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Introduction

Depuis une vingtaine d’années, plusieurs neuroscientifiques et philosophes s’interrogent sur le lien à établir entre, d’une part, les neurosciences et, d’autre part, certains thèmes de recherches considérer traditionnellement comme l’apanage de la philosophie[1]. Ces discussions concernent, entre autres, la nature de la conscience ainsi que la nature du raisonnement et de la conceptualité. Poser un tel rapport entre l’éthique et les neurosciences soulève cependant des difficultés. Quel intérêt les neurosciences peuvent-elles présenter pour l’éthique ? N’est-il pas évident que l’éthique est très souvent un effort pour éviter d’assimiler la bonne conduite humaine à celle de la nature[2] ? Par exemple, les étapes du développement embryologique (fécondation, nidation, différenciation cellulaire, viabilité, naissance) éclairent peu dans un débat sur le statut moral de l’embryon humain[3]. Effectivement, ces connaissances ne semblent pas nous aider à déterminer si l’avortement est éthiquement justifié ou non puisqu’elles ne déterminent pas si l’embryon est une personne ou un sujet moral ayant droit à la vie. De même, savoir que les plus forts, « les plus adaptés », sont souvent les gagnants dans la nature ne semble surtout pas un bon fondement moral pour justifier que l’on doive entraver le développement des individus « moins adaptés ». Au contraire, comme Thomas Huxley l’a soutenu dans son ouvrage Evolution and Ethics, « le progrès technique de la société dépend non pas de l’imitation du processus cosmique, encore moins de la fuite face à lui, mais du combat que nous menons contre lui[4] ». Il semble donc que les connaissances issues des sciences biologiques ne servent en rien l’éthique sinon que pour donner une description fidèle de la situation telle que : le sillon neural se développe à 14 jours et… Et alors interviendrait un jugement de valeur (éthique) juxtaposé à un jugement de fait (scientifique) pour que l’on puisse véritablement parler d’éthique[5]. Telle est l’explication classique.

Cette distinction entre l’éthique et les sciences repose sur la thèse suivante : l’éthique est normative, elle informe sur ce qui doit être, le devoir tandis que les sciences sont descriptives, elles informent sur ce qui est, l’être. L’éthique et la science seraient donc deux types de discours distincts avec des compétences respectives. Il est même mal venu de confondre leur rôle. D’un côté, l’éthique n’est pas un discours intéressant pour décrire le monde, elle s’avère peu utile sur le plan explicatif. En effet, ce qu’un acteur devrait faire est loin de constituer une description adéquate de ce qu’il fera effectivement. D’un autre côté, la science n’indique pas ce qu’il serait souhaitable de faire. L’existence de nombreux problèmes éthiques relatifs à l’usage des connaissances scientifiques et de leurs applications forme justement une preuve que la science est incapable de parvenir à l’autosuffisance sur le plan normatif.

Un tel tableau représente une attitude répandue sur la question de l’intégration des sciences biologiques en éthique. Elle semble avoir toute sa pertinence. Pourquoi alors soutenir que les neurosciences ont des implications pour l’éthique ? Pourquoi reprendre un vieux projet tellement discrédité que le simple fait de rejeter « l’autorité de la nature » est pratiquement un trait essentiel de notre propre ethos, la modernité[6] ? Et de surcroît, pourquoi faire appel aux neurosciences qui incarnent si souvent le réductionnisme associé aux sciences naturelles décrié par les anthropologues ainsi que par les éthiciens[7] ? Le souci éthique ne devrait-il pas même condamner une tentative de rapprocher les neurosciences de l’éthique ? Ce projet, imprégné de confusion conceptuelle, d’amalgames sémantiques selon Ricoeur, ne constitue-t-il pas en fait un danger pour le statut pratique de l’éthique ?

Une tentative de rapprochement entre l’éthique et les neurosciences doit d’abord examiner les différents arguments auxquels nous avons fait allusion (le déterminisme ; le paralogisme naturaliste ; le dualisme sémantique ; le réductionnisme et le danger pour l’éthique). Suite à une discussion de ces arguments, nous soutenons qu’ils ne constituent non pas un obstacle absolu mais des occasions de nuancer l’usage et l’interprétation de l’apport des neurosciences. Une fois que ce « comment tenir compte des neurosciences en éthique » est explicité, nous nous penchons sur le « pourquoi », soit la justification d’une telle approche. Notre thèse est qu’une « approche neurophilosophique », qui sera distinguée d’une « neurophilosophie de l’éthique », peut enrichir l’éthique. Le secteur des neurosciences du raisonnement moral et des émotions morales est retenu pour illustrer cette thèse. Enfin, quelques remarques critiques sur cette approche neurophilosophique sont présentées.

I. Examen critique des arguments contre l’apport des neurosciences en éthique

La mise en relation de la philosophie et des neurosciences ne va pas de soi et est le sujet d’âpres discussions. Mettre en évidence l’intérêt des neurosciences pour l’éthique mérite encore de plus amples clarifications. De nombreux obstacles théoriques et conceptuels guettent cette tentative. Il est donc important de déterminer avant tout quels sont ces arguments et de les examiner individuellement de façon critique.

1. L’apport des neurosciences implique-t-il le déterminisme ?

Un premier argument contre l’apport des neurosciences en éthique est qu’étudier l’éthique à partir des neurosciences conduit à adopter une forme de déterminisme qui abolit la volonté humaine et même le libre arbitre en réduisant tout à une vision causale de l’univers où tout événement est le résultat de ses seules conditions antécédentes. Or, la capacité de choisir est essentielle à l’éthique. Sans cette possibilité, l’être humain n’est qu’un simple objet dont les comportements sont dictés par « les lois de la nature » en opposition avec sa propre « subjectivité » capable d’autonomie et d’autodétermination[8].

Une telle conception de l’apport des sciences de la vie s’avère erronée sur plusieurs points. La réfuter exigerait un long développement pour clarifier les ambiguïtés des concepts de déterminisme, de causalité et de libre arbitre. Il nous suffira pour nos fins de faire valoir comment il est faux et simplificateur d’affirmer l’existence d’un tel déterminisme au sujet du système nerveux et des neurosciences. Premièrement, même si la science adhère à l’idée que tout dans le monde est déterminé au sens où le monde peut être décrit et expliqué par des lois, cela ne veut pas dire que tout est causalement lié[9]. La science est déterministe dans la mesure où elle n’admet pas l’existence de miracles ou d’événements surnaturels. Cela ne veut pas dire pour autant qu’elle adopte un déterminisme causal strict où tous les événements du monde sont cause de toutes les autres[10]. De façon générale, la science peut admettre, sans se compromettre, un déterminisme plus souple que celui de Laplace. Il faut donc distinguer le déterminisme strict du déterminisme souple, celui auquel les sciences sont véritablement engagées.

Deuxièmement, les systèmes biologiques sont ouverts et dynamiques. Ils sont complexes ou du moins plus complexes que les systèmes inorganiques[11]. Comme Ernst Mayr[12] le souligne, cela explique en partie pourquoi les sciences de la vie ne sont pas susceptibles d’offrir des prédictions aussi exactes que les sciences physiques. Il en découle que les sciences biologiques ne se conforment pas à l’épistémologie des sciences exactes articulée en termes de lois universelles[13], mais plutôt à des lois probabilistes souffrant de nombreuses exceptions[14]. La nature même des systèmes vivants conduit donc à tempérer de façon générale l’interprétation déterministe des sciences de la vie[15].

