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Bien incrusté dans le paysage politique français, le Front national (FN) de Jean-Marie Le Pen continue, depuis 1984, de rafler bon an mal an une dizaine de points de pourcentage de l’électorat. Certes, en 1998, on croyait bien que le parti ne survivrait pas à la scission interne survenue lorsque Bruno Mégret a tenté un coup de force pour lui ravir son poste et le nom même du parti. La tentative a cependant échoué et le FN continue d’être bien présent après le coup d’éclat obtenu à l’élection présidentielle de 2002, avec près de 17 % des voix. Certains, il est vrai, croient qu’il s’agit peut-être là de son « dernier baroud d’honneur »[1].

On peut essayer de comprendre les succès électoraux du FN à l’aide de slogans, comme on a pu en entendre pendant la dernière campagne présidentielle, du genre « Le Pen facho, nous aurons ta peau ! ». Moralement réconfortant, l’exercice de diabolisation politique ne conduit cependant pas bien loin sur les chemins de la connaissance du phénomène J.-M. Le Pen. Bien sûr, le FN demeure un parti où peuvent se retrouver tous les « chiffonniers de l’histoire », expression désignant les négationnistes[2]. Mais, à mettre exclusivement l’accent sur le caractère antisémite plus que douteux du FN pour le dénoncer, on pourrait bien occulter ce qui constitue une des forces du parti, à savoir ses idées. Certes, celles-ci ne constituent pas la seule variable à prendre en compte pour expliquer les succès du FN[3]. Toutefois, elles ont aussi leur importance, ce que l’on a parfois tendance, semble-t-il, à négliger.

D’une part, plusieurs doutent qu’un parti d’extrême droite puisse même avoir des idées. Ainsi, Jean-Guy Prévost remarque que « [b]ien des écrits relatifs à la montée électorale de l’extrême droite ont tendance à la présenter comme une sorte d’aberration mentale contagieuse dont il faudrait se prémunir à coups d’exorcismes et d’anathèmes[4] ». Par exemple, René Chiroux écrivait que « ce qui caractérise essentiellement l’extrême droite, c’est avant tout la manière avec laquelle les problèmes sont présentés ; le ton utilisé, la vigueur polémique, l’allure provocante […], la personnalisation des attaques politiques[5] ». L’extrême droite serait donc une façon de présenter les choses plutôt qu’une vision du monde politique. En général, il est vrai, partis et groupes d’extrême droite fustigent l’intellectualisme et insistent sur le contenant plutôt que sur le contenu[6]. Par ailleurs, certains chercheurs pensent qu’il y a un risque à prendre trop au sérieux les discours politiques du FN. Comme l’écrit Annie Collovald, « prendre à “la lettre” ce qu’il [Le Pen] affirme être sans s’apercevoir que ses discours publics sont des stratégies de distinction contraintes par un système d’écarts dont les possibilités varient en fonction des autres partis politiques présents et en fonction des composantes internes du groupement qu’il rassemble[7] » conduit à prêter une fausse image de légitimité au FN.

L’auteur a raison de souligner que les discours publics et les textes de J.-M. Le Pen constituent des manoeuvres pour se distinguer dans le champ politique et qu’ils présentent, par conséquent, un caractère « euphémisé »[8], surtout en ce qui concerne le racisme[9]. Or, à trop mettre l’accent sur la thèse de l’instrumentalisation du discours et des idées comme moyen pour se positionner sur l’échiquier politique et sur l’idée que le FN véhicule une « idéologie composite »[10] (deux thèses qui ne sont pas fausses), on risque alors d’occulter la force des idées avancées par ce parti.

Certes, le discours frontiste est éclectique et on peut continuer de parler à son propos, comme le fait Guy Hermet, d’« hétérogénéité idéologique[11] », le parti s’abreuvant à plusieurs courants, de l’intégrisme catholique au néolibéralisme, sans oublier le nationalisme maurrassien et la nouvelle droite. Mais comment le FN et son chef parviennent-ils à faire tenir ensemble ce qui, de prime abord, apparaît difficilement conciliable ? Par exemple, l’idée de préférence nationale n’implique-t-elle pas une conception forte de l’État qui heurte les appels à son retrait ? Ce que l’on se propose de faire ici, c’est de voir comment se structure, au-delà de l’hétérogénéité du discours, l’univers idéologique des frontistes. Dans quelle mesure réussissent-ils, depuis plus de 30 ans, à articuler leurs idées en un tout plus ou moins cohérent ? Pour montrer l’architecture du discours, on examinera essentiellement des textes et des interventions du chef du parti ainsi que des ouvrages de Bruno Mégret – l’un des intellectuels les plus importants de l’histoire du parti – et de Samuel Maréchal. Il s’agira aussi de voir comment les idées du FN se traduisent dans certains des programmes du parti (voir la liste complète des textes en annexe). On verra que le mariage du traditionalisme et du populisme auquel aboutissent les efforts du FN produit un étrange objet idéologique, une « métaphysique » dirait Pierre-André Taguieff[12], qui permet au parti de catalyser les rancoeurs politiques éprouvées par bien des électeurs français[13]. Il ne s’agit pas ici, précisons-le, de redonner plus de cohérence qu’il n’en faut à la doctrine frontiste (ni de l’approuver), mais simplement de suggérer qu’elle repose sur quelques piliers traditionalistes et que le populisme permet de « moderniser » le discours à l’aide d’une rhétorique de dénonciation des élites qui épouse les critiques du système politique, présentes dans l’univers intellectuel français.

Le traditionalisme politique

D’aucuns présument que les succès du FN s’expliquent seulement par la misère, le chômage et l’insécurité. Selon une telle logique, « [l]’extrême droite ne serait qu’une réponse politique et mécanique à ces enjeux sociaux mal pris en compte par les partis démocratiques traditionnels[14] ». Or, comme le souligne Pascal Perrineau, l’extrême droite demeure absente de pays qui présentent pourtant un profil semblable à la France, en matière d’immigration, de chômage et d’insécurité[15]. C’est pourquoi, si de tels facteurs sont importants pour comprendre la montée du FN, il faut aussi prendre en compte d’autres éléments, par exemple la culture politique particulière du pays en question, pour expliquer le succès d’un parti politique. À cet égard, P. Perrineau remarque qu’au-delà de la conjoncture politico-sociale du moment, il existe, en France, une forte tradition d’opposition aux idées des Lumières, ce qu’il appelle le « legs contre-révolutionnaire », qui, jusqu’à aujourd’hui, « a alimenté nombre de mouvements politiques […] »[16]. Ce courant demeure marginal comme force politique organisée, mais certaines des idées véhiculées par cette tradition ont survécu au passage du temps et ce n’est plus tant l’hostilité déclarée à la République qui constitue ici le legs contre-révolutionnaire qu’un ensemble d’idées. Or, quelles sont ces idées traditionalistes qui font aussi partie de la « philosophie » du FN ?

