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Traduit du portugais brésilien par Maurice de Torrenté

Sans doute le stéréotype le plus commun chez les Brésiliens, particulièrement les Blancs qui vivent à proximité des régions indigènes, est l’image de l’Amérindien ivrogne. Cette image négative, ajoutée à d’autres représentations similaires telles que celle de l’indigène comme un individu sale, ignorant ou paresseux, dénote la stigmatisation dont les Amérindiens font fréquemment l’expérience lorsqu’ils interagissent avec la société englobante. Parmi les peuples indigènes, l’abus d’alcool n’est pas un phénomène nouveau et il n’est pas non plus limité au Brésil. Le problème est présent dans d’autres régions d’Amérique latine, au Canada, aux États-Unis et en Australie. Depuis de nombreuses années, le thème attire l’attention des chercheurs et est examiné lors de conférences ou dans les programmes de santé publique (Everett, Waddell & Heath, 1976 ; Mandelbaum, 1965 ; MacAndrew & Edgerton, 1969). Toutefois, ce n’est que ces dernières années qu’il a été perçu comme un problème de haute pertinence pour les programmes de santé brésiliens. Il reste de larges lacunes quant à nos connaissances sur la réalité de l’alcoolisme chez les peuples indigènes du Brésil et les recherches sont insuffisantes pour donner une dimension adéquate au problème. L’abus d’alcool est l’un des problèmes les plus graves auxquels les Amérindiens sont confrontés aujourd’hui. Il est associé à d’autres problèmes comme la violence sociale (Simonian, 1998), la persistance d’un état général de santé précaire et un taux de suicide élevé dans certains groupes, comme les Kaiowá/Guarani et les Tikuna (Erthal, 1998). Une autre conséquence de l’abus d’alcool, spécialement traitée dans ce dernier livre, est la corrélation entre l’alcoolisme (entre autres dépendances) et la transmission des M.S.T. et du sida.

Dans le présent article, nous souhaitons examiner la question de l’alcoolisme et de sa prévention chez les peuples indigènes à partir de la perspective des sciences sociales, l’anthropologie en particulier (Douglas, 1987). À la différence de la biomédecine et de la psychologie, ce point de vue ne définit pas l’alcoolisme comme une maladie homogène, caractérisée par un processus de dépendance biologique qui agit de façon égale et universelle pour tous les êtres humains. Il s’agit plutôt d’un phénomène complexe, résultant de divers facteurs, parmi lesquels le contexte socioculturel tient un rôle déterminant quant aux variations comportementales stimulant l’ingestion d’éthanol, la substance principale des boissons alcoolisées (Acioli, 2002). Les conséquences de cette perspective sont multiples : elle exige que nous réexaminions notre définition de l’alcoolisme comme une maladie ; que nous reconnaissions les différents styles de consommation d’un peuple indigène à l’autre, tout comme à l’intérieur d’un même peuple ; et que nous utilisions des stratégies fondées sur la participation de la communauté lors de chacune des phases de la recherche et de l’action pratique.

Quoique le présent travail parle peu de l’abus d’autres substances, notamment des drogues illicites, le lecteur percevra tout au long du texte que les considérations formulées ici sur les facteurs contextuels et les programmes de prévention peuvent, en grande partie, s’y appliquer.

1. Pour une compréhension du concept d’alcoolisme

La définition de l’alcoolisme est l’objet d’une abondante discussion et renvoie à deux questions hautement controversées quant à sa nature :

  1. l’alcoolisme est-il un phénomène unitaire ou divergent ? ;

  2. quelle est la véracité de l’affirmation populaire qui dit : « une fois alcoolique, toujours alcoolique »[2] ?

Les réponses à ces questionnements ont des implications importantes sur le traitement puisque, si l’alcoolisme est un phénomène hétérogène, comme l’affirment les sciences sociales, il devient nécessaire de comprendre les particularités de l’abus d’alcool dans chaque situation. De plus, il ne semble pas y avoir de thérapie universellement appropriée à tous.

Selon l’optique biomédicale, on répond par l’affirmative aux deux questions susmentionnées. Ainsi, l’alcoolisme est considéré comme une maladie ayant une cause et des manifestations communes peu importe les cultures. L’alcoolisme, tel qu’il est défini par l’OMS et par la médecine, suppose un comportement chronique qui, à partir d’un moment déterminé, n’est plus susceptible d’être interrompu spontanément et présente même un risque de crise aiguë en cas d’abstinence forcée, et ce, parce que le niveau d’imprégnation cellulaire est atteint, transformant le métabolisme de base de l’organisme (Milan & Ketcham, 1983 ; Ey et al., 1974 apud Quiles, 2000 : 65). La focalisation est sur l’individu, dans sa dimension physique, et la cause de l’alcoolisme est une altération biologique qui, une fois établie, connaît un développement naturel et inévitable. La dépendance est unidirectionnelle, sans relation avec le contexte socioculturel. S’il n’arrête pas de boire, le malade meurt de causes associées à l’alcoolisme, telles que la cirrhose du foie ou les accidents de circulation. La dépendance à l’alcool peut être diagnostiquée selon les critères définis par le tableau nosologique du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders – DSM de l’Association américaine de psychiatrie[3]. En ce qui concerne spécifiquement les populations indigènes, certains scientifiques argumentent que, pour des motifs génétiques, les Amérindiens seraient plus susceptibles de développer une dépendance biologique que d’autres populations (Saggers & Gray, 1998).

