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Pendant de nombreuses années, le phénomène de l’agressivité chez les filles a retenu relativement peu l’attention et les filles étaient systématiquement exclues des enquêtes longitudinales sur l’agressivité au cours de l’enfance. Il y plusieurs raisons à cela. Premièrement, peu de filles sont dirigées vers les services de santé mentale ou les appareils judiciaires juvéniles pour des problèmes d’agressivité : les bassins de sujets potentiels comprenant peu de filles aggressives, celles-ci étaient tout simplement exclues ou encore regroupées avec les garçons aux fins d’analyse. Deuxièmement, du point de vue des politiques sociales, il semblait inutile d’étudier les trajectoires de développement des filles agressives ou d’examiner leurs cheminements vers l’agressivité à l’adolescence ou à l’âge adulte, puisqu’il est généralement reconnu parmi les décideurs que les femmes commettent peu de crimes violents.

Des études menées au cours des dernières années révèlent que l’agressivité chez les filles peut être décelée et évaluée de façon rigoureuse dans des échantillons représentatifs de la population (Coie et Dodge, 1998 ; Moskowitz et Schwartzman, 1989 ; Serbin et al., 1991a, 1998 ; Stack et al., 2005). De plus, il semble que l’agressivité physique chez les filles soit indicative de tendances négatives à l’adolescence et à l’âge adulte autres que la délinquance déclarée, le comportement antisocial et d’autres issues à long terme pourtant typiques des garçons agressifs (Moffitt et al., 2001 ; Schwartzman et Mohan, 1999 ; Schwartzman et al., 1995 ; Serbin et al., 1991b). Les trajectoires de développement des filles très agressives aboutissent plutôt à la délinquance juvénile et aux infractions criminelles ainsi qu’au décrochage scolaire, au tabagisme, à la toxicomanie, à l’activité sexuelle précoce et à risque à l’adolescence et aux troubles de santé mentale (Huesmann et al., 1984 ; Moskowitz et al., 1985 ; Olweus, 1984). Un intérêt nouveau pour la violence familiale (y compris contre les conjoints, les enfants et les personnes aînées) a également mené à l’étude du phénomène de l’agressivité féminine et de ses antécédents à l’enfance (par ex., Capaldi et al., 2004 ; Serbin et al., 2004).

De récentes études indiquent que l’agressivité chez les filles pourrait être un élément clé d’un phénomène social transgénérationnel complexe : les trajectoires de développement des filles agressives seraient inextricablement liées à celles de leurs parents, de leurs enfants et de leur famille étendue. Entreraient également dans l’équation du risque d’agressivité persistante des facteurs génétiques, neurocognitifs, neuroendocriniens et autres facteurs biologiques. L’agressivité a toujours été caractérisée comme un trait masculin, l’écart de l’indice entre les sexes étant observé à tous les cycles de vie. Par ailleurs, les recherches sur l’agressivité chez les filles ont surtout été axées sur les manifestations physiques évidentes plutôt que sur les expressions d’agressivité indirectes et plus subtiles. Pourtant, que les hommes soient plus agressifs du point de vue physique n’indique nullement que les femmes vivent moins de relations conflictuelles ou d’expériences d’hostilité (par ex., Bjorkqvist, 1994 ; Crick et Grotpeter, 1995 ; Moffitt et al., 2001). En raison de certaines différences sexuelles qui relèvent soit de la force physique, soit de la socialisation à l’enfance ou des contraintes sociales imposées aux femmes, ces dernières sont amenées à élaborer d’autres stratégies pour exprimer leur agressivité, à savoir des affrontements verbaux ou indirects plutôt que physiques ou coercitifs. Cette forme d’agressivité indirecte est souvent appelée « agressivité relationnelle » et inclut, par exemple, toute tentative de causer préjudice par le sabordage d’amitiés ou du sentiment d’inclusion dans un groupe de pairs (Crick, 1995 ; Crick et Grotpeter, 1995, Crick et al., 2004).

Les données montrent clairement que les troubles comportementaux et l’agressivité physique chez les enfants se traduisent bien souvent, au début de l’adolescence, par des comportements à risque, et ce, pour les deux sexes (Bardone et al., 1996 ; Cairns et Cairns, 1994 ; Caspi et al., 1997 ; Scaramella et al., 1998 ; Serbin et al., 1991b). Par exemple, plusieurs études longitudinales prospectives auprès de filles agressives ont décelé une forte tendance à l’activité sexuelle à risque, y compris l’activité sexuelle précoce et la grossesse à l’adolescence (par exemple Cairns et Cairns, 1994 ; Scaramella et al., 1998 ; Serbin et al., 1991b). Bien que l’agressivité puisse être indicative d’activité sexuelle à risque pour les deux sexes (Capaldi et al., 1996), les recherches portant sur les garçons se sont plutôt intéressées au lien prédictif entre l’agressivité à l’enfance et la délinquance et la criminalité ultérieures (Capaldi, 1992 ; Conger et al., 1994 ; Farrington, 1991 ; Magnusson, 1988). De plus, le comportement à risque ne représente qu’un indicateur parmi d’autres du profil d’agressivité ; il y a aussi le comportement en tant que parent(s), le milieu physique et social, voire les profils de développement et de santé des parents et des enfants.