Selon Stéphane Rials, la droite, particulièrement la droite contre-révolutionnaire, se caractérise par « l’horreur de la volonté ». Elle se définirait essentiellement par une aversion envers les capacités et la volonté des hommes à façonner et à construire un monde social et politique commun. La réalité sociopolitique est jugée trop complexe pour que l’on puisse interférer dans les mécanismes qui la régissent. Par conséquent, la mécanique sociale échappe à la compréhension et au contrôle de l’homme. Comme l’écrit S. Rials, les gens de droite « ont HORREUR [souligné par Rials] – le mot n’est pas trop fort – de l’idée que l’humaine volonté puisse changer les noeuds à la fois trop complexes et trop simples de l’humaine condition[17] ». Ainsi, pour les gens de droite, l’idée que l’on puisse instaurer un système en mesure de gérer le social est à éviter, parce qu’elle relève tout simplement de l’utopie. Une telle pensée contre-révolutionnaire, écrit l’historien Michel Winock, « revendique le concret, le réel, le continu, contre la fiction abstraite des constructions ex nihilo[18] ». Certes, pour bien des conservateurs, on jugera exagéré de parler d’horreur de la volonté et on parlera plutôt de scepticisme envers la Raison quand celle-ci prétend percer tous les mystères du monde. Si les différences se révèlent nombreuses entre les divers penseurs de droite, il y a l’idée commune chez eux que l’humaine volonté ne peut impunément se dresser contre la réalité. L’involontarisme prime ici sur le volontarisme politique. 

Infirme, la raison individuelle se révèle incapable non seulement de dompter les forces sociales, mais elle ne doit même pas songer à le faire. Elle demeure dans un rapport de soumission à l’égard de ce qui existe. Or, si l’on accepte l’idée, comme le font les conservateurs et les traditionalistes, que la Raison est profondément déficiente, cela conduit à l’idée que l’homme ne peut pratiquement rien faire par lui-même sans courir au désastre. C’est pourquoi il faut se conformer à ce qui existe, c’est-à-dire à l’ordre et aux traditions engendrés par le cours de l’histoire et le travail des ancêtres. En effet, comme l’écrit Philippe Bénéton, la tradition constitue « cet héritage […] essentiel à l’homme parce que sa raison est faible et bornée[19] ». Irremplaçable fruit de la sagesse des générations passées, la tradition est le révélateur du caractère de chaque peuple[20]. En somme, si la Révolution se trouve tant vilipendée par la droite conservatrice, c’est qu’elle représente une brisure irréparable dans ce qui avait mis des siècles à être élaboré.

Une telle pensée qui se défie de la raison conduit également à faire place à l’idée de décadence, une idée que l’on doit comprendre le plus simplement possible, à savoir que la société ou la nation se trouve, au sens fort du terme, sur le point de succomber. À vrai dire, dans le contexte français, la thèse d’une décadence ou d’un déclin français est, rappelle l’historien M. Winock, une « [v]ieille chanson que les Français entendent depuis la Révolution […][21] ». Leitmotiv de la pensée contre-révolutionnaire et traditionaliste, la décadence menace la France, celle-ci se trouvant engagée dans un long processus de dégénérescence intellectuelle et sociale qui la conduit toujours plus bas dans l’abîme. Les « preuves » de la décadence se révèlent d’autant plus faciles à trouver qu’elle demeure difficile à définir dans la mesure où l’on peut en voir des signes aussi bien dans la montée de l’insécurité dans les banlieues que dans la pauvreté de l’orthographe chez les adolescents. Elle relève en fait davantage du sentiment (« tout va de plus en plus mal ! ») que de l’analyse froide et raisonnée.

Cette philosophie traditionaliste, et il s’agit là, selon moi, de son noyau essentiel, s’inscrit dans une vision organiciste de la société. En effet, aux yeux des traditionalistes, la société ne se comprend pas comme la somme des individus qui la composent ou comme une simple collection d’individus. Rejetant le contractualisme – la société n’est pas le résultat d’un contrat volontaire entre associés –, les conservateurs de toutes sortes voient plutôt la société comme un organisme naturel qui a sa propre vie, similaire à celle d’un individu. Pensée aristocratique à ses débuts, l’organicisme implique que chacun reste à sa place dans l’organisme national, comme l’indique la célèbre métaphore de l’arbre qui veut que « chaque homme, chaque chose doit se tenir à sa place, sous peine de remettre en cause l’équilibre de tout le système – que l’on coupe une racine et toutes les branches meurent[22] ».

Dans le courant du dix-neuvième siècle, la nation s’impose comme le cadre sociétal par excellence et devient le lieu de prédilection de la pensée organiciste. Sous l’influence du philosophe allemand J.G. Herder (fin du dix-huitième siècle), les nations sont alors comprises comme étant de véritables organismes naturels, c’est-à-dire qu’elles ont une vie propre indépendante de celle des individus. Ainsi, la nation possède, à l’instar des individus, un véritable caractère national ou une âme et des traits de caractère qui lui appartiennent en propre et s’expriment par la langue. Résultat d’un long processus historique, chaque nation acquiert, au gré de ses expériences de vie, le génie national qui la distingue des autres nations. Surtout, l’individu se trouve dans une position de soumission par rapport à la nation, celle-ci donnant et fournissant son identité à l’individu. Ce dernier doit, pour exister pleinement, appartenir à une nation. En conséquence, la défense de la nation devient absolument essentielle : protéger la nation, c’est protéger ce qui permet aux individus d’exister. Dans quelle mesure la doctrine du FN véhicule-t-elle ce fonds de commerce contre-révolutionnaire ou traditionaliste ?

