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De son vivant, Hannah Arendt affirmait que son meilleur livre était La crise de la culture[1]. Aujourd’hui encore, plus d’un lecteur est surpris par la profondeur des essais qui sont réunis dans cet ouvrage et qui ont été publiés pour la plupart il y a maintenant près d’un demi-siècle. Et parmi ceux-là, celui consacré à « La crise de l’éducation[2] » permet d’apprécier l’originalité et la richesse d’une pensée authentiquement philosophique. Une pensée qui, tant au point de vue des enjeux que par sa manière de décrire les problèmes, reste constamment ancrée dans la réalité. Cela est d’autant plus vrai que l’un des axiomes de la pensée d’Arendt — peut-être faudrait-il plutôt dire sa conviction profonde — est « que la pensée elle-même naît d’événements de l’expérience vécue et doit leur demeurer liée comme aux seuls guides propres à l’orienter[3] ».

La question qui nous retient est très simple et peut se formuler comme suit. Peut-on parler d’une actualité de la pensée d’Arendt en matière d’éducation ? L’objectif recherché n’est pas de fournir une interprétation normative de ce que doit ou devrait être l’éducation. Nous nous en garderons bien. Une telle interprétation, aussi bien intentionnée soit-elle, se heurterait à de trop grandes difficultés. D’ailleurs, soit dit en passant, on s’épuiserait à vouloir essayer de dresser la liste des livres, revues, colloques et dossiers consacrés à un sujet d’essence culturelle aussi vaste que celui de l’éducation. En outre, les pratiques éducatives et les connaissances transmises par l’école sont devenues beaucoup trop hétérogènes pour rêver d’une science ou d’un savoir absolu.

Notre intention est plus modeste. Ce texte vise plus simplement à recueillir et à systématiser le diagnostic d’Arendt. Il s’agit de montrer que ses réflexions sur l’éducation — thème de prédilection pour des penseurs et humanistes de renom tels que Platon, Aristote, Augustin, Montaigne, Locke, Rousseau, Kant, Lessing, Condorcet, Pestalozzi, Fichte et Hegel, pour ne citer que ceux-là — témoignent de « l’universalité problématique » de notre civilisation, qui, plutôt que de faire rire ou pleurer, d’inviter à la quiétude ou à l’indifférence, oblige à s’interroger sur la « vacance du sens » qui en découle. Plus concrètement encore, ce texte vise à montrer que la crise de l’éducation, telle qu’Arendt l’explique, n’est pas uniquement liée à la difficulté de lire et d’écrire[4], ou du moins qu’elle est beaucoup plus profonde que ne l’indiquerait à première vue cette difficulté ou incapacité d’apprentissage élémentaire. La crise concerne le « fait de la natalité », le fait que des enfants, par leur venue au monde, renouvellent ce monde[5], et comme tel cela signifie pour Arendt que la responsabilité (l’autorité, la conscience, le devoir, le sens commun) se doit de redevenir aujourd’hui le centre de l’éducation.

La natalité, concept central de toute la philosophie d’Arendt, c’est l’annonce d’un nouveau commencement, lequel est « le propre de l’agir authentique » qui rompt avec l’enchaînement causal de l’histoire[6] en vue d’« une certaine nomination de l’expérience humaine et de l’institution […] d’un monde[7] » commun fondé sur la parole et sur l’échange. Or, parce que le commencement qu’incarne la natalité est imprévisible, le nouveau venu doit toujours être rattaché à quelque chose de préexistant, de plus ancien, à un exemple reconnu d’autorité qui transcende l’acte même de liberté dont il est porteur. Fondement de l’agir libre, autonome et innovateur d’une part, la natalité symbolise d’autre part la conservation, la préservation et l’extension de l’ancestral, c’est-à-dire un héritage légué par tradition. Autrefois, et cela tout au long de notre tradition romano-chrétienne, c’était à l’éducation qu’incombait la tâche « de rattacher les “nouveaux” à ce qui les avait précédés, de rendre les jeunes dignes de leurs ancêtres[8] » ; autrement dit de maintenir l’équilibre toujours précaire entre l’ancien et le nouveau. Sur un ton pessimiste et résolument provocateur, H. Arendt considère que cet équilibre est aujourd’hui rompu. L’école ne vise plus à introduire les enfants « dans le monde comme un tout, mais dans un secteur limité bien particulier[9] ». Pour tout dire, la culture du religieux — au sens où ce terme signifie pour Arendt être lié ou relié (religare), communier en un même idéal de culture et d’humanité, dans un esprit relatif à la finalité essentielle de l’homme —, cette culture manquerait à l’école d’aujourd’hui. Alain dit justement à ce sujet ne point concevoir « d’homme qui n’ait premièrement besoin de cette humanité autour, et déposée dans les grands livres[10] ». Ces propos sont à méditer. H. Arendt était bien loin elle aussi d’en minorer l’importance. À rebours de la thèse selon laquelle la modernité marquerait la sortie définitive du religieux hors du fait social et politique[11], elle considère qu’un monde qui se détourne de tout schéma de transcendance se prive par le fait même des ressources intellectuelles et morales nécessaires à la construction et au maintien du « vivre-ensemble[12] ».

Pour bien conduire cette enquête jusqu’à son terme et ne pas s’en tenir à un exposé squelettique des thèses d’Arendt, nous procéderons en quatre étapes. Nous relèverons tout d’abord les éléments constitutifs du projet éducatif arendtien qui vise à concilier autorité et liberté. Puis, dans un deuxième temps, nous verrons que ce projet s’inscrit en réaction obligée à une crise de l’autorité et de la transmission en Occident. Nous montrerons par la suite comment, selon H. Arendt, cette crise a investi la sphère de l’éducation, principalement sous forme de débordements socioéconomiques et technoscientifiques[13] ; ceux-ci contribuent à un processus de massification des enfants à l’école et, par voie de conséquence, à l’abdication de toute conservation et de transmission de la part des parents et des professeurs. Aussi insisterons-nous en dernier lieu sur le fait que si décisive que soit pour Arendt la rupture avec la tradition dans une solution espérée à la crise de l’éducation, et malgré son insistance à vouloir maintenir l’école en lisière de toute revendication socio-technique, ses réflexions n’en souscrivent pas moins aux idéaux d’une éducation humaniste, à savoir : grâce à la culture classique et à une formation morale, libérer en l’enfant ce qui l’empêche de devenir homme, le prémunir contre les « faux prestiges » du modernisme, lui permettre en somme de « s’accomplir d’après son génie singulier ». Pour conclure, nous reviendrons au diagnostic d’Arendt dans le but d’en tirer quelques enseignements.

D’entrée de jeu, précisons que la crise de l’éducation, telle qu’en témoigne le titre de l’essai en question, a pris naissance aux États-Unis, soit environ une décennie avant même qu’Arendt ne décide d’écrire sur le sujet. Mais de l’avis même de l’auteur, bien que spécifique à l’Amérique, cette crise n’était pas moins susceptible de se répandre dans tout le reste du monde[14]. Précisons également que cette crise n’est pas tant la cause de l’instabilité de notre société que son « reflet », sa conséquence, son propre révélateur. Or comme c’est le cas pour de nombreux autres sujets à propos desquels H. Arendt a écrit, ses considérations sur l’éducation ne visent aucunement à trouver des remèdes et des « idées toutes faites[15] » sur mesure, ni à chercher des coupables ou à moraliser inconsidérément. Dans ses termes à elle, prendre acte d’une crise signifie d’abord « clarifier les problèmes » en vue « d’acquérir quelque assurance dans la confrontation de questions spécifiques[16] ». En d’autres mots, il s’agit dans un premier temps de cerner avec le plus de précision possible la signification aussi bien morale que politique et culturelle d’une « crise générale[17] » de société qui a pénétré jusque dans la sphère pré-politique de l’éducation[18], dont la tâche consiste à introduire « les nouveaux venus par naissance […] dans un monde préétabli où ils naissent en étrangers[19] ». En second lieu, il convient de penser et de réfléchir[20], c’est-à-dire de s’interroger sur les conséquences de cette crise, sans recourir aux « préjugés[21] » ou à quelque « succédané ultra-moderne[22] ». Cette double perspective, analytique et critique, prouve ainsi toute la cohérence du projet philosophique arendtien qui est constamment « orienté et soutenu par une finalité éthique, réellement constructive et opératoire, entièrement politique au meilleur sens du terme », à savoir, pour reprendre un slogan désormais bien connu d’Arendt : apprendre à « penser ce que nous faisons[23] » en vue d’affronter l’« absence de sens croissante[24] » dans le monde d’aujourd’hui. Pour H. Arendt, en effet, « l’éradication de l’évidence du sens », qu’Edmund Husserl et Max Weber ont tour à tour décrit comme la « faillite de l’humanisme » et le « désenchantement du monde », au lieu de faire désespérer, doit au contraire nous inciter à imaginer un autre sens pour ce monde à l’épreuve des idéo-logies — qui sont à comprendre ici comme la « logique d’une seule “idée” », la logique de la pensée unique[25].

I. La dimension éthico-politique de l’éducation

Mais avant d’aborder la nature de la crise et ses conséquences, un détour par la fonction de l’éducation s’impose. Il est certainement possible d’affirmer que le principe ou l’énoncé général des réflexions d’Arendt contenues dans l’essai auquel nous nous référons, consiste à revaloriser la dimension éthique de l’éducation dans le processus de formation du jugement de tout « être humain en devenir[26] ». Si, de ce fait, sa pensée est très voisine de celles de Locke et Kant, pour qui la bonne éducation est l’avenir de toute société[27], l’anti-hégélienne qu’est Arendt n’en reprend pas moins l’idée que l’éducation — en l’occurrence le milieu scolaire — « est une sphère qui forme un degré essentiel dans le développement du caractère éthique total[28] » de l’homme. Très concrètement, H. Arendt stipule que dans la mesure où l’ouverture aux générations futures constitue l’« essence [même] de l’éducation[29] », une bonne éducation doit en principe permettre de développer la capacité politique du jugement au sein d’un espace public commun, réactualisé et éthiquement fondé.

Comme on pourra s’en rendre compte en la lisant plus attentivement, Arendt attribue à l’éducation deux fonctions essentielles : 1) la première fonction est assignée aux parents : elle consiste à « protéger », à « soigner » les enfants et à les introduire, progressivement, « petit à petit », dans le monde, via l’école, plutôt que de les inciter, comme le veut la tendance actuelle, à y prendre part activement dès leur tout jeune âge ; 2) la seconde fonction est également assignée aux parents, mais aussi, dans une plus large mesure, à l’école et aux éducateurs : elle vise à transmettre le savoir et la culture en vue d’assurer la « continuité du monde[30] ». Il importe cependant d’ajouter que si Arendt considère la sphère éducative dans son ensemble comme une sphère pré-politique, c’est-à-dire une sphère qui ne relève pas directement du domaine public, c’est parce que l’école n’est pas tout à fait le monde « et ne doit pas se donner pour tel ; c’est plutôt l’institution qui s’intercale entre le monde et le domaine privé […] pour permettre la transition entre la famille et le monde[31] ». Fait assez paradoxal cependant, la philosophe reconnaît pourtant que l’école — du moins l’école publique — est assurée par l’État et à ce titre elle est non seulement la condition de l’accès au monde mais, du point de vue des enfants, le monde lui-même, puisque c’est à l’école que les enfants effectuent leur « première entrée dans le monde[32] ». De manière générale, la dimension publique — ou tout au moins sociale — de l’école n’est reconnue ou admise par l’auteur que du bout des lèvres. Au même titre que l’espace familial, l’institution scolaire est et doit rester le lieu de subordination des enfants à l’autorité des adultes[33], laquelle n’a presque plus sa raison d’être dans l’enseignement supérieur et encore moins dans la vie publique où « c’est toujours à ceux qui sont déjà éduqués que l’on a affaire[34] ». D’ailleurs, H. Arendt considère qu’à l’exception des Romains, « partout où le modèle de l’éducation par l’autorité […] a été plaqué sur le domaine de la politique » — ce qui est le cas, d’après elle, des philosophies de Platon et d’Aristote — il a contribué « à couvrir une prétention […] à la domination[35] ».

