritables » histoires de sorcellerie qui sortent des familles et sont relayées par les médias? Telle l’histoire de « cette femme d’une soixantaine d’années découverte nue à cinq heures du matin accrochée à un arbre situé dans une parcelle […] au poste de police […] elle affirme être tombée sur cet arbre “en panne d’essence” de retour d’un festin de sorcier […] » (Dorier-Appril 1998 : 110), ou celle, encore plus étrange, de ce groupe de sorciers muni d’un petit avion en bambou qui aurait été arrêté à l’aéroport Roissy Charles de Gaulle, en provenance d’un village congolais, affirmant être venu en France à bord de cet avion en bambou pour y perpétrer des attaques sorcières contre des membres de leur famille résidant sur place. Ces faits sont largement repris par les médias congolais. Tous ces aspects viennent valider l’existence de ces pouvoirs maléfiques dont les aînés useraient pour causer le mal, la misère sociale et la mort des cadets (et renforcent les réactions de ces derniers à leur encontre).

Dans les réactions des cadets vis-à-vis de ces pouvoirs, il nous est tout de même apparu un paradoxe.

Le paradoxe du cadet rebelle

On peut se poser quelques questions sur les attitudes des cadets sociaux. Leurs violences vis-à-vis des aînés, leur ambition de redéfinir leurs pouvoirs sont-elles l’expression d’un besoin d’autonomie, d’une volonté d’individualisation, comme cela peut le laisser penser à première vue? Il serait hâtif de donner une réponse définitive à cette question complexe qui nécessite des études plus approfondies. Quelques interrogations peuvent néanmoins ouvrir des pistes : reconnaître à l’oncle la capacité de nuire à leur vie n’est-il pas une façon d’admettre leur (nécessaire) dépendance vis-à-vis de lui? Et puis, la démarche consistant à réinventer les pouvoirs des aînés sociaux, au lieu de les nier simplement, n’est-ce pas une façon pour ces cadets d’exprimer leur incapacité de fonctionner sans l’assistance de ces aînés?

L’accusation ou agression de l’oncle ou des aînés sorciers ne sont évidemment possibles que si les neveux les ont au préalable symboliquement désinvestis de leurs pouvoirs. Ce qui, dans les cultures locales, n’est déjà pas tâche aisée. Qu’est-ce qui explique alors les contradictions constatées par la suite chez les cadets? Nous faisons l’hypothèse que leurs démarches entrent dans des stratégies ayant d’abord pour but (à leurs yeux) d’augmenter leurs chances de réussite sociale, peu importe que les démarches suivies pour ce faire s’inscrivent dans les valeurs admises par l’organisation familiale (coutumes, respect des aînés, etc.) ou celles plus individualisantes suscitées par la modernisation, le contact avec les autres cultures, notamment avec la culture occidentale. Cela aboutit à des attitudes complexes et même à première vue contradictoires.

Nous avons signalé comment fonctionnaient les familles congolaises et quels y étaient les pouvoirs (visibles et invisibles) de l’oncle. Voici que, estimant que ces pouvoirs étaient nuisibles à leur ascension et à leur réussite sociale, les cadets adoptent des démarches essentiellement individualistes ayant peu à voir avec les valeurs familiales qui leur ont été si assidûment transmises tout au long de leur éducation[14] et assez éloignées des modes réguliers de règlement de conflits valorisés par l’institution familiale. Mieux, l’agression physique ou l’assassinat de l’oncle les font basculer hors des normes sociales admises (respect pour l’aîné, non violence), indépendamment du référentiel. Pourtant, en même temps qu’ils agissent pour destituer l’oncle, ils ne manifestent aucune ambition de prendre le pouvoir dans la famille (ce qui serait une des issues logiques de leur rébellion). Alors même qu’en termes de rapport de forces tangibles, ils sont largement avantagés (numériquement : ils sont plus nombreux et jouissent souvent de soutien extra-familial ; physiquement : ils sont plus forts et disposent de plus en plus d’outils plutôt dissuasifs, les armes de guerre). Or malgré ces avantages, ils optent pour la réinvention des pouvoirs en question (au lieu de leur suppression) : ils recherchent un autre aîné pour assumer les fonctions de l’oncle destitué. Participant ainsi à une parfaite reproduction sociale, notamment à la reproduction de la situation dont ils veulent sortir (échapper aux pouvoirs des aînés). Car cette démarche comporte un risque qu’aucun cadet n’ignore : que le nouveau chef puisse à son tour user de ses pouvoirs pour nuire aux cadets[15]. Cela peut sembler aberrant puisque dans une rébellion, l’ambition des rebelles est de changer les institutions, d’en modifier le fonctionnement, de remplacer l’ancien par du nouveau, ici, ce serait de supprimer les pouvoirs des aînés, sinon de les remplacer par ceux des cadets. Or rien de tout cela. C’est cette situation que nous appelons le paradoxe du cadet rebelle[16], il s’agit d’un paradoxe stratégique.

