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Mexique : une géographie de la pauvreté

Il peut sembler curieux d’aborder le thème de la survie en milieu rural mexicain au moment où certains indicateurs laissent croire que la pauvreté extrême diminue au Mexique : selon le Président Fox, qui se basait sur une étude de l’état de pauvreté des Mexicains faite par l’INEGI (Institut National de Statistiques, de Géographie et d’Informatique) en 2002, le pourcentage des maisonnées mexicaines connaissant une situation de pauvreté extrême avait diminué de 2,3 % entre 2000 et 2002, passant de 9,7 % à 7,4 % (La Jornada, juin 2003). Il est à noter que, selon les calculs de la Banque Mondiale, la « pauvreté extrême » caractérise la situation des familles qui touchent un revenu de moins de 1 $ US par jour tandis que la « pauvreté » caractérise la situation des familles qui gagnent entre 1 et 2 $ US par jour (Bohorquez Molina et al., 2003 : 55). Bien évidemment, ces indicateurs de pauvreté ne prennent pas en compte la sécurité alimentaire ni la sécurité nutritionnelle des familles, ce qui suppose davantage que de disposer de calories en nombre suffisant pour se nourrir au quotidien (Delisle, 1998). Aussi peut-on lire dans des revues destinées aux investisseurs étrangers que le Mexique est un des seuls pays d’Amérique latine à connaître un si haut taux de croissance, après la République Dominicaine; ce que les économistes appellent une « performance économique remarquable »[1] (Bourdages, 2001 : 29).

Par contre, nous ne pouvons continuer de mettre en sourdine ce que ces médias omettent, à savoir un fossé qui se creuse de plus en plus profondément entre « un Mexique pour les investisseurs et un Mexique pour les travailleurs » (Gravel, 2003 : 5). La différence de vitesses de développement entre le Mexique urbain et développé, d’une part, et le Mexique rural, indigène et non développé, d’autre part, est profondément enracinée dans l’histoire nationale et ne fait que se reproduire au fil des ans (Musset, 1997; Sarabia Ruiz, 1998). En effet, des disparités énormes existent entre les opportunités de développement qu’offre la ville et celles qu’offre la campagne, ces opportunités faisant l’objet d’une autre gradation dans l’espace suivant un axe nord-sud, la richesse étant nettement concentrée au nord (ibid.), comme en témoigne la figure 1. Sur la carte de la distribution de la pauvreté au Mexique, le centre, le nord et le nord-ouest concentrent les principaux centres urbains et industriels mexicains avec la ville de México, Monterrey, la zone frontalière et Guadalajara (Musset, 1997). Le nord et le nord-ouest réunissent tous les facteurs de production de l’industrie d’assemblage (les maquiladoras, ces manufactures d’exportation, et l’industrie de l’automobile) et attirent à la fois les investisseurs étrangers et une population de travailleurs ruraux en exil. Quant aux zones exclues de cette dynamique économique, elles se trouvent en périphérie des grandes villes et dans les régions historiquement marginalisées du sud (Chiapas, Oaxaca) et des côtes Atlantique (Veracruz, Tabasco) et Pacifique (Guerrero), ayant une forte prédominance indigène (Musset, 1997; Sarabia Ruiz, 1998).

Les zones rurales du centre, du sud et du sud-est sont spécialement affectées par une combinaison de facteurs historico-économiques à l’intérieur de laquelle la culture politique régionale détient un poids important. Le sud est dominé par des oligarchies néo-conservatrices qui détiennent les rênes du pouvoir local sur les terres non distribuées (comme c’est le cas au Chiapas), les moyens de production et la propriété des organes de diffusion de l’information (Montalvo, 1997). Ces groupes de familles privilégiées, appelées la « caste divine », ménagent intentionnellement une inertie politique pour résister au changement social (Montalvo, 1997). Les pratiques clientélistes qui caractérisent la culture politique de ces élites et des fonctionnaires gouvernementaux provoquent des inégalités criantes dans la distribution des ressources. Au centre comme au sud du pays, si l’on ne s’attarde qu’au milieu rural, à l’intérieur même des communautés, de fortes inégalités d’accès aux moyens de production (la terre) et aux services sont facilement observables, divisant ainsi les sociétés rurales en diverses catégories selon le type d’emploi et le potentiel de production agroforestier. Ce potentiel s’évalue en fonction du type de propriété de la terre (ejidale : collective ou privée), de la grandeur des superficies cultivées et de l’accès à l’irrigation (Esteva, 1980).