L’objectif du présent article est de décrire les trajectoires et séquelles à longue échéance de l’agressivité chez les filles, dans un contexte englobant l’adaptation psychosociale et la santé, y compris la maternité et la transmission du risque aux enfants. Parmi nos objectifs : (1) établir les trajectoires qui mènent de l’agressivité infantile au développement négatif chez les filles une fois qu’elles franchissent l’âge adulte, (2) établir des indicateurs de santé et des facteurs physiologiques qui comportent des risques pour le développement des filles agressives et celui de leurs enfants et (3) comprendre comment l’agressivité de l’enfance se répercute sur la maternité et le développement de la prochaine génération.

Méthodologie générale et protocole de sélection de l’Enquête longitudinale sur les risques de l’Université Concordia

Obtention de l’échantillon original

Les participants à l’étude font partie d’un vaste échantillon d’un projet de recherche mené dans la collectivité. Le revenu moyen et la situation professionnelle des parents sont généralement très inférieurs à la moyenne québécoise et canadienne. L’Enquête longitudinale sur les risques de l’Université Concordia (Concordia Longitudinal Risk Project, CLRP) est une enquête intergénérationnelle toujours en cours, lancée en 1976-1978 par Jane Ledingham et Alex Schwartzman (Ledingham, 1981 ; Schwartzman et al., 1985), lorsque les parents des jeunes participants actuels étaient eux-mêmes enfants. La sélection initiale s’est faite à partir d’un échantillon de 4 109 enfants francophones inscrits en 1re année, en 4e année et en 1re secondaire dans des écoles de quartiers défavorisés de Montréal, au Canada. Plus de 95 % des sujets potentiels ont accepté de participer à l’enquête volontaire. En tout, 1 770 enfants répondaient aux critères d’inclusion (voir ci-dessous), dont un nombre à peu près équivalent de garçons (n = 861) et de filles (n = 909) de chaque année de scolarité. Le statut socioéconomique familial a été évalué à l’aide d’un instrument de mesure du prestige professionnel (Nock et Rossi, 1979), dont la médiane correspond à des occupations comme commis au classement, caissière ou réparateur.

Le processus de sélection groupait les enfants selon les indices d’agressivité et d’isolement social de l’Inventaire d’évaluation de l’élève (Pupil Evaluation Inventory [PEI, Pekarik et al., 1976]), instrument de catégorisation par les pairs. Le PEI se compose de 34 énoncés portant sur trois éléments : agressivité, isolement social et popularité (likeability). Les énoncés ont pour but d’évaluer non seulement le comportement de l’enfant, mais aussi l’opinion des pairs sur l’enfant. Aux fins du projet Concordia, les enfants ont été évalués sur les éléments Agressivité (indices d’agressivité relationnelle, verbale et physique) et Isolement social (indices de tristesse, de timidité, de solitude). On trouvera des énoncés-types du PEI en annexe. Les évaluations d’agressivité par les pairs ont ensuite été confirmés par des rapports des enseignants sur des problèmes d’externalisation (Ledingham, 1981 ; Ledingham et al., 1982) et par des témoignages des mères sur le profil d’agressivité sociale et de comportement immoral de leur enfant (Ledingham, 1981). Fait important, le concept d’agressivité utilisé dans la CLRP se rapporte surtout aux comportements d’extériorisation (par ex., le taquinage) et aux actes d’agressivité physique, plutôt qu’à l’agressivité purement relationnelle typique des filles.

Environ la moitié des participants initiaux affichaient un profil de risque élevé tel qu’en témoignait leur comportement atypique extrême, tandis que l’autre moitié des participants, issus des mêmes écoles de quartiers défavorisés, avaient un comportement dans la norme.

Les seuils de percentiles ont été établis de façon à reconnaître les enfants ayant des cotes extrêmes sur les échelles Agressivité et/ou Isolement social tout en maintenant la taille des groupes suffisante pour les analyses. Les enfants se situant au-dessus du 95e percentile sur l’échelle Agressivité et en-dessous du 75e percentile sur l’échelle Isolement social par rapport à leurs pairs du même sexe étaient placés dans le groupe Agressivité (n = 101 filles, 97 garçons), et vice-versa pour le groupe Isolement social (n = 112 filles, 108 garçons). Puisqu’il était peu probable que des enfants aient des cotes très fortes sur les deux échelles, on a assoupli les critères pour former le groupe Agressivité-Isolement social, dont les résultats standardisés devaient être équivalents ou supérieurs au 75e percentile sur ces deux échelles (n = 129 filles, 109 garçons). Enfin, pour obtenir le groupe de contrôle, on a réuni selon l’âge les enfants dont les résultats standardisés sur les échelles Agressivité et Isolement social se retrouvaient dans la moyenne (c.-à-d. entre les 25e et 75e percentiles) (n = 567 filles, 547 garçons). On trouvera une description plus complète de la méthodologie originale et de l’utilisation du PEI dans les écrits de Schwartzman et de ses collègues (Ledingham, 1981 ; Ledingham et Schwartzman, 1981 ; Schwartzman et al., 1985).

Caractéristiques particulières de la CLRP

La CLRP présente plusieurs caractéristiques particulières. D’abord, il s’agit d’une enquête menée dans la collectivité, alors que la majorité des enquêtes longitudinales sur les troubles de comportement se fondent sur des échantillons cliniques. L’utilisation d’un échantillon normatif permet d’éviter les biais de sélection des échantillons cliniques et d’obtenir une meilleure représentation de la population. Ensuite, contrairement à la majorité des enquêtes longitudinales menées auprès d’enfants défavorisés, la CLRP a pu déterminer d’emblée les profils de comportement social atypiques (par ex., l’agressivité et l’isolement) et les contrôler à des fins prédictives au sein même d’une population à risque élevé de troubles psychosociaux. Enfin, l’enquête innovait en incluant un nombre égal de garçons et de filles à tous les niveaux de risque, tels qu’ils étaient établis par comparaison aux pairs du même sexe. De fait, l’enquête Concordia est l’une des rares enquêtes longitudinales au monde à suivre un échantillon important de filles agressives jusqu’à l’âge adulte. En raison de la structure de l’enquête, où une partie seulement des participants ont un comportement atypique, il a été possible d’étudier les facteurs prédictifs d’adaptation positive qui sont au centre de récentes recherches sur le risque et la résilience (par ex., Luthar, 2003).