Le traditionalisme frontiste

Ordre et décadence

Depuis le début, les discours du FN montrent une tonalité bien traditionaliste qui veut qu’une société repose sur un ordre qui la transcende et en constitue le fondement. Dès la fin des années 1970, J.-M. Le Pen y va d’une véritable profession de foi traditionaliste, doublée d’allusions racistes, où il affirme que l’individu n’est rien ou presque si l’on considère la longue histoire de l’espèce, surtout que son destin apparaît presque tout tracé d’avance, comme le montre cet extrait d’un texte où le chef du FN reprend l’image chère aux conservateurs de la longue chaîne des ancêtres :

Or la droite dit : l’individu n’est pas Dieu. Son droit découle de son appartenance à un groupe capable de le faire respecter, il n’est pas un tout en lui-même dans la mesure où il vient de quelque part, il n’est pas né ex nihilo. Il vient d’une chaîne, d’une lignée, d’une génération, d’un continuum, il n’est qu’un des maillons de la chaîne et il a reçu 99,999 pour cent de ce qu’il est des gens qui l’ont précédé, que ce soit ses gènes, la couleur de ses yeux, celle de ses cheveux, la faiblesse de son foie, son aptitude à courir le cent mètres et évidemment sur le plan intellectuel ou affectif ; ces choses-là, la plus grande partie lui a été donnée sans qu’il ait aucun droit de regard, ou volonté[23].

L’involontarisme politique apparaît ici fortement affirmé, c’est-à-dire que l’individu doit se conformer à ce qui existe, presque tout lui étant donné avant la naissance. Ainsi, l’appartenance à une lignée prime, car elle impose à l’individu les caractéristiques de base de sa personnalité. Dans le même esprit, les frontistes croient que l’homme constitue une bien petite chose si l’on considère l’ensemble de l’histoire. En ce sens, la vision du monde frontiste repose sur une conception traditionaliste du monde où chaque chose doit rester à sa place.

Bien présente dans les textes frontistes du milieu des années 1980[24], cette conception accorde à la notion d’ordre un effet « fondamentalement bénéfique[25] », au sens où il permet de retrouver le bien commun. C’est pourquoi l’homme doit se soumettre aux traditions. S’inspirant de Friedrich Hayek, Bruno Mégret explique que « [c]eux qui […] ont voulu instaurer un système en rupture avec les traditions ont toujours échoué[26] ». Intellectuel frontiste le plus important des années 1990, Mégret poursuit en affirmant que la civilisation est le produit non pas d’une « invention rationnelle », mais celui d’un « long processus de sélection des traditions les plus fécondes ». Ainsi, il vaut mieux, poursuit-il, faire confiance « aux siècles de maturation » qu’au « cerveau d’un maître penseur » d’un quelconque ministère, ce qui implique un profond anticonstructivisme social, puisqu’il vaut mieux s’en remettre à la sagesse des siècles passés qu’à l’État. Ce sont là les racines intellectuelles des appels en faveur du retrait de l’État-providence.

Dans cette logique où la société, comme on le rappelle dans le plus récent programme du parti (2005), « n’est pas le produit du contrat, mais le fruit d’un ordre[27] », sa survie dépend de la fidélité des institutions politiques à cet ordre fondateur. « L’histoire des peuples du monde entier l’atteste : une civilisation ne peut durer sans se référer à un ordre spirituel qui dépasse les individus, ordre qu’ont à garder, en dépit des vicissitudes humaines, les institutions politiques et sociales. » Bien présent dans les textes frontistes, le thème de l’ordre s’inscrit dans la foulée des thèses véhiculées par les traditionalistes français comme Joseph de Maistre[28]. Voilà un thème susceptible d’attirer au sein du FN ceux qui, proches du traditionalisme comme les intégristes catholiques, gravitent dans l’orbite du parti, tout comme ceux qui, sans renier la République, croient à la valeur de certaines idées plus conservatrices[29]. Or, du point de vue frontiste, cet ordre n’est plus respecté, le chaos régnant maintenant dans l’Hexagone.

La décadence, a-t-on vu, constitue une thématique bien présente dans l’univers intellectuel français. S’inscrivant dans cette mouvance, le FN fustige lui aussi sans relâche, et ce depuis ses débuts, la décadence française. Insécurité, immigration, étatisme, dénatalité et laxisme moral : voilà autant de signes et de preuves, aux yeux des dirigeants frontistes, que la décadence ronge le coeur même de la France[30]. À un point tel qu’il faut parler, selon J.-M. Le Pen, des « Trente Décadentes » plutôt que des « Trente Glorieuses »[31], la France étant tout simplement malade sur les plans moral et social. Sans risque de dénaturer leurs propos, on peut dire que, pour les frontistes, tous les hommes politiques récents, à l’image du premier ministre de 1994, Édouard Balladur, « gère[nt] la décadence […][32] ».

La décadence touche aussi la psyché profonde des Français, comme l’explique B. Mégret au début des années 1990. Le peuple français, qui n’aurait tout simplement plus conscience d’exister, « semble s’être dissous en une masse d’individus moutonniers préoccupés de leurs seuls plaisirs, indifférents aux autres comme aux événements[33] ». Caractéristique de l’idée de décadence, les choses ne cessent jamais d’empirer. Dans La nouvelle Europe (1998), B. Mégret affirme d’un ton sombre que « [l]a situation de la France s’est en effet profondément dégradée : inversion des valeurs, effondrement démographique, déliquescence de l’État, explosion du chômage, régression sociale, montée de l’immigration et de l’insécurité, poids du fiscalisme, corruption généralisée[34] ». Thème à l’honneur de la dernière Université d’été du FN en 2004, la décadence constitue une idée fondamentale qui prescrit le sens de la lutte du parti : la nation, en danger, doit être défendue et secourue. À cet égard, les intellectuels frontistes montrent une habileté certaine à s’alimenter aux courants politiques et intellectuels de l’heure, notamment en se mettant au diapason d’auteurs qui appartiennent à une sensibilité intellectuelle de droite qui, sans cesse, débusque les signes annonciateurs du déclin de la société française[35]. Voilà qui procure aux idées frontistes un surcroît de légitimité, comme si le FN osait dire tout haut ce que les autres partis peinent à murmurer. Il se dégage ainsi une image du FN qui parle « vrai », ce qui est d’ailleurs un trait du populisme, ce dont on discute en détail plus loin.