L’apologie que fait l’auteur de la distinction entre le domaine privé et le domaine public — et dont son livre culte, Condition de l’homme moderne, est tout à fait emblématique —, pourrait, peut-être, à première vue, laisser croire que ces deux fonctions de l’éducation qui viennent d’être mentionnées et la part publico-politique du monde sont antinomiques et diamétralement opposées[36], et pour cause. Pour H. Arendt, la division grecque du privé et du public reste un postulat fondamental de toute existence humaine, car « une vie passée entièrement en public, en présence d’autrui, devient […] superficielle[37] ». Le privé représente le lieu du « secret », de la sûreté et de la « sécurité » ; sans la protection des « quatre murs » du foyer, aucune vie ne peut s’épanouir et « prospérer[38] ». Inversement, pour se maintenir, le domaine public a besoin d’être protégé « des nouveaux venus qui déferle[nt] sur lui[39] ». Certes le public est-il le lieu de la liberté et de la nouveauté, un espace où la pleine visibilité et l’initiative individuelle jouissent d’une très grande publicité[40]. Mais c’est aussi et surtout le lieu du vivre-ensemble, un lieu de discussion, d’échange et de délibération en commun ; bref un endroit où l’« utilité », les « idiosyncrasies » et les « intérêts moraux du moi[41] » doivent laisser place au « souci du monde », à l’amour du monde[42].

Cette division a valu à H. Arendt de nombreuses critiques, mais elle doit être replacée dans le cadre de son analyse du monde moderne qui ne consiste pas tant en une extension du domaine public qu’en une sorte de « réduction » ou de « recouvrement » du privé et du public au profit de ce qu’elle appelle, dans le droit fil des analyses d’Alexis de Tocqueville, de Nietzsche, d’Ernst Jünger, de José Ortega y Gasset et de Martin Heidegger, la société de masse ou le social[43]. « Phénomène essentiellement moderne », l’engluement du privé et du public par le social suggère un idéal égalitaire qui tend à tout normaliser par l’entremise de l’économie et de la psychologie, ces deux sciences sociales « par excellence » qui ont pour principal outil les « lois de la statistique » et qui forment la chape de plomb de notre société de loisir et de consommation[44]. Tout se passe comme si la propension des sciences sociales à tout régir finissait par réduire la masse des hommes à une « race de singes sur-civilisés[45] ». Leur aversion et leur allergie chronique à l’égard de l’homme contribuent à hypnotiser et à oblitérer le sens commun. De l’avis d’Arendt, le social n’est rien d’autre qu’un mode de gestion et de contrôle global des hommes contraire à l’idéal démocratique dont il se prétend issu. En clair, pour elle, si la « psychologisation du social » a grandement contribué à modifier le regard sur le domaine privé, il n’empêche que l’égalisation des conditions de vie, qui se profile à travers l’acquisition des richesses et du bien-être matériel, tend à se faire au détriment de la dignité et de la liberté de l’homme. Du reste, quand la sphère privée et la sphère publique se fondent dans la réalité nouvelle du social, l’« intimité » forme la seule protection contre l’oppression et la tyrannie de la majorité.

Non seulement le social porte-t-il atteinte à la dimension essentielle de toute existence humaine, mais il « exclut la possibilité de l’action », la source même de l’« excellence humaine[46] ». La rigidité de cette thèse peut toujours être contestée et désapprouvée, mais il est difficile d’en nier la cohérence. Car ce ne sont pas les intentions d’Arendt qui doivent être mises en cause, mais bien les options auxquelles sa critique du social la contraint : un élitisme, une idéalisation de l’Antiquité, un dédain hautain de la démocratie, etc. Nous aurons l’occasion d’y revenir. Cependant, on peut d’ores et déjà affirmer qu’en dépit de son constat fatidique au sujet de la démocratie et sa difficulté à satisfaire les réquisits du social, H. Arendt est d’abord préoccupée par la question du sens, ou plutôt par l’absence de sens qui est, selon elle, la caractéristique principale de toute notre modernité. Son angle d’approche ne consiste donc pas en une seule réaction outrancière contre le social et ses effets délétères.

En dépit de la division normative du privé et du public, les deux termes en question ne s’opposent pas, bien au contraire. S’il peut sembler y avoir opposition ou résistance de l’un par rapport à l’autre, c’est davantage à cause du « non-respect » et de la confusion suscitée par le bruit envahissant du social, qui, en amalgamant la sphère privée et la sphère publique, en indexant et en modulant l’autorité du politique sur les désirs et les motivations intimes et en rendant les hommes tous « dépendants les uns des autres[47] », fait perdre de vue le lien — ténu, certes, mais essentiel — entre les deux domaines. D’après Arendt, si le privé doit être distingué du public, il n’en représente pas moins sa condition première. Car c’est aussi dans la profondeur de l’obscurité propice à la vie qui s’ébauche que le domaine public puise ses fondements et ses ressources. Le privé est en quelque sorte « le lieu où s’origine l’ouverture au politique ». Et c’est précisément grâce à l’éducation que l’écart entre la vie privée et la part publique du monde se trouve surmonté, et qu’un équilibre entre les deux domaines peut prendre forme sans porter atteinte à l’un ou l’autre. Or, tel que nous le disions précédemment, ce n’est pas tant la famille que l’école qui sert de relais — ou, selon une formule de Hegel, de « moyen terme » ou de « sphère médiane[48] » — entre le lieu de la natalité, du « développement » et de la « croissance[49] » de l’enfant d’une part et le monde d’autre part. Oui, en effet, la fonction de l’éducation scolaire, d’enseigner et de transmettre le savoir et la culture, est tout aussi importante que l’éducation familiale, qui, avons-nous déjà dit, doit viser principalement, mais non exclusivement, la discipline et le savoir-vivre. Fondement même de l’humanitas, condition de l’amor mundi, l’école a pour tâche de léguer et de transmettre aux jeunes qui font régulièrement leur entrée dans la cour du monde la richesse des « trésors » du passé en vue d’« assigner un passé à l’avenir » et ainsi permettre une « continuité dans le temps[50] ». Le chemin de l’école s’impose par la nature même des temps modernes où il ne se trouve aucune conscience pour hériter et questionner, méditer et se souvenir. Des expériences sont toujours faites, mais plus personne n’a « la force de les replacer dans un ensemble […] où elles puissent être reçues, accueillies, interprétées[51] ». Par cet accent mis sur l’école comme véhicule de la mémoire nous voilà reconduit à cette idée directrice d’Arendt soulignée en tout début d’introduction : « le souvenir, qui n’est qu’une des modalités de la pensée, bien que l’une des plus importantes, est sans ressources hors d’un cadre de référence préétabli, et l’esprit humain n’est qu’en de très rares occasions capable de retenir quelque chose qui n’est lié à rien[52] ».

Deux mises en garde s’imposent aussitôt. Premièrement, pour H. Arendt, le droit à l’éducation (la scolarisation) n’est aucunement le privilège d’une élite ou d’une couche particulière de la société, et ce même si l’idéal antique de la culture auquel se réfère sa conception de l’éducation — et sa philosophie tout court — peut avoir tendance à former écran. Deuxièmement, il ne s’agit pas non plus pour Arendt de renoncer au progrès issu de l’égalité sociale, encore moins de se porter abusivement à la défense d’un quelconque autoritarisme ou moralisme. Car le moralisme, qui se pare des apparences de la morale, en est exactement le contre-pied. Il s’agit simplement de souligner l’importance d’un minimum de valeurs, de règles et de principes qui confèrent sa substance à un individu, à un peuple, à une culture, à une société, et qui lui permet de se nommer et de s’articuler dans le temps. Le plaidoyer arendtien consiste plutôt en un subtil mélange d’autorité et de liberté : ce qui inclut d’une part la responsabilité, à savoir la conscience du devoir et le sens du lien social, d’autre part l’autonomie et donc le goût de la liberté et de l’indépendance « capable de susciter cette pureté du coeur[53] » et d’offrir au monde un « visage décent ». À l’instar de Kant et de Hegel, l’accent est mis par H. Arendt sur l’un des plus grands problèmes de l’éducation — tant au niveau familial que scolaire, soit aussi bien dans la fonction parentale d’élever et d’inculquer aux enfants un minimum de règles et de principes élémentaires, que dans celle qui est assignée aux institutions publiques d’enseignement et qui vise à leur enseigner, à leur faire étudier et à leur faire connaître le monde, un monde plus ancien qu’eux[54] —, le problème de concilier ou d’harmoniser la contrainte morale nécessaire et la liberté qui est le caractère propre de l’homme[55]. En définitive, c’est la quête permanente du juste milieu qui anime les réflexions d’Arendt sur l’éducation. Et cette quête est justifiée par le fait que l’autorité implique « une obéissance dans laquelle les hommes gardent leur liberté[56] ». Pour citer Kant une nouvelle fois : « l’éducation doit comprendre la contrainte, mais elle ne doit pas pour autant devenir un esclavage[57] ».

II. Une crise de l’autorité et de la transmission en Occident

Bien évidemment cet énoncé de principe s’articule en une pensée beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, principalement en raison de la crise du monde moderne par où a pris naissance le problème de l’éducation. Qu’en est-il au juste de cette crise ? et surtout, quels aspects de cette crise se sont réellement révélés dans l’éducation ? Pour y voir plus clair, commençons tout d’abord par rappeler le fil conducteur de la pensée d’Arendt sur l’éducation. « C’est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice[58]. » À elle seule, cette affirmation résume bien « l’unité profonde d’inspiration » de sa pensée qui ne consiste pas moins à retrouver le sens instituant de l’action dans cet élément de nouveauté et d’espoir que représente l’enfant[59]. Or force est d’admettre que ces propos ne reçoivent plus tellement d’écho. En ces temps où savoir et culture ne font pas forcément bon ménage ; où l’éducation, selon un « crescendo inquiétant », subit les contrecoups du loisir et de la consommation inscrits en lettres d’or sur l’autel des valeurs démocratiques ; où « jeunisme » et « cures de désintellectualisation » inondent les consciences ; où l’étudiant est devenu roi ; où satisfactions et auto-congratulations remplacent la conversation ou, pour mieux dire, servent de paravents et d’échappatoires à des lieux « culturellement moins exigeants » ; où, enfin, le pathos du changement et de l’innovation est notre lot quotidien, rares sont ceux — parents, professeurs, responsables d’écoles et d’universités, politiques, intellectuels — qui oseraient soutenir publiquement un tel discours. Nous vivons à une époque en perpétuel mouvement, une époque où il n’y a plus de repères fixes sur lesquels nous pouvons nous appuyer pour poser un regard lucide sur le monde. Tout ce qui se rapporte à un minimum de conservation, de tradition et d’attachement aux valeurs du passé se trouve systématiquement « répudié » et discrédité au profit du « dogme » du progrès[60].