Les participants initiaux de la CLRP ayant aujourd’hui franchi la trentaine et plusieurs étant devenus parents, il nous est possible d’étudier les séquelles du comportement agressif dans le contexte des relations familiales et de la transmission du risque à la prochaine génération. Étant donné l’importance et la rareté d’une telle occasion, les études intergénérationnelles des enfants de l’échantillon original ont été lancées dès la naissance des premiers membres de cette cohorte vers la fin des années 1980 (Serbin et al., 1991b). Les données à ce jour indiquent que le risque psychosocial peut être transmis d’une génération à l’autre par le comportement, le milieu de vie et les circonstances sociales et économiques des participants devenus parents (Serbin et al., 1991a, 1996, 1998, 2002, sous presse ; Stack et al., 2005). Toutefois, les études longitudinales révèlent aussi que les risques psychosociaux ne sont que probabilistiques, comme le terme l’indique bien. De nombreux enfants issus de milieux « à risque » réussissent à mener une vie relativement fructueuse et productive, et ce, malgré des débuts peu prometteurs (Elder et Caspi, 1988 ; Furstenberg et al., 1987 ; Hardy et al., 1997 ; Rutter, 1987 ; Werner et Smith, 1992). Seules des études prospectives, longitudinales et intergénérationelles comme la CLRP peuvent nous aider à comprendre à la fois les risques encourus par les familles composées de mères ayant été agressives dans l’enfance et la résistance de ces familles aux risques.

Trajectoires de filles très agressives suivies par la CLRP de l’enfance au début de l’âge adulte

S’il existe de nombreuses similarités entre les trajectoires de risque des garçons et des filles, il existe également de nombreuses particularités dans le cheminement de ces dernières. Au moment de les identifier, les enfants très agressifs des deux sexes affichaient un QI ainsi que des résultats aux tests de rendement scolaire normalisés plus faibles que ceux de leurs pairs des groupes contrôle et Isolement social (Ledingham, 1981 ; Schwartzman et al., 1985). La coexistence des éléments Agressivité et Isolement social posait un problème particulier, puisque les enfants affichant des cotes élevées sur ces deux échelles présentaient les QI et résultats les plus faibles de l’échantillon.

La première relance, menée trois ans après la détermination des participants, a révélé qu’il y avait peu de différence entre le cheminement scolaire des filles et des garçons agressifs. Tous se retrouvaient avec la même probabilité d’avoir redoublé ou d’avoir été placés dans un programme spécial pour enfants aux prises avec des troubles de comportement ou d’apprentissage (Schwartzman et al., 1985). Ces difficultés se confirmaient au secondaire : les cotes d’agressivité originales étaient prédictives de décrochage scolaire pour les deux sexes, le groupe Agressivité-Isolement social affichant le taux d’échec le plus élevé. La cote d’agressivité est donc un indicateur négatif du succès scolaire à courte et à longue échéance, surtout en présence d’autres problèmes sociaux ou scolaires. Même en contrôlant statistiquement la cote d’aptitude scolaire, la cote d’agressivité des filles au primaire demeurait indicative de la probabilité de décrochage scolaire (Serbin et al., 1998).

Dans une étude par observation de 174 enfants en cinquième et sixième années (enfants plus jeunes identifiés dans les mêmes écoles à l’aide des mêmes méthodes que la CLRP (Lyons et al., 1988 ; Serbin et al., 1987 ; Serbin et al., 1993), il s’est avéré que les enfants agressifs des deux sexes décrits comme tels par leurs pairs étaient effectivement plus agressifs physiquement dans la cour de récréation que leurs pairs non agressifs. Les filles décrites comme agressives participaient aux jeux très physiques des garçons (comportement atypique pour les filles de cet âge) et dirigeaient leur agressivité contre les garçons plutôt que contre d’autres filles. Cette prédisposition à se lier aux garçons, tout particulièrement à ceux qui jouent de façon agressive, et le fait d’être évitées par les autres filles, pourrait être un facteur déterminant dans le développement des filles agressives. Au primaire, les filles qui se lient à des pairs manifestant des comportements agressifs ou à risque étoffent leur « répertoire » de comportements déviants avec le temps et adhèrent aux normes et aux valeurs de ce sous-groupe.

Les données autorévélées indiquent qu’au début et au milieu de l’adolescence, l’agressivité des filles s’accompagne de taux élevés de consommation de tabac, d’alcool et de drogues (De Genna et al., 2005). Cet élément d’information permet de supposer que les filles agressives continuent de s’identifier à des sous-groupes de pairs probablement constitués de garçons et de filles au comportement agressif ou « prédélinquant », sinon carrément délinquant, semblable au leur. Les adolescentes agressives affichent en général un comportement moins ouvertement criminel ou violent que les adolescents, comme en témoignent les profils d’arrestations (Schwartzman et Mohan, 1999) ; toutefois, leur casier judiciaire s’alourdit vers la fin de l’adolescence comparativement aux filles non agressives. Cette donnée, ainsi que les données sur le comportement à risque autodéclaré (tabagisme, toxicomanie) permettent de conclure que leur profil de comportement perpétuera leur trajectoire de vie négative.

