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Introduction

Depuis une décennie, les réorganisations politico-administratives locales et régionales sont fréquentes en Occident. Différents exemples peuvent être identifiés au Canada (Sancton, 2000), aux États-Unis (Champagne, 2002) et en Europe (Jouve, 2003). Le Québec n’échappe pas à la tendance avec les réformes municipales amorcées en 2001 (Collin, 2002)[1]. Les regroupements de municipalités ont ainsi affecté la géographie politique des six régions métropolitaines de la province (RMR)[2], soit Montréal, Québec, Ottawa-Gatineau, Saguenay, Sherbrooke et Trois-Rivières. Plusieurs centres urbains moins populeux ont aussi été reconfigurés, par exemple Rimouski, Rouyn-Noranda, Saint-Jérôme ou Shawinigan. La réforme a notamment amené la création de la ville de Saguenay. Ce régionyme désigne maintenant l’agglomération formée par les anciennes villes de Chicoutimi, Jonquière et La Baie de même que quatre entités municipales de plus petite taille qui ont aujourd’hui disparu (Laterrière, Lac-Kénogami, Shipshaw et un segment de Canton-Tremblay).

Malgré la controverse qui entoure cette stratégie de gouvernance territoriale en milieu urbain, il est bon de rappeler que le regroupement municipal demeure une intervention de nature administrative. En effet, la ville au sens d’entité juridique se distingue de la ville au sens géographique du terme. Dans cette optique, les réformes municipales peuvent être interprétées sous l’angle de l’obsolescence politico-territoriale des administrations locales (Peña et Sanguin, 1994). Les regroupements ou fusions serviraient principalement à rendre les limites municipales conformes à l’expansion du tissu urbain autour d’un pôle historique. Cette interprétation correspond assez bien à la situation d’agglomérations comme Montréal ou Québec. Cependant, la situation de Saguenay apparaît plus complexe, compte tenu de l’organisation de l’espace urbain et régional.

Saguenay est une zone urbaine qui fonctionne comme une entité socio-économique relativement intégrée depuis plusieurs décennies malgré sa traditionnelle division au plan politique. Cette réalité est d’ailleurs reconnue par Statistiques Canada depuis longtemps à travers le classement de l’agglomération de « Chicoutimi-Jonquière » à titre de région métropolitaine de recensement. Cependant, on ne retrouve pas à Saguenay de centre-ville clairement défini ayant un effet structurant sur l’agglomération. De plus, les zones résidentielles ne forment pas une trame continue mais tendent plutôt à être séparées par de larges enclaves industrielles ou agricoles. Finalement, on remarque une multitude de sentiments identitaires locaux fortement enracinés et une diversité de conditions de vie inscrite dans la présence d’aires sociales différenciées (Perron et al., 1997).

La dynamique d’intégration/fragmentation de la région métropolitaine de Saguenay a été mise en relief depuis plusieurs années. Louis-Marie Bouchard parlait dès 1973 d’une relation d’interdépendance et de complémentarité entre diverses unités urbaines semi-autonomes. Celui-ci utilisait le terme conurbation pour décrire cette forme urbaine polycentrique. Depuis ce temps, divers cycles de regroupements municipaux ont fait passer le nombre d’unités administratives locales de vingt à une au sein de l’aire urbaine du Haut-Saguenay[3]. Cette nouvelle réalité administrative ne change pas les caractéristiques géographiques et sociologiques du milieu à l’heure actuelle. Toutefois, cela pourrait devenir le cas dans l’avenir, dans la mesure où la nouvelle Ville de Saguenay est appelée à se définir et à mettre en oeuvre un projet territorial à travers ses politiques d’aménagement et de développement.

Dans cette optique, ce texte a pour objectif de faire ressortir les enjeux territoriaux associés à l’intégration politique et fonctionnelle des espaces urbains polycentriques. À cette fin, nous regarderons la situation de Saguenay au Québec. Cette ville moyenne supérieure[4] en région périphérique se distingue sur différents plans. Celle-ci est une agglomération possédant plusieurs centres d’affaires ayant des caractéristiques propres. Ces espaces correspondent notamment aux secteurs centraux des anciennes villes de Chicoutimi, Jonquière et La Baie. Par ailleurs, Saguenay est le coeur d’un espace rural agro-forestier qui possède maintenant une autonomie administrative à la suite de la création d’une nouvelle municipalité régionale de comté (MRC). Comment seront gérées les dynamiques intra-urbaines et régionales dans le contexte de cette réorganisation administrative? De plus, les discontinuités des tissus résidentiel et commercial constituent-elles un frein au développement de Saguenay?