Dans le discours frontiste, la thèse du complot accompagne, comme une ombre pourrait-on dire, l’idée de décadence. Désignant les responsables et les coupables, J.-M. Le Pen soutient que la responsabilité de la décadence en incombe à la fameuse « bande des quatre », idée chère à l’extrême droite qui, tout au long de son histoire, dénonce l’action occulte des agents de l’ombre, ceux de « l’anti-France ». En effet, selon le chef du FN, « la bande des quatre » – le Parti communiste, le Parti socialiste, l’Union pour la démocratie française et le Rassemblement pour la République – s’est liée pour fausser la vie politique française[36]. L’idée d’une « bande des quatre » – écho aux « quatre États confédérés[37] » de Charles Maurras conspirant pour la perte de la France – constitue un thème récurrent dans la rhétorique frontiste, la France se trouvant constamment menacée par les « prétentions totalitaires de l’Établissement politico-médiatique[38] ».

C’est que les ennemis de la France, avance B. Mégret, se révèlent puissants. Par exemple, la « nouvelle idéologie socialiste » a réussi à faire croire, injustement aux yeux de l’intellectuel frontiste, que les droits de l’homme sont enracinés dans la tradition française et que, par conséquent, la France, « c’est le socialisme ». Quant à l’idéologie du « cosmopolitisme », comparée au sida, elle cherche à nier les « mille cinq cents ans d’histoire » de la France. Le cosmopolitisme, dit Mégret en utilisant une métaphore biopolitique, s’apparente à un véritable « instinct de mort », parce qu’il prône « l’indifférencié » et le « culte de l’autre »[39]. Cela dit, l’idée de complot évolue sur la forme.

Aujourd’hui, c’est une menace totalitaire qui pèse sur la France, une idée affirmée à plusieurs reprises et qui permet au FN de se poser en victime. Certes, dans les années 1980, on dénonce surtout le péril communiste – un argument de vente politique très rentable dans le contexte français compte tenu de la force de la gauche et de l’extrême gauche –, mais la menace a maintenant pris une autre forme, celle du totalitarisme qui n’est plus à l’Est mais à l’Ouest. Le « totalitarisme larvé[40] » aurait maintenant gagné l’ensemble de la France, sinon de la société occidentale. Selon les frontistes, la France vit une nouvelle occupation, celle de l’emprise d’un « nouvel esprit de démocratie totalitaire[41] ». Un totalitarisme dont les signes, selon le chef du FN, se voient notamment dans la « persécution » et la « diabolisation » du FN par ses adversaires politiques[42]. Suivant les traces de ses aînés, le président du Front national de la jeunesse, Samuel Maréchal, fustige lui aussi le « terrorisme de la pensée unique », lequel empêche de dire les choses comme elles sont, par exemple de ne plus pouvoir dénoncer l’insécurité dans les banlieues[43]. Cette mentalité d’assiégé voulant que les Français vivent « sous un joug totalitaire à masque démocratique[44] » permet une double opération : d’une part, de récupérer une idée bien dans l’air du temps, à savoir celle que les sociétés démocratiques ne sont pas ce qu’elles paraissent, car nous vivons sous l’emprise d’une forme de « post-totalitarisme »[45] ; d’autre part, de se poser en victime d’un système qui empêche les frontistes de s’exprimer librement.

Nation et Europe

Le traditionalisme irrigue en profondeur la conception de la nation du FN. Loin de constituer seulement un territoire où l’on trouve une population avec des institutions politiques particulières, la nation possède une antériorité et une existence distinctes de celles des individus. Les frontistes, explique J.-M. Le Pen, « professe[nt] que la nation, ensemble vivant qui intègre le passé et ses morts, le présent et ses vivants, l’avenir et ses promesses, assure la transmission et l’enrichissement d’un patrimoine immense qui appartient à tous ses fils[46] ». La France est ainsi le résultat d’un processus qui plonge ses racines profondément dans l’histoire. Aujourd’hui encore, le programme politique (2005) véhicule cette idée d’une France immémoriale, identique à elle-même à travers les siècles :

La France est une nation « venue du fond des âges » et sa population est, pour l’essentiel, fixée depuis plus de deux millénaires. Elle est principalement issue de la fusion de trois composantes européennes : celte, latine, germanique. Le baptême de Clovis à Reims, premier sacre royal, et la réception des insignes de consul romain que lui adresse l’Empereur depuis Constantinople, symbolisent à la fois la fusion des Gallo-Romains et des Francs dans le catholicisme, et l’acceptation de l’héritage gallo-romain[47].

C’est ainsi que la « Nation » se révèle, pour les Français, « le cadre naturel de leurs libertés et de leur souveraineté ». Selon cette logique, la démocratie et le caractère républicain de la France constituent seulement des éléments parmi d’autres, et pas les plus importants, de ce qui fait la France. « La nation est tout autre chose, écrit B. Mégret. C’est une terre, un peuple et une culture. Sublimée par le mythe, sacralisée par l’histoire, organisée par l’État, elle est la mise en forme des trois composants dont l’homme a besoin pour fonder son identité : l’enracinement dans un sol, l’appartenance à un groupe et l’identification à une culture[48]. » Par rapport à la nation, « réalité vivante et charnelle[49] », l’individu se trouve dans une position de soumission, puisqu’il lui doit son identité : « Il y est attaché [à la nation] par ses racines, ses morts, le passé, l’hérédité et l’héritage. Tout ce que la nation lui transmet à la naissance a déjà une valeur inestimable[50]. » L’individu peut s’épanouir seulement en appartenant à une nation, celle-ci devenant un « gage de sérénité[51] », pour reprendre les termes de Samuel Maréchal.