Figure 1

Une géographie de la pauvreté

Une géographie de la pauvreté

Note : Les deux variables utilisées pour cette carte sont le pourcentage de la population active recevant moins d’un salaire minimum et le pourcentage de la population active à la recherche d’un emploi. Au Mexique, on entend par « population active » les travailleurs de 12 ans et plus occupés ou en recherche d’emploi (INEGI, 2000). Le salaire minimum exprimé en pesos/jour y est considéré comme un indicateur de tranches de revenus, les travailleurs les plus pauvres recevant un salaire minimum (ou moins) par jour (équivalent à environ 45 pesos en moyenne, soit environ 4,50 $ US en 2004) et les plus fortunés recevant 5 salaires minimum et plus. La classe moyenne se situe entre 3 et 5 salaires minimum. On note que le Yucatán figure dans la troisième catégorie, soit celle qui contient de 25 à 34,9 % de la population active recevant moins d’un salaire minimum. Ce chiffre représente une amélioration, si l’on compare avec les chiffres de 1995 (Musset, 1997), alors qu’il se situait dans la quatrième catégorie. Les deux États ayant plus de 45 % sont le Chiapas et Oaxaca, au sud.

Source : INEGI, 2000

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Depuis que l’État mexicain postrévolutionnaire a mis l’accent, à partir des années 1940, sur le développement des unités de production agricole qui possédaient davantage de capacités de production (Esteva, 1980; De Grammont, 1995), concentrant ainsi l’accès aux nouvelles technologies de la révolution verte et à l’irrigation dans les mains de riches propriétaires du nord-est et du nord-ouest (Esteva, 1980), le fossé qui sépare les grands producteurs des plus petits n’a cessé de s’élargir. De nombreuses conséquences de ces inégalités historiques dans la possession des biens de production (la terre notamment) se font non seulement encore sentir de nos jours, mais sont exacerbées par la nouvelle vulnérabilité des populations rurales résultant des choix économiques nationaux qui laissent libre cours à l’ouverture des marchés depuis le milieu des années 1980.

Globalement, la qualité de vie des populations rurales du Mexique en ce début de millénaire est affectée par des facteurs d’incidence socio-économique tels que 1) le sous-emploi local (entraînant des migrations internes rurales-urbaines et internationales), 2) l’accès limité à la terre et aux autres ressources de la production agricole (crédit, eau, machinerie), 3) l’effondrement des prix de vente des récoltes et du bétail avec l’entrée des multinationales sur les marchés de vente nationaux (en plus des pratiques de dumping des produits américains qui font s’écrouler les prix de vente), 4) l’absence de prix de garantie pour les denrées de base (maïs, frijol : haricot, blé et orge), 5) l’étalement urbain qui empiète sur les terres agricoles, 6) l’inaccessibilité des services essentiels dans les domaines de la santé, de l’éducation, du transport, de l’accès à l’eau potable et de l’électricité et 7) le manque de politiques sociales visant à soutenir une démocratie économique, se traduisant par le manque d’appui à la petite production agricole et au démarrage de petites entreprises locales (Valencia et al., 2000; Peeler, 1998). À moins d’élaborer un plan de création massive d’emplois dans les régions périphériques des centres et d’instaurer des programmes d’aide à la petite production agricole (Arroyo Picard, 2000), il est peu probable que le cours des choses change pour les populations rurales mexicaines, là où réside la plupart des 28 % de la population (soit au moins 27,8 millions de personnes) vivant dans un état de pauvreté (Aguayo, 2002).

Devant cette double crise du secteur agricole, au moment où convergent les effets des décisions politiques antérieures (depuis au moins les années 1940) et plus récentes (depuis 1982) (Lapointe, 1997), il est essentiel de comprendre quels sont les moyens qu’empruntent les habitants ruraux pour assurer leur reproduction sociale au quotidien, c’est-à-dire comment ils se nourrissent, se vêtissent et prennent soin des membres de leur famille de manière à assurer la continuité et le développement de leur maisonnée dans le temps.

L’État du Yucatán, situé au sud-est du Mexique, me servira d’exemple pour illustrer mon propos et pour démontrer comment, à l’échelle micro, les habitants des milieux ruraux tentent de traverser cette « transition » économique. Même si nous pouvons questionner le caractère transitoire de cet ajustement économique, s’apparentant parfois davantage à un processus continu de marginalisation des habitants ruraux, nous nous entendrons pour utiliser le thème de « transition économique » afin de décrire le passage de la politique de substitution des importations à celle de libéralisation des marchés, représentant la transformation d’une économie axée sur la satisfaction interne de la demande nationale vers une économie de marché fondée sur la libre concurrence sur les marchés internationaux (Lapointe, 1997). L’objectif poursuivi dans cet article est d’analyser comment certains habitants ruraux du Mexique vivent cette transition économique par l’examen de leur vécu. L’échelle micro des maisonnées est tout à fait indiquée si l’on désire saisir les effets des politiques économiques nationales sur les citoyens. C’est aussi à cette échelle qu’il devient possible d’observer les stratégies économiques mises de l’avant par ces derniers pour survivre aux crises économiques ou aux périodes dites « d’ajustement ».