Nous tenterons de répondre à ces questions par le biais de deux méthodes. Premièrement, nous utiliserons l’analyse géo-cartographique des champs gravitationnels et des potentiels d’interaction pour démontrer la prépondérance de cette ville au sein de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean. En deuxième lieu, l’étude de l’utilisation du sol et des variations de population sera réalisée afin de mesurer les phénomènes de polarisation intra-urbaine et d’étalement urbain.

Saguenay et sa région

Saguenay se situe dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean qui est également appelée Sagamie (Dufour, 1980). Le Saguenay-Lac-Saint-Jean constitue l’une des dix-sept régions administratives du Québec. En 2004, cette région est constituée de cinq municipalités régionales de comté qui regroupent quarante-neuf municipalités locales. La région s’étend sur 550 km du sud au nord et sur 330 km d’est en ouest. Elle couvre 104 008 km2, dont seulement 11 % sont sous le régime régulier de gestion municipale. La périphérie boisée est appelée territoire non organisé (TNO) et elle est principalement administrée par le gouvernement du Québec par l’intermédiaire du plan régional d’affectation des terres publiques du Ministère des ressources naturelles, de la faune et des parcs (Simard et Roch, 2004). Le coeur de l’espace habité est situé à 200 km au nord de la ville de Québec, approximativement à la même latitude que Paris.

Au plan géomorphologique, la région constitue une dépression structurale inscrite à près de 300 mètres au-dessous des hautes terres du bouclier canadien (Dufour et al., 1978) et elle regroupe douze types de sous-ensembles écologiques (Jurdant, 1976). Le lac Saint-Jean, la rivière Saguenay, des basses terres ceinturées de hauts plateaux, un climat tempéré, voilà ce qui forme les assises sur lesquelles les activités humaines sont pratiquées, une sorte d’oasis tempérée en milieu nordique (Gauthier et Bouchard, 1980). Une oasis qui a connu son lot de catastrophes naturelles, notamment le glissement de terrain de Saint-Jean-Vianney en 1971, le tremblement de terre de 1988 et les inondations de 1996 (Proulx, 1998; Maltais, 2003).

Le peuplement de la région est relativement récent. Ce n’est qu’en 1837 que les premiers habitants s’installèrent sur les rives de la baie des Ha! Ha! en provenance de Charlevoix et, plus tard, des comtés de l’Islet et de Kamouraska sur la Côte-du-Sud et dans le Bas-Saint-Laurent (Girard et Perron, 1989). C’était cinq ans avant la levée de l’interdit d’occupation sur les terres de la compagnie de la Baie d’Hudson, levée qui marque le véritable début des mouvements de population (Gagnon, 1996). Après la création des Cantons-de-l’Est à la fin du XVIIIe siècle, le peuplement du Saguenay-Lac-Saint-Jean amène la constitution d’un deuxième front de peuplement qui n’est pas soumis au régime seigneurial (Ritchot, 1999). La marche du peuplement s’étalera sur un peu plus de cent ans, partant de la zone du Bas-Saguenay jusqu’aux plaines du nord-ouest du Lac-Saint-Jean, en passant par le secteur d’Hébertville.

À notre époque, l’occupation du territoire s’organise autour de cinq centres urbains, soit Saguenay et quatre pôles de plus petite dimension dans la sous-région du Lac-Saint-Jean (Alma, Dolbeau-Mistassini, Saint-Félicien et Roberval). Saguenay est de loin la ville la plus importante de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean. En 2001, ses 148 050 habitants[5] comptaient pour 53 % de la population régionale (278 259 habitants). Par ailleurs, si l’on considère uniquement la sous-région du Saguenay, la concentration de la population dans un même noyau apparaît beaucoup plus fortement, le poids démographique de Saguenay étant de 89 %. En un certain sens, Saguenay reproduit à l’échelle régionale la macrocéphalie du système urbain québécois qui est fortement polarisé par l’agglomération montréalaise.