C’est la conviction d’Arendt que cette attitude d’indifférence et d’intolérance « envers tout ce qui touche au passé[61] » est symptomatique d’une crise de l’autorité et de la transmission ; pour l’exprimer dans un langage plus moderne et plus actuel, d’une crise des valeurs, résultat d’une rupture avec le fil qui reliait l’humanité à l’autorité de la grande tradition intellectuelle et religieuse de l’Occident[62]. Nous sommes « en danger d’oubli », ne cesse d’affirmer Arendt, et « un tel oubli […] signifierait humainement que nous nous priverions d’une dimension, la dimension de la profondeur de l’existence humaine[63] ». Morale, religieuse, la crise est aussi politique[64]. Car si l’autorité a toujours été acceptée pour des raisons d’éducation et de savoir-vivre, elle l’a aussi été afin d’assurer « la continuité d’une civilisation constituée[65] ». Par conséquent, cela veut dire que l’expérience de cette crise n’est plus réservée à un petit nombre d’intellectuels bien avertis ; elle est devenue « une réalité tangible […] pour tous[66] ». Pour présenter les choses comme Arendt nous les décrit : nous sommes confrontés à une crise du sens commun qui est le résultat d’un manque, d’une carence, d’« un défaut de mémoire[67] ». Nous n’avons plus de repères fixes et de « règles de bon sens » pour nous guider. « “Notre héritage n’est précédé d’aucun testament” », formule du poète René Char[68], à laquelle Arendt se réfère souvent, qui répond comme en écho à celle d’A. de Tocqueville, qu’elle cite aussi abondamment : « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres[69] ». Pour le dire cette fois comme Paul Valéry, dont Arendt est aussi une fervente lectrice : « Ce qui fut cru par tous, toujours et partout, ne paraît plus peser grand-chose. […] nous avons perdu nos moyens traditionnels [de] penser et [de] prévoir : c’est le pathétique de notre état. […] : nous entrons dans l’avenir à reculons […]. […] il y a en nous une crise de l’imprévu[70] ».

Les analyses d’Arendt vont cependant bien au-delà de ce simple constat de rupture et d’oubli. D’un naturel franc, direct, elle considère que pour la première fois dans l’histoire de l’Occident une société — la nôtre — a tout simplement démissionné de sa responsabilité d’assumer les impératifs de l’autorité et de la transmission aux générations nouvelles[71]. Ce constat rappellera peut-être à plus d’un lecteur les analyses de Sigmund Freud sur l’avenir de la culture et de la civilisation, à ceci près que ce dernier parle davantage de malaise[72] plutôt que de crise. Son diagnostic est tellement bien connu qu’il peut paraître superflu d’en rappeler les grandes lignes. Un rapide coup d’oeil montrera toutefois qu’il y a des limites à un tel rapprochement.

George Steiner fait très justement remarquer qu’« aucune théorie contemporaine de la culture » ne peut faire abstraction du portrait dressé par Freud « des contraintes qu’impose une conduite civilisée aux instincts […] qui ne sont jamais satisfaits[73] ». On dit souvent, bon nombre d’études[74] penchent pour cette hypothèse, que notre époque s’explique par l’individualisme, l’exubérance, le matérialisme, les désirs et par toute une série de mouvements et de courants orientés vers l’authenticité et l’expression de soi. Mais, pour importants qu’ils soient, tous ces facteurs, qu’on considère d’ordinaire et à juste titre comme relevant également du freudisme, n’ont pourtant pas moins contribué à sa subversion, à une vulgaire assimilation des idées de Freud sur le bonheur au défoulement et à l’explosion des désirs. On a beau considérer les vues de Freud sur la métaphysique et sur la religion comme une sorte de radicalisation de celles de Schopenhauer et surtout de Nietzsche, qu’il a toujours confessé prendre un « “plaisir intense” » à lire, n’empêche qu’il demeure tout le contraire d’un « apôtre du défoulement ». Certes, Freud a-t-il bel et bien découvert, à travers la sexualité infantile et le complexe d’Oedipe, que l’être humain aspire à la pleine satisfaction de ses « pulsions » (libido) telle qu’il l’aurait connue dans un passé lointain. Mais cet état originel n’existerait plus, une répression ayant été instituée au nom du progrès de l’espèce et de la vie en commun. Enraciné comme Arendt dans une culture conservatrice et bourgeoise, Freud croit surtout que toute civilisation repose au premier chef sur une « sublimation des instincts ». Dit autrement, la question du sens, l’éthique du sacrifice, l’ordre, l’autorité, la beauté, bien loin d’être évincés, prédominent toujours sur la permissivité et sur l’ego ou le megeneration. Tout désir libéré excède nos pouvoirs et nos capacités : tel n’est-il pas ce qui permit à Freud de conclure à un « mythe de la raison » (l’« inconscient » = signifiant des « instances psychiques ») capable, à défaut d’endiguer une fois pour toutes, de maîtriser ces deux tendances extrêmes de l’espèce humaine auxquelles peut conduire une « volonté débridée » et aveugle à tout état d’Anaké : « l’instinct de mort » (Thanatos) et les « pulsions de vie » (Eros) ? « Le moi n’est pas maître dans sa maison », se plaisait à dire Freud, comme pour achever de décentrer de l’homme. Mieux : « c’est une lourde tâche, disait-il, que d’avoir pour patient le genre humain tout entier ». Entendons bien que, selon lui, un très large fragment de l’humanité serait dans le besoin. Tout le travail de la psychanalyse, à l’en croire, consisterait à essayer de rendre compatible nos désirs avec ce besoin.

Cela admis, il faut reconnaître que la plus grande faiblesse de la psychanalyse freudienne — d’autres, plus optimistes, y voient au contraire toute sa richesse —, c’est qu’elle n’a jamais pu démontrer réellement en quoi consiste une adaptation conforme à la réalité. C’est comme si sa prétention à unifier n’avait fait que conduire, comme tant d’autres théories empiriques inspirées du darwinisme, à « une complète anarchie de la pensée ». En témoignent, au siècle dernier, la période de l’après-guerre et surtout la vague d’émancipation des années soixante et soixante-dix, qui, butant contre le sujet traditionnel, conspuant la morale, l’ordre économique bourgeois et les tabous[75], verra dans sa « technique d’exploration du passé » et la thérapie qu’il propose — au dynamisme d’un « Moi rationnel », lui-même réglé sur un « Surmoi » censé mettre fin aux délires du « ça » en subordonnant le « principe de plaisir » au « principe réalité » — une vraie pédagogie de la libération. Alléguant, non sans raison, qu’il y a chez Freud des limites à l’aliénation par une rationalité institutionnalisée et qu’il revient à chacun de choisir et d’orienter sa vie dans un monde désenchanté, on n’a cependant eu d’oreille que pour une libération des instincts[76], sous-estimant par le fait même le risque non moins redoutable de contraindre l’humanité à la médiocrité. Car libération n’est pas liberté[77] : les confondre, rappelle H. Arendt, revient à réaffirmer le primat de la vie, du processus vital, donc l’indifférencié. Et de fait, pour Arendt, toute notre difficulté, à nous — quoique Freud, au style près et d’un air désabusé, l’ait très bien entrevue lui aussi vers la fin de sa vie[78] —, résiderait dans ceci : comment, dans les conditions d’une culture de masse, « tout orientée vers la réduction au même », assurer le dynamisme d’une civilisation ? Comment, au regard de « l’ordre de la consommation » et de « la quotidienneté[79] », assurer le jeu de liberté et de responsabilité si essentiel au maintien et à la stabilité d’un monde commun ? Se pourrait-il que, ramenés à des règles de conduite personnelles, nous ne soyons pas moins conscients de notre fragilité et de nos limites et que nous nous reconnaissions par conséquent certaines obligations et sacrifices ? En clair, comment, dans des sociétés égalitaires comme les nôtres, éviter le règne de l’« autosuffisance », c’est-à-dire taire la base de notre identité ou résister à sa démesure, et « articuler les individualités à la nécessité de vivre ensemble » ? Pouvons-nous encore « tabler sur une libération de la puissance du sujet » et conjointement son « acceptation d’être néanmoins un parmi d’autres » ? Après avoir confondu autonomie et individualisme et, qui plus est, fait triompher l’émiettement libertaire sur le groupe, nos sociétés sont-elles capables « de [retrouver] du nous en face du je triomphant » ? En d’autres termes, dans un monde comme le nôtre, atomisé, fragmenté, morcelé, « dé-moralisé », mais en même temps « in-quiété », hanté si l’on peut dire par « l’exigence d’oecuménisme », par un « sens commun moral[80] », la question se pose de savoir comment continuer d’évoluer librement, d’exercer des choix dans nos manières d’accueillir et d’intégrer le progrès tout en veillant au bien de la cité[81] ?

Pour revenir au diagnostic d’Arendt, l’important à retenir ici est que le renoncement-au-monde prend la forme d’une figure de la conscience au profit exclusif d’un mode de vie non plus seulement axé sur la satisfaction des besoins vitaux, mais sur des « appétits » de plus en plus « raffinés », « insatiables », « gargantuesques », « superflus », en somme le court terme[82]. Dérive individualiste de l’homo occidentalis, dont l’autre nom est refus de la culture et du sérieux politique requis pour vivre ensemble, c’est à ne pas en douter. Pour l’exprimer on ne peut plus négativement tout en restant conforme à la pensée d’Arendt : c’est comme si nous avions « cessé de reconnaître l’obligation de nous attacher à autre chose qu’à nous-mêmes[83] ». Ce faisant, prévient Arendt, nous sommes « en train de désavouer, consciemment ou non, les exigences du monde et son besoin d’ordre ; on est en train de rejeter toute responsabilité pour le monde : celle de donner des ordres, comme celle d’y obéir[84] ». Et plus le refus d’assumer l’orientation du monde devient quelque chose de « systématique » dans la vie publique, plus il devient évident que ce refus se fera sentir dans la sphère privée, où, jadis, l’autorité était prescrite comme quelque chose de tout à fait naturel[85]. Tel est, en substance, d’après H. Arendt, le biais par lequel la crise de l’autorité et de la transmission a pénétré la « sphère propre » de l’éducation.

Pour ce qui concerne la suite de notre propos, il s’agit maintenant de savoir comment il est réellement possible de mettre la thèse centrale d’Arendt sur la crise de l’autorité et de la transmission dans la vie publique moderne en accord avec sa prise en compte des débordements socio-techniques en éducation. Ou plutôt dans quelle mesure peut-on dire que ces débordements ont contribué à aggraver la crise de l’autorité et de la transmission en éducation ? Ici encore, la critique de la modernité conduite par H. Arendt apparaît comme l’instrument privilégié pour répondre à cette question. Outre sa critique du social relevée précédemment, bon nombre de ses écrits[86] montrent clairement comment la science du début de l’âge moderne marque un changement réel du monde, un renversement qui correspond à « l’aliénation par rapport à la Terre », conséquence spirituelle de l’invention du télescope par Galilée. La recherche du point d’appui d’Archimède visait en fait à découvrir une source irréfutable d’autorité et un principe de certitude. D’ailleurs, Arendt nous dit que cette conquête est également responsable de l’orientation globale de la modernité inaugurée par le doute cartésien — par la croyance que l’esprit humain ne connaît que ce qu’il fait lui-même, et dont la caractéristique principale est « l’aliénation par rapport au monde » sous la forme d’un subjectivisme radical engendré par le divorce de la pensée et de la réalité ou, si l’on préfère, par la soumission de la pensée, jadis au service de la contemplation dans les philosophies platonicienne et chrétienne, à un savoir-faire réglé sur le raisonnement mathématique et l’intervention de l’homme dans la nature. Mais ce renversement (la victoire de l’homo faber sur la contemplation) ne serait en fait que la première étape de l’illusion objectiviste moderne conduisant à l’autodestruction du subjectivisme cartésien et à l’éclipse des conditions de possibilité d’action et d’accès au réel, puisqu’il ouvre la voie à l’âge de l’Histoire, à la possibilité de faire l’histoire et la politique (d’après Hobbes, Vico, Smith, Hegel et Marx), dominée par la catégorie de processus, pour se renverser à nouveau avec l’automatisation de la technique et, pour finir, avec la victoire de l’animal laborans sur l’homo faber et le zôon politikon, avec la prépondérance du « travailleur-consommateur ».