2. Études épidémiologiques comparatives

Les recherches réalisées par les anthropologues fournissent des données importantes pour relativiser la vision médicale de l’alcoolisme associée aux indigènes. Comme le signalait déjà le professeur Sol Tax lors du premier congrès mondial des sciences anthropologiques et ethnologiques[4], le regard comparatif sur l’alcool (et le cannabis) se révèle un cas classique d’expérimentation naturelle : une seule espèce (homo sapiens), une seule substance (l’alcool ou le cannabis) et une grande diversité de comportements (Heath, 1987 : 103). Il est nécessaire d’examiner l’interaction de la substance avec la disposition psychologique du sujet et avec le contexte pour comprendre le phénomène de l’alcoolisme dans un groupe particulier. Pour commencer, les recherches anthropologiques comparent les variations de prévalence de l’alcoolisme dans les différentes sociétés et cultures. Les données comparatives démontrent que le taux d’alcoolisme varie selon les ethnies, indiquant qu’il n’y a pas de cause universelle et que les explications doivent être recherchées dans les particularités du contexte socioculturel et historique de chaque groupe (Gordon, 1978 ; Menendez, 1990). Des études comparatives réalisées aux États-Unis et en Australie démontrent aussi que, de fait, les indigènes ne boivent pas toujours plus – et n’ont pas nécessairement des styles de consommation différents – que le reste de la population régionale (Kunitz & Levy, 1994 ; Saggers & Gray, 1998). Enfin, le taux d’alcoolisme varie entre les différents groupes d’une même ethnie, en fonction de caractéristiques comme l’âge, le sexe ou la religion.

Pour ce qui est du Brésil, malheureusement, il existe peu de données épidémiologiques comparant des groupes différents (Albuquerque et al., 1998 ; Bordignon, 1996), mais celles-ci appuient les conclusions des études venant d’autres parties du monde : le taux d’alcoolisme varie en fonction des groupes ethniques et entre des groupes de la même ethnie. Une recherche a enregistré chez les Terena un taux global d’alcoolisme de 17,6 %, ce qui est au moins de 5 à 6 % au-dessus de la moyenne des Brésiliens non amérindiens (Albuquerque et al., 1998 : 121-122). Cependant, les pourcentages varient entre membres de la communauté Terena et dépendent du groupe religieux, de la relation conjugale ou du sexe. Une grande différence de prévalence sépare la situation des hommes et des femmes : pour chaque femme dépendant de l’alcool, il y a 24 hommes dans la même situation. Les auteurs suggèrent que ce faible pourcentage chez les femmes Terena pourrait être lié à l’organisation familiale et aux rôles attribués à chacun des sexes. Une seconde étude, chez les Bororo, a obtenu elle aussi des données différentes pour les hommes et pour les femmes (Bordignon, 1996 apud Quiles, 2000). Ces recherches confirment la nécessité d’enquêter sur les causes particulières de la consommation et de l’abus d’alcool dans le groupe étudié, plutôt que de se contenter d’une définition de l’alcoolisme comme un phénomène universel/biologique/individuel.

3. Contexte et comportement

Les différences entre groupes ne se manifestent pas que dans les variations de prévalence de l’alcoolisme, mais également dans les comportements (MacAndrews & Edgerton, 1969). Si l’alcool réduit ou annule les inhibitions et amène la personne à avoir une autre humeur ou un autre état de conscience, le comportement résultant de cette libération varie d’un groupe à l’autre, parce que des valeurs différentes y sont exprimées. Ainsi, être ivre ne se manifeste pas de la même manière chez tous les groupes ; il faut considérer la culture et les valeurs comme des facteurs déterminants par rapport aux différents modes de boire et d’agir pendant l’ivresse. Au cours d’une recherche interdisciplinaire conduite sur 25 ans par un anthropologue et un médecin chez les Navajo des États-Unis, différents modes de boire ont été identifiés. Les auteurs dénomment « traditionnel » un de ces styles, qui tient son origine dans l’introduction des boissons distillées au XIXe siècle. Ils affirment également que le comportement manifesté par un Navajo quand il est ivre ne le distingue pas beaucoup du reste de la population vivant dans la région (Kunitz & Levy, 1994). Ce style de consommation se caractérise par le fait de boire socialement en grande quantité, dans un groupe d’hommes, durant des heures ou des jours, jusqu’à s’effondrer. Pourtant, entre ces beuveries épisodiques, ces mêmes hommes peuvent passer des jours ou des semaines sans boire. L’autre style, plus récent et considéré par les Navajo eux-mêmes comme problématique, est lorsqu’une personne s’accoutume à boire seule. En 1991, les auteurs appliquèrent rétrospectivement les critères du DSM III-R (American Psychiatric Association, 1987) aux données obtenues en 1966, dans le but de diagnostiquer une possible dépendance à l’alcool chez les informateurs ayant participé à leur première étude. Ils interviewèrent les participants encore vivants en 1991 et recueillirent l’histoire de leur relation avec l’alcool au cours des 25 dernières années. Dans le cas de ceux qui étaient décédés, les auteurs prirent contact avec des membres de la famille et d’autres personnes connaissant les circonstances de leur vie. Il était prévu que le diagnostic effectué selon les critères du DSM devait identifier les personnes les plus susceptibles d’avoir subi, en un quart de siècle, les conséquences négatives (maladie, mort, accident) de la boisson. L’étude sur les Navajo ne vérifia pas cette corrélation. Par contre, la distinction entre les styles de consommation, sociale ou non, fut des plus performantes pour pronostiquer les personnes courant un risque majeur. Ainsi, 80 % des hommes qui buvaient socialement en 1966 ne le faisaient plus en 1991. Ce qui contredit l’interprétation médicale selon laquelle le dépendant ne peut arrêter de boire spontanément, nombre de participants avaient cessé d’eux-mêmes ou sans traitement médical. D’autres continuaient à boire, mais en moindre quantité. Les auteurs identifièrent des facteurs importants, notamment les valeurs liées à la santé, à la religion, aux responsabilités familiales et aux relations communautaires, pour expliquer comment ces personnes avaient réussi à contrôler leur consommation. Quant à ceux qui buvaient seuls en 1966, ils ont démontré une plus faible probabilité de parvenir à s’arrêter ou à modérer leur consommation et, dans leur cas, les causes de décès sont plus fréquemment liées à la consommation d’alcool (Kunitz & Levy, 1994 : 230).