Au plan ethno-linguistique, la population du Saguenay-Lac-Saint-Jean est caractérisée par plus de 97 % de francophones d’origine européenne, la principale exception était la communauté autochtone innue[6] de Mashteuiatsh. Ceci en fait une région extrêmement homogène et la ville de Saguenay ne se distingue pas de sa région d’appartenance, à cet égard. Par ailleurs, la population régionale est en décroissance lente et son poids démographique diminue dans le contexte québécois (4,3 % en 1986 et 3,9 % en 2001). La région connaît un solde migratoire négatif depuis les quinze dernières années et la pyramide d’âges laisse entrevoir un affaissement significatif des cohortes âgées de 15 à 35 ans (Lachance, 2003). Le phénomène de migration des jeunes est devenu un enjeu social important depuis quelques années (Simard, 2004).

Le Saguenay-Lac-Saint-Jean possède une base industrielle relativement solide s’appuyant sur la transformation des ressources naturelles. Malgré cela, le taux de chômage y a toujours été supérieur de quelques points à celui du Québec dans son ensemble. L’économie est axée sur la production de l’aluminium, des pâtes et papiers ainsi que du bois d’oeuvre. Notons qu’environ 70 % des emplois industriels proviennent de ces secteurs. La compagnie ALCAN occupe une place primordiale dans l’économie régionale avec ses quatre alumineries dont trois sont situées sur le territoire de Saguenay. On lui doit la création de la ville modèle d’Arvida en 1926 selon des principes d’urbanisme de type Garden City (Morisset, 1998).

Par ailleurs, l’activité agricole s’est développée dans les plaines fertiles du Saguenay et du Lac-Saint-Jean à un niveau comparable à celui de la plaine du Saint-Laurent (Gauthier, 1975). On y pratique surtout l’élevage laitier dont la production est transformée régionalement dans une proportion d’environ 40 %. Récemment, la fermeture de l’usine de transformation laitière de Chambord a illustré la fragilité de ce secteur dans le contexte de la mondialisation des marchés. L’industrie forestière connaît également des années difficiles découlant principalement de la surtaxe sur le bois-d’oeuvre canadien imposée par les États-Unis.

Bien qu’il soit en retrait de l’axe laurentien qui constitue l’épine dorsale de l’écoumène québécois (Courville, 2000), le Saguenay-Lac-Saint-Jean jouit d’une assez bonne accessibilité grâce à ses infrastructures de transport. Des axes routiers régionaux relient celle-ci aux régions de Québec, de Charlevoix, de la Côte-Nord, de la Mauricie et également aux territoires plus septentrionaux de Chibougamau-Chapais et de la Baie James. La navigation commerciale est possible par le biais de deux ports en eau profonde, soit les ports de Grande-Anse et de Port-Alfred. Les voies ferrées desservent aussi la majorité des villes et villages à des fins essentiellement industrielles. Enfin, la région est équipée de six aéroports, dont celui de Bagotville qui est couvert par les principaux transporteurs nationaux.

Saguenay : une métropole régionale bien établie

Les anciennes villes jumelles de Chicoutimi et Jonquière ont depuis longtemps été identifiées comme formant la métropole régionale. En effet, dès 1967, le gouvernement du Québec élabore sa carte des régions administratives et l’axe urbain actuellement nommé Saguenay constitue le centre administratif de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean (Manzagol et Sénécal, 1996). Cette décision s’appuyait sur le poids démographique et la répartition des emplois industriels et commerciaux dans cette région. Il s’agissait également d’une politique d’armature urbaine qui visait à consolider une centralité préexistante (Bruneau, 2000). Par exemple, on implantera l’Université du Québec dans la zone de Chicoutimi en 1969 alors que le secteur de Jonquière accueillera des édifices administratifs provinciaux et fédéraux au cours des années 1970 et 1980.

La place qu’occupe Saguenay au sein de l’espace régional mérite d’être analysée avant de s’interroger sur la structure interne de l’agglomération. Pour cela, deux méthodes sont envisagées à l’intérieur de cette section de l’étude. D’abord, mesurer la force d’interaction entre les centres urbains; ensuite élaborer des modèles d’influence et d’attraction[7].

L’analyse des forces d’interaction

L’étude des potentiels d’interaction participe à la compréhension de l’espace régional. Selon les principes de l’analyse spatiale, les centres urbains constituent des lieux autour desquels se distribuent des phénomènes dans l’espace (Pumain et Saint-Julien, 2001). Plus encore, le centre est doté de propriétés dynamiques. C’est un point de rassemblement de personnes et d’activités, un lieu de rayonnement et d’influence où s’agglomèrent les fonctions de commandement. L’utilisation d’une application analogue à la physique newtonienne sur la gravitation permet de construire des modèles d’interaction spatiale[8].