Troisièmement et à un niveau plus empirique, les neurosciences se prêtent tout particulièrement à une réfutation du déterminisme étant donné la complexité de l’organisation du système nerveux. Car même si certaines opérations semblent très mécaniques, comme l’action synaptique neurotransmetteur-récepteur ou même certains phénomènes moteurs qui permettent que l’on adopte « vis-à-vis d’eux un point de vue déterministe[16] », il n’en demeure pas moins que la complexité proscrit un déterminisme prédictif plus global. Selon l’hypothèse de Changeux, le cerveau est un organe dynamique, projectif ayant une activité endogène spontanée[17]. De surcroît, le développement neurologique fait intervenir une série de périodes critiques où la stimulation joue un rôle essentiel cela a été démontré dans l’organisation des cartes corticales pour les vibrisses du rat, du cortex visuel primaire du chat ainsi que pour la représentation corticale somatosensorielle des doigts du singe[18]. Ces données appuient la thèse que le système nerveux est un système ouvert, probabiliste et non déterministe lorsqu’il est pris dans l’entière complexité de son développement. Il est bien établi aussi que le système nerveux est l’hôte de phénomènes dynamiques. Par exemple, une certaine modulation de la douleur se fait à partir des neurones du gris périaqueducal[19] qui reçoivent des afférences de structures télencéphaliques et diencéphaliques. Ces neurones entourant l’aqueduc cérébral dans le mésencéphale projettent aux noyaux du raphé essentiellement sérotoninergiques qui eux-mêmes projettent à la corne dorsale de la moelle épinière. La sérotonine agit alors en 1) inhibant les neurones qui transmettent des stimuli de douleurs par des voies ascendantes et 2) en excitant les interneurones inhibiteurs enképhalininergiques[20]. Ainsi, le cerveau n’est pas qu’un simple réceptacle, mais un organe dynamique et interactif dans le traitement des stimuli, même ceux aussi « simples » que la douleur. En outre, le système nerveux comprend une incroyable complexité, soit 1011 neurones et 1014 synapses ainsi qu’une très grande variabilité sur les plans, entre autres, de la morphologie cellulaire, des schémas de connectivité, de la cytoarchitectonique et de la neurotransmission[21]. Le système nerveux est donc garant d’une singularité[22]. À côté de l’enveloppe génétique qui contient les grandes balises du développement, la sphère épigénétique[23] représente une indétermination substantielle qui permet à l’individu de s’adapter aux pressions de l’environnement grâce à son système nerveux[24]. Un cerveau humain rigidement déterminé, il faut le souligner, serait sûrement un outil d’adaptation beaucoup moins efficace.

L’argument voulant que les neurosciences à l’instar les sciences de la vie au sens large anéantissent le libre arbitre sous prétexte d’adopter une forme de déterminisme strict est indu. Cela relève plutôt d’une vieille conception du déterminisme scientifique, d’une interprétation désuète de la causalité dans les sciences de la vie ainsi que d’une négligence des résultats empiriques des neurosciences[25]. Bien que les neurosciences puissent identifier des déterminants qui influencent nos choix[26], faire intervenir les neurosciences n’équivaut pas à éliminer le libre arbitre ou la possibilité du choix éthique.

2. L’apport des neurosciences peut-il éviter le paralogisme naturaliste ?

Le paralogisme naturaliste, premièrement formulé par David Hume, constitue une deuxième objection couramment évoquée contre l’apport des neurosciences en éthique. Dans A Treatise of Human Nature de 1739, Hume pose un clivage entre l’être et le devoir-être, le is et le ought, ou dans des termes plus contemporains entre le descriptif et le normatif [27]. Il y aurait toujours un saut dans l’argumentation lorsque nous partons des faits établis pour conclure sur ce qui devrait être[28]. Dans ses Principia Ethica de 1903, G.E. Moore a accentué cette dichotomie en soutenant que le bien (good), le concept éthique par excellence auquel renvoient toutes les propositions éthiques, est une propriété non naturelle, c’est-à-dire que toute naturalisation du terme « bien » doit toujours être jugée elle-même comme bien ou non. C’est l’open question de Moore. Par exemple, dire comme un hédoniste que « le bien, c’est ce qui est plaisant » suppose que nous déterminions après avoir tracé cette équivalence si le plaisir est bien en lui-même. Toute traduction du bien en une propriété naturelle implique ce paralogisme naturaliste[29]. L’apport des neurosciences peut-il se faire sans commettre ce paralogisme ?

Comme nous l’avons noté précédemment, l’usage direct de connaissances biologiques ne semble pas pouvoir éclairer les débats éthiques sinon simplement au niveau des informations nécessaires et préalables à une décision éthique bien informée. Par exemple, une certaine réflexion éthique sur l’avortement[30] doit être informée des différentes étapes embryogénétiques, quoique cela ne suffise pas en soi à produire un choix proprement éthique. La question se pose toujours à savoir si le fait que nous évoquons pour justifier un raisonnement éthique est lui-même bon ou bien. On pourrait régresser ainsi à l’infini comme Moore l’avait justement noté. En fait, Stent, qui reproche à la neurophilosophie de ne pas offrir ce type de justification, a tort d’attendre ce type d’éclairage des neurosciences[31]. Par contre, l’intérêt des neurosciences n’est pas exclusivement de fournir des informations sur tel ou tel phénomène biologique comme objet de réflexion de l’éthique, mais d’offrir des données portant sur l’être humain lui-même, sur sa propre nature éthique. Il se situe donc sur le matériau même de l’éthique, à savoir : la vie subjective, culturelle ou sociale et plus carrément sur notre conception de l’être humain en exposant ses dimensions biologiques. La nature des concepts et des raisonnements éthiques, les déterminants des comportements sont autant de domaines où les neurosciences pourraient contribuer non pas à simplement clarifier la conception que nous avons d’un phénomène en tant qu’objet de l’éthique, mais de pénétrer la conception que nous avons de nous-mêmes en tant que sujets éthiques. Cela laisse entrevoir comment les neurosciences peuvent, contrairement à certaines critiques, contribuer à l’éthique. Un tel apport ne se situe donc pas sur le même plan qu’une clarification des étapes de l’embryogenèse. Cette distinction entre deux types d’apport à un premier niveau plus direct et un deuxième niveau indirect nous amènera plus loin à proposer que les neurosciences ont une pertinence au niveau méta-éthique et non au niveau de l’éthique normative[32].