Ce sont ces stratégies économiques domestiques, en particulier celles que déploient les maisonnées yucatèques vivant dans la région du Yucatán qui était anciennement productrice de la fibre de henequen, qui font l’objet de cet article. Je me propose d’examiner le rôle du patrimoine familial dans la survie, le maintien du statut social et le développement des capacités économiques des maisonnées. L’hypothèse utilisée soutient que la « transition économique mexicaine » oblige les maisonnées à faire appel aux capitaux accumulés antérieurement (patrimoine familial) par chacune d’entre elles pour assurer leur reproduction sociale et la survie de leurs membres au quotidien. Le patrimoine familial, décrit comme étant les « biens du père » qui se transmettent de génération en génération (Turgeon, 2003), n’est pas perçu comme seul support de la vie domestique; il possède aussi une influence sur la trajectoire de vie de ses habitants, en ce qu’il permet la réalisation de certains projets et s’oppose à d’autres (Miller, 2001). En tant que réservoir de ressources matérielles et humaines, il oriente les choix des membres des maisonnées qui peuvent le mettre à profit : dans ces cas, il devient une sorte de « tremplin social » permettant de consolider la position sociale acquise antérieurement et parfois même de la dépasser (par exemple, en favorisant la scolarisation des jeunes générations). Par contre, l’absence de patrimoine familial ou son mauvais état peuvent aussi limiter les actions de ses propriétaires et les contraindre dans leurs décisions. Par exemple, une résidence à l’abandon peut entraîner davantage de coûts de rénovation et de travail que s’il s’agissait de construire sur un terrain inoccupé. Les limites du terrain et les constructions existantes, sans mentionner les problèmes inhérents au partage des avoirs du père après sa mort, peuvent présenter des obstacles importants avec lesquels les familles devront apprendre à négocier.

Étude de cas en milieu yucatèque

L’enquête à la base de cette étude a ciblé les populations de trois cabeceras municipales (centres régionaux) du Yucatán appartenant aux municipios de Motul (27 755 habitants en 1995), d’Izamal (23 630 habitants en 1995) et de Dzidzantún (7675 habitants en 1995), villes situées au nord-est et à l’est de la capitale, Mérida, à l’intérieur de la région ex-henequenière (figure 2). Ces villes de moyenne et petite tailles sont situées respectivement à 40, 82 et 76 km de la capitale, Mérida. La cueillette des données s’est effectuée à l’aide de la technique de l’observation participante et grâce à la réalisation d’une cinquantaine d’entrevues semi-dirigées réalisées auprès de travailleurs ruraux de maquiladoras et de membres et notables des communautés. Ces entrevues ont été réalisées à l’intérieur de séjours au Yucatán d’une durée totale de 15 mois (s’échelonnant sur la période comprise entre 1998 et 2002) dans le cadre d’une recherche doctorale. Le but de cette recherche était de sonder la réception qu’offrent les jeunes travailleurs ruraux à la nouvelle offre d’emploi de la part des industries maquiladoras récemment arrivées en milieu rural yucatèque (depuis 1995). À partir du corpus d’informations recueilli sur les maisonnées du milieu rural yucatèque pendant cette enquête, il sera possible de dégager certaines réponses que leurs membres apportent au contexte d’insécurité économique. Il n’est pas inutile de se rappeler que leur situation n’est pas unique au Mexique et représente celle d’une grande partie de la population du milieu rural mexicain, ainsi que différents auteurs, dont Bohorquez Molina et al. (2003), en ont fourni des exemples.

La maisonnée rurale du Yucatán, que l’on dénomme hogar[2] en espagnol, rassemblait une moyenne de 4,3 personnes en 2000 (Baños Ramirez, 2001). Celles-ci sont réunies autour d’un espace domestique et d’un budget commun, mais, comme l’a soulevé Baños Ramirez (1995), ce budget commun n’est pas géré sur la base de liens sanguins uniquement ou d’activités de production comme le travail de la terre, mais plutôt en fonction des dépenses auxquelles doit faire face l’ensemble du groupe. Il n’est pas rare que des parents éloignés ou des amis de la famille se joignent au groupe pour assurer leur propre protection. Comme le remarquent Dapuez et Baños Ramirez (2003), la dynamique domestique ne s’articule pas seulement autour d’un échange réciproque de biens matériels et de services, mais aussi sur la base du don. Ainsi, des aînés de la famille ou des voisins seront pris en charge par certaines maisonnées sans que celles-ci ne s’attendent à des redevances pour la seule offre de protection matérielle. Il est clair que cette stratégie de cohésion des membres autour d’un budget commun, formant une unité économique face au monde extérieur, est orientée vers la survie : selon la logique du groupe, chaque membre détient un rôle en fonction de la position hiérarchique qu’il occupe (Labrecque, 1995) : l’aîné, femme ou homme, étant souvent la personne qui prend les décisions d’importance pour l’ensemble. Comme Garcia (1989) l’a décrit, la maisonnée assure un rôle de filet de sauvetage pour ses membres, surtout dans les périodes de crise ou d’événements imprévus comme, par exemple, une perte d’emploi, un décès ou une grossesse imprévue.