Il n’est pas nécessaire d’entrer plus dans les détails. Limitons-nous ici à faire remarquer qu’Arendt opère en quelque sorte « un feuilletage socio-historique catastrophique [de la modernité] selon lequel l’humanité serait passée de l’ère de l’action à celle de l’instrumentalité, pour [finalement] déboucher sur l’ère du social dominé par l’animal laborans, [l’homme] consommateur et non-acteur de la société[87] », dont la vie quotidienne est désormais prise en charge, comme le dit Heidegger, par une escorte de législateurs, de technocrates, d’ingénieurs, de magiciens en communication et d’experts d’horizons divers ; autant de spécialistes qui, au moyen de « pseudo-théories » et d’« hypothèses fonctionnalistes simplettes », sont chargés du « maniement intellectuel » des hommes et incitent à un « commerce autistique » avec le monde. Mieux encore, Arendt voit au fondement de toute la conception moderne de l’histoire et de la politique une aliénation au monde semblable à celle qui caractérise les sciences de la nature. Dans les deux cas, en effet, il y a défiance de la rationalité à l’égard du pouvoir de l’homme de penser ce qu’il fait[88]. Lorsque la faculté de juger, « fille aînée de la pensée pure », est enrobée de spéciosités et soumise au dictat de la toute-puissance de la rationalité, alors finit par prévaloir sur la question du sens la logique du tout est possible, celle-là même qui a permis à l’expérience la plus perverse de toute l’histoire de l’Occident de se déployer dans sa radicale négativité : l’acosmie totalitaire par laquelle le sentiment d’humanité et la dimension de monde commun furent littéralement bannis, éclipsés[89]. En somme, pour H. Arendt, la modernité apparaît « comme hubris, comme un irrespect mutilant envers la “condition humaine” […], comme amputation […] de l’humanité de l’homme[90] ». Dans les termes qui sont les siens à la toute fin de Condition de l’homme moderne : « l’époque moderne — qui commença par une explosion d’activité humaine si neuve et si riche de promesses — s’achève dans la passivité la plus inerte, la plus stérile que l’Histoire ait jamais connue[91] ». Ainsi, dans le concerto du progrès et de l’histoire, l’adagio tempère-t-il quelque peu l’allegro.

Qu’il s’agisse là encore une fois d’une remise en cause de notre modernité dont la filiation avec la pensée de Heidegger n’est pas douteuse, nul ne le contestera. Mais ce rapprochement est « une généralité trop vague pour […] caractériser ce qu’accomplit véritablement H. Arendt ». Car si les réflexions de Heidegger sur la modernité donnent l’impression de verser tragiquement dans le romantisme et le nationalisme, notre H. Arendt, au contraire, loin d’hypostasier ou de récuser la réalité au nom d’absolus métaphysiques mystérieux, s’attaque de front à la condition humaine, dans ce qu’elle a de tout à fait spécifique à notre époque[92]. Son option vise plutôt à repenser une échelle de valeurs à la fois plus conforme à la dignité humaine et au sens de la vie en commun. Entre la tentation réactionnaire et l’étourderie ambiante une troisième voie lui paraît possible qui consiste, par un travail de réflexion et de mémoire appliqué au temps présent et un souci de dépassement, à articuler un nouvel humanisme[93].

Nous pensons interpréter H. Arendt correctement lorsque nous inscrivons son analyse des débordements socio-techniques en milieu éducatif au registre de ses réflexions sur la crise de l’autorité et de la transmission. C’est l’idée d’un glissement ou d’une réduction du sentiment d’humanité à un niveau purement opératoire et technique (« une humanité déshumanisée[94] ») qui permet d’établir ce rapprochement. Dès lors que ce sont le savoir et la culture — en tant que fondements de cette humanité — qui sont ébranlés et mis en cause par la société et sa technique dirigeante, c’est, de toute évidence, en éducation que cette réduction se trouve le plus durement ressentie et éprouvée[95]. Non seulement la modernité apparaît-elle aux yeux d’Arendt comme l’une des plus prétentieuses formes d’oubli[96], mais l’aliénation dont elle est porteuse a conduit à une situation dans laquelle l’homme, où qu’il aille, ne rencontre plus que lui-même[97]. Plus besoin, en effet, d’un détour par le passé, par « les signes d’humanité déposés dans les oeuvres de culture[98] ». Plus besoin pour l’individu de la médiation d’un monde commun de références[99]. L’idéal du « penser par soi-même » des Lumières tourne le dos au monde. Ou disons plutôt que ce n’est plus le monde qui est la référence totalisante mais l’individu prisonnier des limbes de l’introspection et de l’égotisme, enfermé dans l’originalité de son moi[100]. Jadis, « l’autonomie était à conquérir, elle est désormais à respecter ». Pour parler comme Emmanuel Lévinas, « on raisonne [maintenant] comme si le moi avait assisté à la création du monde[101] ». Et pourtant, l’indépendance ne se décrète pas unilatéralement, il faut s’en donner les moyens, nous dit Condorcet, c’est-à-dire soumettre ses opinions à un « examen libre » et avoir « la modestie de recourir [aux lumières] d’autrui lorsqu’on sent l’insuffisance des siennes[102] ». Être indépendant et autonome ne signifie nullement ne pas partager ses idées avec autrui. Certes, le travail de la pensée, comme toute activité d’ailleurs, est-il d’abord le fruit d’un effort personnel. Mais ce n’est jamais à partir de moi-même seulement, dans un « romantisme solitaire », que je pense par moi-même. La faculté de penser n’est pas une « faculté naturelle[103] ». Elle a besoin d’être médiatisée, de « partir en visite[104] », comme le dit si bien H. Arendt, à la rencontre de ces autres que moi-même, ces autres dont « la compagnie n’est pas périphérique mais intrinsèque à l’activité de penser[105] ».

S’évader de soi, sortir de son univers mental, des limites de son propre territoire, de sa localité, bref s’extraire de sa « gloutonnerie » et se confronter à l’altérité, n’est-ce pas par le fait même admettre la part d’« étrangeté » qui est en nous et l’urgent besoin d’autrui pour nous en délivrer le secret et la richesse ? accepter, à la manière de Montaigne, que « c’est de l’autre que le moi se soutient et se crédite[106] » ? Subjectivité sur fond d’intersubjectivité : sans cette disposition d’esprit, sans cette ouverture aux autres, aucun dialogue n’est possible. Comme l’ajoute Ernst Cassirer dans son texte consacré à « La “tragédie de la culture” » : « […] chaque fois qu’un sujet […] est prêt à s’oublier pour se fondre en un autre et s’abandonner totalement à lui, il se retrouve lui-même en un sens plus profond et plus neuf[107] ». Que cette dialectique, source de l’évolution spirituelle de la culture humaniste occidentale, soit permanente et infinie, c’est ce que Pico Della Mirandola, grand monument de la Renaissance italienne, atteste lui aussi : « Impossible de bien choisir parmi toutes les doctrines la sienne propre, si l’on ne s’est au préalable familiarisé avec toutes[108] ».

On l’aura compris, H. Arendt met moins l’accent sur la certitude que sur la compréhension ; plus sur le sens que sur la vérité ; sur le jugement plutôt que sur le raisonnement ; sur la pensée bien plus que sur la soif de savoir ou de connaissance[109] ; bref, sur la communication au lieu d’un maniement technique du discours. Pour tout dire, penser par soi-même signifie témoigner de ce don particulier des rapports humains qu’est un « coeur intelligent [qui] rend supportable le fait de vivre […] avec ces éternels étrangers que sont les autres et [qui] leur permet à eux de nous endurer[110] ». La philosophe fait ici sienne l’idée de Karl Jaspers pour qui « les questions [la quête de la compréhension et du sens] sont plus essentielles que les réponses » parce qu’elles rejoignent tous les hommes et les incitent à communiquer librement leurs pensées[111]. Dans ce monde pluriel et universel, dans cette « communauté d’hommes à qui [on s’adresse], qui écoutent et qu’on peut écouter[112] », nous dit Arendt, réside la culture de l’amitié (philia), substance morale et « garantie religieuse » d’une authentique humanité. Aristote dit vrai lorsqu’il affirme, dans son Éthique à Nicomaque, qu’une vie sans amis n’a aucun sens[113]. Étienne de La Boétie, fidèle compagnon de route de Montaigne, n’en pense pas moins que lui : « l’amitié, dit-il, c’est un [mot] sacré, […] une chose sainte[114] ». L’amitié, c’est le « baume », ou plutôt elle secrète le baume qui adoucit les relations humaines, le baume sans lequel le jugement serait arbitraire et dépourvu de considérations morales. Et la philosophe Arendt de poursuivre au sujet de l’amitié, dans son essai consacré à « La crise de la culture » : « […] pour les Romains — le premier peuple à prendre la culture au sérieux […] —, une personne cultivée devait être : quelqu’un qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé[115] ».

III. Les facteurs aggravants de la crise de l’éducation

Certains s’étonneront peut-être d’entendre parler d’une crise de l’autorité et de la transmission en éducation, alors qu’il n’est jamais facile de transmettre[116] ; encore moins dans un monde comme le nôtre qui change et qui évolue constamment. Mais ce sur quoi H. Arendt veut particulièrement insister, c’est qu’il y a crise chaque fois qu’il y a incapacité à gérer la démesure qu’entraînent le changement et l’innovation. Autrement dit, s’il y a crise jusqu’au sein même de l’éducation, ce n’est pas seulement que les lieux du savoir et de la culture n’arrivent plus à transmettre comme au bon vieux temps ; c’est aussi que ceux-ci se sont détournés des leurs idéaux régulateurs qui servaient d’équilibre entre le passé et le futur au nom du seul progrès. « Le mieux anéantit le bien ». La sentence est de Hegel[117], mais elle garde encore toute sa valeur. À force de vouloir innover, tout transformer et réformer sans cesse, on en arrive à une désorganisation qui annule toute possibilité d’amélioration ou de résolution des problèmes initiaux. Dans bien des cas, en effet, la fuite en avant nous fait tous entrer dans « le moule unique de l’unanimisme », qui se paie à son tour de l’absence d’une réflexion de fond sur le sens de notre vie en commun. L’éducation n’échappe pas à ce vice. Au lieu de servir l’évolution des mentalités et l’acquisition d’une plus grande liberté, elle peut facilement laisser les enfants s’enliser dans le confort et l’autosuffisance. Cela admis, avouons aussitôt qu’il serait absurde de se mettre à jouer au veilleur de nuit, de céder le pas au pessimisme ou à la peur et de se laisser distraire et impressionner par les « sirènes de l’antimodernisme ». Le progrès n’a peut-être pas toujours de sens, mais il n’est pas non plus un chaos. Et il ne suffit pas, pour revenir à un ordre ancien, de récuser celui dont l’orientation peut nous sembler troublante ; l’utopie peut difficilement changer le monde et rompre avec la servitude si elle succombe à la nostalgie du passé ou à la peur du lendemain[118]. L’essentiel, pour une humanité désormais à conquérir, n’est-il pas encore fois de veiller à ce que le pouvoir de la réflexion ne soit jamais mis en boîte[119] ? Comme le dit si bien H. Arendt, c’est « quand tout le monde se laisse emporter, sans réfléchir, par ce que font et croient les autres, [que] ceux qui pensent sont [alors] obligés de sortir de leur trou[120] ». « Le courage est comme Achille][121] ». Comme cette affirmation paraît si juste et si appropriée au temps présent, où il est devenu commode de croire et d’agir aveuglément ! de répéter, tel un perroquet, ce qu’on entend tous les jours ! si facile de suivre la foule ! si facile mais si peu méritoire de se priver de son propre jugement.