Questions : cette démarche dénote-t-elle chez ces cadets un attachement aux valeurs ancestrales qui voudraient que seuls les aînés puissent être à la tête des familles ou admettent-ils simplement que leur projet de vie a plus de chance de succès s’ils sont épaulés par les aînés? Dans une étude précédente, j’ai rapporté le cas d’un jeune homme dont la petite amie se trouva enceinte alors qu’elle habitait encore chez ses parents (ce qui, selon les coutumes, est une faute pouvant entraîner de graves conséquences). Pour cette raison, le jeune fut convoqué par l’oncle, le chef de famille[17] de sa petite amie avec la précision expresse qu’il devait impérativement se présenter (à sa convocation) accompagné de ses parents. Voulant agir dans l’urgence, le jeune rassembla (grâce à son téléphone portable) quelques copains (faisant office de parents) et s’y présenta. À leur vue, l’oncle fut intraitable et sa décision sans appel : il n’y a donc pas d’adultes dans votre famille. Je veux traiter avec votre chef de famille, votre oncle, pas avec vous, vous n’êtes que des enfants! (Dibakana 2002 : 145). Il arrive donc des situations où les cadets sont obligés de se tourner vers les aînés de leur famille, vers leur chef de famille, leur oncle ; s’ils s’en détournent, des situations de la vie sociale (même hors du contexte familial) les ramèneront vite vers cette exigence. Les cadets sont conscients que, quoi qu’ils fassent, ils ne peuvent pas se passer totalement de l’assistance des aînés.

C’est dans le même sens qu’on peut se poser des questions sur les différences de traitement des aînés accusés de sorcellerie par les cadets : alors que certains sont accusés puis physiquement malmenés, voire assassinés, d’autres ne le sont pas, parfois même malgré de solides soupçons. Il a souvent été soutenu (voir par exemple Augé 1975) que, de façon générale, les plus faibles (vieux, pauvres, femmes, esclaves) étaient les principaux accusés de sorcellerie parce que les tensions alors suscitées (par ces accusations) étaient plus résorbables et menaçaient moins la cohésion sociale, à la différence de l’accusation des puissants, des riches qui entraînerait des tensions plus difficiles à résoudre. Ce serait donc pour préserver la cohésion sociale que les personnalités les plus puissantes sont peu accusées de sorcellerie. Cela était certainement vrai dans le contexte des sociétés alors étudiées (généralement closes, peu différenciées, rurales).

Aujourd’hui, tout au moins en ce qui concerne les rapports aînés-cadets sociaux, il s’agit de proposer d’autres grilles d’interprétation. Il semble bien qu’en épargnant tel aîné puissant, le souci de préserver la cohésion sociale compte moins pour l’accusateur (individu ou groupe) que le bénéfice potentiel qu’il croit pouvoir tirer de cet aîné à long terme. Son traitement en dépendra. Que peut attendre un cadet de l’aîné pauvre à part subir (la pression de) ses pouvoirs? À l’inverse, que peut-il attendre de l’aîné riche, de l’aîné socialement et économiquement puissant? L’oncle chef d’entreprise, officier dans l’armée, cadre, haut fonctionnaire ou encore député, ne pourra-t-il pas un jour aider à trouver du travail, à faciliter un contact, une démarche administrative ou à dépanner d’un passage à vide financier (si ce n’est pour soi-même, pour un proche : enfant, épouse, neveu, voire ami)? N’est-ce pas là une sorte d’épargne, de capital familial que les cadets tiennent à mettre à l’abri afin de pouvoir y recourir en cas de besoin? Et puis, violenter l’oncle riche, puissant, qui est donc forcement enrôlé dans de puissants réseaux ne signifie-t-il pas aussi se créer des inimitiés avec ces réseaux (inévitablement politico-militaires, économiques, administratifs, judiciaires, voire scolaires et universitaires ou religieux)? Ne serait-ce alors pas là prendre un énorme risque lorsqu’on est jeune et qu’on aspire à une ascension sociale? D’ailleurs, dans la vie quotidienne, n’est-il pas utile d’être le neveu d’une personnalité puissante? On perçoit donc que ces attitudes d’épargner (sans jeu de mots) les aînés riches et puissants de toute accusation de sorcellerie, donc de toute violence, s’inscrivent dans la stratégie de réussite des cadets. Cela expliquerait pourquoi les aînés ayant une réelle puissance sociale et économique sont les moins concernés par les accusations ou représailles des cadets, alors même que, justement, leur puissance constituerait la matérialité de la preuve de leur détention des pouvoirs. En effet, dans les imaginaires sociaux, toute puissance (économique, politique, sociale) n’est possible qu’à ceux qui détiennent des pouvoirs sorciers. Aussi de sérieux soupçons n’ont-ils jamais cessé de peser sur toute personne détenant un quelconque pouvoir. Pourtant ceux-ci ne subissent presque jamais d’agression de la part des cadets.

Autres types de questions : les cadets pensent-ils être détenteurs des pouvoirs (visibles et occultes) indispensables pour diriger la famille? Pensent-ils que leur famille puisse convenablement fonctionner sans aucun leader? N’est-ce pas après avoir répondu par la négative à ces questions que, par réalisme, ces cadets se bornent à réinventer les pouvoirs de l’aîné déchu au lieu de prendre eux-mêmes le pouvoir, ou simplement de nier celui des aînés et vivre ainsi en totale liberté (objectif de tout individualisme)? Les désordres familiaux générés par les cadets sociaux, la réinvention des pouvoirs des aînés ne sont certainement pas à lire comme un besoin d’autonomie vis-à-vis d’une gérontocratie trop despotique et autoritaire.