Autre aspect typique du comportement à risque et des relations avec les pairs des filles du groupe Agressivité de l’échantillon Concordia : le comportement sexuel à l’adolescence. En appliquant la méthode de risque relatif, très utilisée en recherche épidémiologique (Rothman, 1986), à l’analyse des dossiers de santé de 853 adolescentes (Serbin et al., 1991b), on peut comparer la prévalence d’une répercussion particulière au sein d’une population à risque à celle d’un groupe témoin. Or, il s’avère que l’agressivité au cours de l’enfance est indicative de taux élevés de problèmes gynécologiques et d’utilisation de contraception entre 11 et 17 ans et de grossesse hâtive (c.-à-d. avant l’âge de 23 ans). Les filles très agressives présentent également une incidence élevée de MTS entre 14 et 20 ans (Serbin et al., 1991b). Les données sur les filles du groupe Agressivité-Isolement social sont encore plus éloquentes : en plus des profils de risque des filles du groupe Agressivité, elles ont par surcroît un taux élevé de grossesse entre 14 et 20 ans.

En d’autres mots, l’agressivité des filles au cours de l’enfance est indicative d’activité sexuelle non protégée dès le début de l’adolescence, tout au long de celle-ci et jusqu’au début de l’âge adulte. Les filles avec des antécédents d’agressivité à l’enfance, tout particulièrement celles du groupe Agressivité-Isolement social (Serbin et al., 1998), ont une forte incidence de grossesse à l’adolescence, de multiparité (le fait d’avoir plus d’un enfant avant l’âge de 23 ans), d’espacement rapproché des naissances (de moins de deux ans) et de complications obstétricales et d’accouchement. Ce profil de fertilité pose problème aux deux générations en cause. Les mères compromettent leurs possibilités éducatives et professionnelles et ont des probabilités élévées d’avoir de faibles revenus tout au long de leur vie (Furstenberg et al., 1987, 1989). Les enfants accusent quant à eux une vulnérabilité accrue sur le plan de leur santé tout en bénéficiant de moins de ressources sociales et économiques avant leur naissance et tout au long de la petite enfance.

Enfin, on a examiné les profils de santé mentale des filles agressives à la fin de l’adolescence et au début de l’âge adulte. Fait intéressant, comme c’était le cas pour les faibles taux de criminalité chez les filles des groupes Agressivité et Agressivité-Isolement social, les profils de risque psychosociaux tels qu’indiqués par les pairs ne sont pas liés à des troubles de conduite en soi, mais plutôt à des taux élevés de dépression et d’anxiété (Schwartzman et al., 1995). Pris ensemble, ces phénomènes semblent indiquer que l’agressivité infantile chez les filles se solde par des troubles d’intériorisation au début de l’âge adulte, par des comportements à risque à l’adolescence (utilisation de tabac, d’alcool et de drogues, activité sexuelle non protégée), ainsi que par des taux de décrochage et de maternité précoce élevés. Nous sommes à étudier le profil de santé mentale des participantes au projet Concordia alors qu’elles touchent au terme de la première période de « vulnérabilité » aux maladies mentales graves à l’âge adulte (c.-à-d. la mi-trentaine). Nous aurons davantage d’informations sur les taux de prévalence de certains troubles et désordres dans quelques années. L’agressivité au cours de l’enfance est donc un indicateur de santé mentale, mais aussi d’une tendance comportementale stable qui influe sur le développement physique et les relations sociales tout au long de la vie adulte, y compris du point de vue de la santé, des relations conjugales, du rôle de parent et du développement des enfants.

Conduites liées à la santé et corrélats physiologiques de risque chez les filles agressives et leurs enfants

Il semblerait que l’agressivité chez les filles soit liée à une mauvaise santé à l’âge adulte, même chez les jeunes femmes. Par exemple, l’agressivité est prédictive de troubles respiratoires, dont au moins un épisode d’asthme, de bronchite, de pneumonie ou de sinusite au cours des trois mois précédant notre évaluation. Les préjudices causés par l’agressivité sur la santé respiratoire vont au-delà des effets attribuables à l’éducation ou au tabagisme actuel, facteurs contrôlés à l’aide d’une analyse de régression (De Genna et al., 2004, 2005 ; Serbin et al., 2004). Enfin, les femmes qui obtenaient de fortes cotes à la fois sur les échelles Agressivité et Isolement social sont encore plus exposées au risque de maladies chroniques comme l’obésité, mesurée par l’indice de masse corporelle (IMC), l’anémie, l’hypertension artérielle et le diabète (De Genna et al., 2004, 2005).

Donc, le comportement social à l’enfance pourrait être prédictif de problèmes de santé ultérieurs et de leur transmission à la prochaine génération. Par exemple, les mères qui étaient agressives pendant leur enfance ont été plus nombreuses à fumer pendant leur grossesse (De Genna, 2004 ; Serbin et al., 2004), ce qui indiquerait que le comportement à risque adopté pendant l’adolescence se perpétuerait tout au long de l’âge de procréation. De plus, l’agressivité à l’enfance et l’usage de drogues sont également des indicateurs du taux de tabagisme actuel des mères de jeunes enfants, ce qui, bien entendu, peut avoir une incidence sur la santé actuelle et future de la mère et de l’enfant. Enfin, comme les fumeuses sont davantage susceptibles d’avoir un conjoint fumeur (Walsh et al., 1997), l’effet de la fumée ambiante sur la santé des enfants devient particulièrement préoccupant.