Or, dans cette logique, la nation se transforme en une totalité organique qu’on ne peut facilement intégrer, car il s’agit d’« une réalité solidaire qui ne peut accueillir des communautés étrangères particulières[52] ». Les cultures nationales constituent des « touts » aisément identifiables – les Anglais à leur chapeau melon, les Esquimaux à leur anorak en peau d’ours blanc[53] – et différents au point où chaque totalité culturelle doit éviter tout contact avec les autres. Les frontistes procèdent, comme l’a bien montré P.-A. Taguieff, à une « absolutisation de la différence[54] », laquelle se révèle en fait une perversion de la reconnaissance des différences (la reconnaissance servant ici à exclure). L’intégration à la nation française peut seulement s’effectuer au prix d’une acculturation très profonde, qui demande à l’individu un véritable tour de force identitaire, si l’on peut dire. Ainsi, dans l’éventualité improbable où le FN prendrait le pouvoir, il interdirait la double nationalité, mesure inscrite dans les programmes du parti depuis 1993. Il est affirmé que « [l]a seule procédure d’acquisition de la nationalité française désormais reconnue sera la naturalisation […] », abolissant ainsi le droit du sol. Les candidats et leurs proches mineurs devraient également se soumettre à une vérification, ce qui veut dire « l’acquisition démontrée […] des valeurs spirituelles, des moeurs, de la langue et des usages qui fondent la civilisation française ». À l’exemple de la Suisse, le conseil municipal de la commune devrait émettre un avis favorable. Enfin, comme si cela n’était pas suffisant, la naturalisation serait effective seulement après une « période probatoire de longue durée » pendant laquelle le candidat ne pourrait participer aux élections[55]. À partir de cette logique profondément exclusionniste, notamment contre l’immigration maghrébine, les frontistes proposent également d’organiser le retour de trois millions d’immigrés, tout en prônant également de constitutionaliser l’idée de « préférence nationale » pour qu’elle devienne, comme le propose S. Maréchal dans une formule forte, « la colonne vertébrale des lois de la République[56] ».

L’idée de « préférence nationale » se révèle particulièrement efficace sur le plan idéologique parce qu’elle donne une réponse au slogan (simpliste) martelé sans cesse que « deux millions et demi de chômeurs, ce sont deux millions et demi d’immigrés de trop »[57]. Denrée rare, disent les frontistes, les emplois doivent être accordés en priorité aux Français, tout comme d’ailleurs les logements sociaux, comme on l’affirme dans le programme de 1993[58]. Le partage de la richesse ne s’effectue plus entre citoyens, mais au profit des seuls Français. L’idée de préférence nationale suppose « un modèle alternatif de redistribution des ressources » qui bouleverse profondément le consensus social de l’après-guerre[59]. La conception même de la citoyenneté s’en trouve cependant changée de manière profonde puisque l’action de l’État s’effectue non plus au bénéfice de tous les citoyens, mais au seul bénéfice du Français de souche.

Selon B. Mégret, le principe de « préférence européenne » doit aussi s’appliquer à l’Europe, sinon celle-ci n’aura pas « d’existence politique »[60]. Cette référence à la préférence européenne, en 1998, peut étonner dans la mesure où le FN se démarque maintenant par son opposition au « Léviathan bruxellois[61] ». En effet, J.-M. Le Pen explique qu’il « est aujourd’hui [2004] une menace qui fait en quelque sorte la synthèse de tous les périls », c’est-à-dire la « Constitution européenne »[62], laquelle est définie comme un projet « à vocation fédérale » qui cherche à imposer un « pouvoir politique supra-national […] de nature impériale[63] ». Pourtant, depuis les années 1980, sous l’influence du GRECE[64], le FN revendique aussi son appartenance à l’Europe dont il défend la civilisation. « Nous ne pouvons rester indifférents, affirmait J.-M. Le Pen, au déclin de nos alliés occidentaux car c’est la survie du monde libre qui en dépend[65]. » Évidemment, comme, à l’époque, la menace soviétique demeurait une réalité, cela permettait également de réaffirmer le droit de la France de revendiquer le statut de puissance sur la scène européenne. Plus fondamentalement, il y a toutefois l’idée que la France fait partie intégrante, culturellement, de la civilisation européenne, car elle partage avec les autres pays limitrophes « un ensemble de lois, de moeurs, de coutumes, de règles de comportement des individus, bref de valeurs qui sont le fond commun d’une civilisation[66] ». Dans ces conditions où la réaction à la décadence présente un visage européen, la « renaissance » de l’une implique celle de l’autre[67].

Cependant, dès les années 1980 et même si l’on espère un réveil de l’Europe, les dirigeants du FN demeurent fermes sur un point : l’Europe doit reposer sur les nations. « Le Front national, écrit-on dans le programme de 1985, affirme le droit des peuples européens à disposer d’eux-mêmes, à s’auto-affirmer et à rechercher la puissance et le rayonnement dans la fidélité de leurs racines[68]. » Toutefois, l’heure n’est plus à la défense de l’Europe, mais à sa dénonciation et J.-M. Le Pen la dépeint comme une « une prison pour ses peuples[69] ». On rejette l’Europe technocratique, celle qui se fonde sur le « primat de l’économie » et « sur des valeurs mercantiles »[70], pour valoriser l’Europe des nations, laquelle constituerait le seul refuge contre l’ultralibéralisme et le melting-pot planétaire. Cette Europe-là, explique B. Mégret, fait partie des entités qui, à l’instar de la famille, des terroirs et de la nation, se révèlent essentielles au maintien de l’identité individuelle. L’Europe doit donc être une « famille des nations[71] ». Suivant l’exemple de Jeanne d’Arc qui lutta pour la libération de la France, le FN combat aujourd’hui pour l’affranchissement de la France de l’Europe[72].

Pour donner un surcroît de légitimité à la critique de « l’Europe apatride », les frontistes se réclament fréquemment de Charles de Gaulle. Par exemple, B. Mégret s’abrite sous l’autorité gaullienne pour définir l’Europe comme « un peuple de race blanche, de religion chrétienne et de culture grecque et romaine[73] », alors que J.-M. Le Pen, aux dernières élections présidentielles, inscrit sa vision dans celle du général[74], une stratégie qui s’explique dans la mesure où le FN ratisse largement dans les terres gaullistes, notamment aux élections européennes de 1984[75]. En ce qui concerne le référendum du 29 mai 2005, les frontistes cherchent à mettre en évidence le fait que, selon eux, de Gaulle exprimerait son désaccord avec l’actuel projet européen[76]. Ainsi, le traditionalisme se révèle à géométrie variable et peut devenir plus ou moins européen selon les enjeux électoraux du moment : on peut insister sur l’appartenance européenne, pourvu que l’Europe soit comprise (d’un point de vue traditionaliste) comme une famille de nations, ou alors la dénoncer comme une « prison », quand on juge qu’elle s’éloigne des traditions nationales.