Dans sa recherche sur les Bororo, Quiles décrit le même phénomène d’épisodes intermittents de consommation de boisson, même si cette façon de faire n’est pas habituelle chez les Amérindiens :

Tous les observateurs consultés, y compris Bordignon, s’accordent à affirmer que l’habitude de boire de l’alcool chez les Bororo ne présente pas les mêmes motifs que dans la population générale. Ces Amérindiens boivent de façon intermittente et même les plus chroniques d’entre eux passent par des périodes (courtes ou longues) sans boire, chose qui assurément déclencherait un « syndrome d’abstinence », accompagné de symptômes de souffrance aiguë, chez les alcooliques de la population générale, étant donné la dépendance physique qui s’est façonnée en eux, ce qui n’arrive pas avec les Bororo.

traduction

Quiles, 2000 : 65

Oliveira (2000) observe que de nombreux Kaingang arrêtent de boire sans assistance ou à travers leur affiliation aux églises pentecostales.

La recherche de Kunitz et Levy est importante parce qu’elle est l’une des seules à avoir accompagné, à long terme, la vie de personnes diagnostiquées comme dépendantes selon la définition médicale du terme. Les auteurs relèvent divers facteurs qui influencent l’acte de boire et concluent que le contexte est aussi important que les facteurs biologiques et psychologiques. Il faut savoir reconnaître l’hétérogénéité des styles de consommation et de la capacité de modérer ou de stopper la consommation. Pour définir cette hétérogénéité, les auteurs adoptent le concept de « carrière », qui rend compte des différents styles de consommation au cours du temps (Kunitz & Levy, 1994 : 39). Leur recherche confirme les résultats obtenus par d’autres, qui indiquent que la consommation abusive d’alcool n’a pas une histoire naturelle comme une maladie progressive qui doit, nécessairement, aboutir à des lésions, à des maladies chroniques ou à la mort (Vaillant, 1983 ; Edwards, 1984). L’utilisation du concept de carrière se réfère au « comportement séquenciel d’un individu à l’intérieur d’un rôle social » et relativise la vision clinique de l’alcoolisme comme développement séquenciel de processus biologiques à l’intérieur de l’individu (Kunitz & Levy, 1994 : 39 ; nos italiques ; traduction). La dimension sociale donne lieu à une différenciation des carrières parmi les personnes qui abusent de l’alcool et fait état du contexte dans lequel la personne a appris à boire et dans lequel elle continue à boire.

La perspective anthropologique insiste sur le fait qu’il est important de distinguer les carrières diverses, ainsi que leur contexte, pour identifier les causes possibles de l’abus d’alcool et orienter le traitement. La reconnaissance du fait que le comportement est le résultat de l’interaction entre la substance, la disposition psychologique et le contexte, avec une insistance sur la question du contexte, est en accord avec des recherches réalisées sur l’usage contrôlé d’autres substances, telles que le cannabis, les opiacés, le LSD, entre autres. Zinberg (1984) est d’avis qu’il est important de considérer l’interaction de ces trois facteurs – qu’il nomme drug, set et setting – et de ne pas exagérer les effets biologiques des compositions chimiques des substances. Il démontre que l’usage contrôlé du cannabis et de l’héroïne dépend largement du contexte dans lequel la consommation a été apprise et des contextes d’utilisation subséquents[5]. MacRae (1992) adopte l’approche de Zinberg pour comprendre l’utilisation construtive de l’ayahuasca (Banisteriopsis sp.) dans les cultes du Santo Daime[6]. Langdon (1986 ; 1992) conclut que la manière positive avec laquelle les Amérindiens Siona pratiquent la consommation de l’ayahuasca est déterminée, en grande partie, par le contexte et non purement par les substances chimiques qui se trouvent dans les différents mélanges qu’ils boivent. Sell, un médecin qui a réalisé des recherches interdisciplinaires, analyse les effets positifs des drogues psychédéliques d’un point de vue général (Sell, 1996) et de l’expérience de l’ayahuasca dans le contexte du Santo Daime (Groisman & Sell, 1996)[7].

Il est par conséquent nécessaire, si nous voulons établir des programmes de prévention et de traitement, de se préoccuper des manifestations et des contextes particuliers de l’abus d’alcool de chaque groupe indigène spécifique. Il ne s’agit donc pas de considérer l’alcoolisme comme un phénomène universel et abstrait ou encore comme le résultat de causes psychologiques qui pourraient expliquer pourquoi une personne en particulier devient dépendante de l’alcool et une autre non. La prévalence de l’alcoolisme, les principales causes de l’abus d’alcool et le comportement de la personne ivre représentent des phénomènes collectifs. Les études citées concluent que le comportement lié à l’ingestion de boissons alcoolisées est déterminé par le milieu social. Autrement dit, pour le comprendre, il faut explorer les valeurs culturelles, le processus historique, l’actualité sociopolitique du groupe et les situations dans lesquelles on apprend à boire et continue à boire (Singer, 1986 ; Singer et al., 1992 ; Quiles, 2000 ; Ferreira, 2001b,c).

4. Contextes traditionnels

La fabrication et l’utilisation de boissons fermentées et de substances psychotropes ont sans doute des origines aussi anciennes que la création de la vie ritualisée et de l’humanité elle-même. Probablement parce que les substances psychotropes sont moins connues des sociétés européennes que les boissons fermentées, leur usage dans d’autres cultures a reçu beaucoup plus d’attention scientifique. Les recherches sont caractérisées par l’interdisciplinarité, stimulant la collaboration de spécialités comme l’ethnobiologie, l’ethnopharmacologie, la neurophysiologie, la psychiatrie et l’anthropologie, ainsi que par une plus grande ouverture d’esprit lors de l’interprétation des effets de l’ingestion en tant que résultats de l’interaction entre la substance, la culture et le contexte[8]. Cela est peut-être dû aux pouvoirs spéciaux d’altération de la conscience que possèdent ces substances – ou alors à l’exotisme des systèmes chamaniques et des rituels associés à leur utilisation. En général, la principale caractéristique de l’usage traditionnel de ces substances est leur association avec la cosmologie et le sacré. Certains chercheurs affirment que leur utilisation est liée à l’origine des rites religieux et qu’elles ont certainement joué un rôle fondamental dans les premières expériences d’extase religieuse (Wasson, 1972 ; LaBarre, 1972). Chez les Amérindiens sud-américains, en particulier d’Amazonie, ces substances psychotropes sont employées pour entrer en contact avec le monde invisible ou pour augmenter le pouvoir de l’individu en vue de l’obtention de résultats positifs en termes de guérison, de chasse, de pêche, d’agriculture, etc. La littérature a généralement mis en évidence l’utilisation positive et collective de ces substances, bien que leur exploitation comme sortilège fasse elle aussi partie du répertoire des traditions chamaniques (Whitehead & Wright, 2004). Les ingrédients employés, le mode de préparation et la manière d’ingérer varient d’un groupe ethnique à l’autre. Le tabac est la substance la plus employée dans les rituels, mais bien d’autres peuvent être utilisées, selon la région et le groupe.