Sans différer davantage, venons-en aux débordements socio-techniques qui sont pris en compte par la philosophe et qui, 50 ans auparavant, aux États-Unis, témoignaient déjà, selon elle, de la « mise à l’écart de toutes les règles du bon sens[122] » aux fins d’une « éducation progressiste[123] » concentrée sur l’enfant, plutôt qu’excentrée sur la connaissance, et fortement imprégnée des enseignements de Rousseau, « chez qui l’éducation devint un moyen politique et la politique elle-même une forme d’éducation[124] ». Ceux-ci sont au nombre de trois : 1) en premier lieu, il s’agit du droit ou de l’autonomie de l’enfant par rapport au monde adulte, laquelle autonomie aboutit à un royaume des enfants qui se transforme à son tour en tyrannie du groupe sur l’élève ; 2) en second lieu, conséquence de ce premier débordement, Arendt mentionne l’abaissement du rôle d’accompagnateur et d’éducateur du professeur auprès des élèves ; 3) en troisième et dernier lieu, la philosophe souligne la transformation radicale des méthodes d’enseignement sous l’influence de la psychologie et des sciences de l’éducation, « disciplines abominables[125] » à ses yeux qui ont été acceptées par les Américains de manière « servile et […] peu critique[126] ». À vrai dire, ces trois débordements sont interconnectés par un quatrième débordement : 4) la tendance à l’égalisation et à la massification des comportements, qu’on nomme aussi politique de reconnaissance ou d’intégration sociale, et qu’Arendt, à la lumière de sa critique du social évoquée précédemment, a très bien anticipé mais à laquelle elle n’adhère pas complètement. Encore une fois, tous ces débordements, s’ils n’expliquent pas, à eux seuls, l’origine et l’importance de la crise dans l’éducation telle qu’elle a pris naissance, tendent au moins à confirmer « l’aspect destructeur » de certaines méthodes pédagogiques par lesquelles on a aggravé la crise[127].

Concrètement, H. Arendt s’emploie à dénoncer l’intrusion du social et de la technique dans la sphère privée. Cette intrusion a pour effet de mettre parents et enfants sur un pied d’égalité et de transporter les affaires familiales dans le milieu scolaire au détriment des professeurs, lesquels ont d’abord pour devoir spécifique de « féconder » les potentialités en germe de l’enfant avant de veiller aux soins et à la discipline. Plus généralement, elle s’acharne à démontrer la dégradation de la démocratie en démocratisation et la dissolution de la culture dans le culturel par un « salmigondis » de procédés socio-techniques qui, s’imposant sous la camisole du pragmatisme et du rendement, conduisent en fait à un dogmatisme contraire au fondement essentiel de ce par quoi le vivre-ensemble se constitue et se maintient : le sentiment d’humanité en tant que vecteur du sens commun. Pour le formuler autrement : H. Arendt constate que la politique de reconnaissance qui est véhiculée à l’école prend la forme d’un pluralisme des valeurs, d’après lequel il n’existe aucun idéal suprême, aucune norme ultime de société, tout individu étant désormais libre de rechercher sa propre interprétation du bonheur en fonction de son histoire, de sa culture et de ses expériences personnelles. « La valeur n’étant jamais que ce que chacun pense et sent », personne ne peut donc l’imposer à qui que ce soit. Or cette croyance d’après laquelle il n’est besoin d’aucun jugement de valeur afin de ne pas empiéter sur la liberté de l’enfant ne fait que légitimer le progrès comme facteur absolu. La prétendue règle de non-directivité est une des erreurs capitales qu’occulte toute éducation progressiste fondée sur l’épanouissement du moi. Les inhibitions (religieuses, morales, rationnelles, esthétiques, grammaticales, etc.) doivent être abolies pour que l’enfant puisse pleinement s’épanouir. Le paradoxe se situe dans le fait que si l’on veut respecter les convictions religieuses, morales et politiques de tous, l’école se doit de faire abstraction de toute valeur. C’est le « respect des valeurs par le vide » ! L’attitude mentale ou la libido sciendi qui imprègne le discours nihiliste contemporain consiste à dire qu’avoir deux, trois, quatre mille ans d’histoire sur les épaules est plus un fardeau qu’une gloire.

Ainsi justifie-t-on la déclaration de guerre aux valeurs et aux croyances traditionnelles. Tant et si bien qu’il est de plus en plus difficile de susciter chez les jeunes ces convictions fermes qui fondent l’intelligence morale et la volonté, et qui sont l’« ossature de toute vie ». Ces sujets ne sont pas faciles à aborder, ils sont même très difficiles compte tenu qu’il n’est suggéré aucune espèce de solution ou d’alternative — encore moins un retour à la tradition puisqu’un tel retour, de l’avis d’Arendt elle-même, est non seulement devenu impossible mais aucunement souhaitable[128]. Il n’en reste pas moins que le problème d’ensemble qu’elle soulève mérite de recevoir une écoute attentive afin qu’on puisse conclure autre chose de son diagnostic sur l’éducation qu’une simple attitude vieillotte, nostalgique, rétrograde et anti-moderne.

1. La politique de reconnaissance

Au nombre des facteurs socio-techniques qui, d’après H. Arendt, ont grandement contribué à aggraver la crise de l’autorité et de la transmission dans l’éducation, comment ne pas évoquer tout d’abord la politique de reconnaissance[129] en lieu et place de la promotion du savoir et de la culture. À l’en croire, on ne peut mesurer la nature et l’ampleur de la crise de l’éducation sans prendre en compte le fait que cette crise s’est produite dans les conditions d’une « société de masse », l’Amérique, « et en réponse à ses exigences ». En Amérique, en effet, la spécificité du problème de l’éducation tient au caractère particulier de ce pays qui est une terre d’immigration par excellence. C’est-à-dire que dans la « conscience politique et l’esprit du pays » l’école a toujours été l’instrument privilégié en vue d’intégrer et d’assimiler les enfants de parents issus de l’immigration, entretenant du même coup l’illusion que grâce à l’éducation l’Amérique continue d’incarner le mythe d’un Novus Ordo Saeclorum.

Toujours est-il que, historiquement, l’école américaine s’est vue attribuer un certain nombre de rôles et de responsabilités qui, dans d’autres nations, ont toujours été considérés comme étant du ressort de la famille. Mais les temps ont cependant bien changé. Certes, le droit à l’éducation demeure-t-il encore, en Amérique, une garantie constitutionnelle ; et l’American Dream — à la différence du projet spartiate et des mouvements révolutionnaires européens — ne repose pas sur l’endoctrinement et sur la tyrannie. S’agissant toutefois de l’illusion provenant du culte de la nouveauté, c’est au siècle dernier que « ses conséquences les plus graves » commencèrent à se faire sentir en éducation. Non seulement par un rejet de tout ancrage historique mais par une gestion technocratique de l’école. En fait, ce que décrit ici H. Arendt n’est rien d’autre que l’aporie de la démocratie américaine, résultat d’une confusion dommageable entre modernité politique et modernité pédagogique. Le passage d’une éducation de type nationale, propre aux pays européens, à une éducation publique fondée sur le melting-pot témoigne de la primauté abusive de l’égalité qui, aux yeux des Américains eux-mêmes, « va beaucoup plus loin que la simple égalité devant la loi[130] ».

Pour dire les choses comme Arendt nous les présentent et actualiser ses propos : les promoteurs de l’idéal égalitaire, furent-ils un temps bien intentionnés, partant d’un grand mouvement démocratique, soucieux d’effacer les inégalités, de viser le bien-être et l’éducation de tous, ont pêché par indulgence et hypocrisie en ouvrant grandes les portes de l’école aux soucis et aux maux du monde. Non seulement a-t-on porté atteinte de la sorte à l’intimité du milieu familial, mais on a détruit la mission même de l’école qui est de favoriser le développement intellectuel des jeunes. Ce faisant, l’école est tombée sous le coup de la revendication, de l’efficacité et du rendement au détriment de l’excellence. Un demi-siècle plus tard, force est constater que cette situation ne se limite plus à l’Amérique. L’Europe n’a pas été épargnée par la déferlante démocratique. Les exemples ne manquent pas qui illustrent la tendance mondiale à l’amnésie. Plutôt que d’être accusés d’immobilisme, bon nombre de responsables d’établissements scolaires s’évertuent, au moins une fois par semaine, sous formes de discours politiques et de sermons compassionnels, à faire étalage de leurs projets de réforme (cours de rattrapage, rétention, éthique de l’hospitalité, financement de classes supplémentaires, équipement informatique, sensibilisation au civisme, culture des identités, campagnes antiracistes, lutte contre la discrimination et l’exclusion, révision du curriculum studiorum et de la culture du dépaysement au profit d’une culture plus familière et plus locale, etc.) sans se soucier outre mesure de la qualité de l’enseignement et sans se demander ce qu’est un bon élève. Dans ce contexte, éduquer, enseigner, « transmettre […], c’est [devenu] avant tout sensibiliser », « rééduquer », « réparer les dommages et soigner les blessures infligées » aux minorités culturelles par la « culture dominante », et cela quand il ne s’agit pas de débouter l’école de sa vocation ancienne[131].

Un formidable pari avait été pris : celui de rendre accessible à tous le savoir. Mais on l’a très vite traduit en termes de diplômes, de droits, de récompenses, de réussites, et non pas tellement en termes de « goût ou de passion du savoir ». L’école souffre ! Elle manque à son idéal ! Telle est l’antienne ordinaire qu’on peut entendre à travers les journaux, dans les salles de réunions scolaires, au sein des groupes de travail et de réflexion pédagogique, lors des micros trottoirs, etc. Oui, en effet, l’école souffre. Elle souffre des « retombées sociales » qui la débordent de toutes parts. On voit bien que ce n’est pas tant l’égalité des chances ou l’intégration sociale (l’« égalité hétéronomique ») qui scandalise H. Arendt. Ce sont plutôt les contrecoups induits par les excès d’une telle politique à l’école : la transformation lente et progressive du milieu scolaire par une idéologie de la rupture (l’idéologie de la table rase) qui oblitère la fonction de l’enseignement classique, laquelle avait toujours consisté à rattacher le nouveau venu, en l’occurrence l’enfant, grâce à l’autorité des adultes et à la transmission du savoir, à toute une série de symboles et de références communes. Autrement dit, ce qui, aux yeux d’Arendt, a été mis au rancart par les conditions sociales d’égalisation à l’école, c’est ce par quoi l’enfant — grâce à un enseignement doté de valeurs et de sens — pouvait espérer s’épanouir librement.

L’éducation, que les Romains désignaient autrefois comme l’acquisition du savoir et du bon sens chez toute personne cultivée (la cultura animi), ne serait plus qu’une vaste entreprise dont la mission est aussi bien de fournir dès l’école une assistance psychosociale comme substitut à l’autorité de la famille que de satisfaire des consommateurs de plus en plus exigeants et critiques. Encore une fois, il ne s’agit pas de moraliser inconsidérément, car le droit à l’éducation pour tous représente l’une des plus belles réalisations de notre temps, et le sentiment d’humanité et de diversité qui l’imprègne est bien loin d’être négligeable[132]. Mais il paraît clair, selon Arendt, que si quelque chose a été sacrifié, ce ne peut être que l’enseignement classique transmis par les humanités et déposé dans les grands livres. Il n’y a pas là de quoi être fier, car s’il faut admirer la volonté d’offrir au plus grand nombre « la possibilité d’exceller », d’aider les plus pauvres et les plus faibles à s’accrocher et à ne pas perdre courage, nous payons maintenant le lourd tribut d’une « mise en examen » et d’une « démystification de l’idée même d’excellence[133] », et cela au détriment des étudiants les plus doués[134].