Dans ces familles, il existe un réel potentiel de transmission du risque sous l’angle de la santé, que ce soit en raison de la vulnérabilité héréditaire des enfants ou de leur exposition à des parents ayant de mauvaises habitudes de santé. Il importe donc d’évaluer l’état de santé global de cette génération. Dans cette optique, nous avons étudié trois aspects de la santé des enfants des participants initiaux à la CLRP : le taux de visite aux urgences, l’état de santé général et le profil de production de cortisol.

D’après notre analyse des dossiers de santé de 94 enfants d’adolescentes de l’enquête Concordia (Serbin et al., 1996), l’agressivité de la mère est corrélée au nombre annuel de visites aux urgences, surtout pour le traitement de blessures, d’infections aiguës et d’asthme. Les taux d’hospitalisation et d’intervention chirurgicale d’urgence confirment cette tendance. Les enfants des jeunes mères des groupes Agressivité et Agressivité-Isolement social sont davantage à risque que ceux des adolescentes des autres groupes. Ces données ne sont pas simplement le résultat de désorganisation familiale ou d’utilisation abusive des services d’urgence (plutôt que de cliniques de jour) ; elles peuvent dans ce cas être indicatives d’une alimentation insuffisante ou mal équilibrée, d’une piètre hygiène à la maison, de mauvais traitements ou de négligence.

Dans le cadre d’une deuxième étude sur l’état de santé général d’enfants de un à six ans provenant d’un échantillon de 175 familles (Serbin et al., 2000, 2004 ; Stack et al., 2005), on constate une certaine incidence de maladies infantiles : près d’un tiers des mères signalent des maladies respiratoires chroniques et récurrentes (asthme, bronchite, infections des voies respiratoires supérieures, allergies nasales) et de fréquentes infections de l’oreille moyenne (otite moyenne). Un enfant sur dix souffre d’une maladie grave (cancer, épilepsie, maladies du coeur, du rein, de la thyroïde, lupus). Ces problèmes de santé physique sont prédits par plusieurs facteurs historiques et actuels comme l’agressivité au cours de l’enfance chez la mère (indicateur de tabagisme chez la mère et de troubles respiratoires chez l’enfant), la santé néonatale de l’enfant, le tabagisme maternel et le niveau de stress parental.

La troisième série de données, sur les profils de production quotidienne de cortisol, émane d’une étude sur l’agressivité des mères et le développement des systèmes hypothalamo-hypophyso-surrénalien de 36 enfants. On a examiné le profil de production de cortisol de chaque enfant relativement à des variables mesurant la qualité des soins maternels et de l’environnement au foyer. Un sous-groupe d’enfants obtenaient des profils de production de cortisol atypiques. Normalement, la production atteint un sommet tôt le matin, puis suit une courbe descendante abrupte qui s’aplanit au cours de la journée. Or, le tabagisme chez les mères était associé à de faibles sécrétions matinales de cortisol chez les enfants, et une courbe de sécrétion généralement aplanie s’observait chez les enfants peu stimulés sur le plan cognitif par leur mère (Ben-Dat Fisher et al., 2005). Ces enfants présentent des profils de sécrétion atténués, tout comme les enfants qui vivent des situations défavorables persistantes (Gunnar et Vazquez, 2001).

Les données sur le cortisol étant préliminaires, il importe de les interpréter avec circonspection. Toutefois, il y a lieu de croire que l’aplanissement de la courbe de production du cortisol serait lié à des troubles émotifs et comportementaux. En effet, plusieurs études font le lien entre les troubles intériorisés et extériorisés et de faibles niveaux de cortisol (par ex., Gunnar et Vazquez, 2001 ; Keenan, 2000), y compris une étude sur un sous-groupe distinct de participants à la CLRP (Granger et al., 1998). Enfin, il y aurait également un lien entre la faible production matinale de cortisol et l’incidence de troubles comportementaux à l’école, y compris l’inattention (Spangler, 1995). Nous effectuons des examens de suivi des enfants de notre étude pour évaluer la stabilité de la production quotidienne de cortisol dans le temps et établir le lien entre celle-ci et les comportements d’intériorisation et d’extériorisation. En conclusion, il semble que l’influence des comportements à risque de la mère sur la santé de l’enfant agit de façon directe (par ex., par des comportements négatifs comme l’usage du tabac) et indirecte (par ex., par l’effet de la pauvreté familiale et du stress parental).

Compétences parentales et développement des enfants

Pour bien étudier la trajectoire de la vie des femmes, les études longitudinales doivent impérativement tenir compte du facteur maternité. La maternité précoce, risque important pour les filles agressives ainsi que celles issues de milieux économiquement et socialement défavorisés (Hechtman, 1989 ; Musick, 1993), peut transformer du tout au tout la vie des jeunes femmes. En effet, la maternité à l’adolescence est liée à un statut professionnel moindre et à divers troubles psychosociaux à travers les cycles de vie (Furstenberg et al., 1989). Les mères adolescentes qui n’ont pu terminer leurs études secondaires ou postsecondaires en raison de grossesses multiples et rapprochées, et des responsabilités familiales qui en découlent, sont particulièrement à risque de séquelles à long terme (Layzer et al., 1996). Par ailleurs, ce risque ne se limite pas aux mères, car il s’étend à leurs enfants (Conger et al., 1994). En effet, les ressources et les compétences parentales de la mère ont une incidence sur le développement de l’enfant et sur sa capacité à surmonter les difficultés qu’il affrontera tout au long de l’enfance. Aussi, les femmes très agressives à l’enfance qui deviennent mères avant d’y être prêtes du point de vue social, émotif et financier exposent leurs enfants à des risques élevés de santé et de développement.