3. Comment l’apport des neurosciences peut-il se faire étant donné le dualisme sémantique ?

Le dualisme sémantique[33] est un autre argument contre l’apport des neurosciences. De façon générale, le dualisme des substances de Descartes[34] n’est plus admis sauf quelques rares exceptions chez les philosophes de l’esprit et les neuroscientifiques[35]. Cependant, on évoque fréquemment le dualisme sémantique (ou dualisme linguistique). Ce dualisme s’enracine non pas dans des considérations ontologiques, mais dans une sorte de dualisme des perspectives épistémologiques, lesquelles seraient irréductibles l’une à l’autre[36]. C’est ainsi que Ricoeur dans son dialogue avec Changeux dénonce « l’amalgame sémantique », sorte de confusion de propriétés sémantiques propres à deux niveaux de discours[37]. Un exemple serait d’affirmer que « le cerveau pense[38] ». Dans ce cas, on utiliserait un terme (la pensée) qui renvoie au corps vécu phénoménologiquement, le corps-sujet ou corps propre, pour ensuite l’attribuer à une partie de l’être humain, l’organe du cerveau, terme qui relève du discours objectif, le corps-objet[39]. Ces deux discours sont hétérogènes et on devrait donc éviter de tisser entre eux des rapports trop étroits d’identification. Cet argument a aussi été présenté par Gunther Stent qui soutient à la manière de Kant qu’un monde est construit par la raison théorique de la science et est gouverné par les lois de la détermination causale, un autre est construit par la raison pratique de l’éthique et est gouvernée par les lois de la liberté[40].

Le dualisme sémantique a l’intérêt de venir tempérer l’impulsion réductionniste des neurosciences. Il met en lumière la complexité phénoménologique du vécu et la nécessaire restriction d’optique opérée par les sciences lorsqu’elles tentent d’expliquer des phénomènes subjectifs. Cela dit, le constat d’une dualité au niveau des façons de comprendre certains phénomènes doit-il impliquer une dualité aussi étanche des perspectives ? Autrement dit, le fait de reconnaître l’existence de deux façons de concevoir un phénomène implique-t-il l’incapacité de traduire les termes propres à ces deux perspectives ou même de les mettre en relation ? Par exemple, dire que les émotions sont des états vécus subjectivement (qualia) n’empêche en rien une certaine explication neuroscientifique du phénomène. Le tenant du dualisme sémantique peut soutenir que le neuroscientifique n’a pas tout expliqué le vécu et la complexité associés à l’émotion. Par contre, les neurosciences peuvent en tenir compte dans l’interprétation des résultats. Puisque l’explication est nécessairement réductrice, les neurosciences pratiquent la science expérimentale fondée sur l’observation qui pénètre difficilement le « monde subjectif ». Ainsi le dualisme sémantique ne constitue pas un obstacle définitif à l’apport des neurosciences, mais plutôt une prise en compte de la complexité du vécu dans la mesure où celui-ci est quelque chose à expliquer et non à soustraire de l’explication scientifique). Il faut plaider pour la complexité sans pour autant prôner son ossification dans un dualisme des propriétés sémantiques.

4. L’apport des neurosciences implique-t-il le réductionnisme ?

L’argument du réductionnisme est fréquemment évoqué en éthique et en anthropologie contre le caractère réducteur de l’approche scientifique[41]. À cet égard, la compréhension scientifique du corps humain[42] ainsi que les méthodes médicamenteuses ou objectivantes[43] sont souvent dénoncées. La perspective des neurosciences n’est-elle pas elle-même une source de réduction sur la complexité de l’être humain ? Pourquoi alors la faire intervenir sur le plan de l’éthique qui devrait d’ailleurs éviter par définition le réductionnisme ?

Bien qu’il soit parfois transformé en condamnation de la médecine et de la science moderne, l’argument contre le réductionnisme est important. Une façon de le faire consiste à distinguer entre un réductionnisme ontologique et un réductionnisme méthodologique (ou épistémologique)[44]. Le premier est représentatif de la façon dont certains anthropologues et sociologues conçoivent la médecine et la science. Celles-ci réduiraient l’ensemble des phénomènes au monde moléculaire. Par conséquent, on en viendrait à nier l’importance de déterminants psychologiques, culturels ou sociologiques dans notre conception du corps et de la santé, posture effectivement malencontreuse[45]. Cependant, les neurosciences peuvent pratiquer une sorte de réductionnisme méthodologique ou épistémologique. En gros, il ne s’agit plus d’utiliser la science pour affirmer ce qui existe, mais plutôt pour comprendre ce qui est. Cette interprétation de la science plus modeste et prudente se fonde sur le fait que la science est une représentation, une connaissance affinée du monde à l’aide de la méthode expérimentale[46].

De façon générale, la distinction entre ces deux types de réductionnisme n’est pas effectuée dans les débats, d’où une série de malentendus. Les anthropologues et les éthiciens accusent les scientifiques d’être de vulgaires positivistes, les scientifiques accusent les premiers d’être antiscientifiques[47]. À notre avis, l’approche neurophilosophique qui sera esquissée doit être réductrice dans un sens méthodologique. Cela est nécessaire car elle accepte la méthode analytique qui vise à comprendre le tout à partir de ses parties et de leurs interactions. Cependant, il faut avouer que, dans la pratique quotidienne, l’interprétation que l’on fait des recherches neuroscientifiques s’avère réductrice dans un sens ontologique. Par exemple, Crick soutient que nos joies, nos peines, nos souvenirs, nos ambitions, notre identité personnelle et notre libre arbitre « ne sont en fait rien d’autre que le comportement d’une vaste assemblée de cellules nerveuses et les molécules qui leur sont associées[48] ». Cette forme de réductionnisme ontologique implique un rejet de certains phénomènes. Si cela n’est pas exclu comme possible résultat de la science, il faut se montrer prudent.

Tableau 1

Deux types de réductionnisme

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Enfin, ajoutons qu’en philosophie de la biologie, la question du réductionnisme a trouvé une certaine réponse dans la notion de propriété émergente. Une propriété émergente est une propriété qu’aucune des composantes d’un système ne possède de façon isolée en tant que simple composante, mais qui apparaît plutôt à un niveau supérieur d’organisation biologique en vertu de l’interaction des composantes du système. Mahner et Bunge[50] distinguent deux types d’émergence : l’émergence intrinsèque et l’émergence relationnelle. Dans l’analyse des systèmes biologiques[51] (où une propriété émergente P est une propriété d’un système [b]) : l’émergence intrinsèque est une propriété P globale du système b lorsque aucune des composantes du système ne possède la propriété P tandis que l’émergence relationnelle est une propriété P qu’un système acquiert parce qu’il est devenu une composante d’un système[52]. Par exemple, être vivant est une propriété émergente intrinsèque d’une cellule, le système, mais non d’une molécule de la cellule, la composante, tandis qu’être un prédateur est un exemple de propriété relationnelle détenue par un organisme pris en tant que macro-système[53]. Étant donné que la propriété émergente provient de l’interaction des composantes, on ne peut pas la comprendre (la vie, la prédation, etc.) en faisant l’économie de l’étude des composantes du système (les molécules, les autres composantes de la chaîne alimentaire, etc.). Ainsi, avec la notion de propriété émergente, la biologie peut reconnaître à l’instar des sciences sociales que certains phénomènes existent seulement à cause de leur inscription dans des relations complexes et qu’une approche réductionniste ou atomiste fixée sur des phénomènes individuels et ne se préoccupant pas de leurs interactions est insatisfaisante pour donner un juste aperçu du réel[54].