Cela dit, à trop mettre l’accent sur le caractère réactionnaire du FN, on pourrait oublier ce qu’il y a de novateur dans son discours. Plus exactement, on perdrait de vue que les idées de ce parti présentent aussi une importante dimension populiste, laquelle lui permet de rajeunir en quelque sorte son noyau traditionaliste et ainsi augmenter son attractivité sur le marché politique. Le FN ne se révèle pas seulement une résurgence de l’ancien : il s’inscrit aussi dans la modernité politique.

Un style populiste

Présenter le FN comme un parti populiste fait aujourd’hui l’objet de sévères critiques. On reproche, notamment aux historiens du temps présent, d’être en quelque sorte tombés dans le piège des classifications politiques trop rigides. En insistant sur le seul populisme, ces historiens escamoteraient la dimension fasciste du FN ainsi que celle des groupes politiques du passé[77]. A. Collovald reproche également au concept d’être un « mot totem »[78] qui sert à distinguer l’acceptable de l’inacceptable en démocratie. Certes, le danger est bien réel de faire du national-populisme une étiquette commode pour désigner les adversaires politiques. Cela dit, on ne voit pas bien pourquoi affirmer le caractère populiste d’un parti conduit à mal l’évaluer. D’une part, parce que peu de concepts en science politique échappent à toute instrumentalisation politique ; d’autre part, défini rigoureusement, le concept de populisme peut au contraire permettre de saisir que le FN s’inscrit dans le jeu démocratique par ses incessants appels au peuple, tout en le pervertissant puisqu’il joue sur l’imprécision autour de l’idée de peuple. Mais voilà, définir avec précision le populisme, cette « introuvable Cendrillon » pour reprendre l’expression d’Isaiah Berlin[79], constitue une question délicate qui divise les chercheurs.

Selon P.-A. Taguieff, fin connaisseur du populisme, il faut considérer le populisme comme un style politique plutôt que comme une idéologie[80], et ce, parce que l’on peinerait à identifier des idées qui appartiennent en propre au populisme. Ne constituant pas un corps de doctrines au même titre que le libéralisme ou le conservatisme, le populisme peut tout aussi bien se greffer à une idéologie de tendance libérale sur le plan économique qu’à un programme politique identifié au socialisme[81]. Certes, le populisme apparaît davantage identifié à l’extrême droite, mais rien n’empêche un parti de gauche d’adopter un style populiste pour accroître sa légitimité. Si l’on tient vraiment à faire du populisme une idéologie, il faut alors parler d’une « idéologie sans idéologie[82] ». Le populisme serait à ce point indéfinissable, croit G. Hermet, que le phénomène se comprendrait mieux à la « lumière brouillonne[83] » de ses diverses manifestations historiques. À cet égard, on aurait assisté après la Seconde Guerre mondiale à l’apparition d’un nouveau populisme. D’inspiration anti-étatique, ce nouveau populisme naît « d’une réaction contre la lourdeur des impôts et le poids de l’État[84] ».

Le néo-populisme européen constitue un phénomène politique qui relève de sociétés où l’opulence règne, par exemple les pays scandinaves. Portés par une forte sensibilité néolibérale, les partis populistes qui voient le jour au tournant des années 1960-1970, selon G. Hermet, s’inscrivent dans la « modernité ». C’est-à-dire que leur regard n’est plus exclusivement tourné vers le passé comme c’était plutôt le cas avec les premiers populismes qui idéalisaient un « âge d’or », notamment le populisme russe au dix-neuvième siècle. En ce sens, les partis du progrès danois et norvégien, le Fremskridtparteit (FRP-D) et le Fremskrittspartiet (FRP-N), « inaugurent bien une expression politique rendue moderne par sa sensibilité néolibérale affirmée et même radicale[85] ». Conséquemment, Mogens Glistrup, du Parti du progrès danois qui émerge en 1972, comme Anders Lange, fondateur du Parti du progrès norvégien, dénoncent en vrac les impôts et les prélèvements fiscaux jugés trop lourds, ainsi qu’un État-providence souffrant d’obésité, le tout enrobé dans une rhétorique dénonciatrice des méfaits bureaucratiques et du système partisan, plus particulièrement des « vieux partis ». Plus près de nous, on peut évoquer le cas du Parti de la liberté de Jörg Haider (le FPÖ) qui, dans la même veine, prône « des mesures de décentralisation, de privatisation, de réformes fiscales […] et la refonte de l’État-providence[86] ». Au départ, ces partis ne sont peut-être pas xénophobes, mais ils le deviennent rapidement, notamment M. Glistrup qui demande, à la fin des années 1980, que le Danemark devienne une « zone sans musulmans[87] ».

Dans la grande majorité des cas (avec certaines exceptions comme le Mexique), le populisme s’incarne dans la figure d’un chef qui vient dire les « vraies choses » et, au nom du parler vrai, prétendre sauver le peuple de l’élite corrompue, de la décadence morale et sociale ou encore des forces obscures et des « lobbys » de toutes sortes qui se liguent contre le peuple, si ce n’est de tout cela à la fois. Le chef populiste peut tout aussi bien se présenter comme étant celui qui va abolir la fracture entre les élites et le « petit peuple » au sein d’un même demos (compris comme une collectivité de citoyens) que celui qui défend le peuple (élites et « petit peuple » compris) contre les « étrangers » qui menacent l’ethnos, entendu ici comme une communauté ethnoculturelle. En ce sens, on peut faire, comme le propose P.-A. Taguieff, une distinction entre deux formes d’appel au peuple.

La première, qui donne naissance au populisme protestataire, affirme que l’ennemi est « intérieur ». La distinction entre amis et ennemis s’effectue au sein du même demos, entre le peuple « d’en haut » et le peuple « d’en bas », celui qui peine et qui travaille par opposition aux élites qui, profitant du travail des petites gens, « s’en mettent plein les poches », pour reprendre une parlante expression populaire. Ici, on parle des élites contre le « petit peuple ». Pour la seconde forme, le populisme identitaire, l’ennemi vient plutôt de « l’extérieur », la distinction s’effectuant entre « nous » et « eux », ces derniers étant à géométrie variable, juifs et métèques à une époque, immigrés maghrébins à une autre[88]. L’appel au peuple ne distingue pas tant entre l’élite et le petit peuple qu’entre le « vrai » peuple et les « étrangers » que l’on suppose animés de velléités de conquête du peuple ou de la nation. Ici, l’ethnos se trouve en danger, menacé par des éléments étrangers au corps national. Or, comme maints observateurs du phénomène frontiste l’ont noté, le FN fonctionne à la fois sur le registre protestataire et sur le registre identitaire, le chef du FN s’adressant en même temps aux deux peuples.