À l’intérieur des maisonnées, on retrouve différentes combinaisons de sources de revenus : les activités d’autosubsistance, le travail salarié des travailleurs émigrés et les activités de vente dans le secteur informel participent de la reproduction sociale de leurs membres (Bohorquez Molina et al., 2003). Même si très souvent les membres de la maisonnée rurale exercent plus d’une activité économique chacun (Jelin, 1990), il est devenu presque impossible, depuis le début des années 1990, d’épargner et d’amasser un capital qui pourrait permettre de se construire une maison, par exemple. Comme le souligne Sharif (2000), qui tente de démystifier le travail dans les économies en développement, malgré le nombre élevé d’heures/homme travaillées par semaine, les contraintes structurelles régionales, l’inflation et les faibles salaires ne permettent pas d’accéder à un revenu qui laisse des surplus après la satisfaction des besoins essentiels (La Jornada, juillet 2002).

Un des effets concrets de la transition économique mexicaine est la perte de pouvoir d’achat : au cours d’une enquête personnelle effectuée durant l’hiver 2004 dans le centre du Mexique, les 30 chefs de famille interrogés ont noté que le prix du panier d’épicerie de base a doublé depuis les dix dernières années, ce qui confirme les données avancées dans la Jornada en 2002. Il est clair que, face au désengagement de l’État à l’égard des politiques sociales, les maisonnées rurales sont laissées à elles-mêmes : elles ne bénéficient plus de la protection sociale que davantage d’affiliation aux institutions gouvernementales leur procurait avant 1982. Leur réaction est un repli sur leur patrimoine domestique, lorsqu’il existe toujours, et sur les capacités intrinsèques de leurs membres à dégager une capacité économique (souvent autre que le travail salarié).

Figure 2

Région henequenière du Yucatan

Région henequenière du Yucatan
Source : Dufresne (1992 : 12)

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De péons à travailleurs en maquiladoras : histoire de la pauvreté au Yucatan

La crise actuelle du milieu rural yucatèque, plus particulièrement de l’ancienne région henequenière, au nord de l’État (figure 2), trouve ses origines, sinon à l’époque coloniale, du moins à l’époque républicaine, lorsque les haciendas henequenières ont converti massivement les paysans mayas en péons (Baños Ramirez, 1989; Patch, 1993). L’apogée des plantations de henequen au Yucatán se situe vers la fin du XIXe siècle. Durant environ cent ans, l’or vert que représentaient les récoltes abondantes de feuilles de henequen, plante de la famille de l’agave, a participé au développement de l’économie yucatèque et à la richesse de l’élite locale. Cette agro-industrie, qui exportait la majeure partie de sa production de fibre aux États-Unis pour la fabrication de corde servant aux travaux agricoles et dans la marine, a laissé de nombreuses traces dans le paysage construit de la capitale, Mérida, et de certaines villes de taille moyenne de la région henequenière dont Mérida était le centre (Baños Ramirez, 1989; Gravel, 2003). En effet, cette industrie devint, à partir de la fin du XIXe siècle, l’enjeu majeur de la mise en valeur du territoire du nord du Yucatán, organisant tant la dynamique spatiale de la production que celle de la forme des établissements humains et le type de relations de travail employeurs-employés (Baños Ramirez, 1989; Gravel, 2003).

Avec la faillite de Cordemex (1991), entreprise paragouvernementale en charge de l’organisation de la quasi-totalité de la production de la fibre de henequen, de sa transformation et de sa mise en marché, 37 000 travailleurs ruraux, agricoles ou non (ejidatarios), de l’ancienne région henequenière du Yucatán ont perdu leur emploi (Baños Ramirez, 1996). Une des conséquences majeures de ces pertes d’emploi a été la perte de protection sociale des familles rurales dans un système où l’accès à la sécurité sociale (Seguro Social) (notamment aux services médicaux et aux médicaments) passe par l’emploi rémunéré. Encore aujourd’hui, seuls les travailleurs employés et leurs familles immédiates y ont accès, les travailleurs autonomes et les commerçants en sont privés.

Les derniers ajustements des titres de propriété (individualización) à l’intérieur du Programme de Reordenación Henequenera (1990) sont venus entériner la fin de la structure collective de l’exploitation de la terre (l’ejido, système collectif de répartition de la terre hérité de la réforme agraire de 1935) (Baños Ramirez, 1996). Ils ont donné lieu à une escalade de pratiques spéculatives qui ont conduit les nouveaux petits propriétaires dans le besoin à vendre leurs parcelles à faible prix. Plusieurs se sont vus confinés à la culture de très petites parcelles individuelles ou de parcelles d’ejidos pour cultiver la milpa (culture traditionnelle du maïs sur brûlis) (Re Cruz, 1996).

L’individualisation des titres de propriété (1990) a mis un terme à soixante ans de planification étatique de la production agricole depuis la réforme agraire de 1935 du président Cardenas (Lapointe, 1990). La réforme agraire avait marqué le tournant de la collectivisation des terres sous la formule de l’ejido, diminuant ainsi l’emprise des grands propriétaires terriens réduits, par le recours à l’expropriation, à de simples petits producteurs (Lapointe, 1990 : 12-14). Bien que ces derniers aient été dépossédés d’une grande partie de leurs terres, certains ont gardé la mainmise sur les moyens de transformation de la fibre, soit les défibreuses. Le défibrage étant une étape essentielle de la production de la fibre du henequen, ils étaient ainsi assurés d’avoir accès à un flot continu de revenus en échange des droits d’utilisation de la machinerie.