Comme il a déjà été dit, ces substances tendent à être ingérées dans des situations contrôlées et leur usage est marqué par leur forte intégration avec la cosmologie et la vision du monde du groupe. Les raisons de leur consommation et les effets attendus et désirés sont clairement définis par les participants, qui sont stimulés à les partager en fonction de techniques rituelles variées (Langdon, 1986 ; 1992).

Le regard scientifique sur l’usage traditionnel des boissons fermentées chez les peuples indigènes n’a pas été aussi intense que dans le cas des autres psychotropes ; sans doute parce que l’alcool est banal dans nos cultures, où sa présence, parmi d’autres boissons, n’éveille pas autant d’intérêt. Nos savoirs et opinions sur l’abus d’alcool sont également déjà formés et la comparaison avec d’autres sociétés ne paraît pas aussi féconde. Toutefois, l’usage traditionnel des boissons fermentées par les Amérindiens est documenté par des ethnographies et il est possible de faire certaines généralisations.

En premier lieu, il est important de reconnaître que les boissons fermentées font partie intégrante du tissu social des groupes et sont une manifestation importante de sociabiblité inter et intra-groupale. Chez les peuples amazoniens, la routine de la vie quotidienne est suspendue par les rites et les fêtes collectives, pendant lesquels les boissons fermentées consommées sont associées au sacré, au divertissement, à la réciprocité et, dans certains cas, à la politique. Nombre de ces occasions sont cycliques et marquent des époques spécifiques du calendrier annuel : cueillette de certains fruits, passage des saisons, etc. Les festivités peuvent exiger des semaines de préparation et impliquer la participation d’autres communautés, pendant plusieurs jours. Par le passé, la préparation et l’ingestion de caiçuma, de chicha[9] ou d’autres boissons similaires servaient à stimuler la sociabilité et à faciliter les négociations de mariage et les alliances avec les autres communautés. Il existe aussi des fêtes qui ont une nature plus spontanée et qui marquent des moments particuliers, comme une bonne chasse ou cueillette, un travail collectif ou une fête familiale. Dans quelques groupes, en plus de contribuer à la sociabilité et au divertissement, les boissons fermentées sont utilisées lors de rites qui contribuent à l’expression symbolique de la société elle-même, à sa manifestation face au divin et à la conscience collective. L’analyse comparative démontre donc que la consommation traditionnnelle de ces substances joue un rôle constructif (Douglas, 1987) et constitutif du groupe.

Un autre exemple du rôle constructif de l’alcool est l’utilisation traditionnelle de la chicha, faite de manioc, de maïs et de fruits fermentés, par les Amérindiens Siona, un groupe Tukano de Colombie. Dans le cadre de ses processus politiques et sociaux, ce groupe organise des fêtes où l’on prend de la chicha durant deux ou trois jours et nuits consécutifs. Chez eux, la chicha est habituellement consommée pour produire un consensus communautaire quand apparaissent des divergences sur certains sujets – comme le choix d’un nouveau chef –, pour établir des relations amicales entre deux groupes ou pour réaliser des travaux et des célébrations en commun. Les réunions sont sous le signe du divertissement et de la joie ; elles sont des moments où les groupes démontrent leurs capacités pour la rhétorique politique et où les sentiments collectifs et les alliances sont réaffirmés. Quoiqu’un des objectifs soit bel et bien de s’enivrer, la quantité absorbée et la durée de la fête sont calculées consciemment par le truchement du volume de chicha préparée pour l’occasion. Dès qu’il n’y a plus de chicha, la fête se termine et les personnes rentrent contentées à leur domicile (Langdon, 1974).

Pour donner un autre exemple, prenons le cas de la fête du Kiki réalisée par les Amérindiens Kaingang du sud du Brésil et connue localement comme la « foire des Indiens »[10] (Crépeau, 1994, 1995 ; Almeida, 1998). Jusqu’au début du XXe siècle, il semble que ce rite d’hommage aux morts était réalisé dans tous les villages Kaingang (Baldus, 1979). De nos jours, seuls les Kaingang de Xapecó ont maintenu ce rite, comme affirmation symbolique de leur identité ethnique, de leur organisation sociale et des relations réciproques entre les vivants et les morts, de même qu’entre les groupes formant leur société. Le rite relie le groupe au cycle annuel de la nature, à la mythologie et aux décès qui ont eu lieu depuis le dernier Kiki. Il est scandé par divers moments rituels : l’abattement d’un pied de pin dont la cavité est creusée en forme d’auge où sera fermentée la boisson kiki, traditionnellement à base miel ; un bûcher qui durera trois nuits, s’achevant par une visite au cimetière au cours de laquelle une moitié du groupe prie sur les tumulus des morts de l’autre moitié du groupe. Au retour, l’auge, qui était restée bâchée durant plusieurs semaines pour permettre la fermentation, est découverte et la communauté poursuit les festivités jusqu’à l’épuisement de la boisson. Toutes ces activités sont organisées par des groupes de parenté divisés en deux moitiés, Kamé et Kairu, chacune chargée de ses responsabilités réciproques. La moitié Kamé se place en complémentarité et réalise des activités pour la moitié Kairu.