2. Les droits de l’enfant

En résumé, pour H. Arendt, l’école ou plutôt les défenseurs de la politique de reconnaissance, forts d’une pédagogie progressiste visant à mettre l’enfant au centre du système éducatif et à cultiver les différences, conduisent en fait à un conformisme dogmatique tout à fait contraire à l’idéal humaniste et égalitaire qu’ils revendiquent. Tels qu’ils ont été indiqués auparavant, trois débordements permettent, selon elle, d’entrevoir plus clairement comment le processus d’égalisation des différences, au lieu d’émanciper l’enfant, contribue plutôt à asphyxier sa spontanéité et sa liberté. Le premier a trait au concept de l’enfant-roi, c’est-à-dire, pour reprendre les termes d’Arendt, une « minorité opprimée qui a besoin de se libérer[135] » de l’emprise qu’exercent sur eux les adultes et la société et à qui il faut donc octroyer des droits. Le « Siècle de l’Enfant[136] », comme certains l’ont appelé, a tôt fait de conforter plus d’un pédagogue contemporain dans la croyance qu’il existe un monde d’enfants (de « petits démocrates »), autonomes, fonctionnant selon ses propres codes et règles, qui dit à chaque enfant ce qui est permis et ce qui ne l’est pas et qu’on doit, autant que faire se peut, laisser se gouverner[137]. Or, de l’avis d’Arendt, malgré toute la bonne volonté affichée, prendre l’enfant pour un « petit adulte » a non seulement pour effet de priver adultes et enfants de toute « relation réelle et normale » dans une société civilisée, mais de laisser l’enfant à la merci d’un groupe qui peut se montrer beaucoup plus tyrannique à son égard qu’un adulte[138]. Privé de la présence et de la protection des adultes d’un côté, victime de l’oppression de la majorité qui impose loi à l’école de l’autre, l’enfant n’a pratiquement plus aucune chance de s’affirmer. Tant et si bien que lorsque cette situation devient pour lui insupportable, il peut facilement être tenté d’y réagir, comme c’est souvent le cas, « soit par le conformisme, soit [encore] par la délinquance juvénile[139] ».

Ce qui chagrine et exaspère le plus H. Arendt, c’est que sous prétexte « de respecter l’indépendance de l’enfant, on l’exclut du monde des adultes pour le maintenir artificiellement dans le sien[140] ». En postulant l’existence d’un monde d’enfant, l’éducation progressiste, au lieu de viser son prétendu bien-être et sa liberté, ne fait que détruire les conditions privées nécessaires à sa sécurité et à son développement, lesquelles ont beaucoup plus d’importance pour son devenir que le simple « facteur de la personnalité[141] ». Comment a-t-on pu négliger ou manquer de reconnaître ces conditions de base élémentaires, demande H. Arendt ? Comment a-t-on pu « agir en contradiction si flagrante avec le bon sens » ? En tout cas, il ne fait aucun doute pour elle qu’il se dégage du concept d’enfant-roi « un abandon et une trahison[142] » de la part des adultes. La raison de cette démission doit également à la particularité de notre modernité qui, au nom du caractère sacré de la vie individuelle[143], considère que tout moyen par lequel un individu peut assurer son émancipation et sa liberté doit être jugé comme un progrès réel de sa condition. C’est de cette attitude typiquement moderne que s’inspire l’éducation progressiste, plus précisément du doute en la possibilité de parvenir à une connaissance exacte autrement que par la vérité qu’un individu construit par la seule présence de sa raison, par ce qu’il fait par lui-même[144]. Les deux derniers débordements socio-techniques sous-jacents aux conditions d’égalisation et de socialisation à l’école qui sont pris en compte par H. Arendt, et que nous allons maintenant exposer, permettent de déceler cette foi sans limite dans le savoir-faire moderne. Ces deux facteurs sont si intimement liés qu’ils ne peuvent se comprendre et s’expliquer séparément.

3. La perte d’autorité des éducateurs

En tant qu’individus responsables et bien formés, les éducateurs sont censés connaître le monde et le transmettre le mieux possible aux enfants. Mais aux dires d’Arendt, de l’enseignant (magister) qu’il était, le professeur est devenu un technicien, et un mauvais technicien, forcé de se complaire dans un scientisme ambiant. Triste conséquence : c’est toute la fonction d’enseigner et de transmettre le savoir et la culture qui est une fois de plus détournée au profit des idiosyncrasies. D’où l’aspect désertique de certains lieux du savoir. À l’exception de quelques oasis de culture — au nombre desquelles la philosophe mentionne rapidement les écoles privées et catholiques[145] —, ce sont maintenant les spécialistes de la pédagogie, les technocrates, les sciences du comportement, les travailleurs sociaux, la technique et l’informatique qui, au nom du processus de reconnaissance sociale, ont pris d’assaut les salles de classe avec pour tâche de conseiller et d’assister les professeurs dans leur enseignement et d’inciter les étudiants à apprendre par eux-mêmes. À l’ethos de la démocratie, c’est-à-dire au souci d’égalité, d’intégration et de justice sociale, a succédé l’ethos de la techno-pédagogie avec son cortège de spécialistes entêtés et bornés. Ce qui se voulait au départ un grand mouvement démocratique ne serait plus qu’un vaste « séminaire d’intolérance » à l’égard des valeurs et des grands principes spirituels qui ont fondé la tradition humaniste occidentale.

Déjà à son époque, le philosophe Alain disait que le « pédagogue inspecteur » est chargé de surveiller non pas si les enfants apprennent quelque chose, mais si l’instituteur fait correctement son travail[146]. De quel travail s’agit-il pour H. Arendt, si ce n’est celui qui consiste « à s’affranchir complètement de la matière à enseigner[147] » ? N’est-ce pas d’ailleurs une pratique largement répandue et acceptée de nos jours, et ce jusqu’au sein même de certaines universités — peu importe que ce soit pour des raisons d’économie, de restrictions budgétaires ou d’idéologie —, que de demander à tout professeur d’enseigner plusieurs matières, même au mépris de sa propre discipline ? C’est tout juste si le professeur, qui n’a plus l’obligation de maîtriser sa discipline, étant donné qu’on ne lui demande plus de transmettre un savoir en particulier pour être un bon enseignant, en sait à peine plus que ses élèves[148], qui, pour leur part, peuvent se permettre de contester publiquement son autorité[149] et ses compétences[150]. Tout se passe comme si quelques notions de pédagogie, de psychologie et de technique informatique suffisaient désormais pour être un « enseignant hors pair[151] ». Même William James, illustre représentant du pragmatisme, n’en fait pas accroire autant. « L’éducation est un art », dit-il, et la logique et les sciences de l’esprit n’ont « jamais fait raisonner droitement », ni « jamais donné à personne une bonne conduite[152] ». Dans l’Idéologie allemande, Karl Marx écrit pour sa part que « l’éducateur a besoin lui-même d’être éduqué[153] ». Certes, est-ce dans un but précis que Marx s’exprime de la sorte, au nom d’une prolétarisation de l’éducation — la dépossédant par le fait même de toute fonction critique. N’empêche qu’un bon enseignant est toujours celui qui a été préalablement bien guidé, c’est-à-dire formé à pouvoir choisir une existence autonome, au-delà des conventions sociales, et susceptible de la transmettre : là est l’apport fondamental de l’éducation et du véritable métier d’éducateur. Contemporain de Marx, Nietzsche, persuadé quant à lui que seule la culture antique peut « délivrer l’homme moderne de la malédiction du moderne », en arrive pratiquement à la même conclusion : « l’homme, dit-il, a au plus haut point besoin d’une main qui le guide parce qu’il s’est soudain […] persuadé de l’ambiguïté de l’existence et qu’il perd le sol ferme des opinions traditionnelles auxquelles il s’était jusque-là tenu[154] ».

S’agissant du regard d’Arendt sur la fonction d’enseignant et de son coup porté aux méthodes actives, on retiendra ceci : le professeur, dont le métier exige constamment de sa part « un immense respect du passé[155] », est devenu incapable dans le contexte d’aujourd’hui de transmettre et de passer le témoin. Et ce n’est certainement pas Romain Goupil, sans doute avec Daniel Cohn-Bendit le plus grand protagoniste des événements de mai 68 en France, qui contredira cette appréciation : « […] lorsque le professeur entre en classe, c’est le monde qui rentre avec lui. Sans une connaissance préalable du monde, poursuit-il, le professeur ne peut guère faire boire l’âme qui a soif ». Comme l’écrit Arendt, il lui est impossible de se faire le représentant du monde adulte et leur dire : « Voici notre monde[156] ».

4. La transformation des méthodes d’enseignement

L’abaissement du statut du professeur est tout aussi évident lorsqu’on prend en considération la substitution du « faire à l’apprendre » et du « jeu au travail », soit le remplacement par le comment de l’enseignement traditionnel fondé sur le pourquoi, ou encore par un « savoir-faire » qui s’acquiert sur-le-champ et en fonction de l’expérience de l’enfant ; un peu comme si l’on pouvait lui apprendre une langue étrangère sans tenir compte de la grammaire et de la syntaxe ou aussi simplement que l’on apprend à conduire une voiture et à se servir d’un ordinateur[157]. « Grandir et construire par soi-même » ou, si l’on préfère, comme en témoigne fort bien le personnage de Peter Pan, figure légendaire et mythique incarnant un jardin de l’enfance dont l’homme garde le souvenir nostalgique : « rester enfant pour pouvoir toujours s’amuser[158] ». Ici, de nouveau, aucune médiation n’est possible, l’idéologie de la table rase s’imposant toujours aussi nettement sur la continuité et la hiérarchie : remise en cause de la tradition, de l’autorité, de la norme transcendant l’individu au profit de l’innovation permanente et de l’« avant-gardisme » ; jeunesse contre vieillesse ; fascination aveugle vis-à-vis de la nouveauté qui n’a d’égale que la surdité à l’égard de l’ancien ; valorisation du divertissement aux dépens de l’effort, du mérite et du travail ; liberté illimitée ou « expression de soi » contre humilité ; « culte de la spontanéité » plutôt que « réceptivité de l’écoute et accueil attentif ». Toutes ces valeurs individualistes et progressistes mises de l’avant par les partisans de l’école nouvelle participent de la seule et même conviction qu’il ne s’agit plus que « l’élève devienne autre qu’il est », mais bien « qu’il devienne ce qu’il est ».