5. L’apport des neurosciences constitue-t-il un danger pour l’éthique ?

Un dernier argument de nature plus pratique consiste à se demander s’il est opportun d’intégrer les neurosciences à l’éthique. Ne compromettrait-on pas l’éthique elle-même en faisant appel à la science pour mieux la comprendre ? La perspective réductrice et descriptive des sciences ne conduirait-elle pas à discréditer le discours normatif de l’éthique en le réduisant à un discours factuel et objectif[55] ? N’est-ce donc pas un danger pratique pour l’éthique de faire appel aux neurosciences ?

Nous touchons ici à un argument important dans la mesure où dans la pratique, faire valoir le point de vue éthique relève toujours du défi[56]. À côté des normativités administratives, des normativités professionnelles ou même des normes de la pratique professionnelle, l’éthique fait souvent figure d’enfant pauvre devant se battre contre les forces envahissantes de la bureaucratisation, de la financiarisation de l’économie, de la techno-scientificisation et de la judiciarisation[57]. Autrement dit, le point de vue éthique est souvent un point de vue à revendiquer la perspective d’une perspective plus humaine. Pourquoi alors l’atténuer, voire le trahir, en le comprenant à partir des neurosciences ? Par exemple, Gunther Stent reproche à Patricia Churchland[58] d’être insensible aux pertes possibles pour notre humanité en affirmant que ce qui serait éliminé par le processus de la réduction interthéorique le serait parce que la psychologie du sens commun est erronée[59].

Un parallèle important pourrait être fait avec les QUALY’s (Quality Ajusted Life Years), une méthode objective pour évaluer la qualité de vie des patients qui a fait l’objet de discussions en éthique[60]. Cette méthode a de très nombreux défauts car elle réduit la notion de qualité de vie, une notion subjective, à une donnée, une information. Elle trahit donc les enjeux de la qualité de vie, notamment en excluant la perspective de la personne intéressée dans l’évaluation des interventions médicales. La perspective objective des neurosciences sur l’éthique souffre-t-elle des mêmes travers[61] ?

L’exemple des QUALY’s est certes préoccupant. Il indique certaines limites des méthodes objectives et doit conduire à nuancer leur apport. Cependant, une promesse offerte par les neurosciences est de favoriser une compréhension plus approfondie de l’éthique elle-même. Un peu à la manière de la psychologie morale et sociale, elle peut ouvrir sur une meilleure compréhension de l’être humain et révéler l’existence de nouveaux phénomènes ou même nous amener à revoir notre conception de certains phénomènes comme d’autres disciplines empiriques. Bien sûr, cet espoir est conditionnel à l’interprétation des résultats des neurosciences. Celles-ci n’épuisent pas exhaustivement la réalité éthique ; elles doivent seulement essayer de la comprendre en donnant une représentation plus approfondie du monde. Maintenir la pluralité des points de vue est une façon d’éviter l’hégémonie de l’objectivité au détriment de considérations plus subjectives en éthique tel que le point de vue du patient par exemple. Au niveau de l’interaction pratique des perspectives, une approche plus objective doit demeurer modeste et ouverte. Cependant, refuser la connaissance objective d’un phénomène n’est pas nécessairement une attitude prudente en soi.

II. De la neurophilosophie de l’éthique vers une approche neurophilosophique émergentiste et interdisciplinaire

Depuis une vingtaine d’années, plusieurs neuroscientifiques et philosophes ont entamé un dialogue sur des questions traditionnellement philosophiques comme la nature de la conscience, de la pensée, des émotions, de l’esprit, de la représentation, de la connaissance et de l’éthique. Certains ont proposé de manière explicite que les neurosciences pourraient contribuer à l’éthique. Il s’agit d’une « thèse neurophilosophique minimale » qui permettra d’entamer la discussion sur la neurophilosophie[62] de l’éthique. De prime abord, la neurophilosophie se distingue de « la philosophie des neurosciences ». Celle-ci a comme objet les présuppositions et les problèmes philosophiques des neurosciences tandis que la neurophilosophie est généralement considérée comme une « application » des résultats des neurosciences aux problèmes de la philosophie de l’esprit[63] ou à des questions philosophiques traditionnelles telles que la conception des théories scientifiques, la nature de la connaissance scientifique, la psychosémantique, etc.[64]. L’hypothèse de travail générale sous-jacente à la neurophilosophie est que les thèses ou les concepts philosophiques seront ou bien remis en question, approfondis et réformés, ou bien carrément « éliminés » dans un processus d’interanimation avec les explications neuroscientifiques. De la même manière, la « neurophilosophie de l’éthique » se distingue aussi du projet d’une « éthique des neurosciences » ayant pour objet la psychochirurgie[65], la neurobiologie et la neuropharmacologie[66], la neuropsychiatrie[67] ou les neurotechnologies[68].

1. La neurophilosophie de l’éthique

Patricia et Paul Churchland sont les deux philosophes contemporains ayant le plus insisté sur l’intégration des neurosciences en philosophie, notamment en éthique. Cette proposition « d’interanimation » entre ces deux disciplines a reçu le nom de « neurophilosophie[69] ». Ce projet vise à faire co-évoluer les théories respectives de ces disciplines tout en tenant compte des niveaux théoriques hiérarchiquement plus élevés et moins élevés[70]. La neurophilosophie de Patricia Churchland remet en question le clivage entretenu entre l’activité des neurosciences et celle de la psychologie et de la philosophie[71]. Cela implique une contrainte de la spéculation philosophique par les faits scientifiques[72]. Il en découle une critique de la méthode traditionnelle de l’analyse conceptuelle, la « arm-chair philosophy », se pratiquant en vase clos par rapport aux autres disciplines. Pour Churchland, cette dernière approche pourrait conduire à des propositions irréalistes du point de vue de nos meilleures connaissances scientifiques.

La neurophilosophie de Patricia Churchland est associée à la thèse du matérialisme éliminativiste selon laquelle la psychologie du sens commun est une théorie tellement fausse qu’elle sera carrément éliminée par les concepts neuroscientifiques émergents[73]. La neurophilosophie est donc une forme de physicalisme ou de matérialisme pour lequel une science du cerveau constitue la bonne explication du comportement humain. Elle est éliminativiste puisqu’elle propose l’élimination éventuelle de la psychologie du sens commun[74]. L’argument éliminativiste est ancré dans le connexionnisme selon lequel l’esprit humain fonctionne selon des principes connexionnistes[75] et non selon une approche scientifique s’appuyant sur les ressources de la psychologie du sens commun tel que le cognitivisme classique[76]. Patricia Churchland soutient que certains progrès en neurosciences devraient informer notre façon de concevoir l’éthique et la prise de décision dans le domaine social et dans le domaine de l’éducation[77]. Par exemple, elle[78] soutient que les travaux des neurosciences computationnelles indiqueraient que les concepts moraux sont en fait des prototypes qui émergent de l’apprentissage, constituant des généralisations à partir d’exemples[79]. Or, cette façon de voir l’éthique concorderait davantage avec Aristote et sa conception de la vie éthique qu’avec celle de Kant, qui serait inadéquate[80]. Cette dernière thèse a aussi été soutenue par Paul Churchland[81].

