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Au xiiie siècle, les garçons qui entreprenaient leurs études universitaires à Paris — alors principal centre culturel de tout l’Occident — le faisaient, vers l’âge de quatorze ans, en fréquentant, pour une période d’environ six ans et suivant leur nation, une des écoles de la « Faculté des arts » (« Facultas artium »), une faculté en passe de devenir ou déjà devenue, selon le moment considéré, une « Faculté de philosophie ». Plus précisément, une « Faculté d’Aristote », étant donné la place prépondérante occupée par les oeuvres du Stagirite dans ce programme scolaire. Une « Faculté de logique » aussi, car, pendant de nombreuses décennies, les traités qui composent ce que nous appelons maintenant l’« Organon » d’Aristote, à peine concurrencés par les Institutions grammaticales de Priscien, volaient de loin la vedette dans cet ensemble, d’après, entre autres, le témoignage de plusieurs documents reflétant la pratique enseignante de l’époque.

Mais il faut nuancer. Tout comme la conférence universitaire inaugurale prononcée par un maître de la Faculté des arts devait être un « Éloge de la philosophie » (une « Commendatio philosophiae »), la première leçon suivie par le jeune universitaire prenait normalement la forme d’une « division des sciences » précédée d’une apologie de la discipline philosophique, ce que, d’un mot, on appelait souvent une « Philosophia », c’est-à-dire une « Introduction à la philosophie », elle-même prologue, le plus fréquemment, à la lecture de l’Isagoge de Porphyre, un petit traité fort célèbre depuis des siècles, servant à son tour il est vrai de préambule à l’étude des Catégories d’Aristote, enfin considérées quant à elles comme le début de la série des écrits aristotéliciens sur la logique. Quoi qu’il en soit, « introduire », sous ce mode, était la première étape de cet enseignement universitaire.

Autre nuance nécessaire. Certaines matières liées à l’antique schème des arts libéraux (le quatuor des disciplines mathématiques et, parmi le trio langagier, la rhétorique ainsi qu’un opuscule grammatical de Donat), aux références philosophiques du Haut Moyen Âge (le Timée de Platon, la Consolation de la Philosophie de Boèce) ou à une partie en émergence du corpus aristotélicien (l’éthique) se sont vu réserver des plages horaires minimales, seuls les cours relatifs à ces sujets étant permis les jours fériés[1]. Cette dernière discipline — l’éthique — a vraisemblablement dû être promue au rang de cours ordinaire avant le milieu du xiiie siècle, comme le suggèrent les quelques commentaires préservés sur les livres I-III alors (seuls vraiment) connus (des X livres) de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote. Avec les exégèses — majoritaires — sur la logique et la grammaire, ces exégèses scolaires sur la morale aristotélicienne formaient la trame même du discours magistral. « Commenter » marquait donc la seconde étape et le second mode de ce cheminement universitaire.

Plusieurs années plus tard, une fois suivis les cours requis et remplies les autres exigences académiques, l’étudiant devait se soumettre à un examen oral portant sur l’éventail des matières abordées. « Examiner » les connaissances disciplinaires et les habiletés dialectiques constituait ainsi la troisième étape et l’ultime mode du cursus des études à la Faculté des arts. Il ne restait plus alors au candidat couronné de succès qu’à promettre d’exercer une régence de deux ans — où en tant que maître il aurait à utiliser immédiatement connaissances et habiletés acquises — pour se voir accorder la « licence d’enseigner » (« licentia docendi »).

Cette esquisse cavalière[2] de la formation philosophique dispensée à Faculté des arts de Paris permet de mieux caractériser la nature et d’entrevoir l’apport de chacune des trois contributions que contient ce dossier thématique. La première étude brosse un tableau d’ensemble de l’enseignement philosophique à la Faculté des arts de Paris jusqu’au mitan du xiiie siècle, en s’appuyant principalement — sans passer sous silence la diversité complémentaire des autres sources originales — sur la plus connue des introductions à la philosophie et sur le plus célèbre des guides d’examen issus du terreau artien de Paris. En plus des données attendues sur les première et troisième étapes mentionnées, ainsi que sur leurs modalités, on notera dans les deux textes mis en relief la présence d’une vision philosophique dont le développement s’étend depuis les interdictions disciplinaires (essentiellement relatives à la métaphysique et à la philosophie naturelle d’Aristote) des décennies initiales du siècle jusqu’à la grande condamnation de 219 thèses philosophiques promulguée en 1277 par Étienne Tempier, alors évêque de Paris[3]. Reprenant et détaillant l’idéal éthique contenu dans ces documents « didascaliques », les commentaires de la première moitié du xiiie siècle sur l’Éthique à Nicomaque font ici, au premier chef, l’objet d’une étude substantielle qui se concentre sur la conception artienne du bonheur inscrite dans un réseau conceptuel qui tranche dans bien des cas avec celui canoniquement endossé par les théologiens[4]. Ainsi couvertes les secondes étape et modalité de notre nomenclature pédagogique, l’article qui clôt ce dossier thématique revient à la troisième phase formative, celle de l’examen, mais sur le mode préparatoire d’un exercice dialectique portant en grande partie sur le séminal questionnement porphyrien au sujet des universaux[5] : un thème de logique inévitablement abordé dès le début du parcours universitaire, certes, mais un problème aussi profondément métaphysique et, à cause de cela, une préoccupation récurrente du cursus artien, qui, de la sorte, pouvait symboliquement s’achever par où il avait commencé, tout en approfondissant, à chacun de ses jalons et en (con)fusion avec l’aristotélisme de base, une perspective philosophique néoplatonicienne fortement teintée par ses interprétations arabes souvent guidées par le thème concordataire de l’harmonie des deux grands sages de l’Antiquité, nommément Platon et Aristote.

Malgré son format restreint et sa focalisation sur le coeur — voire la prime moitié — du xiiie siècle, ce dossier thématique ternaire couvre donc plusieurs aspects fondamentaux de la première philosophie universitaire en Occident et, à partir de ce microcosme, espère offrir au lecteur bienveillant une matière à réflexion toujours valable pour, tout uniment, « L’enseignement philosophique ».