D’après notre récente étude du cheminement de 450 parents de l’échantillon de la CLRP, quatre éléments semblent menacer la capacité des sujets agressifs à assurer leur rôle parental : (1) échec ou décrochage scolaire, (2) maternité précoce, (3) monoparentalité, (4) pauvreté (Cooperman et al., 2002 ; Serbin, 2002 ; Serbin et al., 2003). Bien entendu, le décrochage scolaire, la monoparentalité et la maternité précoce sont autant de facteurs de risque de pauvreté à l’âge adulte. De surcroît, le décrochage scolaire mènerait à la maternité précoce (et non l’inverse) ; on peut dès lors supposer que l’acte de décrocher marque un point tournant dans la vie des jeunes. De plus, il appert que l’effet cumulatif du décrochage et de la maternité précoce soit particulièrement négatif pour les mères et leurs enfants, puisqu’il explique 38 % de la variance du statut de pauvreté pour ces familles, comparativement à 16 % pour les participants mâles.

La CLRP examine également les façons par lesquelles l’agressivité infantile peut nuire à la capacité de la fille, devenue mère, d’assurer son rôle parental. Dans une étude (Serbin et al., 1998), on a demandé à 84 femmes de l’échantillon initial d’accomplir, avec leur premier-né (tous âgés de cinq à douze ans), quatre activités de laboratoire filmées. L’agressivité de la mère durant son enfance et son degré de scolarité prédisent d’une façon indépendante son comportement envers l’enfant : le premier indicateur était associé à un manque de réceptivité de la mère, alors que le second était associé à des conduites agressives envers l’enfant, à un manque d’accompagnement et à un manque de réceptivité. Nous avons aussi tenté de déceler l’existence d’un lien entre l’agressivité de la mère à l’enfance et toute inadaptation comportementale de l’enfant pendant l’interaction filmée. Il s’avère que le passé agressif de la mère est un facteur prédictif d’agitation et de manque de réceptivité chez l’enfant. En analysant le niveau d’aggressivité chez l’enfant (par ex., comportement verbal ou physique, y compris l’hostilité et la désobéissance), on constate que plus la mère était agressive durant l’enfance, plus son enfant est agressif à son tour.

Le niveau de scolarité semble être le lien clé de la relation entre l’agressivité passée de la mère et le comportement actuel de l’enfant ; toutefois, l’agressivité durant l’enfance de la mère prédit également le comportement de la mère et de l’enfant lorsque le facteur scolarité est contrôlé statistiquement (Serbin et al., 1998). L’agressivité durant l’enfance, un indicateur indépendant, est aussi liée à de faibles résultats scolaires chez la mère, facteur de risque bien documenté pour les troubles de fonctionnement parental et infantile ultérieurs (Milling Kinard et Reinherz, 1987 ; Velez et al., 1989).

Dans une autre étude portant sur 109 parents et leurs enfants (Bentley, 2002 ; Bentley et al., 2002), nous avons évalué la qualité de la relation mère-enfant durant une séance de jeu libre de 15 minutes à l’aide d’échelles de soutien émotif (Emotional Availability Scales, Biringen et al., 1988). D’après nos résultats, la qualité du soutien émotif serait compromise par le statut de risque de la mère dans l’enfance. Plus particulièrement, les mères du groupe Agressivité-Isolement social font preuve d’une plus grande hostilité envers leur enfant. De plus, les mères ayant admis un niveau de stress élevé sont moins sensibles et plus hostiles envers leur enfant pendant la séance de jeu libre. Les résultats de cette étude menée à domicile cadrent bien avec ceux de l’étude en laboratoire des familles de la CLRP et consolident la constatation de continuité de l’agressivité jusque dans le rôle maternel.

Étant donné les conséquences persistantes de la violence familiale sur le développement émotif (Jaffee et al., 2002) et cognitif (Koenan et al., 2003) des enfants, nous avons analysé les données sur la violence physique dans le couple et contre les enfants, telle qu’elle a été autodéclarée par un échantillon de plus de 200 femmes (Serbin et al., 2003 ; Temcheff et al., 2002). À l’aide des versions « couple » et « enfant » d’une échelle de conflits (Conflict Tactics Scale, CTS ; Straus, 1979), nous avons pu déceler un lien direct entre l’agressivité de l’enfance et la violence physique dans le couple. L’agressivité durant l’enfance mènerait donc directement à la violence conjugale (toujours autodéclarée) et les enfants décrits comme agressifs par leurs pairs seraient davantage portés à être violents dans le couple 25 ans plus tard. De plus, un faible niveau de scolarité serait indirectement lié à l’agressivité de l’enfance et la violence physique dans le couple. On en conclut qu’un comportement agressif infantile se traduirait par un rendement scolaire moindre, ce qui se solderait à son tour par une tendance accrue à recourir à un mode violent de résolution de conflits dans le couple. Les personnes du groupe Agressivité-Isolement social sont plus susceptibles de déclarer un comportement violent dans le couple que les participants des autres groupes. De plus, on constate une corrélation positive entre l’agressivité durant l’enfance et la violence rapportée contre les enfants : plus forte est la cote de la mère sur l’échelle de l’agressivité, plus celle-ci est susceptible d’être violente envers ses enfants. Enfin, on constate que l’interaction des facteurs Agressivité et Isolement social est prédictive de la violence contre les enfants.