La production henequenière était organisée, au temps des anciens ejidos, de manière à assurer la survie des travailleurs ruraux et de leur famille tout en leur laissant très peu d’excédents pour leur reproduction sociale (idem). Chaque famille ne disposait que d’un petit lot (milpa) pour y cultiver le maïs et le haricot, produits de base de la nourriture locale. Les épis de maïs servaient autant à l’alimentation, à la fabrication d’alcool maison qu’à divers usages domestiques, une fois égrainés. La maisonnée rurale, qui résultait des relations de production sous l’ejido, était à la fois le lieu de production et de consommation ne laissant aucun surplus. La vie des travailleurs était régie par les cycles saisonniers de production et par leur insertion dans le système bancaire de financement ejidal, contrôlé par une agence gouvernementale. Le travailleur rural était devenu salarié de l’État et son salaire dépendait de son rôle dans la structure administrative (Labrecque, 1981). Au terme de cette organisation du travail qui a duré une soixantaine d’années, le réveil a été brutal pour les travailleurs ruraux qui avaient graduellement perdu tout réflexe de gestion du développement de leur unité domestique au-delà des nécessités de survie. La culture entrepreneuriale ne se retrouvait que dans les couches de commerçants, constituées notamment par des métis (d’ascendance maya et espagnole) du milieu urbain et l’élite d’origine espagnole et libanaise qui habitait Mérida (Ramirez Carrillo, 1995).

En l’absence d’alternatives d’emplois en milieu rural, la plupart des travailleurs ruraux se sont tournés vers les grandes villes pour s’assurer d’un minimum de revenus. Ce faisant, ils ont joint les rangs de la catégorie de main-d’oeuvre instable occupant un emploi temporaire. On constate que la population de Mérida a doublé entre 1970 et 1990, à la suite de l’exode du surplus de main-d’oeuvre rurale qui ne pouvait être absorbé par l’ejido (Baños Ramirez, 1996). En 2000, Mérida comptait 662 630 habitants, concentrant ainsi sur son territoire la moitié de la population de l’État du Yucatán (Baños Ramirez, 2003 : 61).

La dépression du secteur primaire de l’économie observée pour l’État du Yucatán est conforme à celle qui existe à l’échelle nationale, tendance qu’il est possible de constater par la faible importance de sa participation relative au PIB. Pour l’année 2001, le secteur primaire du Yucatán ne contribue que de 4,4 % au PIB, comparativement à 28,4 % et à 67,3 % pour les secteurs secondaire et tertiaire respectivement. À l’échelle de la nation, la participation du secteur primaire demeure aussi faible, avec 5,3 %, contre 25,3 % pour le secteur secondaire et 70,4 % pour le secteur tertiaire (Aguayo Quezada, 2002). Cette structure économique dénote sans aucun doute le caractère tertiaire de l’économie mexicaine et, conséquemment, sa vulnérabilité quant à la possibilité de satisfaire les besoins alimentaires de sa population.

La politique de réduction des subventions à la production agricole et le retrait de l’État de l’appui aux communautés rurales, depuis 1982, au profit de secteurs plus compétitifs de l’économie tels que le pétrole et les industries de transformation, ont provoqué un ralentissement de l’économie rurale en zones à faible potentiel de production. Cinq ans après le changement de politique économique, les effets sur la vie sociale rurale se sont traduits par une désarticulation du tissu social des communautés (que l’on pense aux effets des migrations laissant femmes, enfants et aînés seuls dans les communautés), une pauvreté grandissante, un sous-emploi accru, une montée de la violence et du vandalisme, et un dépeuplement graduel résultant de l’exode de la population rurale économiquement active (entrevues, notable de Motul, 2001; Ramirez Juarez, 2001; Lapointe, 1997). L’offre réduite d’emplois stables dans les petites et moyennes villes provoque, en plus des flux migratoires pendulaires intenses entre villes et campagnes, des salaires insuffisants pour ceux qui ne peuvent effectuer ces migrations et la propagation sur le territoire de conditions de vie sous le minimum nécessaire à la reproduction sociale des maisonnées (Pepin Lehalleur, 1992; Baños Ramirez, 1995; Aguayo, 2002). Ce portrait de désarticulation sociale traduit l’impasse dans laquelle sont entrées les populations des communautés rurales de la zone henequenière du Yucatán au lendemain du virage de la politique économique du Mexique.