Le tableau 1 et la figure 1 montrent que les centres urbains de Saguenay possèdent un potentiel d’interaction élevé, soit le plus fort existant dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean. À l’échelle régionale, Alma se greffe sur Saguenay avec un potentiel d’interaction passablement élevé, ce qui confirme la création d’un axe urbano-industriel entre ces deux secteurs (Gauthier et Dion, 2000; Proulx, 2002). Les autres centres urbains situés au Lac-Saint-Jean ont un potentiel d’interaction plus faible en raison de leur éloignement de Saguenay et de leur petitesse.

Tableau 1

Les valeurs théoriques d’interaction entre les centres urbains (1996)

Les valeurs théoriques d’interaction entre les centres urbains (1996)

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Figure 1

Potentiel d’interaction entre Chicoutimi et les autres centres urbains, 1996

Potentiel d’interaction entre Chicoutimi et les autres centres urbains, 1996
Sources : Recensement du Canada 1996 et http://www.uqac.ca/atlas/ sagnenay-lac-saint-jean

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L’analyse des aires d’influence et du pouvoir d’attraction

Selon l’optique de l’analyse spatiale, un espace géographique comme le Saguenay-Lac-Saint-Jean se structure en champs de force de forme auréolaire. Le champ de force, exprimé en indice, est la combinaison de masses et de distances. Dans cette perspective, le champ gravitationnel en tant que modèle d’attraction peut donner des indications sur la densité des relations qu’entretient chaque centre urbain avec, dans ce cas-ci, l’espace régional. Ces relations seraient d’autant plus fortes que le pôle métropolitain étudié possède une masse importante. De plus, ces relations diminueraient au fur et à mesure que l’on s’en éloigne.

Nous avons donc procédé à l’analyse de l’espace régional du Saguenay Lac-Saint-Jean sous cet angle[9]. Là encore, le nombre de personnes travaillant dans le tertiaire a été retenu en tant qu’indice de la taille des cinq centres urbains (le regroupement de Saguenay est simulé) mais la distance est prise à vol d’oiseau (figure 2). Cet indice est utile, car il montre le poids et la diversité de l’activité commerciale et des services. L’importance des emplois tertiaires comme facteur de centralité spatiale dans les sociétés industrielles a été démontrée dès les premières tentatives de modéliser la structure urbaine (Murdie et Teixeira, 2000). Ce phénomène est encore plus intense avec l’avènement de la société post-industrielle en Occident.

Figure 2

Population travaillant dans le secteur tertiaire, 1996

Population travaillant dans le secteur tertiaire, 1996
Sources : Recensement du Canada 1996 et http://www.uqac.ca/atlas/ sagnenay-lac-saint-jean

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La figure 3 rend compte de la place qu’occupent les centres urbains de la région après le regroupement de Saguenay. Chacun est représenté individuellement par un pic dont la hauteur correspond au nombre de travailleurs dans le tertiaire. La pente de ses côtés et la gradation de gris traduisent le gradient de décroissance de la force d’attraction. La représentation simultanée des champs gravitationnels offre une vue intéressante de l’influence réciproque des établissements urbains. La représentation cartographique confère à Saguenay un rôle prédominant dans la région. Cette ville projette une aire d’influence importante jusqu’aux municipalités lointaines et elle tisse des liens plus serrés avec Alma et l’espace intermédiaire qui les sépare (tableau 2).

Figure 3

Utilisation du sol, Ville de Sagnenay, 2001

Utilisation du sol, Ville de Sagnenay, 2001
Source : Photographies aériennes, Photocartothèque québécoise

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Tableau 2

Les valeurs d’attraction des centres urbains en fonction des distances (km)

Les valeurs d’attraction des centres urbains en fonction des distances (km)

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Les champs gravitationnels donnent donc une bonne idée de l’intensité et de la densité des activités qui se déroulent sur un territoire. Cela démontre que plus on est proche d’un centre urbain et que plus le centre a une forte taille, plus grand sera le potentiel d’échanges, notamment les mouvements de population, le trafic de voyageurs, les abonnements aux journaux, les appels téléphoniques, etc. D’ailleurs, les études réalisées par l’équipe de l’Atlas électronique du Saguenay-Lac-Saint-Jean[10] confirment que la réalité géographique s’explique par ces modèles, notamment en ce qui concerne les migrations de travail, les habitudes d’achat, la circulation lourde, etc.