Dans d’autres études de l’échantillon Concordia, nous avons examiné d’autres compétences parentales ainsi que les variables contextuelles qui pourraient servir de vecteurs de transmission de risque. Par exemple, une étude a révélé que les antécédents d’agressivité des parents sont en corrélation inverse avec la stimulation cognitive des enfants en bas âge (Saltaris et al., 2004). Dans une étude de 51 dyades mère-enfant, le niveau de stimulation cognitive a été mesuré dans deux contextes : (1) le soutien maternel à l’apprentissage lors d’une activité d’enseignement structurée à l’aide de casse-têtes et (2) la qualité du milieu de vie à la maison, telle que mesurée à l’aide des échelles HOME (Bradley et Caldwell, 1984). Les mesures de stimulation cognitive représentent des médiateurs de la compétence cognitive des enfants ; en d’autres mots, les milieux de vie peu stimulants et les méthodes d’enseignement interpersonnel peu propices des mères agressives influencent le développement cognitif des enfants.

Une autre étude sur le développement des enfants âgés de un à six ans issus de l’échantillon de 175 familles confirme l’existence de troubles cognitifs et comportementaux (Serbin et al., 2000). Soixante pour cent des enfants souffrent de troubles développementaux, cognitifs ou comportementaux allant d’assez graves à très graves et 20 à 30 % d’entre eux ont besoin de soins de façon urgente (par ex., orthophonie, thérapie comportementale, programmes de stimulation). Trente pour cent des enfants étudiés ont obtenu des scores de QI inférieurs à 85, ce qui implique des retards cognitifs continus, compromet la performance scolaire et peut mener au décrochage. Le taux de troubles comportementaux passe du simple pour les enfants de un à trois ans au double pour ceux de quatre à six ans, soit 50 % pour les enfants plus âgés. Trente-cinq pour cent des enfants ont des troubles cognitifs et comportementaux concomitants ; ce chiffre passe à 75 % pour les garçons de quatre à six ans.

Pour mieux comprendre comment les antécédents d’agressivité des mères mènent à des troubles comportementaux chez les enfants, nous avons étudié les stratégies de demande des mères et le comportement conséquent des enfants (Grunzeweig et al., 2004). Nous avons observé les jeux de 39 mères et leur enfant, tous âgés de deux à quatre ans, pour déterminer si les antécédents d’agressivité et d’isolement des mères étaient prédictifs de leurs stratégies pour faire des demandes à leur enfant. Les résultats indiquent que les mères des groupes Agressivité et Isolement social sont celles qui répétaient le plus fréquemment leurs demandes, alors même qu’elles donnaient moins de temps à leur enfant pour s’exécuter, soit en renouvelant la demande trop vite et inutilement, soit en assurant elles-mêmes l’exécution de la tâche. Nos résultats démontrent que ces stratégies de demande (par ex., répétitions, impatience et intervention physique) sont liées à l’inexécution, voire la désobéissance chez l’enfant. Ces constatations confirment les résultats de recherche voulant que les stratégies des mères aient une incidence sur le niveau d’obéissance chez l’enfant (Crockenberg et Litman, 1990 ; Donovan et al., 2000). Nos conclusions ont des conséquences importantes puisque la vive désobéissance à cet âge est liée à la pauvreté des relations avec les pairs et des résultats scolaires, ainsi qu’à la délinquance ultérieure (Patterson, 1982).

Bref, les résultats de notre recherche indiquent que les antécédents d’agressivité de la mère peuvent avoir diverses conséquences sur les capacités parentales et donc sur le niveau de risque des enfants. D’abord, l’agressivité expose les filles à des situations pouvant compromettre leurs capacités parentales (par ex., échec ou décrochage scolaire, maternité précoce ou monoparentalité, pauvreté). Ensuite, l’agressivité semble avoir un effet néfaste sur les compétences parentales des mères de la CLRP (par ex., violence familiale et manque de stimulation cognitive à la maison) et sur leur comportement pendant leur interaction avec leur enfant à la maison et en laboratoire (par ex., faible réceptivité et hostilité). Enfin, l’agressivité maternelle semble être liée, directement ou indirectement, aux troubles comportementaux des enfants de la CLRP pendant leur interaction mère-enfant (par ex., agitation et désobéissance), ainsi qu’aux troubles cognitifs et comportementaux en général. Ce dernier élément témoigne bien de la nature cyclique des risques psychosociaux des familles défavorisées. Pris ensemble, les résultats des études sur la santé, le rôle parental et le développement des enfants se recoupent et indiquent bien que les antécédents d’agressivité à l’enfance représentent un risque réel pour les mères et leurs enfants.

Conclusions

Les trajectoires problématiques des filles agressives font l’objet d’un nombre croissant d’études longitudinales dans divers pays : on trouve des projets en cours au Canada, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Scandinavie, en Allemagne et en Nouvelle-Zélande. On reconnaît maintenant que l’agressivité des filles est prédictive de graves difficultés sociales et scolaires et qu’elle a des conséquences importantes et négatives pour leurs pairs (victimisation et brutalisation) et les autres personnes de leur milieu. On ne fait que commencer à comprendre toute l’ampleur des effets de l’agressivité des filles sur leur trajectoire de vie et, dernièrement, sur la prochaine génération, soit les enfants des femmes au comportement agressif.