Aujourd’hui, la cachaça[11] accompagne presque toutes les activités rituelles – elle s’ajoute au miel dans l’auge –, ce qui peut donner au rite l’apparence d’une grande beuverie. Pour l’observateur qui ne comprend pas la signification symbolique du rite, le fait même d’atteindre un état exagéré d’ivresse paraît la raison centrale de sa réalisation. Pourtant, le caractère constitutif pour le groupe social – la réaffirmation de l’identité ethnique et des relations avec la parenté, avec les morts et avec la nature –, demeure sa fonction principale.

D’autres groupes boivent pour des raisons différentes et diverses. La manière de boire, quand et combien boire, voilà des éléments définis spécifiquement par chaque ethnie. Toutefois, la consommation de boissons fermentées est traditionnellement une manifestation des activités qui facilitent la construction du groupe social, exprimant des sensations et des valeurs qui lui sont particulières.

Cependant, pour beaucoup de ces groupes, les traditions liées à la boisson ont changé et le comportement actuel ne s’explique plus, en règle générale, par les traditions passées (Saggers & Gray, 1998). Les Guarani de l’État du Rio Grande do Sul ont relaté qu’ils ont appris à boire – et comment boire – dans les bals des Blancs (Ferreira, 2001c). Une étude portant sur les Bororo (Quiles, 2000), une des rares au Brésil à explorer en profondeur les motivations et les changements des comportements liés à la boisson, confirme elle aussi que la société englobante exerce un rôle important par rapport aux pratiques actuelles de consommation d’alcool. Les Bororo préparent traditionnellement leur chicha pour être joyeux et boire sans violence. Aujourd´hui, le comportement de ceux qui boivent de la cachaça est caractérisé par l’agressivité et la violence physique. Les valeurs associées au comportement de la personne ivre ont été significativement influencées par l’introduction des boissons distillées, le processus violent de domination et l’insertion de l’Amérindien dans la société englobante[12].

5. Boissons distillées dans l’actualité indigène

Quand nous considérons la problématique de l’alcoolisme dans les communautés indigènes, il est important d’avoir clairement à l’esprit notre manière de conceptualiser l’alcoolisme. Comme nous l’avons vu, ce dernier est traditionnellement considéré comme une dépendance fortement ancrée dans la biologie individuelle et le taux d’alcoolisme est interprété comme un indicateur du nombre d’individus dépendants. Nous cherchons ici à présenter l’argument que, dans le cas indigène, il vaut mieux déplacer le concept d’alcoolisme hors du champ physique/individuel vers le champ collectif/social. Nous pensons que l’alcoolisme doit être considéré comme un phénomène construit avec le temps, à travers l’histoire du contact des Amérindiens avec la société globale.

Si, traditionnellement, l’utilisation de l’alcool a contribué positivement à la collectivité, comme nous l’avons vu dans le cas des Kaingang, des Siona et des Bororo, son utilisation s’éloigne aujourd’hui des traditions et entraîne des conséquences négatives pour la communauté. Les Amérindiens ne boivent plus les mêmes substances ; ils ont appris à boire et continuent à le faire dans de nouveaux contextes non traditionnels. Ces changements ont eu des conséquences hautement négatives pour les communautés : la violence en général et la violence familiale en particulier, la malnutrition, les atteintes à la santé des enfants, que ce soit sous la forme du syndrome d’alcoolisme foetal, de mères dépendantes, de victimes de la route, etc.

L’usage actuel des boissons distillées présente également des conséquences négatives pour les relations externes du groupe. Outre les problèmes d’ordre public ou judiciaire occasionnés par l’abus d’alcool, il faut citer l’effet négatif de ces abus sur la représentation ethnique des groupes indigènes, dans la mesure où la société brésilienne utilise l’alcoolisme pour caractériser l’Amérindien et justifier son exclusion sociale. Nous avons tous déjà entendu, une fois ou l’autre, des personnes questionner les droits indigènes ou les programmes sociaux qui leur sont destinés sous prétexte qu’ils seraient ivrognes, pauvres, sales et paresseux et alléguer que, dès lors, ils ne méritent pas le respect. Les Amérindiens eux-mêmes n’ignorent rien de ces accusations, ni de la manière dont ils sont stéréotypés. Aldo Litaiff (1996) l’a clairement démontré au cours de ses recherches chez les Guarani-Mbyá de Angra dos Reis, dans l’État de Rio de Janeiro. Dans un exposé dont l’objectif était de définir pour Litaiff le fait d’être Mbyá, le cacique Verá Mirim signale qu’il est conscient de la relation de pouvoir et de la stigmatisation implicite dans la dichotomie Amérindien/Blanc ; de même, il sait que « être Indien » dans le monde des Blancs signifie infériorité et subordination. Quant aux boissons alcoolisées, le discours des Mbyá semble prouver qu’ils sont soucieux de répondre aux accusations faites par les Blancs, comme lorsqu’ils affirment que « celui qui est vraiment un Indien pur, un Guarani, ne boit pas »[13] (Litaiff, 1996 : 142-45).

Pour pouvoir examiner la question de l’alcoolisme sous une perspective sociale, nous devons déplacer la problématique non seulement du champ individuel, mais aussi du raisonnement selon lequel c’est l’alcoolique qui est le coupable, que ce soit par irresponsabilité ou par faiblesse, mentale ou physique. Nous devons le replacer dans le champ politique/historique, tout en cherchant des solutions auprès des communautés elles-mêmes. Il est nécessaire que les programmes de prévention soient construits à l’intérieur des sociétés indigènes, repérant avec elles les facteurs collectifs et spécifiques au groupe qui contribuent à l’incidence de la consommation abusive d’alcool. Les facteurs biologiques et psychologiques ne sont suffisants ni pour expliquer les différences entre groupes indigènes quant à la prévalence de l’alcoolisme, ni pour motiver les comportements manifestés par les personnes ivres. Il faut s’enquérir des multiples facteurs qui convergent pour déterminer le phénomène collectif qu’est l’abus d’alcool chez les peuples indigènes du Brésil[14].