À la défense du « petit peuple » et du « Peuple »

À l’instar des partis nordiques, le FN présente bien à une certaine époque un visage néolibéral. En effet, sous l’influence de la nouvelle droite, on reprend les thèses du « trop d’État » en vogue dans les années 1980. À cet égard, le député européen du FN, Jean-Claude Martinez, constitue peut-être le meilleur représentant de cette tendance au sein du parti. Professeur de droit public, ce dernier s’est en effet fait connaître grâce à un ouvrage, Lettre ouverte aux contribuables (1985), où il dénonçait le « SIDA fiscal » qui affectait la France. Selon lui, les Français sont retournés, sur le plan fiscal, à la situation qui existait avant 1789, c’est-à-dire à une situation où l’élite spoliait le peuple[89]. Au diapason des thèses de J.-C. Martinez et dans la logique du néo-populisme, J.-M. Le Pen clame que « [l]’État-providence est un piège mortel[90] ». Dénonçant l’embonpoint de l’État, il fustige le « socialisme de l’État-providence », une « maladie » qui aurait créé « un monde d’assistés », c’est-à-dire une classe d’individus incapables de subvenir à ses besoins[91]. Selon B. Mégret, le FN est tout simplement « engagé dans une croisade contre l’omnipotence de l’État[92] ». Ce discours permet notamment au FN d’attirer, de 1984 à 1988, les « notables déçus de la droite classique[93] ». Par contre, la critique du providentialisme étatique n’évite pas certains paradoxes puisque prôner le retrait de l’État peut conduire, dans la logique même du FN, à laisser sans défense le peuple français[94].

Au début des années 1990, le discours frontiste change quelque peu d’orientation pour se mettre en harmonie avec un électorat populaire[95]. Certes, on n’abandonne pas la critique du fiscalisme[96], mais la dénonciation du « matérialisme historique », ainsi que celle de la mondialisation, de la libéralisation des marchés et de la « logique des entreprises multinationales » se trouvent propulsées à l’avant-plan du discours. « L’idéologie mondialiste » est notamment dénoncée comme la concrétisation de la « domination d’une superpuissance mondiale, les États-Unis »[97]. Mettant quelque peu de côté la rhétorique néolibérale et les critiques contre l’État-providence, on se met au diapason de l’humeur d’une majorité de Français qui, au milieu des années 1990, regardent positivement l’intervention de l’État[98]. Ainsi, B. Mégret précise que si « le libéralisme économique est capable de créer des richesses et d’apporter la prospérité, […] il n’est légitimement viable que s’il préserve la vie des communautés nationales dans le respect de leur identité, au lieu de les détruire[99] ». Voilà qui permet au FN de mobiliser une frange d’électeurs qui s’estiment lésés par la mondialisation.

À partir du milieu des années 1990, on met donc davantage l’accent sur la défense de la « France d’en bas », c’est-à-dire de celle de tous ceux qui, à tort ou à raison, se sentent « exclus », voire méprisés, par la classe politique. Un ouvrage au titre emblématique, Ni droite, ni gauche… Français !, du jeune S. Maréchal, symbolise bien cette tendance qui veut que le FN, au-delà des idéologies politiques, se trouve du côté des « petits » contre les « gros ». L’avant-propos, véritable pièce d’anthologie populiste, s’ouvre sur la rencontre de S. Maréchal avec un itinérant qui, après son congédiement, a perdu femme, enfants et maison. Or, de retour à la permanence du parti, il parle de sa rencontre avec les militants frontistes, tous d’humbles Français qui viennent en aide au désoeuvré. Ce dernier, par reconnaissance, votera-t-il FN ? S. Maréchal s’en moque : « Je l’aurais aidé qu’il ait été un jour de droite ou de gauche. Peu m’importait. À mes yeux, il était surtout Français. » Au moins deux messages transpirent de cette petite histoire : d’une part, au-delà des idéologies politiques, il existe un Français intemporel qu’il faut défendre du jeu politicien et de l’effet diviseur des idéologies politiques ; d’autre part, purement désintéressés, les frontistes cherchent seulement à aider le peuple « d’en bas », sans en tirer quelque profit que ce soit, contre « ceux qui nous dirigent […], cette “élite”, cette techno-structure qui gouverne sans partage en confisquant le pouvoir aux Français[100] ». Le FN se situe donc au-delà du jeu politique partisan et a un seul objectif en tête : celui d’aider les Français. Moins néolibérale, la critique se fait plus « populaire » ; la stratégie porte des fruits puisque, aux diverses élections du milieu des années 1990, 33 % du vote FN provient des ouvriers[101].

Incarnation de cette logique populiste, J.-M. Le Pen donne une voix aux « exclus » contre les élites corrompues de « l’établissement ». « Donner la parole au peuple ? Je m’y engage ! », dit un slogan de la campagne présidentielle de 2002. Il s’agit d’envoyer un message clair à la « France souffrante » que le FN constitue bien un parti populaire soucieux du sort des gens du « peuple », message qu’il s’empresse de réitérer avant le deuxième tour des mêmes présidentielles :

N’ayez pas peur de rêver, vous les petits, les sans-grade, les exclus. Ne vous laissez pas enfermer dans les vieilles divisions de la gauche et de la droite. […] Vous, les mineurs, les métallos, les ouvrières et les ouvriers de toutes ces industries ruinées par l’euro-mondialisme de Maastricht. Vous, les agriculteurs aux retraites de misère et acculés à la ruine et à la disparition. Vous, qui êtes les premières victimes de l’insécurité dans les banlieues, les villes et les villages[102].