À première vue, ces analyses géo-statistiques peuvent sembler très éloignées du dossier de la réforme municipale. Pourtant, Manzagol (2002) ainsi que Bourne et Simmons (2003) ont récemment souligné la pertinence de bien saisir le rôle des villes dans l’espace géographique lors de l’élaboration de politiques urbaines et régionales. À cet égard, la réforme québécoise a ciblé principalement les territoires des six régions métropolitaines québécoises sans tenir compte de leur contexte régional. À Saguenay, le regroupement municipal de 2001 est venu reconnaître politiquement un espace métropolitain exerçant une forte polarisation sur son hinterland. Cependant, il introduit un déséquilibre politique au sein des instances économiques et politiques régionales. Ce phénomène semble aussi émerger dans trois autres RMR québécoises, soit Gatineau, Sherbrooke et Trois-Rivières. À Québec et à Montréal, l’existence de communautés métropolitaines et le découpage particulier des régions administratives, dans le cas de Montréal, viennent atténuer cet effet secondaire des regroupements municipaux.

Saguenay : un espace complexe et fragmenté

La place prépondérante de Saguenay dans sa région administrative est maintenant confirmée. Bien entendu, la polarisation régionale de Saguenay précède la réforme municipale et il demeure difficile de vérifier dans quelle mesure celle-ci aura une incidence à ce niveau. Cependant, le regroupement aura des effets certains sur l’organisation intra-urbaine de la ville compte tenu de la standardisation des taux de taxation foncière et des politiques urbaines. Concentrons-nous donc maintenant sur les enjeux territoriaux à l’échelle de l’agglomération.

L’enjeu de la polarisation des activités

La cartographie de l’utilisation du sol que nous avons réalisée constitue une véritable échographie de la nouvelle Ville de Saguenay (figure 3). Premièrement, l’analyse de la carte d’utilisation du sol permet de visualiser le périmètre d’urbanisation qui totalise seulement 11,6 % du territoire municipal (Boivin, 2004)[11]. Autour de cette aire centrale s’organisent une première couronne agricole (14,8 %) et une deuxième couronne forestière (55,5 %), couplées à la présence de l’eau (11,8 %). Finalement, on remarque une couronne mince intercalée de friches et de terrains vacants (4,9 %) en bordure de l’espace urbanisé.

Élément significatif, une zone d’habitation de basse densité se développe à la périphérie sud de Saguenay. Celle-ci démontre clairement la montée des activités de villégiature autour du Lac Kénogami ainsi que le développement industriel et résidentiel du secteur Laterrière. Un regard sur la figure 4, qui schématise l’évolution de la population, jumelé à cette dernière observation, nous confirme la présence d’un processus d’étalement urbain dans l’agglomération de Saguenay. Nous y reviendrons plus loin.

Un autre aspect émerge de l’analyse cartographique: l’existence de pôles urbains distincts. Ces pôles correspondent aux noyaux centraux des anciennes municipalités de Jonquière, Chicoutimi et La Baie. Notons que ces espaces de services sont eux-mêmes discontinus et que cet état de fait résulte de la multiplicité historique des secteurs centraux dans le Haut-Saguenay (Bouchard, 1973). Ce phénomène tend à s’amenuiser à la suite du développement urbain des dernières décennies et d’une gestion urbaine administrée sur une base géographique plus large, conséquence de la première vague de regroupements municipaux. À titre d’exemple, l’ancienne ville de Jonquière avait pour politique de relier physiquement le secteur Arvida au noyau Jonquière-Kénogami, ce qui fut partiellement fait au moyen de la construction du boulevard René-Lévesque et du prolongement de la rue du Roi-George.