Les femmes de l’étude de Concordia ont suivi une grande variété de trajectoires. L’agressivité durant l’enfance aboutit à des comportements négatifs par deux chemins, l’un direct, l’autre indirect. D’abord, le comportement agressif constaté par les camarades de classe des filles en question témoignerait d’un style de relations interpersonnelles qui semble être stable à toutes les étapes de la vie. Ce style de relations interpersonnelles colore toutes les interactions sociales, y compris celles avec les pairs, les conjoints et, en bout de ligne, les enfants. L’effet négatif de ce comportement chez les filles est susceptible de se manifester par la poursuite de relations violentes, négligentes ou coercitives récurrentes, voire continues, tout au long de la vie (par ex., relations avec les pairs brutalisantes ou coercitives, violence dans le couple, négligence ou violence à l’égard de l’enfant ou encore de personnes âgées). Ce comportement se confirme à l’égard de la santé (par ex., tabagisme, toxicomanie, activité sexuelle précoce non protégée) et des conventions sociales et légales (par ex., infractions au code de la route et autres crimes dits non violents, décrochage scolaire, maternité précoce, chômage, dépendance à l’aide sociale). Ces comportements sont modelés sur celui du groupe de pairs choisi par la fille et encouragés par celui-ci. Bien entendu, les difficultés qui en découlent perpétuent les trajectoires négatives des filles très agressives.

Deuxièmement, l’agressivité de l’enfance expose les filles à diverses circonstances mettant en péril la qualité des soins maternels et du milieu de vie, à savoir : décrochage scolaire, maternité précoce, monoparentalité, pauvreté. Les difficultés d’apprentissage, en covariance avec l’agressivité, alimente cette tendance. Qui plus est, les résultats de cette recherche soulignent l’importance de la monoparentalité féminine comme facteur de risque pour la pauvreté. Enfin, l’aptitude aux études semble être un facteur médiateur : l’agressivité n’est pas prédictive, à elle seule, de décrochage chez les filles.

Nul ne conteste plus que les enfants de filles agressives héritent d’un lot de facteurs de risque pouvant menacer et entraver leur développement cognitif, émotif et comportemental. Notre projet ne vise pas à étudier la transmission du risque par voie génétique ou les interactions nature-culture. Toutefois, on peut supposer que les comportements et résultats des enfants décrits dans la présente étude sont probablement enracinés dans une panoplie de causes complexes et interreliées, y compris des facteurs génétiques, sociaux, culturels et contextuels. À l’avenir, grâce à l’apparition de technologies d’établissement de profils et de marqueurs génétiques, il sera possible d’intégrer des techniques d’examen de similarités entre la constitution génétique des parents et des enfants. En ce qui nous concerne, nous visions à prédire les choix de vie, le comportement parental et le développement des enfants à partir des caractéristiques d’agressivité chez la mère, puisque le risque pour le développement des enfants peut être lié, en partie, au comportement agressif de la mère. Il en va de même de la santé physique : le tabagisme parental est un élément prédictif de troubles des voies respiratoires supérieures, de bronchite et d’asthme chez l’enfant, et ce, de diverses façons. Premièrement, le statut socioéconomique et le milieu de vie (par ex., la pauvreté) forment les assises physiques et culturelles du développement des enfants, et ce, dès la phase prénatale. Deuxièmement, la détresse et les difficultés qu’affronte la mère (par ex., la santé mentale) jouent également un rôle important dans la transmission du risque. Troisièmement, le comportement de la mère peut influencer la transmission du risque, tout particulièrement s’il est conflictuel/punitif, renfermé, intrusif ou négligeant. Enfin, l’incapacité de la mère à stimuler son enfant ou à encadrer son comportement peut entraîner un risque en soi.

Mais il y a aussi de bonnes nouvelles. En effet, nous avons décelé des facteurs de protection au sein de l’échantillon Concordia, à savoir l’aptitude scolaire et le niveau d’instruction. Le revenu, étroitement lié au niveau d’instruction, est un autre indicateur fort, ainsi qu’un modulateur contextuel des aboutissements à long terme des filles agressives. Enfin, il reste que certaines femmes (et leurs enfants) se sont bien débrouillées dans la vie malgré des perspectives peu prometteuses à l’enfance et au début de l’adolescence. Les défis qui se présentent aux chercheurs dans notre domaine sont de quatre ordres : (a) déterminer les processus de fonctionnement des facteurs de risque et de protection, (b) établir le niveau de risque propre à diverses issues négatives, (c) élaborer et évaluer des modèles de réduction ou d’élimination des indicateurs négatifs pour alimenter les politiques sociales, scolaires, de recherche et de santé et (d) déterminer les effets positifs potentiels de l’exploitation des effets modulateurs et des facteurs de protection dans le cadre d’études longitudinales.

En ce qui concerne les répercussions particulières de cette étude sur celles à venir, déclinons les cinq propositions suivantes. Premièrement, il faut impérativement continuer de suivre les filles agressives tout au long de leur vie et étudier en particulier les aboutissements à l’âge adulte comme la santé mentale et physique, l’adaptation et l’intégration sociale et professionnelle et les relations familiales. Deuxièmement, il faut comprendre tous les processus, directs et indirects, qui font en sorte que les enfants et leurs familles demeurent à risque à travers les cycles de vie. Troisièmement, il nous faut mieux comprendre les éléments modulateurs du risque comme les facteurs contextuels sociaux, environnementaux, culturels et économiques, entre autres. Quatrièmement, nous devons mieux comprendre les facteurs biologiques et de santé jouant dans le niveau d’agressivité des filles, du point de vue de l’émergence et du maintien du comportement, ainsi que de ses conséquences pour les sujets tout au long de leur vie. Finalement, il s’agira de soutenir des études parallèles sur les garçons englobant les aspects liés à la famille, à la santé, à la scolarité et à l’occupation.