6. Alcoolisme et situation des Amérindiens face à la société englobante

Il est possible, sans perdre de vue le fait que chaque groupe a sa propre histoire, de relever certains aspects généraux du processus de contact colonial au Brésil, dont les résultats doivent être pris en considération si l’on veut comprendre la réalité actuelle de ces peuples et les possibles racines de l’alcoolisme chez eux. Ce processus a été violent à plus d’un titre, ne serait-ce que du fait des guerres menées contre les Amérindiens et des agressions physiques qui continuent toujours dans certaines régions du pays. Au Sud, la persécution systématique des Amérindiens réalisée par les bugreiros (les « chasseurs d’Indien ») en faveur de l’expansion coloniale s’est poursuivie du XIXe siècle jusqu’à nos jours (Santos, 1974 ; Tomassino, 1998). Un livre de Santos (1997) est recommandé à ceux qui ne connaissent pas l’histoire de la colonisation du Sud par les Européens, son ample documentation photographique démontre les injustices commises contre les Xoleng au XXe siècle[15]. Un autre exemple récemment documenté, encore plus tragique, est l’extermination des Xetá du Paraná de 1950 à 1960 (Silva, 1998 ; 2003). En dix ans, ce groupe de 300 personnes fut réduit à guère plus d’une douzaine d’enfants et d’adolescents. Dans les deux cas cités, l’impact de la violence est d’autant plus marquant à cause de l’introduction de nouvelles maladies et du rapt systématique des enfants, lesquels se sont parfois retrouvés dans une situation de quasi esclavage, peu d’entre eux parvenant à l’âge adulte.

Le cas des Xetá est des plus dramatiques, puisqu’il s’agit d’un génocide total accompli en très peu de temps et qu’il s’est déroulé il y a moins de 40 ans. Cependant, la violence et les maladies dont le groupe a souffert sont caractéristiques du processus de domination pour l’ensemble du Brésil. Le rôle des épidémies, résultante majeure de la rencontre, ne doit pas être sous-estimé. Nous savons que, à la suite du premier contact avec les maladies européennes, les sociétés indigènes ont perdu de 50 à 70 % de leurs membres (Ribeiro, 1982 : 208), mais il faut bien reconnaître qu’à ces facteurs biologiques se sont ajoutés des facteurs sociaux et politiques pour que des résultats aussi meurtriers soient atteints :

Les épidémies sont normalement tenues pour le principal agent de la dépopulation indigène (...) et voici de quoi les Amérindiens mourraient : les agents pathogènes de la variole, de la rougeole, de la coqueluche, de la varicelle, du typhus, de la diphtérie, de la grippe, de la peste bubonique, éventuellement de la malaria, provoquèrent dans le Nouveau Monde ce que Dobyns a appelé « un des plus grands cataclysmes biologiques du monde ». Toutefois, il est important de souligner que l’absence d’immunité de la population indigène, due à son isolement, ne suffit pas à expliquer le carnage, même quand il fut d’origine pathogène. D’autres facteurs, tant écologiques que sociaux, tels que l’altitude, le climat, la densité de population et le relatif isolement, ont pesé de manière décisive. Somme toute, les microorganismes ne frappèrent pas dans un vacuum social et politique, mais bien plutôt dans un monde socialement ordonné.

nos italiques ; traduction

Cunha, 1992 : 12-13

Carneiro da Cunha se réfère plus particulièrement ici à la politique des missionnaires et des organes officiels de l’aldeamento[16], qui concentrait la population indigène par groupements de haute densité, ce qui favorisa les épidémies.

Il est très important de considérer une autre conséquence de l’interaction entre les aspects social et biologique, contribuant à transformer les épidémies en hécatombes : leur impact psychologique et social. L’arrivée subite et désastreuse d’une épidémie a entraîné l’incapacité simultanée de presque tous les membres de la société, ce qui non seulement a généré une situation de peur et de désespoir, mais a amené également des changements dramatiques et permanents dans les formes d’organisation politique, sociale et familiale. L’écroulement démographique des Xokleng de Ibirama, dont la population est passée de 400 à 106 personnes en moins de 20 ans (Santos, 1997), est représentatif du dépeuplement général des communautés indigènes à cause des épidémies. Avec la perte de la majorité de leurs membres, les groupes de parenté, bases de l’organisation sociale, se sont désintégrés. Ce n’était pas seulement des individus aimés qui mouraient, mais les membres d’un réseau social maintenu par des rôles sociaux réciproques. De ce fait, les nombreux décès laissèrent des brèches béantes dans le tissu social, souvent sans possibilité de récupération (Ribeiro, 1956). Les systèmes traditionnels de commandement et de réciprocité économique et sociale s’écroulèrent et les survivants durent créer d’autres formes de relation et d’association.

Dans beaucoup de cas, la perte de membres du groupe a impliqué aussi la perte de certaines connaissances et d’activités rituelles centrales pour sa continuité. Dans certaines situations, seules les générations plus jeunes ont survécu, alors que les anciens étaient fréquemment des spécialistes dépositaires des savoirs du groupe. Un cas extrême est celui des Xetá, dont les rares jeunes survivants furent dispersés et isolés les uns des autres, causant l’extermination du groupe, aussi bien culturellement que socialement. Les Waimiri-Atraori ont perdu presque tous leurs membres adultes lorsque les deux tiers de la population ont péri entre 1973 et 1983. La plus grande partie des survivants, confinés, isolés et contrôlés par le Programme Waimiri-Atroari (Baines, 1992), avaient moins de 30 ans en 1991 (Espíndola, 1995). La mort des plus âgés signifie alors la perte inestimable de la sagesse et du savoir traditionnels, c’est-à-dire des spécialistes des rituels, dont les rares pajés, chargés non seulement des rites de guérison, mais aussi de la réalisation des rites sacrés qui affirment l’identité du groupe.