Figure 4

Variation de la population par municipalité, 1996-2001

Variation de la population par municipalité, 1996-2001
Sources : Recensement du Canada 1996 et http://www.uqac.ca/atlas/ sagnenay-lac-saint-jean

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La question de la polarisation fonctionnelle est l’un des principaux enjeux associés au regroupement municipal à Saguenay. Cet enjeu apparaît particu-lièrement criant à Saguenay par rapport aux autres métropoles régionales québécoises fusionnées, dans le contexte de fragmentation urbaine décrit précédemment. Les anciens pôles commerciaux et de services de Chicoutimi, Jonquière et La Baie constituent des noyaux de services décentralisés au sein d’une agglomération fonctionnant comme une entité socio-économique. Néanmoins, la question reste entière à savoir s’il est utile, dans le contexte d’une ville moyenne, et possible, face à une perspective de croissance limitée, de former un centre-ville dominant à l’intérieur d’une structure urbaine actuellement polarisée à l’échelle des arrondissements.

Même si le besoin de rationaliser le domaine commercial et les activités administratives prêche en faveur d’une certaine forme de polarisation fonctionnelle, il faudrait peut-être se garder d’adopter trop rapidement le modèle CBD. En effet, la structure urbaine décentralisée de Saguenay ressemble à plusieurs égards au nouveau modèle d’agglomération que l’on tente de mettre en place dans plusieurs agglomérations nord-américaines, soit le modèle des « villages urbains » ou des « villes compactes », lequel serait le résultat d’un processus de développement urbain qualifié de Smart Growth (Vaillancourt et al., 2001). Néanmoins, la taille moyenne de Saguenay pourrait nécessiter une concentration progressive des activités de bureau et du tertiaire moteur afin de donner corps à cet ensemble urbain. À l’heure actuelle, la tendance naturelle du développement risque d’imposer l’arrondissement de Chicoutimi comme le « nouveau » centre d’affaires, quoique même ce territoire présente une dualité structurelle, les centres commerciaux du boulevard Talbot exerçant un pouvoir d’attraction beaucoup plus fort que le centre-ville lui-même.

L’enjeu de l’étalement urbain

L’étalement urbain se révèle être un autre enjeu d’aménagement significatif à Saguenay, même si cet établissement de taille moyenne ne souffre pas de problèmes majeurs en terme de congestion routière. L’étalement urbain peut être défini comme l’expansion démesurée d’une agglomération au plan territorial, résultant de la multiplication des secteurs résidentiels de basse densité (Simard, Mercier et Brisson, 2001). Saguenay est touchée par ce phénomène comme la plupart des villes nord-américaines. Par ailleurs, l’habitat pavillonnaire semble spécifiquement bien ancré dans l’imaginaire collectif des Saguenéens, ce qui expliquerait en partie le fort taux d’inoccupation des logements sur le marché locatif qu’on y retrouve, par comparaison avec les autres RMR québécoises.

L’étalement urbain peut être considéré comme un problème dans la mesure où, au-delà des débats de valeurs liés à l’architecture et à l’urbanisme, ce phénomène produit des déséconomies d’agglomération en plus d’affecter l’environnement (destruction des terres agricoles et des boisés ainsi qu’augmentation des émissions polluantes liée à l’utilisation de l’automobile) (voir Ewing, 1997). Bien qu’il n’existe pas de superficie idéale ou prédéterminée pour une agglomération urbaine (Brueckner, 2000), la basse densité résidentielle tend à transformer les villes en espaces diffus et déstructurés, par opposition à la forme urbaine traditionnelle qui favorise la densité, la diversité et l’animation urbaine.

À Saguenay, l’espace urbanisé est passé d’une superficie de 93,9 km2 à 148,7 km2 entre 1977 et 2001, soit un accroissement de 58,4 % (Boivin, 2004). Au cours de la même période, la population totale de Saguenay a fluctué entre 145 314 habitants et 148 050 habitants, c’est-à-dire une mince augmentation de 1,9 %. On constate donc une très forte croissance du tissu urbain face à une très faible augmentation au plan démographique. Toutefois, précisons que la population de Saguenay a grimpé à 153 476 habitants en 1996 pour redescendre par la suite.

La basse densité résidentielle serait en grande partie responsable de cet étalement urbain, à Saguenay comme dans l’ensemble du Québec et de l’Amérique du Nord. Dans une moindre mesure, il faut souligner la présence des activités industrielles et commerciales qui occupent une superficie imposante reliée à la fonction métropolitaine de Saguenay. On remarque aussi à Saguenay un mouvement migratoire intra-urbain vers les zones de villégiature en périphérie de l’agglomération, notamment au sud de l’arrondissement de Jonquière (voir à nouveau la figure 4). Ces déplacements résidentiels vers la périphérie sont très problématiques lorsque l’on considère le solde migratoire négatif de la région métropolitaine et de la région administrative dans son ensemble.