Or comme on a pu le dire en abordant les prétendus droits de l’enfant, s’il y a quelque chose d’assez louable dans cette démarche de remettre l’enfant au centre du système éducatif, radicalisée à l’extrême elle conduit à une neutralité négative, soit à un complet effacement du rôle d’accompagnateur et d’éducateur du maître d’école au profit du groupe dans lequel chaque élève se trouve conforté dans ses droits par rapport à ceux des autres. Du coup, plutôt que d’éveiller l’enfant à la créativité, à la liberté et à l’autonomie, de l’ouvrir au monde, au dialogue et à l’échange avec les autres, elle contribue à l’enfermer en lui-même, engendrant du même coup les revendications et accentuant les inégalités au lieu de les prévenir. Et ce n’est pas tout : à force d’enseigner qu’il ne faut pas enseigner, de dénier à l’école et à l’enseignant la responsabilité de communiquer et de transmettre toute hiérarchie de valeurs, voire même d’imposer ce qui leur semble important en termes de savoir et de culture, les élèves sont pour ainsi dire maintenus à un « niveau infantile » qui va totalement à l’encontre de leur préparation pour la vie adulte[159]. C’est dire à quel point la difficulté pour le professeur de travailler avec les élèves résulte d’une individualisation des procédures d’apprentissage, et pour cause. Car lorsque la classe disparaît comme espace commun, alors risque de triompher à tout moment un « individualisme dont on peut craindre qu’il ne rende difficile tout rapport à l’autre, et ne nous fasse perdre [de vue] une constante de l’humain : celle où “je” n’est pas sans l’autre[160] ».

En tout temps, l’éducation, étape transitoire de l’existence, doit « préparer l’enfant à choisir ce à quoi il croira en justifiant cette croyance[161] ». Or nul amor mundi dans le cas de l’éducation progressiste, mais bien davantage un brutal contemptus mundi ! Comment, en effet, ne pas éprouver comme Arendt un certain étonnement moqueur à l’adresse d’une pédagogie de bas étage qui, sous prétexte de se mettre au service de l’enfant, de veiller à sa nature et à ses vrais besoins, a délibérément « tari la source la plus légitime de l’autorité du professeur, qui, quoi qu’on en pense, est encore celui qui en sait le plus et qui est le plus compétent[162] » ? Comment ne pas souscrire à son accès de consternation devant le fait que cette éducation, si convaincue de la nécessité de libérer l’enfant « des normes tirées du monde des adultes », ait pourtant voulu en faire un petit homme avant l’heure ? Constat sévère, très sévère, mais qui témoigne, nous semble-t-il, d’une prise de conscience extraordinaire de la part de la philosophe pour ce qui a trait aux dangers de déformation intellectuelle des enfants par le jaunissement du savoir et de la culture. Le piège du tape-à-l’oeil et du tourisme scolaire, relayé par une dérive socio-médiatique qui excelle dans l’art de nous faire prendre des vessies pour des lanternes, ce piège ne permet plus aux jeunes de s’équiper pour affronter le monde. Le simple fait qu’il incombe de plus en plus aux universités de préparer aux études supérieures[163] bon nombre d’étudiants, qui n’assistent à leurs cours que parce que leur cursus les y oblige ou que certains sujets sont des « soucis amusants[164] », n’est rien de trop rassurant pour l’avenir. Il tend plutôt à montrer l’engourdissement de tout un système qui pourrait bien perdurer pendant encore très longtemps, si rien de concret n’est fait pour y remédier. Cosmétique dérisoire, masque du non-sens, solutions à la va-vite, il n’est pas dit que tout cela puisse aider à freiner l’érosion des vraies valeurs éducatives dans un monde en perpétuelle expansion comme le nôtre. H. Arendt n’a cessé de répéter dans ce sens que le remède ou la solution à l’abîme actuel n’est autre que la famille et l’école qui sont les lieux où doit être assumée la responsabilité de témoigner et de transmettre l’amour du monde, en posant correctement les questions qui interpellent l’enfant ; pour parler comme Kant : « […] enseigner la nécessité de faire chaque jour, un compte avec soi-même, afin de pouvoir faire à la fin de ses jours une estimation de la valeur de sa vie[165] ».

IV. Le mandat d’une éducation humaniste

C’est tout le mérite d’Arendt que d’avoir non seulement anticipé certains enjeux liés à la crise de l’éducation, mais de l’avoir fait dans une perspective forte, résolument ouverte par ses propres interrogations et inquiétudes. On ne peut pas faire comme si elle n’avait rien à dire sur le sujet. De plus, il y a dans sa façon d’aborder les problèmes « une provocation qu’on aimerait qualifier de “pleine santé”, et qui ne s’embarrasse guère des usages ou politesses, pour tenter de faire face aux défis de notre temps[166] ». Mais une question se pose d’emblée. Comment éduquer et transmettre dans un monde qui n’est plus retenu par l’autorité des ancêtres, en tant que guides et références du passé pour les plus jeunes[167] ? Comment faire le lien entre l’ancien et le nouveau, sachant que plus personne n’est prêt à payer le prix d’une solution à la crise actuelle par un retour aux aristocraties ? Comment, aujourd’hui, éduquer de manière à assurer la permanence du monde[168], tout en respectant l’élément de nouveauté et d’espoir qu’incarne l’enfant ? Autrement dit, comment faire progresser l’enfant tout en éduquant ce dernier à la prudence ? Car si l’éducation est un « éveil humain » qui tend à respecter la liberté (don ontologique), il n’est guère facile d’apprendre à voir et à choisir sans réduire la volonté de celui qu’on éveille[169]. Vouloir échapper à cette responsabilité est un leurre ; chercher à la combler par tous les moyens en est un autre. H. Arendt convient malgré tout que ce dilemme représente un honneur qui nous échoit afin que l’éducation reçoive sa pleine amplitude de sens, à l’épreuve de l’hébétude, de la niaiserie et de l’hypocrisie. Et de fait, trop souvent nous nous montrons pragmatiques et bienveillants, mais jamais nous ne nous efforçons de distinguer le réel du signifiant, l’utilité du sens ; si bien qu’entre les deux termes la distinction se brouille et c’est le premier qui s’impose sur le second comme critère ultime dans le monde[170].

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est précisément à cette fin, en vue de redonner un sens à la réalité, qu’un voyage dans le passé représente non seulement une chance mais une aliénation nécessaire, indépendamment de la situation de rupture dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui[171]. À l’instar de Cicéron, qui dit que « l’âme qui prévoit l’avenir se rappelle le passé[172] », Arendt considère que « le conservatisme, pris au sens de conservation, est l’essence même de l’éducation[173] ». Bien que tournée vers le futur, l’éducation doit toujours incorporer une part du passé[174]. L’école consiste à faire apprendre, à pousser à découvrir, à apprendre, pourrions-nous dire, ce qu’est le monde : apprendre, contrairement à bien se comporter — chose que, par ailleurs, toute institution scolaire ne produit pas mais présuppose —, c’est étudier ; et étudier, c’est questionner, « remonter à la source » comme dirait Alain, se tourner vers le passé, vers ce que Hegel appelle les « pommes d’or » que contiennent « les oeuvres des Anciens[175] » ; et cela avec juste mesure, c’est-à-dire, comme l’affirme L. Strauss, entre « modestie » et « audace[176] ». Mais faut-il préciser aussitôt que si importante que soit la responsabilité de l’autorité et de la transmission, en tant que médiation transcendantale et constitutive de l’idée d’humanité en l’enfant, elle représente un préjugé, et à ce titre, prend soin de préciser H. Arendt, elle n’a pas vocation à s’étendre au-delà de la sphère éducative et ne doit pas devenir « une valeur générale dans le monde des adultes[177] » ? Entendons bien que l’éducation n’est pas un moment exclusif mais seulement privilégié. Dans notre contexte social, radicalement nouveau et sans précédent, la tâche à laquelle il faut désormais concourir consiste à éduquer et à transmettre : à mi-chemin entre d’une part un autoritarisme excessif qui ne ferait qu’isoler l’enfant du monde des adultes et freiner sa formation, et d’autre part une morale permissive ou laxiste destructrice de l’autorité nécessaire à son indépendance et à sa liberté[178].

L’oeuvre éducative nécessite patience et finesse, et en ce sens elle peut s’apparenter à une véritable oeuvre artistique, poétique. « Tout le secret de l’éducateur est de passer entre les deux écueils de l’autoritarisme et du relâchement », nous dit Emmanuel Mounier[179]. Tous ceux qui acceptent de prendre part à l’éducation des enfants doivent accepter de faire « figure de représentants d’un monde dont, bien qu’eux-mêmes ne l’aient pas construit, ils doivent assumer la responsabilité, même si, secrètement ou ouvertement, ils le souhaitent différent de ce qu’il est[180] ». La responsabilité de l’autorité et de la transmission n’est pas « imposée arbitrairement ; elle est implicite du fait que les jeunes sont introduits par les adultes dans un monde en perpétuel changement. Dit on ne peu plus clairement : “face à l’enfant, tous sont identiques au regard de la responsabilité qu’ils se doivent d’accepter[181]”. Qui refuse d’assumer cette responsabilité du monde, nous dit H. Arendt, ne devrait ni avoir d’enfant, ni avoir le droit de prendre part à leur éducation[182] ».

Avant de conclure, revenons comme promis à la position adoptée par Arendt à l’égard du social. Bien que l’objectif visé par ses réflexions sur l’éducation ne soit pas de former des penseurs professionnels ou des voluptueux sans coeur, pas plus d’ailleurs qu’il ne vise à limiter le droit à l’éducation — car certains jeunes talents, peu nantis et que la pauvreté pourrait laisser s’éteindre, seraient condamnés à l’exclusion —, Arendt ne serait-elle pas tout de même tentée, à l’instar d’un Nietzsche ou d’un L. Strauss par exemple, de fonder une sorte d’aristocratie à l’intérieur de la démocratie[183] par le biais de l’éducation ? Un détour par ses « Réflexions sur Little Rock[184] » — essai très controversé datant de 1959 et consacré aux tensions raciales aux États-Unis, plus particulièrement au libre accès des enfants noirs à l’école — permet de cerner plus clairement sa position. Ce que souligne l’essai en question, c’est que si la discrimination est tout à fait illégitime dans la sphère publico-politique, où c’est une égalité restrictive et de droit qui prime, elle reste cependant inévitable au sein de la sphère sociale, où ce sont davantage les groupements et le conformisme qui dominent. En d’autres termes, la discrimination ne serait en fait que l’envers (négatif) du social et de la tendance à l’égalisation déjà entrevue et analysée par de Tocqueville dans La démocratie en Amérique. Ainsi, tout comme dans l’essai consacré à « La crise de l’éducation », la question sociale dans « Little Rock » se trouve-t-elle une fois de plus abordée en rapport au statut particulier de l’éducation. La philosophe en conclut tout naturellement que l’intégration sociale obligatoire porte d’abord atteinte aux enfants eux-mêmes qui ne maîtrisent pas tous « les enjeux de la société » et qui sont victimes, bien malgré eux, des conflits entre adultes transportés jusque dans la cour de l’école. Mais elle porte également atteinte au droit le plus fondamental des parents de décider d’envoyer ou non leurs enfants dans une école où l’intégration sociale est obligatoire[185].

Si accessible à tous qu’elle se doive d’être, l’école ne peut pas égaliser ou abolir toutes les différences naturelles telles que le don et le talent[186]. Or c’est tout le contraire que soutiennent les promoteurs de la politique de reconnaissance. Selon eux, les hommes étant naturellement tous égaux[187], par conséquent toute forme d’inégalité est sociale[188]. H. Arendt maintient que la volonté de n’exclure de l’école personne conduit à des formes encore plus brutales d’exclusion et de discrimination[189]. L’école ne dispose pas de remèdes ou de recettes miracles contre les inégalités naturelles, encore moins contre la discrimination sociale, qui repose avant tout sur la liberté d’association, sur le choix de sa compagnie, ceux avec qui l’on souhaite partager sa vie. Tout ce que peut faire l’école afin de maintenir un minimum d’équité et de justice entre les enfants, c’est, comme le proposait déjà Alain, d’appliquer une égalité stricte, non pas pour brimer leur liberté ou pour dompter leur spontanéité mais justement afin de préserver leurs différences[190]. Au-delà de cet effort minimal et nécessaire, c’est courir le risque de mettre l’école en porte-à-faux, de la voir manquer à sa mission essentielle de former de futurs hommes « libres », « désintéressés », des hommes de goût à qui on peut « faire confiance pour veiller et prendre soin d’un monde dont le critère est la beauté[191] » — en clair, des hommes capables de bien se comporter en démocratie sans la démesure, la tentation et les excès[192].