Ce n’est pas le Français de souche, si l’on peut s’exprimer ainsi, que l’on appelle à voter pour le FN, mais l’humble Français, celui de la France qui peine et qui travaille par opposition à la France des élites qui vivent paresseusement du travail du premier. Le chef du FN se croit d’autant plus autorisé à parler au nom du peuple que lui-même déclare littéralement « sortir[103] » du peuple, ce dernier étant même déifié : « La voix du peuple est aujourd’hui la voix de Dieu, parce que les élites ont renoncé à leur mission, parce qu’elles se complaisent dans une philosophie décadente[104]. »

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les promesses d’établir une démocratie référendaire. Dans une entrevue au journal National-Hebdo (1986) où il exposait sa « philosophie », J.-M. Le Pen explique qu’il est en politique pour « rendre la parole » au peuple ainsi que pour lui « rendre le pouvoir », lequel a été confisqué par les « oligarchies »[105]. Cela se traduit essentiellement, dans les programmes, par la promesse d’instituer une « démocratie référendaire » où le peuple s’exprimerait directement grâce à des référendums d’initiative populaire[106]. Ainsi, disent les frontistes, on pourrait faire barrage aux forces anti-françaises : « Grâce à ces nouvelles pratiques, dit-on dans les 300 mesures pour la renaissance de la France (1993), les lobbies, les partis et l’ensemble de l’oligarchie ne pourront plus imposer leur volonté contre celle du peuple[107] ». Le discours tente ici de canaliser le ras-le-bol des électeurs que N. Mayer appelle les « ninistes[108] », ceux qui se sentent exclus du système, les élites ne les écoutant plus. « L’orchestre blême, qui joue désormais sous la baguette du parti élyséen, clame J.-M. Le Pen entre les deux tours de l’élection présidentielles de 2002, a beau déverser son flot d’ignominies, pantins et coquins, requins et faquins, et même quelques évêques soviétoïdes, ont beau en appeler à la défense de leurs prébendes, le sol va se dérober sous ses pieds[109]. » Voilà donc ce que l’on peut appeler le populisme dans sa version protestataire, lequel fonctionne avec l’idée que la démocratie a été confisquée par une « caste politico-médiatique » qui a établi un « mur du silence » empêchant les « petites gens » de s’exprimer librement[110]. J.-M. Le Pen se dit lui-même victime de cette confiscation[111]. Ce discours se révèle d’autant plus efficace qu’il s’appuie sur des faits concrets de corruption et de malversations politiques.

Habile, J.-M. Le Pen joue aussi sur la gamme du populisme identitaire lorsqu’il s’adresse au peuple des « vrais Français », c’est-à-dire aux « Français de souche » par opposition aux « Français de l’immigration ». Les discours frontistes présentent la France comme une forteresse assiégée et on répète d’un discours à l’autre sur toutes les tribunes qu’elle va succomber, submergée par l’immigration étrangère d’origine maghrébine et islamique. Voilà un discours qui s’inscrit dans la tradition d’extrême droite française pour qui l’immigration étrangère représente une menace. À leurs yeux, « [l]a politique immigrationniste est […] l’incarnation du rêve mondialiste de destruction progressive des identités nationales par le brassage des populations[112] ». Plus précisément, la « France française[113] » est aujourd’hui menacée par l’Islam. Comme l’écrit B. Mégret, « [l]’islam est fondateur d’une civilisation qui n’est pas compatible avec la civilisation chrétienne de l’Europe[114] ». Or, les Français, croit J.-M. Le Pen, se montrent bien trop tolérants, car les musulmans ne permettent pas aux chrétiens de « faire une basilique à La Mecque[115] ». Parce que les Français ne sont plus chez eux et que les immigrés viennent « voler » leur travail, J.-M. Le Pen propose de renvoyer les immigrés chez eux et, comme on l’a dit plus haut, de mettre de l’avant l’idée de « préférence nationale ».

Toutefois, le FN peut se révéler imprévisible, notamment parce que l’ennemi constitue un concept à la géométrie variable. En effet, selon la conjoncture politique du moment, on peut mettre de côté quelque peu la rhétorique anti-arabe. Par exemple, après les attentats du 11 septembre 2001, plutôt que de jouer la carte anti-islamique, J.-M. Le Pen mise plutôt sur un autre thème cher à l’idéologie d’extrême droite française, à savoir l’anti-américanisme. Après avoir déclaré, aux lendemains des attentats, qu’il faut mettre « hors la loi » le terrorisme, le chef frontiste dénonce l’impérialisme américain, thème qui supplante maintenant l’anticommunisme des années 1980. À l’instar de nombreux intellectuels, il affirme que les États-Unis n’ont qu’eux à blâmer, car le vrai « fauteur de guerre » n’est pas Saddam Hussein, mais « le démocrate Bush »[116]. En accusant ainsi les États-Unis, le chef du FN renoue avec les positions prises lors de la première guerre du Golfe puisque, à l’époque, il avait refusé d’appuyer l’intervention militaire en Irak, estimant, entre autres choses, que les Américains voulaient assurer la domination sioniste dans la région. Enfin, l’anti-américanisme permet notamment à J.-M. Le Pen de se distinguer de B. Mégret, ce dernier ayant tout misé sur l’anti-islamisme[117].

Conclusion : Au carrefour du traditionalisme et du populisme

L’idée voulant que les dirigeants frontistes « proposent une offre électorale éclectique, peu soucieuse de cohérence doctrinale […][118] », comporte une grande part de vérité, le FN n’arrivant pas à éviter les contradictions. Il n’empêche que, sur le plan de la structure profonde, le FN véhicule aussi une vision politique du monde, laquelle procède au mariage du traditionalisme qui voit la France comme un être national venant du plus profond de l’histoire avec un style populiste qui prône la défense du peuple menacé. Sur son versant traditionaliste, une telle doctrine est susceptible de conforter certains électeurs avec un capital culturel élevé, comme ceux qui, avant 1988, ont été séduits par le discours du FN[119], alors que, sur son versant populiste, elle peut entraîner à sa suite un électorat davantage populaire.

Ainsi, avant d’annoncer la disparition d’un parti supposé incapable de survivre à la passation des pouvoirs entre son chef actuel et son éventuel successeur, il vaudrait mieux se souvenir que la doctrine politique du FN, dotée d’une certaine plasticité idéologique, peut s’adapter à différentes situations électorales. On peut donc raisonnablement penser « que le cycle des succès électoraux s’achève », comme l’écrit J.-G. Prévost[120], la division du vote de gauche à l’élection présidentielle de 2002 ayant créé une fausse impression de force. Cela est fort probable. Pourtant, on peut aussi estimer que si la doctrine du FN ne lui ouvre pas les portes du pouvoir, elle lui permettra probablement de demeurer encore pendant un certain temps un acteur important du paysage politique français : c’est qu’elle offre au parti la possibilité et la capacité d’attirer à lui ceux qui se sentent exclus du système ainsi que ceux qui croient à l’imminence d’une disparition de la France.