Conclusion

Nonobstant les potentiels et la qualité de vie qu’on y retrouve, les perspectives d’avenir de Saguenay paraissent limitées dans la conjoncture actuelle. Promise à un brillant avenir au début du XXe siècle, la « Reine du Nord »[12] n’a jamais réussi à dépasser un état de subordination à l’intérieur des systèmes urbains provincial et national. En 2004, Saguenay est la première région métropolitaine de recensement du Québec en ce qui a trait au territoire et la quatrième plus importante en terme de population. Cependant, il s’agit d’une métropole régionale en décroissance démographique. Cette décroissance récente soulève des inquiétudes, mais elle n’est pas unique. Celle-ci serait caractéristique des RMR canadiennes situées en régions ressources, comme Thunder Bay en Ontario ou Saint-Jean au Nouveau-Brunswick (Bourne et Simmons, 2003)[13].

La maîtrise de son hinterland ne garantit plus à Saguenay une croissance constante comme par le passé. Malgré une base économique relativement diversifiée, un développement urbain soutenu et des avantages comparatifs pour l’implantation d’entreprises (KPMG, 2002), l’économie de Saguenay reste associée à la première transformation des ressources naturelles. L’innovation et la valeur ajoutée, qui sont les éléments clefs de la nouvelle économie mondialisée, ne sont pas prépondérants à Saguenay, même si on y remarque la présence d’institutions d’enseignement supérieur et de centres de recherches privés et publics (Polèse et Shearmur, 2002). D’autre part, la zone inhabitée et montagneuse de la réserve faunique des Laurentides, qui se dresse entre Saguenay et le coeur du Québec, constitue un obstacle physique et psychologique qui ne serait que partiellement levé par la réalisation éventuelle d’une autoroute interrégionale.

Selon nous, les perspectives sont les suivantes : Saguenay risque de polariser davantage sa région dans le cadre des mouvements de mondialisation et de métropolisation (Lacour et Puisant, 1999). En effet, l’organisation des territoires en bassins d’emplois intégrés régionalement à l’intérieur d’un système d’occupation de l’espace sous forme d’archipels se prête à l’émergence des pôles urbains de tailles grande et moyenne. Par ailleurs, le repli de l’écoumène dans les régions ressources semble accentuer ce phénomène (Bruneau, 2000). On trouvera donc une ville-centre bien établie dans une région en déclin progressif.

Pour le moment, les préoccupations associées au développement régional prennent le pas sur les enjeux d’aménagement et d’urbanisme. Sur ce plan, certaines questions demeurent ouvertes : le regroupement de municipalités va-t-il permettre la création d’une dynamique d’agglomération plus intégrée? De plus, la polynucléarité actuelle constitue-t-elle un frein au développement de Saguenay? Le futur plan d’urbanisme de Saguenay tentera de répondre à ces interrogations à travers un ensemble d’orientations et de propositions. Le sujet est difficile. La ville de Saguenay est composée de parties interdépendantes sur le plan économique. Par ailleurs, on constate que les arrondissements possèdent des personnalités propres et qu’ils font face à des problèmes particuliers. La géographie locale favorise également la cristallisation d’identités communautaires dans des secteurs distincts de l’espace urbain. Dans ce contexte, la planification d’un développement intégré se révèle un défi important, et ce, davantage à Saguenay qu’au sein des autres villes regroupées constituées par la réforme municipale au Québec.

Dans la sphère politique, le regroupement pourrait permettre des initiatives institutionnelles intéressantes malgré les projections économiques et démo-graphiques plutôt moroses. En effet, la chance est donnée de façonner une administration centrale tout en favorisant la décentralisation des services de proximité vers les instances locales que forment les arrondissements. Les arron-dissements arriveront-ils à tirer leur épingle du jeu et à devenir de véritables lieux de gestion participative? Le fait qu’ils découpent des territoires articulés et cohérents sur les plans communautaire et fonctionnel pourrait favoriser cette avenue dans la mesure où il y aura une volonté politique. Actuellement, les arrondissements gèrent essentiellement l’allocation des budgets de travaux publics sur leur territoire. La disparition de la menace de « défusion » à la suite de la faible participation à la signature des registres en mai 2004 devrait ouvrir la voie à une véritable décentralisation.