Nonobstant son refus de la revendication sociale à l’école — refus qui a le défaut d’en exaspérer plus d’un, mais qui doit être mis avant tout sur le compte d’une pensée intransigeante et anti-dialectique —, H. Arendt a au moins le mérite d’être conséquente avec elle-même. Que l’éducation soit une sphère particulière, c’est une chose qu’on peut facilement lui concéder. Dans ce domaine, le bon sens ou sens commun ne saurait être échangé ou troqué contre des évidences trompeuses comme la prévoyance technique et la réclamation permanente. En ce sens, c’est moins un élitisme ou un dédain hautain de la social-démocratie que le souci du monde qui anime ses réflexions sur l’éducation. L’éducation serait une entreprise futile si elle devait se contenter de faire réussir dans la vie ou d’aider à s’intégrer le mieux possible à la société ; encore faut-il qu’elle prépare d’avance la jeunesse à la citoyenneté, « à la tâche de renouveler un monde commun[193] », un monde « de références partagées, un véritable espace public[194] ».

Conclusion

Polémique, provocateur, tranché, le texte d’Arendt sur l’éducation n’en reste pourtant pas moins d’actualité, en ce qu’il s’inscrit dans l’horizon d’une crise de la culture et d’un nihilisme généralisé. On pressent bien, tout au long de son exposé, à quel point la pédagogie de la responsabilité se doit de redevenir le centre de toute bonne éducation. Pour y parvenir, il importe d’apprendre aux enfants le plaisir du dépaysement à travers les humanités et l’étude des grands livres qu’on retrouve dans toute grande « Bibliothèque de Culture[195] ». Et comme cela fut dit précédemment, les parents ont aussi un rôle très important à jouer dans ce sens. En étroite collaboration avec les professeurs, ils doivent veiller à ce que l’école humanise très tôt les jeunes et serve de relais ou de passerelle entre la vie du foyer et la vie publique. Car c’est d’abord aux parents, et non seulement à l’expert et au spécialiste, qu’il incombe de prendre en charge l’avenir de leurs enfants[196]. C’est aussi à eux qu’il revient d’enseigner à la jeunesse à prendre au sérieux les « valeurs culturelles » et les principes spirituels qui ont fondé l’Occident et qui continuent, qu’on le veuille ou non, à orienter le monde actuel, quand bien même, en de nombreux « aspects de la vie pratique, ceux-ci ne paraissent pas indispensables[197] ». Telle est également l’une des thèses que lancent H. Jonas (Le principe responsabilité) et A. Etchegoyen (Le temps des responsables) à sa suite, afin de préserver une existence qui soit digne de ce nom pour les générations futures. Pour eux, comme pour Arendt, la responsabilité des adultes à l’égard des enfants est l’« étoile polaire de la responsabilité », l’intuition la plus forte de la notion de devoir, le paradigme d’une très grande pureté morale, dans la mesure où elle se fonde non pas sur la reconnaissance sociale, le pouvoir ou les avantages personnels mais sur le désintéressement et la générosité.

C’est parce que le passé nous précède que « les Anciens sont [toujours] ceux de demain[198] ». Alain va même jusqu’à dire qu’ils sont « le commencement de tout[199] ». Homère, Phidias, Sophocle, Virgile et bien d’autres « sont encore beaux de nos jours, alors que leurs conceptions du vrai et du bon ne sont plus entièrement les nôtres[200] ». Les lire, c’est répondre à leur appel ; les recevoir chez soi, à l’écart de la distraction et du vacarme quotidien, comme dirait Pascal, avec la courtoisie et les honneurs habituels qu’on réserve à ses hôtes ; se laisser habiter et éblouir par la puissance transcendantale de leurs pensées ; bref, s’offrir à eux dans sa nudité et faire l’expérience authentique de la compréhension, de la vraie culture. L. Strauss y adhère tout autant quand il dit : « […] nous sommes forcés de vivre avec des livres. Mais la vie est trop courte pour vivre avec d’autres livres que les plus grands[201] ». Comme l’écrit cette fois Henri-Irénée Marrou, « tout l’essentiel de notre civilisation est issu [des Anciens]. […] La fécondité du dialogue n’exige pas que nous renoncions […] à […] nous-mêmes […] : l’exemple que nous propose l’histoire nous oblige seulement à éprouver la solidité et le bien-fondé de nos options et rend notre volonté consciente d’elle-même[202] ». Dans L’éducation de l’homme moderne[203], Eugenio Garin, citant Jean de Salisbury, dit pour sa part que « les modernes […] sont des nains capables de monter sur les épaules des géants et de voir plus loin qu’eux. Telle est […], selon lui, l’éducation que l’on réalise dans la méditation féconde et consciente des oeuvres antiques ». Et Garin d’ajouter quelques pages plus loin : « la culture est colloque […], c’est-à-dire un lien d’homme à homme qui ignore le temps et l’espace[204] ». On ne peut imaginer contraste plus frappant avec ces propos que ceux exprimés par le Président de Walt Disney lors de l’inauguration de Disneyland Paris : « Notre objectif, disait-il ce jour-là, c’est de produire du divertissement, vendre du pop-corn, embarquer les gens dans des balades et leur raconter des contes de fées ». H. Arendt, elle, n’avait qu’un mot, celui de « pourriture », pour décrire pareille réduction des valeurs culturelles et artistiques « à l’état de pacotille ». « Bien des grands auteurs du passé ont survécu à des siècles d’oubli et d’abandon, poursuit-elle, mais c’est une question pendante de savoir s’ils seront capables de survivre à une version divertissante de ce qu’ils ont à dire[205] ».

Les humanités sont faites de beauté, d’amour, d’aventure, de décorum, de dialogue[206] ; ce sont des disciplines nobles qui permettent de sortir de l’isolement et de retrouver la signification des choses en vue de fonder un véritable monde commun ; elles contiennent l’antidote par excellence à l’aliénation produite par la quête de vérité et d’absolu ; par conséquent, comme l’a vu Aristote[207], elles représentent « un apprentissage fondamental, un sésame pour [toutes] les autres formes d’intelligence » (travaux manuels, culture scientifique, etc.). C’est pourquoi elles ne peuvent être considérées comme de simples suppléments d’âme aux fonctions décoratives. Elles touchent au fondement même de l’existence, à ce pourquoi une vie pleine et dotée de sens vaut la peine d’être vécue[208]. Par cette approche — à la fois éthique, esthétique et religieuse —, H. Arendt nous met en face de questions fondamentales touchant au sens de la vie, des questions que scientifiques, techniciens, pédagogues et penseurs spécialisés s’interdisent de poser ou n’arrivent pas à résoudre autrement que par des béquilles et des prothèses de substitution.

Cette insistance sur les studia humanitatis, en tant que formatrices de l’homme, de sa place et de son rôle dans la société, s’accorde très bien avec tous les efforts qui sont déployés depuis quelques décennies déjà en faveur de la formation générale. Il s’agit pour s’en convaincre d’observer à quel point le raccordement des filières techniques, professionnelles et commerciales aux humanités mobilise le Ministère français de l’Éducation nationale, alors qu’il n’y a pas si longtemps encore seules les sciences exactes étaient jugées essentielles au développement de l’individu. Ailleurs, au Canada et aux États-Unis, de nombreuses réformes ont été faites dans ce sens jusque dans l’enseignement supérieur, comme par exemple l’exigence, abusive selon certains, de cours de philosophie et d’éthique pour les étudiants en provenance d’autres filières. En retour, des cours de mathématiques et de statistiques ont été imposés à bon nombre d’étudiants en sciences humaines et sociales, pavant ainsi la voie à l’échec pour certains d’entre eux. Les plus critiques n’ont pas hésité à condamner ce type d’ajustement, objectant qu’il ne visait pas tant à combler un déficit intellectuel et culturel qu’à permettre aux universités de concurrencer avec les instituts et les collèges techniques d’enseignement aux ressources financières colossales. L’un des dilemmes majeurs de l’université d’aujourd’hui est très certainement celui-ci : comment réformer sans céder le pas au pouvoir de la science, à la technique et à la rentabilité[209] ? donc, sans rompre avec sa mission d’origine de transmettre le savoir et la culture, de développer une identité et un esprit critique ? Difficile de faire la sourde oreille, agir comme si ce problème n’existait pas, comme s’il n’avait pas des répercussions sur la manière de transmettre et sur le choix de la matière à enseigner. D’aucuns conviendront cependant que restreindre l’accès aux universités à des étudiants de filières classiques… reviendrait à instaurer une sorte de méritocratie dont chacun sait, y compris H. Arendt, qu’elle contredit le principe de l’égalité des chances[210].

Tout bien pesé, la démarche préconisée par H. Arendt suppose bien moins une remise en cause de tout notre système actuel d’éducation[211] qu’une réévaluation de la mission de l’école dont elle était bien loin d’ignorer les failles. On l’a dit et redit : selon elle, c’est la formation préparatoire aux études supérieures, celle qui a lieu tout au long du séjour à l’école, qui doit être révisée. Réviser et « purifier » (selon l’expression de Nietzsche[212]) les fondements et les principes de base de l’école du scientisme ambiant et des préjugés progressistes qui l’accablent, voilà la tâche urgente et permanente à laquelle il faut s’atteler. En ce sens, enseigner, transmettre, c’est aussi « résister[213] ». Afin de préserver le monde, de le « sauver […] de la ruine », l’école se doit, selon Arendt, de reprendre ses droits aux mains des « médecins aliénistes » ou « Meschugge spiritualistes[214] » qui tirent profit des atours libéraux du libre consentement pour mieux manipuler les enfants. L’école et, avec elle, son principal émetteur, la culture, sont une déontologie du sens commun, une éducation à la responsabilité et au jugement, bref, le compendium du bon usage qui permet de s’orienter dans le monde sans lui porter atteinte ou le détruire. En clair, l’école est une éducation à la pensée en tant que condition première de l’éthique qu’elle se propose de transmettre à la vie publico-politique. Une bonne éducation vaut donc plus par son degré d’humanité et son attachement au vivre-ensemble que par le fait de défendre tel ou tel principe logique ou technique. Voilà enfoncé un bon coin dans le faux débat, vain et répété ad nauseam par tous ceux qui s’évertuent encore à imaginer une éducation en forme de contorsion de l’enfant sur lui-même.

« L’importance d’une bonne éducation ne se fait jamais sentir plus fortement qu’au milieu des circonstances propres aux temps que nous vivons[215] ». Ces propos de Hegel prononcés en 1813 n’ont peut-être jamais été aussi vrais qu’aujourd’hui. C’était aussi le point de vue d’Arendt. Afin d’assurer la continuité du monde, l’éducation doit se donner les moyens de conduire la jeunesse à un dialogue ouvert et sans fin avec le monde. C’est une fin morale honorable — non la seule certes — que l’école doit se proposer afin de préserver son intégrité face aux exigences de la société et aux dérives du modernisme qui pèsent sur elle. Ainsi, quelle que soit notre exaspération ou impatience à son sujet, H. Arendt n’obéit pas moins à une ferme intention, plus que légitime d’ailleurs : celle de faire renaître, en chaque enfant, le goût de la liberté et l’amour du monde. Et cela suffit à prouver que « si la philosophe a été fille de son temps, sa sensibilité de citoyenne, elle, est éternelle ».