2. Une approche neurophilosophique émergentiste et interdisciplinaire

Nous aimerions maintenant distinguer la neurophilosophie de l’éthique de Patricia et Paul Churchland de l’approche neurophilosophique proposée. Contrairement à la neurophilosophie de l’éthique, l’approche neurophilosophique laisse en suspens la question de la réduction interthéorique et repose sur une philosophie émergentiste des neurosciences, accentue davantage l’aspect méthodologique multi-niveau des sciences de l’esprit et opte pour une perspective naturaliste et interdisciplinaire plus large, laissant une place importante aux sciences humaines et sociales. En gros, la neurophilosophie de l’éthique implique un rapport déséquilibré entre les neurosciences et la philosophie, celle-ci devant en quelque sorte ployer sous les évidences scientifiques. L’approche neurophilosophique est plus modérée et implique un rapport moins contraignant.

Plusieurs difficultés sont inhérentes à la neurophilosophie de l’éthique de Patricia et Paul Churchland[82]. Premièrement, Patricia et Paul Churchland proposent trop rapidement que les neurosciences peuvent infirmer de « fausses doctrines » en éthique, présentant ainsi les neurosciences comme une contrainte pour l’éthique[83]. On pourrait qualifier cette thèse de neurophilosophie ontologique, c’est-à-dire d’une sorte de nouvelle perspective sur l’être humain qui est informée par les neurosciences et qui tend à balayer notre « ancienne » façon de concevoir l’être humain. En contrepartie, l’approche neurophilosophique se veut davantage méthodologique, une sorte de cadre qui permet d’entrevoir comment nous pouvons mettre en relation les neurosciences et la philosophie dans un contexte d’échange et de collaboration. Ces deux perspectives correspondent respectivement aux deux types de réductionnisme que nous avons présenté. La neurophilosophie ontologique est d’esprit éliminativiste. Elle vise à établir ce qui est afin de rejeter certains éléments ne correspondant pas à l’ontologie scientifique. L’approche neurophilosophique adopte une attitude plus nuancée en utilisant la méthode analytique qui vise à comprendre un système à partir de ses composantes et de leurs interactions, ce qui la rapproche de l’émergentisme. Les propositions de Changeux[84] sont moins enracinées dans l’éliminativisme davantage propre à Patricia et Paul Churchland[85]. Changeux[86] est conscient de la pertinence des différents niveaux de description[87].

La neurophilosophie de Patricia Churchland est pratiquement une relation à sens unique où les neurosciences dirigeraient l’éthique. L’interprétation des neurosciences de Patricia et Paul Churchland est alors trop « ontologisante » car elle contraindrait l’éthique à ne reconnaître comme réels et vrais que les objets des neurosciences. Cette dimension ontologique est fort problématique. Comment la science peut-elle prétendre infirmer les intuitions morales et comment pourrait-elle y suppléer ? De plus, il est loin d’être clair que l’éthique soit une théorie, et qu’elle le soit au même titre que les théories scientifiques. En outre, beaucoup de considérations éthiques échappent présentement aux neurosciences et peut-être que certains phénomènes ne seront jamais abordés. Par conséquent, au lieu de la thèse de la contrainte par les neurosciences, la voie plus modérée de l’approche neurophilosophique consiste à soutenir que les neurosciences peuvent « informer et enrichir » nos différentes conceptions de l’éthique et non les infirmer comme si l’éthique était une théorie au même titre que les théories scientifiques.

Deuxièmement, les propositions de Patricia et Paul Churchland sont insuffisamment documentées au niveau de la pertinence possible des neurosciences pour soutenir d’autres positions éthiques que l’éthique aristotélicienne de la vertu. Par exemple, Andy Clark, a aussi tenté d’appliquer les réseaux de neurones à l’éthique comme Paul Churchland[88]. Clark retient la délibération éthique où l’échange de raisons en vue du consensus moral est interprété comme une contribution collective à la production de normes partagées[89]. Son interprétation de l’apport des réseaux de neurones à l’éthique est plus nuancée que celle de Patricia et de Paul Churchland : il ne s’agirait pas de rejeter le paradigme cognitiviste avec ses règles explicites, mais de reconceptualiser le rôle des règles. Celles-ci seraient des balises, ou des approximations plus ou moins grossières, mais tout de même capables d’indiquer les contours de l’agir moral et de signaler les dérapages. Lorsque nous franchissons les limites indiquées par les principes (maximes, règles ou normes), nous serions « alertés » de la transgression pour éventuellement rectifier le tir. L’interprétation de Clark permet de conserver le rôle de la psychologie du sens commun, laquelle est fort importante en éthique car les neurosciences ne peuvent pas prétendre remplacer l’éthique, du moins sans entrer dans des spéculations pour un avenir lointain comme l’a fait Paul Churchland[90]. L’interprétation unidirectionnelle de Patricia et Paul Churchland voile la complexité de l’apport des neurosciences à l’éthique et doit inciter à davantage de nuances et de prudence. Les prétentions de contrainte ou de restriction de l’éthique suggérées par Patricia et Paul Churchland doivent être affaiblies car les « neurosciences de l’éthique » sont embryonnaires et leur interprétation souvent spéculative. L’approche neurophilosophique esquissée n’invite pas à de telles interprétations définitives.

Troisièmement, Churchland et Churchland, comme nous l’avons pressenti, proposent une « neurophilosophie forte » qui soutient que les neurosciences pourraient en quelque sorte discréditer certaines positions éthiques (comme par exemple l’éthique kantienne ou en fait toute éthique fondée sur des principes). Cette thèse n’est pas sans lien avec le fait que Patricia et Paul Churchland articulent le rapport entre la philosophie et les neurosciences à partir de la question de la réduction interthéorique. Or, le cadre de la réduction interthéorique est trop restrictif pour aborder l’éthique. Les concepts de l’éthique, par exemple une émotion morale comme l’empathie, pourrait difficilement se réduire à des mécanismes neurobiologiques. Ce projet s’avère trop ambitieux, voire une quête du Graal dans l’état actuel des neurosciences. Plutôt qu’une conception réductionniste des rapports entre niveaux d’analyse, l’approche neurophilosophique s’insère dans une conception émergentiste des neurosciences[91] où les niveaux d’organisation peuvent donner lieu à des propriétés émergentes, nouvelles et non réductibles à l’analyse des parties[92].

Le cadre proposé laisse donc en suspens la thèse éliminativiste quant au mental étant donné nos connaissances actuelles et ce point de vue nous semble plus utile pour mettre en relation les différentes approches en éthique. Dans l’approche neurophilosophique, le niveau mental devient un niveau de description plus abstrait, lequel doit être reconstruit et expliqué par les neurosciences[93]. C’est en gros la thèse méthodologique de la co-évolution théorique de Patricia Churchland[94] et de John Bickle[95], mais sans les pressions éliminativistes suggérées par Patricia Churchland. Cette position laisse place à un spectre d’échanges interdisciplinaires allant de la réduction à la non-élimination en passant par la révision.