Remue-ménage dans les maisonnées yucatèques

Devant cette situation, les alternatives économiques des familles vivant en milieu rural ex-henequenier se résument aux stratégies suivantes : 1) repli sur la production en milieu domestique, 2) recours à la vente dans le secteur informel de l’économie, secteur qui regrouperait 30 % de la population économiquement active au Mexique en 2002 (Pepin Lehalleur, 1992; Baños Ramirez, 1995; Aguayo, 2002), 3) recherche d’emploi auprès des industries étrangères d’exportation (maquiladoras), 4) combinaison de sources multiples de revenus à l’échelle domestique (Jelin, 1990) et 5) migrations de travail, soit vers Mérida ou Cancún, cette dernière ville étant le centre touristique le plus proche (Dufresne, 1999), soit vers les États-Unis. On notera que les nouveaux emplois dans les industries maquiladoras au Yucatán, tant en milieu rural (à partir de 1995) qu’en milieu urbain (à partir de 1984), se chiffrent à 27 391 au début de l’année 2004, après avoir connu un certain ralentissement depuis 2001 (Pulso Economico, 2004). Entre 2002 et 2004, une vingtaine d’entreprises maquiladoras sur un total de 111 ont fermé leurs portes. La cause principale, telle qu’elle a été identifiée dans le second rapport du Gouverneur du Yucatán (2003), serait le ralentissement économique connu pour la même période aux Etats-Unis et les effets qu’il a engendrés. Bien que ces industries offrent de nouvelles sources d’emplois qui se substituent aux emplois perdus antérieurement en milieu rural, elles ne remplissent pas tout à fait leur fonction originelle : pour n’être accessibles qu’à la main-d’oeuvre âgée entre 16 et 30 ans, les emplois créés ne sont véritablement destinés qu’aux enfants des anciens ejidatarios qui ont perdu leur emploi avec la fin des activités de culture du henequen (Gravel, 2003).

Il devient intéressant d’analyser, comme l’ont fait Jelin (1990) et Labrecque (1998), la reconfiguration des sources de revenus de la maisonnée et ses impacts. Parmi ceux-ci figure la perte d’estime personnelle des chefs de famille, anciens pourvoyeurs des maisonnées, subitement relégués à des métiers de moindres revenus, tels que ceux de réparateurs de vélos, d’apprentis maçons ou d’employés domestiques (enquête, 2001). Pendant ce temps, les jeunes adultes ont accès à des sources de revenus plus fiables et plus prévisibles que sont les salaires en industries maquiladoras (Jelin, 1990); leur apport au budget de la maisonnée constitue, dans certains cas, le noyau de la survie domestique et, dans d’autres, la possibilité d’accès à une qualité de vie meilleure (via le paiement des frais de scolarité universitaire de frères aînés, leur contribution aux dépenses matérielles ou la possibilité de réduire la charge de travail des parents âgés) (entrevues effectuées auprès de jeunes ouvriers de Motul et d’Izamal, Gravel, 2003).

Alors que l’émigration des travailleurs ruraux mexicains vers les États-Unis prend de plus en plus d’ampleur, contribuant de manière significative, par les retours d’argent, au budget domestique des familles (Gravel et Patiño Hernandez, 2003), le Yucatán, de par sa position périphérique, est considéré comme un État qui participe peu à ce type de flux migratoires (De Janvry et al., 1997). Par contre, la petite ville de Dzidzantún, qui a fait l’objet de mon étude de terrain en 2002, fait figure d’exception. L’existence d’un réseau de migration internationale dense et localement développé fait en sorte que la plupart des familles y demeurant compte au moins un membre travaillant aux États-Unis (entrevue, notables de Dzidzantún, 2002). L’apport financier de ces migrants est reflété, entre autres, par des conditions de vie améliorées des parents des migrants demeurés sur place, par la présence de nombreux commerces concentrés au centre-ville et par une forte demande locale pour des cours d’anglais comme langue seconde (enquête, 2002). Cet exemple vient enrichir les conclusions de De Janvry et al. (1997) qui identifiaient une relation directe entre le taux de participation à la migration et la présence de réseaux migratoires à proximité : les anciens migrants exercent un effet d’entraînement sur les nouveaux aspirants à la migration en leur fournissant un modèle à imiter et des contacts de l’autre côté de la frontière. Dans le cas de Dzidzantún, ce réseau de migration semble posséder de denses ramifications qui canalisent les nouveaux migrants vers des points de chute spécifiques aux États-Unis. Il existe même un réseau de transport informel pour des envois personnels en partance ou à destination de Dzidzantún. Ce dynamisme migratoire ne semble pourtant pas, à ce que je sache, s’être propagé au-delà des limites territoriales de la communauté.

Repli sur l’espace domestique : les stratégies de survie

Parmi les stratégies économiques mises de l’avant par les maisonnées rurales, une tendance ressort : il s’agit d’un repli sur la petite production, de subsistance ou non, dans le but de générer un revenu d’appoint. Il est à noter que, très souvent, plus d’une stratégie économique est mise de l’avant au sein d’une logique de réduction de la vulnérabilité économique des maisonnées.