Le contact des peuples indigènes avec les Européens eut entre autres pour conséquence de laisser les sociétés indigènes dans un état d’affaiblissement – tant par rapport à la démographie qu’en relation à l’organisation politique et à l’héritage symbolique. Le souvenir de ces catastrophes fait toujours partie de la mémoire amérindienne, qui raconte une version différente des résultats du contact que l’histoire officielle. Pour citer de nouveau les Xokleng de l’État de Santa Catarina, une recherche réalisée par Urban (1985) a démontré que les survivants se souviennent des épidémies et des morts qui les ont affligés comme l’une des caractéristiques les plus marquantes du contact. De façon similaire, les récits Siona sur les épidémies, qui dévastèrent 75 % de la population entre 1900 et 1925, sont remplis de lamentations sur la perte de l’autorité et de la sagesse des pajés, principalement des rites qui visaient la garantie d’une vie communautaire saine.

Le contact avec les festivités non amérindiennes a eu un effet transformateur sur les valeurs liées à la consommation d’alcool et sur les modèles de comportement. Quiles (2000) conclut que, pour les Bororo, l’ivresse est maintenant associée à la force, au courage, à la sexualité, à la joie et à l’identité ethnique. Les Guarani disent que les bals où ils boivent et écoutent de la musique sertaneja[17] leur font penser au sexe (Ferreira, 2001b).

Comme les recherches réalisées récemment au Brésil le démontrent, il est nécessaire d’aller au-delà de la tradition culturelle et il faut reconnaître la violence subie par les populations indigènes et qu’elles continuent de subir. Découlant du contact avec les Européens, la situation actuelle de ces ethnies est le résultat des violences, des changements et des obstacles à la pratique de leur mode de vie et à l’obtention de conditions d’existence saines. La question de la santé indigène va bien au-delà de la santé stricto sensu (União das Nações Indígenas, 1988). Elle inclut le plein accès aux services de santé et à l’éducation, ainsi que le droit à la survie. Cela implique la garantie que, malgré toutes les mutations socio-économiques vécues, l’Amérindien puisse compter sur des conditions de vie qui lui permettent de sortir de la position marginale où il se trouve dans la société brésilienne. Comme pour chaque ethnie présente, outre sa spécificité culturelle, politique, historique et économique, il est nécessaire de rechercher des solutions adaptées à chacun des cas.

D’autres aspects du contact colonial, qui relèvent de l’histoire des Amérindiens vis-à-vis de l’État, doivent être étudiés. Quelles sont les conséquences de la perte de territoire et du confinement qui rendent non viables les pratiques traditionnelles de subsistance ? Quel est l’impact de la politique de mise sous tutelle de l’Amérindien – un régime dans lequel il n’est ni un adulte, ni un enfant, mais un sujet que l’État doit protéger, sans plein droit à la citoyenneté – sur la construction de son identité dans une société pluriethnique ? Quels mécanismes de contrôle ont été exercés par les Blancs ? Si l’introduction des boissons distillées faisait partie de ces mécanismes de domination et de contrôle, comment s’est-elle déroulée chez les Bororo (Quiles, 2000) ou les Kaingang (Oliveira, 2000) et dans d’autres régions du monde (Singer, 1986) ?

Il faut aussi réfléchir sur le moment actuel et sur l’insertion de l’Amérindien dans la société nationale. Par exemple, les Amérindiens du sud du Brésil ne sont pas dans la même situation que ceux de la région du fleuve Xingu ou ceux de la jungle amazonienne, car ils vivent dans les parties les plus riches et les plus développées du pays. Dans les régions sud et sud-est, les habitants ont des revenus plus élevés, une meilleure éducation et un réseau de santé publique de plus grande qualité. Pourtant, cette situation privilégiée ne concerne et n’inclut pas les Amérindiens. Ceux-ci vivent dans des conditions défavorisées et connaissent de nombreux problèmes de survie, de santé, d’éducation, etc. La situation des Kaiowá-Guarani est une des plus précaires ; elle est la résultante, des 50 dernières années, de la réduction du territoire, de la déforestation et de la vulnérabilité par rapport à la société englobante (Almeida, 1988 ; Brand, 1997). Il n’est donc pas surprenant que le cadre épidémiologique actuel des Amérindiens de cette région, une des plus riches du pays, se caractérise non tant par des épidémies, lesquelles sont communes chez les Amérindiens récemment contactés, mais plutôt par des endémies et des carences découlant de leur situation particulière.

Les affections carentielles – la dénutrition, les parasitoses, l’alcoolisme – sont des indicateurs de pénurie en termes de nécessités de base : garantie de la subsistance, éducation, santé et tolérance vis-à-vis du mode de vie (UNESCO, 1997). Les indigènes qui vivent dans le sud du pays se retrouvent parmi une population d’origine européenne qui les stigmatise, tout en faisant en sorte que l’accusation d’« ivrognerie » attachée à leur identité détériorée leur reste attribuée.

7. Considérations en faveur de programmes de prévention et de contrôle de l’abus d’alcool

Parmi les Amérindiens du Brésil, les facteurs qui déterminent quoi, comment et quand boire sont multiples et nous avons souligné ici que les plus importants trouvent leur origine dans les contextes où la personne apprend et s’accoutume à boire. Nous avons tenté de démontrer que l’alcoolisme est un phénomène hétérogène et non une maladie universelle dans ses manifestations et dans ses causes. Comment, alors, réduire le taux élevé d’alcoolisme qui prévaut dans les groupes indigènes ?

(1) Nous suggérons, en premier lieu, qu’il est nécessaire de réexaminer nos propres préjugés sur l’alcoolisme, pour que notre travail reflète en permanence la reconnaissance du fait que l’alcoolisme est le produit du contexte social/politique/historique et non une affection dont le malade serait coupable. Comme le propose Quiles (2000 : 24), il est préférable d’utiliser l’expression « comportement alcoolique » lorsque l’on fait allusion aux manifestations de la consommation d’alcool, car cette expression nous permet de reconnaître que le phénomène est davantage une question de style de vie, de mode de boire, que de maladie.