Quatrièmement, l’approche neurophilosophique est aussi un naturalisme au sens très large d’une approche visant à insérer les phénomènes étudiés dans l’étude du monde matériel, ici le système nerveux. Il s’agit donc d’une contribution pour jeter des ponts entre les neurosciences et les sciences humaines et plus largement à la reconnaissance de l’apport et de la pertinence des sciences biologiques dans les sciences sociales sans pour autant les y réduire[96]. Autrement dit, dans cette perspective il n’y a pas qu’un seul type de variable (biologique, économique, social, etc.) d’où découlerait une idéologie explicative (biologisme, économisme, sociologisme, etc.). On pourrait aussi qualifier cette approche de naturalisme faible dans la mesure où elle tente de situer la morale dans le prolongement de la nature et de l’expérience sans visée réductionniste et qu’elle ne souhaite pas assimiler la morale à la biologie (naturalisme fort[97] ou moralisme biologique[98]). Ce naturalisme moral doit être distingué du réalisme moral lequel implique que les propriétés morales sont réelles et objectives[99].

Par ailleurs, le naturalisme de l’approche neurophilosophique n’est pas restreint aux sciences naturelles. L’approche neurophilosophique est interdisciplinaire non seulement dans la mesure où elle implique les neurosciences, la psychologie (et les sciences cognitives) et la philosophie de l’esprit comme la neurophilosophie « traditionnelle », mais aussi parce qu’elle comporte un ajout des sciences humaines et sociales au processus d’interanimation théorique. Cela constitue un ajout essentiel, négligé par les neurophilosophes qui ont suggéré un apport des neurosciences en éthique sans impliquer les sciences humaines. Notre proposition rapproche en fait les neurosciences des sciences humaines comme Changeux l’avait présagé en 1983[100]. En fait, l’apport des neurosciences se fait aux sciences humaines, lesquelles contribuent ensuite à l’éthique à titre d’approche empirique. Comme Dewey l’a suggéré, toutes ces disciplines peuvent contribuer à étudier la nature humaine.

But in fact morals is the most humane of all subjects. It is that which is closest to human nature ; it is ineradicably empirical, not theological nor metaphysical nor mathematical. Since it directly concerns human nature, everything that can be known of the human mind and body in physiology, medicine, anthropology, and psychology is pertinent to moral inquiry. Human nature exists and operates in an environment. […] Moral science is not something with a separate province. It is physical, biological and historic knowledge placed in a human context where it illuminate and guide the activities of men[101].

Cinquièmement, la question peut être posée à savoir s’il est utile de tenir compte des neurosciences en éthique. Par exemple, Alasdair MacIntyre, un peu à la manière de Ricoeur[102], affirme que les neurosciences n’amènent pas de nouvelles informations pertinentes pour la morale et qu’elles n’amènent pas à reconcevoir notre façon de voir la moralité[103]. En fait, ce qui doit être expliqué, par exemple les vertus morales, précède les neurosciences et en est indépendant[104]. Au mieux ce sont la psychologie sociale et l’anthropologie qui peuvent nous indiquer comment les vertus morales sont acquises[105].

Cette critique permet de préciser que pour l’approche neurophilosophique, les neurosciences ont un apport possible au niveau de la méta-éthique et, dans une moindre mesure, au niveau de l’éthique appliquée, mais non au niveau de l’éthique normative[106]. Les nombreux arguments que nous avons considérés ont clairement démontré que les neurosciences éclairent difficilement l’éthique normative[107]. Par contre, déterminer ce qu’est une émotion ou ce qu’est une valeur n’est pas une tâche exclusivement normative propre à la philosophie[108]. Les explications et les descriptions des sciences empiriques peuvent donc être d’une certaine utilité sur ce plan[109]. Comme Singer, Siegler et Pellegrino[110] le soulignent, les approches empiriques peuvent remettre en question la définition de certains concepts. En outre, les approches empiriques peuvent indiquer la divergence entre les propositions et l’application et remettre en question le contenu empirique des propositions normatives. Par exemple, imaginons une recherche empirique sur le rôle des émotions dans la prise de décision éthique. Celle-ci pourrait justement contribuer à redéfinir la pertinence des émotions au niveau de l’éthique normative. Ce serait alors une contribution à la méta-éthique en tant que réflexion sur l’éthique elle-même. Cette même recherche pourrait aussi démontrer l’intérêt ou le non-intérêt de la prise en compte des émotions en éthique. Ce serait alors une contribution à l’éthique appliquée. Ces recherches n’indiquent pas ce que l’on doit faire au sens strict, mais elles touchent bel et bien aux autres dimensions de l’éthique.

En résumé, l’approche neurophilosophique :

  1. est méthodologique et ne constitue pas une neurophilosophie ontologique. Elle propose non pas un rapport de contrainte, mais un rapport d’échange et de collaboration entre les neurosciences et l’éthique ;

  2. ne suggère pas d’interprétations radicales qui viendraient infirmer ou confirmer définitivement certaines thèses philosophiques ;

  3. est fondée sur une interprétation émergentiste des neurosciences et non sur une approche réductionniste ;

  4. est un naturalisme interdisciplinaire large qui implique des disciplines telles que neurosciences, la psychologie (et les sciences cognitives), la philosophie de l’esprit ainsi que les sciences humaines et sociales ;

  5. concerne la méta-éthique et dans une moindre mesure l’éthique appliquée et non l’éthique normative.

3. L’approche neurophilosophique illustrée par des travaux empiriques sur la relation entre la raison et les émotions

La question de l’apport respectif de la raison et des émotions en éthique est à l’origine de grands débats. De façon caricaturale, les rationalistes soutiennent que le raisonnement et la décision éthiques doivent être fondés sur des raisons souvent susceptibles d’être universalisées dans le sens où la justification raisonnable d’une action devrait être partagée par tous ou susceptible de l’être. Par contre, certains nuancent les prétentions à l’objectivité et à la rationalité dans le jugement moral[111]. Ils laissent plutôt la plus grande part à des facteurs subjectifs, tels que les émotions[112]. Plusieurs travaux classiques en neurosciences ont déjà abordé la question des bases neuronales du comportement social[113]. Plus récemment, la question du rapport entre la raison et les émotions a fait l’objet de certaines recherches neuroscientifiques importantes. Les résultats obtenus permettent d’illustrer la pertinence et l’intérêt d’une approche neurophilosophique. Les travaux d’Antonio Damasio et de ses collaborateurs[114] ont mis en lumière une dissociation entre la capacité de raisonnement moral abstrait telle que la réussite des tests de jugement moral de Kohlberg et le comportement moral réel chez un patient. Celui-ci, EVR, a subi une lésion bilatérale au cortex préfrontal ventromédian qui épargnait la plus grande partie du cortex frontal dorsolatéral et le pôle frontal[115]. Damasio et ses collaborateurs ont observé que ce patient n’a pas été capable de conserver son travail, qu’il avait de la difficulté à exécuter les étapes intermédiaires des tâches que l’on attendait de lui et sa capacité de planifier à court et à long terme était gravement diminuée[116]. Il se livrait à des atermoiements sans fin et à d’interminables comparaisons lorsque venait le temps d’effectuer un choix[117]. Ainsi, même s’il est capable de comprendre théoriquement les options et les conséquences de ses choix et est même capable de raisonnement moral abstrait, ce patient a de la difficulté à « décider qui est bon et qui ne l’est pas, par rapport à ses propres intérêts[118] » ; il lui « manque le sens de ce qui est socialement approprié[119] ».