Ce repli des maisonnées sur leur parcelle de terre (cour arrière) et sur les biens matériels du patrimoine familial n’a rien de nouveau et rejoint les modes historiques d’organisation de la survie sur le territoire de ce qu’est aujourd’hui le Yucatán. Néanmoins, il est possible de constater un retour à cette pratique qui apparaît après un délaissement relatif des activités reliées à la terre depuis que l’urbanisation s’est intensifiée (1970). Dans cette redécouverte des possibilités offertes par les parcelles de terre privées ou collectives, les maisonnées, qui avaient perdu graduellement leur rôle de production pour ne retenir que celui de la consommation à mesure que la société paysanne adoptait un mode de vie urbano-industriel (Pepin Lehalleur, 1992), renoueraient en temps de crise avec leurs fonctions de production et de transformation pour assurer la survie de leurs membres. C’est en partie l’idée véhiculée par Garcia Canclini (1989) dans son expression « entrer et sortir de la modernité » qui se veut caractéristique de la relation ambivalente qu’entretiennent les sociétés traditionnelles face à la vitrine urbaine et médiatique de la société de consommation. Bien que contestée – il est difficile de sortir totalement de la modernité une fois qu’on l’a connue (Baños Ramirez, 2001) –, l’oscillation pratiquée par les ruraux entre les styles de vie rural et urbain et les « importations » qu’ils font de manière créative d’un milieu à l’autre sont productrices d’une nouvelle identité métisse maya au Yucatán.

À l’intérieur de certaines maisonnées, les combinaisons de stratégies économiques parviennent à prendre différentes formes, telles que les combinaisons de revenus suivantes :

  • maquiladora - travail domestique;

  • maquiladora - autre travail rémunéré - commerce informel;

  • autre travail rémunéré - commerce familial - commerce informel;

  • commerce familial - production domestique;

  • production agricole - ventes déclarées - production d’autosubsistance - commerce informel;

  • ou toute autre variation faisant appel à ces composantes en plus ou moins grandes proportions.

Une des conclusions que l’on peut tirer à partir de cette multiplicité d’occupations par maisonnée est la suivante : les groupes de la population qui, jusque dans les années 2000, vivaient assez bien avec le salaire d’un travail rémunéré, se voient dans l’obligation de trouver des sources de revenus complémentaires. Ce faisant, ils se tournent souvent vers le commerce informel en devenant distributeurs en région (de souliers, de liqueurs, de bonbons, etc.) : ils utilisent alors l’espace domestique intérieur pour se prêter à un tel exercice, considéré comme plus ou moins licite. Les nouvelles combinaisons de sources de revenus sont nombreuses et leur contenu tend à se diversifier avec l’augmentation du nombre d’adultes par maisonnée. En général, la famille élargie comptant un nombre important de jeunes adultes offre davantage de ressources et de capacités humaines de développement que les familles nucléaires. Mis à part le recours à l’économie informelle, Sharif (2000) et Ramirez Juarez (2001) ont traité du rôle des activités agricoles d’autosuffisance pour compléter le faible salaire reçu d’un emploi dans le secteur formel. Ce « retour à la terre » permettrait même la reprise du transfert de savoir-faire de père en fils (Sharif, 2000; Ramirez Juarez, 2001), tradition qui avait été rompue avec le délaissement généralisé de la culture de la milpa. La nouvelle offre d’emploi en maquiladoras rappelle les anciens migrants dans leurs villages natals, facteur qui contribue à rendre disponible une nouvelle main-d’oeuvre pour la réalisation d’activités reliées à la terre (soit agricoles, d’élevage ou forestières) en dehors des heures de travail salarié (Gravel, 2003).

Ce que l’on observe donc en temps de précarité économique chez les familles du Yucatán rural est une tendance à réduire la distance existant entre les habitants, la terre et le patrimoine familial. On note combien l’aménagement de l’espace domestique, intérieur et extérieur, en vue de le rendre davantage productif, se fait en réaction à la conjoncture qui y règne (Caballero, 1992).

Le jardin traditionnel maya

Tandis que certaines zones de l’espace domestique extérieur sont consacrées à l’horticulture et à la culture des arbres fruitiers[3], d’autres sont réservées aux activités domestiques et/ou rémunératrices de buanderie et de cuisine, incluant la marmite qui bout sur le feu de bois, et à l’élevage (Repetto Tio, 1991). Traditionnellement, le jardin maya yucatèque combine une grande variété génétique de plantes et d’arbres qui répondent à différentes utilisations, tant alimentaires, médicinales, ornementales, rituelles, combustibles qu’utilitaires, servant d’outillage, de fourrage animalier, de réserve de semences, de source de matériaux pour l’artisanat et la construction et de nourriture d’urgence (Caballero, 1992). À titre indicatif, Caballero (1992), dans son étude sur le jardin traditionnel maya au Yucatán, fait ressortir que la fonction alimentaire caractérise plus de 50 % des espèces présentes, la plupart servant à diversifier l’alimentation des habitants. Par contre, de nos jours, l’aire cultivée aurait tendance à diminuer, laissant place à des activités susceptibles d’une meilleure mise en marché, telles que l’élevage. Quant à la cueillette de fruits, lorsque les récoltes excèdent la quantité nécessaire pour combler les besoins des membres de la maisonnée, les surplus sont rarement commercialisés : ils sont redistribués aux parents, voisins et amis sous la forme de dons.

Figure 3

Espace domestique yucatèque, intérieur et extérieur : mise en valeur de la cour arrière (solar).