Il serait donc préférable d’éviter toute approche culturaliste ou culturalisante de ces questions. Ce qui ne signifie pas mésestimer l’impact de la culture dans ces processus ; son influence demeure indiscutable. C’est cette culture, à travers l’éducation notamment, qui a conduit les cadets à croire à l’existence des pouvoirs des aînés et, surtout, à admettre que la détention des pouvoirs était indispensable pour conduire la famille ; croyances qui justifient largement leur dépendance vis-à-vis de ces aînés. Il faut plutôt insister sur les motivations des différents acteurs, sur le sens qu’ils attribuent à leurs actes et sur le contexte social, économique et politique de l’environnement.

Le crépuscule des sorciers ajourné sine die

Certains auteurs ont avancé qu’avec l’urbanisation, la modernisation des comportements et des modes de vie, le crépuscule des sorciers[18] était proche (par exemple Mitchell 1965). Rien n’est moins sûr. Pratique sociale, la présumée utilisation des pouvoirs sorciers épouse son temps. Et son évocation participe à la justification de l’infortune, du malheur, de la maladie, de la mort, bref des composants de la misère sociale. Tant qu’existera le mal, il y aura besoin de le maîtriser, besoin de lui donner sens : les références aux pouvoirs sorciers ont encore de beaux jours devant elles.

En revanche, leur gestion sociale, le règlement des conflits qu’elles génèrent, voilà qui changerait en fonction de divers facteurs sociaux, économiques et politiques. Dans ce sens, le rôle de l’État, qui jusqu’alors ne tient aucun discours politique sur la sorcellerie, est, à notre avis, de premier ordre. Non seulement dans la sécurisation de tous (y compris des présumés sorciers dont la culpabilité reste évidemment toujours difficile à démontrer), mais également en agissant en amont : puisque le phénomène des pouvoirs sorciers est réel (car source de vastes désastres familiaux et sociétaux), n’est-il pas temps de mener une véritable réflexion politique sur la question? Les conflits de sorcellerie trouvent-ils vraiment des solutions dans les procès judiciaires tels qu’ils se pratiquent aujourd’hui? Quel est le destin du sorcier jugé coupable (et condamné) ou innocenté (et relaxé) par le juge civil : cessera-t-il définitivement d’être accusé de sorcellerie par ses proches? N’est-ce pas parce que, entre autres, personne ne trouve son compte dans les réponses à ces questions que les conflits de sorcellerie continuent à connaître les types de dénouements évoqués ici? Faut-il peut-être penser que le flou de la position de l’État arrange ses dirigeants puisque, dans l’imaginaire collectif, il est entendu que pour conduire les hommes, pour être un leader politique, un homme d’État, il faut d’abord être détenteur de pouvoirs occultes, d’abord être sorcier. D’ailleurs les responsables étatiques sont eux-mêmes enclins à renforcer les rumeurs sur leur détention des pouvoirs sorciers comme l’ont noté Boutet (1990), Bernault (1995) ou Gruénais et al. (1995).

Si l’État (à travers ses principaux animateurs : le chef de l’État, les députés, les chefs politiques et gouvernementaux) qui a le monopole de la violence légitime est lui-même sorcier, comme l’oncle sorcier qui a le monopole de la violence légitime sorcière envers les cadets au sein de la famille, et si ce sont justement ces pouvoirs sorciers qui fondent son autorité et sa légitimité (comme l’oncle sorcier), peut-il (l’État) prendre le risque de mettre les questions de ces pouvoirs en débats publics? Une étude sur les rapports entre pouvoirs publics et pouvoirs sorciers, entre forces publiques et forces occultes au sein (ou dans la formation) de l’État en Afrique devrait nous apporter de riches informations pour la suite des débats.

Dans tous les cas, si, comme ailleurs, l’évolution des rapports de pouvoirs au sein de la famille est inéluctable, les violences qui l’accompagnent au Congo soulèvent de graves questions au regard des interactions entre structures familiales et société globale. Ces violences témoignent du dynamisme de ces inévitables interactions et montrent, une fois de plus, que les familles africaines (et plus largement tous les faits liés à l’Afrique) ne sont pas à voir comme des réalités stables sous-tendues par des cultures immuables. Comme partout, la famille en Afrique noire se crée et se recrée sans cesse sous l’influence de divers facteurs environnementaux (sociaux, économiques et politiques). Et les violences familiales évoquées ici ne sont que le reflet sur la famille des violences sociales (par exemple le développement de la criminalité), des violences politiques (les coups d’État, les guerres civiles avec leur cortège de maux : vol à main armée, viol, pillage), des violences économiques (crises économiques, « Programmes d’ajustement structurel », chômage) qui traversent le Congo. Des études plus approfondies permettraient d’établir des liens plus évidents entre ces différents faits.