Ces observations effectuées auprès du patient EVR concordent avec un important travail de reconstruction dirigé par Hanna Damasio qui a permis d’établir que le patient Phineas Gage, né en 1848, avait lui aussi souffert de changements profonds de personnalité suite à une lésion cérébrale impliquant les cortex préfrontaux droit et gauche. Cette lésion, en relation aux observations contemporaines, explique les anomalies au niveau de la prise de décision rationnelle et du traitement de l’émotion observées chez ce patient[120]. Comme EVR, avant la lésion, Gage avait été un homme responsable, intelligent et bien adapté socialement[121]. Encore une fois, comme EVR, plusieurs des capacités de Gage (intelligence, mouvement, parole, apprentissage, mémoire) étaient demeurées intactes après la lésion[122]. La description comportementale fournie par les médecins de l’époque indique que la décision rationnelle dans le domaine social ainsi que le traitement de l’émotion étaient compromis sans pour autant que soient touchées la logique abstraite des mêmes problèmes ou la capacité de calculer, ce qui correspond aux déficits observés chez les patients souffrant de telles lésions aujourd’hui[123]. Les observations chez ces patients ont conduit à proposer que les émotions et les mécanismes qui les sous-tendent participent à la prise de décision dans le domaine social et que cette participation dépend des régions frontales ventromédianes[124].

Damasio et al. ont formulé l’hypothèse des marqueurs somatiques pour expliquer le déficit d’EVR[125]. Cette hypothèse est fondée sur l’idée que les émotions ne sont pas des obstacles au bon raisonnement moral et à la prise de décision rationnelle, mais en sont en fait des constituantes essentielles. Les émotions seraient des marqueurs intervenant dans la sélection des réponses et qui accompagneraient « la projection interne des conséquences futures liées à des options cruciales[126] ». Ces marqueurs produiraient une « sensation viscérale » au sujet des options en forçant l’attention sur les conséquences négatives ou positives en plus de modifier les comportements d’appétence ou d’aversion en agissant sur les systèmes dopaminergiques ou sérotoninergiques par exemple[127]. Au niveau neuroanatomique, ce système impliquerait les cortex frontaux ventromédians, des effecteurs centraux autonomes (amygdales) ainsi que les voies et les cortex somatosensoriels[128]. Une rétroactivation multirégionale synchronisée permettrait d’établir une convergence de l’activité de ces nombreux systèmes activés simultanément pour définir « une situation sociale donnée, en termes cognitifs et émotionnels[129] ». L’activation des cortex ventromédians serait suivie « d’une rétroactivation de beaucoup des aires qui faisaient partie de l’ensemble original[130] ». Cette rétroactivation entraînerait ensuite la production d’un état somatique utile dans l’évaluation du comportement social et éthique[131]. Damasio a tenté de montrer que les patients de type EVR sont dépourvus de « marqueurs somatiques[132] ». Autrement dit, ils sont incapables de sentir la charge émotionnelle des décisions qu’ils prennent, d'où leur incompétence morale et sociale. Ces observations suggèrent une relation spécifique entre la raison pratique et les émotions dans le jugement et le comportement éthiques. Elles indiquent que ces deux dimensions sont intimement liées et que l’on aurait tort de dissocier la raison des émotions dans la prise de décision socialement et moralement appropriée[133]. De nombreux autres travaux convergent avec l’hypothèse de Damasio.

Par exemple, Partiot, Grafman, Sadato, Wachs et Hallett[134] ont démontré à l’aide de la tomographie par émission de positrons (TEP) que le cortex préfrontal dorsolatéral ainsi que le cortex temporal postérieur (gyrus temporal moyen droit, cortex pariétal inférieur droit et le précuneus gauche) étaient davantage activés dans une tâche de planification non émotionnelle tandis que le cortex préfrontal médian et le cortex temporal antérieur (partie antérieure du gyrus temporal moyen) étaient plus activés dans une planification émotionnelle[135]. Ces résultats indiquent que des régions distinctes des cortex temporal et préfrontal, voire deux réseaux neuronaux, sont activées dans l’élaboration de plans émotionnels et non émotionnels[136]. L’étude appuie la dissociation entre la connaissance émotionnelle et non émotionnelle telle que suggérée par le cas de Phineas Gage[137] et celui d’EVR.

Moll et ses collaborateurs[138] ont étudié les corrélats neuronaux des émotions morales. Conformément à la théorie de Damasio, celles-ci permettraient d’attribuer une valeur aux événements, aux objets et aux actions par une évaluation rapide, automatique et inconsciente[139]. Cette équipe a observé que les émotions morales activent l’amygdale, le thalamus, le mésencéphale supérieur ainsi que le cortex orbital et préfrontal et la scissure temporale supérieure (STS)[140]. Dans leur étude, la condition morale (opposée à la condition déplaisante) a indiqué une activation spécifique du cortex orbitofrontal médian, du gyrus frontal inférieur, du cortex temporal antérieur, de la scissure temporale supérieure (STS) et de l’amygdale (bilatérale)[141].

L’étude de Moll et al.[142] converge aussi avec les résultats d’une étude d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) effectuée par Greene et ses collaborateurs[143]. Celle-ci a démontré l’importance de l’engagement émotionnel dans le jugement moral dans certaines des mêmes aires cérébrales que Damasio[144] (le gyrus frontal médian ; le gyrus du cingulum bilatéral et le gyrus angulaire bilatéral) ainsi qu’une diminution des aires associées à la mémoire de travail lors des dilemmes chargés émotivement (« moral-personnal dilemmas[145] »). Greene et ses collaborateurs ont noté qu’aucune approche éthique cohérente ne semblait permettre de comprendre pourquoi des dilemmes éthiques « moraux personnels » incitaient à des réponses différentes qu’à d’autres types de dilemmes (« moraux impersonnels » ou « non moraux »). L’hypothèse confirmée par l’étude est que l’engagement émotionnel de ce type de dilemme vient modifier sensiblement le raisonnement. En outre, « l’interférence émotionnelle » dans les dilemmes moraux augmente le temps de réponse et modifie considérablement la psychologie morale des sujets[146]. Ils ont aussi remarqué que le temps de réaction augmentait pour les réponses incongruentes du point de vue émotionnel (et il est légèrement plus court pour les réponses congruentes) et que les réponses « inappropriées » prennent en fait plus de temps que les réponses appropriées pour les deux autres conditions (non morale et morale impersonnelle)[147]. Greene et ses collaborateurs ont démontré : 1) que les trois régions activées préférentiellement par la condition « morale personnelle » sont liées aux émotions ; 2) que le pattern du temps de réaction pour la condition « morale-personnelle » appuie l’hypothèse de l’engagement émotionnel supplémentaire ; 3) que les dilemmes moraux impersonnels ressemblent davantage aux dilemmes non moraux qu’aux dilemmes moraux personnels ; et 4) qu’il y a une corrélation entre le type de dilemme et l’activité neuronale[148].