L’utilisation du terme « alcoolisme » a des retombées négatives pour le traitement, comme le démontrent Kunitz et Levy (1994 : 40 ; traduction) : « le processus pour définir ou étiqueter cette condition comme une maladie a des implications profondes pour la personne qui y est confrontée et pour l’expression de celle-ci ». Quand ils comparèrent les différences entre les Hopi et les Navajo, quant aux valeurs et aux réactions communautaires face à la consommation d’alcool avec le taux de mortalité attribuée à la cirrhose du foie dans ces deux groupes, les auteurs ont constaté que le taux chez les Hopi était plus élevé que chez les Navajo, en raison des attitudes négatives et répressives que la société Hopi adopte vis-à-vis ses membres qui boivent exagérément. Examinant la carrière d’une autre maladie, l’épilepsie, Levy a démontré que la manière avec laquelle les Navajo étiquettent la maladie chez les enfants crée nombre de problèmes sociaux et médicaux. Par contraste, les Pueblo traitent les enfants épileptiques le plus normalement possible, évitant de provoquer des problèmes, ce qui permet à l’enfant de devenir plus indépendant à l’adolescence (Kunitz & Levy, 1994 : 41). Quiles (2000) a noté que le concept d’alcoolisme n’est pas productif dans les programmes de traitement parce que, pour les Bororo, ce concept suppose le préjugé, la culpabilité et l’identité stigmatisée ; les Bororo se sentent alors jugés par les connotations négatives et pathologiques du terme. Comme Kunitz et Levy l’affirment, dans leurs observations sur les programmes de soins chez les Navajo, le concept d’alcoolisme comme maladie a déjà épuisé sa valeur potentielle dans le traitement de l’abus d’alcool.

(2) En deuxième lieu, tout programme doit identifier les différents modes de boire des groupes de la communauté et les divers contextes dans lesquels on apprend à boire. Il serait nécessaire de s’informer des valeurs associées aux différents styles et aussi aux possibles fonctions, négatives et positives, qu’ils ont pour les groupes. Des recherches sur les réseaux sociaux et des études longitudinales examinant certaines familles peuvent aider à relever ces différences entre les groupes et les modes de boire. On ne saurait oublier que, pour obtenir ces informations, la communication avec la communauté et sa collaboration sont indispensables. Les Amérindiens ont une perception intéressante et pertinente du phénomène (Souza et al., 2001 ; Benite et alli, 2001) et beaucoup d’entre eux, comme les Guarani (Ferreira, 2001a), pratiquent aussi des traitements indigènes positifs qui doivent être incorporés ou stimulés par les programmes officiels.

(3) Enfin, le plus important est la nécessité de travailler conjointement avec les sociétés concernées, s’enquérant auprès de leurs membres de la signification des boissons alcoolisées, dans la tradition culturelle ainsi que dans la période actuelle, de leurs préoccupations et des réponses qui peuvent être apportées aux problèmes. Les programmes doivent aussi être orientés vers l’éducation et la prévention dans les groupes identifiés comme ayant des problèmes spécifiques par rapport à l’abus d’alcool, tels que les femmes ou les adolescents.

Il est encore important d’identifier les lacunes en matière d’information sur les conséquences de l’alcoolisme. Quoique les Navajo aient été fortement préoccupés par la question de l’abus d’alcool, ils n’étaient pas conscients de toutes les retombées pour les familles et le groupe. La formation apportée à la communauté sur ces conséquences a eu des résultats positifs (Kunitz & Levy, 1994).

Selon l’étude de Kunitz et Levy, qui ont étudié les taux d’alcoolisme pendant 25 ans, les programmes de prévention qui incluent la communauté se sont avérés plus efficaces que les programmes de traitement des années 1960, qui se concentraient sur l’individu par le moyen d’internements sporadiques jusqu’à ce que passe la crise d’abstinence. Ces programmes culpabilisaient les victimes et ignoraient les effets de l’abus sur la psychologie de l’alcoolique et de sa famille. À la fin des années 70, on a mis davantage l’accent sur la prévention et l’éducation des groupes identifiés comme problématiques à cause de leur mode de boire, y compris les femmes et les adolescents. Les auteurs ont observé que le comportement des Navajo par rapport à l’alcool s’était amélioré en 1991, probablement grâce à ces nouveaux programmes. Ils citent comme positifs l’augmentation de la participation de la communauté, le stimulus donné par les nouveaux programmes à la préservation de thérapies traditionnelles indigènes et les changements intervenus dans la conceptualisation de l’alcoolisme, considéré maintenant comme un phénomène de comportement et non comme une maladie. Ils ont observé que les programmes de prévention ont également des fonctions latentes, pouvant contribuer à l’amélioration de la situation du groupe, comme de nouveaux emplois, un nouveau sentiment de pouvoir (empowerment), la préservation des savoirs religieux et le sentiment d’identité culturelle. Au Brésil, l’équipe de la Fondation nationale de santé (FUNASA) et de l’Université fédérale du Rio Grande do Sul (UFRGS), qui travaille depuis un certain temps avec les Guarani de cet État, a observé que la discussion en soi paraît avoir engendré des effets positifs, justement en raison de l’inclusion des chefs et des pajés dans la résolution du problème (Ferreira, 2001c).

La prévention de l’abus d’alcool est une question d’éducation et de santé communautaire et doit être basée sur les nécessités de chaque communauté et sa participation à toutes les phases. Ces programmes sont liés aux options et aux alternatives de vie dont le groupe dispose dans sa situation actuelle. C’est pourquoi les actions concevables en vue de la prévention doivent être orientées vers la construction d’une vie saine et d’une identité positive et non se limiter aux activités dirigées directement contre le problème de l’alcoolisme comme maladie. Si l’alcoolisme est le résultat de divers facteurs indirects, les solutions pour sa prévention devront chercher à jouer sur ces facteurs et pourront entraîner des résultats positifs aussi bien directs qu’indirects.