Espace domestique yucatèque, intérieur et extérieur : mise en valeur de la cour arrière (solar).
Source : Tello Peon, 1992.

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La maisonnée, en amont du commerce informel rural

La production en milieu domestique, qu’elle soit agricole ou non, est à l’origine de nombreuses activités de vente dans les secteurs formel et informel de l’économie rurale. Cette production prend la forme d’horticulture, de cueillette de fruits, de sylviculture, d’apiculture et d’élevage de porcs ou de volaille (vente de viande et d’oeufs). Parmi les activités de transformation génératrices de revenus dans les secteurs formels et informels figurent la préparation de plats cuisinés, la confection de charbon de bois, le lavage/séchage de vêtements (service de buanderie) et les travaux d’artisanat (tissage de hamac) (Royer, 1981). Des services de réparation de toutes sortes, y compris de véhicules automobiles et de bicyclettes, ont aussi lieu dans l’espace domestique; ils absorbent une partie de la main-d’oeuvre sans emploi ou ayant du temps libre.

En périodes précaires, on observe une recrudescence et une diversification des activités économiques domestiques. Cette production domestique accrue de biens de consommation et de services laisse des traces dans le paysage : on note une intensification de l’usage du solar, une diversification des activités qui y prennent place, l’apparition de nouvelles infrastructures non permanentes, de nouveaux aménagements de l’espace extérieur et un accroissement de sa subdivision, surtout lorsque sont ajoutées des activités d’élevage. Ainsi, par exemple, dans des parties de cour arrière laissées à l’abandon depuis les années 1980, on peut dorénavant voir s’ériger des poulaillers et des enclos pour les porcs susceptibles de générer certains revenus.

Plus précisément, l’investissement dans l’élevage de porcs possède l’avantage de jouer le rôle d’une « assurance » ou d’un « coussin économique » pour la maisonnée, la boucherie pouvant être reportée au moment jugé le plus opportun. Bien que le marché de vente locale soit moins en faveur des petits producteurs depuis que des firmes internationales ont conquis le marché de l’alimentation intérieure (entrevues auprès de petits producteurs de Baca, Yucatán, 2002), le sacrifice d’un animal pour célébrer des occasions spéciales permet de réduire les frais d’alimentation des convives et contribue indirectement au maintien d’un statut social conféré par les habitants des communautés (observation participante, 2001-2002).

Conclusion

Les inégalités socio-économiques dont souffre le milieu rural mexicain n’ont pas pour origine des lacunes de développement, mais plutôt un manque de politiques de développement orientées vers les petits producteurs. Ces inégalités ont été accrues par des développements subséquents, privilégiant notamment les grands propriétaires terriens aux dépens des plus petits. Une des conséquences a été la création d’un monde rural « à deux vitesses » à l’intérieur duquel les petits producteurs se sont retrouvés de plus en plus marginalisés vis-à-vis des activités du marché, ne se vouant qu’à une agriculture de subsistance sous le système de l’ejido. Seuls les agriculteurs présentant davantage de potentiel de production ont bénéficié des retombées de l’irrigation, de la mécanisation et de la révolution verte. Avec la fin de la redistribution des terres, la loi sur l’individualisation des titres de propriété et la fin des subventions à la production agricole (découlant des choix économiques faits en 1982), les petits producteurs cultivant des lots privés ou des parcelles ejidales se retrouvent sans protection économique ni sociale.

La négociation de la survie au quotidien en ce début de millénaire chez les groupes devenus les plus vulnérables (petits producteurs, familles rurales sans terre, classe moyenne en voie de paupérisation) laisse des marques dans le paysage domestique et se prête à l’observation et à l’interprétation. Nul doute que le patrimoine familial et le patrimoine culturel (dont font partie la capacité d’évaluation des risques et les pratiques de gestion des avoirs, par exemple) jouent un rôle déterminant dans cette négociation. Comme il a été démontré pour les membres des maisonnées yucatèques, l’espace domestique, plus que simple support des activités, devient un agent facilitateur permettant leur survie et le dépassement de leur condition précaire en ces temps de « transition économique ».

Bref, en tant que réservoir de ressources alimentaires et non alimentaires, le patrimoine familial (incluant le lot résidentiel, la terre à cultiver, la ou les résidence(s) et les possessions matérielles) assure une certaine élasticité budgétaire aux maisonnées rurales en état de vulnérabilité économique, leur permettant ainsi d’affronter plus sereinement les risques. La paupérisation des maisonnées rurales vivant dans l’ancienne région henequenière du Yucatán semble les avoir rapprochées de leur milieu naturel dans une symbiose plus étroite qu’elle ne paraît l’avoir été depuis leur relative ouverture à la société de consommation. Cette tendance vers un retour à certains traits de la vie traditionnelle, plus près de la terre, fait penser à ce que Luke (1996) a qualifié de « re-traditionnalisation ». Toutefois, cette remise en fonction conjoncturelle et forcée d’un bagage de pratiques axées sur la survie ne fait pas fi de l’attrait que la société de consommation continue à exercer sur les ruraux.