Ces observations neuroscientifiques suggèrent une importante contribution des émotions dans l’activité de la raison pratique. Elles indiquent que contrairement à ce que l’on croit parfois explicitement, et plus souvent implicitement, les émotions ont un rôle important dans la prise de décision et dans la réflexion éthique. Par exemple, les émotions ne seraient pas sans valeur au niveau du jugement moral et même que la rationalité pourrait difficilement être séparée des émotions sous peine de devenir déraisonnable. Ces résultats remettent donc en question certaines conceptions que nous entretenons au sujet des émotions et de la rationalité en éthique. Sur le plan de l’éthique, elles mettent en lumière la complexité du jugement moral et son engagement émotionnel. Bien sûr, ces résultats ne nous disent pas ce que l’on devrait faire ni même comment on devrait intégrer les émotions dans les théories éthiques et l’éthique appliquée. Beaucoup d’autres recherches empiriques ainsi que d’importantes réflexions théoriques seraient nécessaires à cet effet. Par contre, ces résultats alimentent une approche neurophilosophique où nos conceptions philosophiques et éthiques des émotions et de la raison doivent entrer en dialogue avec les données des neurosciences.

Conformément à nos développements théoriques, cet apport des neurosciences, d’une part, 1) ne suggère pas le déterminisme ; 2) ne commet pas le paralogisme naturaliste ; 3) n’est pas éliminé à cause du dualisme sémantique ; 4) n’est pas réductionniste et 5) n’impose pas l’hégémonie de l’objectivité. D’autre part, l’apport des neurosciences se fait dans le cadre d’une approche qui 1) ne propose pas un rapport de contrainte, mais permet d’informer et d’enrichir notre conception des émotions et du raisonnement moral ; 2) ne soutient pas l’infirmation ou la réfutation d’une approche éthique donnée (ici le rationalisme) ; 3) s’insère dans une conception émergentiste et multi-niveau des neurosciences ; 4) peut contribuer d’abord aux sciences humaines, lesquelles contribuent ensuite à la recherche empirique en éthique dans une approche naturaliste large et interdisciplinaire ; et 5) se fait au niveau de la méta-éthique et de l’éthique appliquée et non directement au niveau d’une éthique normative. L’approche neurophilosophique peut donc approfondir notre connaissance de l’éthique.

4. Les limites de l’approche neurophilosophique proposée

Quelques commentaires et remarques s’imposent sur la portée et la valeur de l’approche neurophilosophique esquissée. La première remarque concerne le glissement dans l’identification de l’approche neurophilosophique et d’une neurophilosophie ontologique de l’éthique. Il s’agit alors de passer d’un cadre de recherche à une soi-disant « nouvelle conception de l’être humain », une neurophilosophie ontologique. Plusieurs moments de l’histoire de la médecine peuvent nous mettre en garde contre l’identification entre hypothèse de travail et connaissance certaine au sujet du système nerveux. Par exemple, les hypothèses phrénologiques de Gall ont certainement constitué un avancement dans la connaissance du cerveau en popularisant une forme de localisationnisme. Cependant, les usages crânioscopiques de ses thèses sont beaucoup plus douteux. Par exemple, Gall estimait que la crânioscopie pouvait contribuer à la pratique judiciaire d’abord en éclairant les faits (l’instruction) et ensuite en aidant à choisir un châtiment approprié (selon une règle de proportion entre la taille de la saillie crânienne correspondant avec la nature de l’infraction[149]). Peu d’entre nous seraient prêts à subir un procès gouverné par de telles pratiques. De même, la lobotomie préfrontale (ablation des deux lobes préfrontaux) et ensuite la leucotomie préfrontale (section des projections allant du thalamus au cortex préfrontal) toutes deux popularisées par Moniz[150] afin de traiter la maladie mentale (sans diagnostic précis) ont provoqué beaucoup de remous étant donné que les résultats de ces interventions agressives étaient souvent peu convaincants[151]. Finalement, il y a aussi aujourd’hui l’usage répandu de psychotropes et d’antidépresseurs qui pose de nombreuses questions. A-t-on trop facilement recours aux traitements pharmacologiques au détriment d’autres types d’intervention ? Favorise-t-on une conception mécaniste de l’être humain en négligeant les aspects sociaux, culturels de la maladie en ne traitant que des symptômes[152] ? Ces trois exemples font prendre conscience que les connaissances que nous avons sur le cerveau sont provisoires, partiales et partielles. Tout cela invite à la prudence lorsqu’on tente d’identifier un projet de recherche donné offrant certaines connaissances sur le cerveau à une « neurophilosophie ontologique ». Il ne faut donc pas chercher à imposer trop rapidement une compréhension de l’homme et ensuite une éthique normative et des applications précises à partir des données neuroscientifiques. Cela amène à poser des bémols, par exemple, quant aux propositions de Paul Churchland[153] qui tendent à appuyer une éthique de la vertu plutôt qu’une éthique fondée sur des « normes abstraites » à partir de connaissances fort limitées du cerveau[154].

L’approche neurophilosophique peut contribuer à une plus grande compréhension de l’éthique, notamment au niveau méta-éthique. Cela dit, il faudra toujours à cette approche un apport motivationnel dans le sens où elle ne peut pas en elle-même constituer une éthique, mais doit s’allier à un souci éthique, le souci de faire le bien, le juste. Ainsi, elle semble plutôt un complément, une méta-perspective sur l’éthique. Elle doit s’inscrire en outre dans un cadre interdisciplinaire où l’on tient compte de la diversité des perspectives et de la multiplicité des façons de concevoir l’éthique afin d’en éviter la sur-objectivation qui pourrait l’accompagner si elle est mal interprétée. Cela permet aussi de ne pas négliger le rôle critique de l’éthique que l’apport des neurosciences pourrait occulter[155].

Conclusion

Dans cet article, nous avons tenté de montrer la pertinence et la valeur d’une approche neurophilosophique en éthique. Un tel projet de rapprochement entre les neurosciences et l’éthique est inévitablement confronté à un certain nombre d’objections. Le déterminisme, le paralogisme naturaliste, le dualisme, le réductionnisme et l’hégémonie de l’objectivité sont autant d’écueils qui guettent ce projet. Cependant, nous avons soutenu qu’une approche neurophilosophique est pertinente pour l’éthique. Les débats traditionnels au sujet de la relation raison-émotion sont un lieu où une approche neurophilosophique démontre son intérêt. Par contre, il faut prendre garde de ne pas passer trop directement d’une approche neurophilosophique à une neurophilosophie ontologique de l’éthique. Une précipitation à confondre ces deux entreprises peut amener une inférence imprudente et la validation d’une éthique normative à partir de données partielles et partiales. L’héritage de Gall, de Moniz et certains moments moins heureux de la neuropsychiatrie sont des rappels que nos connaissances sur le cerveau sont toujours provisoires. Cependant, une approche neurophilosophique, sans nécessairement suggérer des orientations précises, peut servir à approfondir notre conception de l’éthique.

Le dialogue contemporain entre ceux qui étudient le système nerveux et ceux qui se préoccupent de l’éthique est à peine entamé. Il y a tout à espérer qu’il pourra se poursuivre et s’intensifier dans l’optique ultime d’une humanité plus éclairée sur sa propre nature et sur ses propres choix.