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D’entrée de jeu, il convient de préciser que l’ouvrage dont il est question ici n’a pas de prétentions anthropologiques explicites. Son ancrage disciplinaire et théorique y est clairement établi par les auteurs comme appartenant à l’analyse socio-discursive et à la veine sociocritique des études sur l’imaginaire social. L’ambition des auteurs est d’y analyser « le regard oblique que jette la littérature sur la vie économique » (p. 8) et, plus précisément, les contextes discursifs qui ont conditionné la méfiance de plusieurs littéraires, par ailleurs forts différents, face à l’argent.

Les textes de la première partie portent sur les représentations critiques du capitalisme dans des oeuvres littéraires québécoises et françaises. La dépossession de Menaud, maître draveur et l’avarice chez Un homme et son péché sont ici mises en regard par Janusz Przychodcheń ; Anne Caumartin aborde la critique de la société de consommation dans l’oeuvre de Jacques Godbout ; Marc Angenot y fait un survol érudit du rapport à l’argent dans la littérature française du XIXe siècle et Mauricio Segura revient sur la critique de la société de consommation, mais dans le contexte français des années soixante. Il n’est pas possible ici de résumer les contributions importantes de chacun de ces textes, mais tous traitent de ces « apories de l’argent » (Przychodzeń) qui entrent dans les consciences et deviennent agents de servitude. Angenot note bien que la littérature peut devenir un site de résistance par rapport à ces discours et à ceux qui les véhiculent, comme elle l’a été lors de la grande expansion capitaliste du XIXe siècle. Caumartin et Segura montrent également que les discours critiques face à l’argent et la spirale de la consommation qui lui donne une valeur sociale toujours plus grande, peuvent connaître une flambée même dans les sociétés dites « d’abondance ».

Dans la seconde partie de l’ouvrage, Sylvain David, Johann Sadock et Olivier Parenteau examinent tour à tour des oeuvres littéraires qui entrent en résonance avec les écrits anthropologiques pour relever l’envers de cette abondance imaginaire, c’est-à-dire certaines représentations de l’« indigent ». L’intérêt que porte la discipline anthropologique à la pauvreté et à sa description détaillée semble lui avoir fait oublier un aspect important de ce phénomène, celui de la construction imaginaire de ces « pauvres » par ceux qui ne le sont pas. En fait, une lecture sociocritique des travaux d’Oscar Lewis, ce Zola anthropologique, serait probablement fort instructive quant au rôle que les anthropologues ont eux-mêmes joué dans cette construction du pauvre et de sa culture. Et ce serait une contribution importante à l’inventaire des « figures de l’indigent » amorcé par les auteurs de cette section à partir de matériaux littéraires.

La troisième partie de l’ouvrage quitte un peu la question des constructions et représentations discursives de divers tropes économiques en littérature ; elle se penche plutôt sur l’analyse sociale de l’« économie » de l’acceptation et sur la diffusion des auteurs et des ouvrages littéraires. Le texte de Michel Lacroix, intitulé « Des formes de capital dans les sociabilités littéraires », particulièrement intéressant, analyse comment le capital social se convertit en capital symbolique, voire en capital économique, dans les cercles mondains parisiens du début du XXe siècle. Anthony Gliboer, pour sa part, poursuit cette réflexion sociale en se penchant sur les réseaux littéraires privés. Il s’attarde à l’imbrication de stratégies textuelles et de stratégies institutionnelles que révèlent les poésies dites « cénaculaires » (diffusées par leurs auteurs à travers cénacles et salons pendant la période romantique en France), pour en arriver à décrire le fonctionnement de ces réseaux de reconnaissance mutuelle – si importants pour les carrières de l’écrit.

La dernière section du livre retourne à des études davantage centrées sur le contenu des oeuvres littéraires et examine le langage du don (et le don de langage) dans Delphine de Madame de Staël (texte de Geneviève Lafrance) et dans La fille errante (texte de Florence Ogilvy-Magnot). Encore une fois, voir la question du don traitée par des littéraires, et par des méthodes littéraires, peut devenir une invitation au dialogue entre deux champs d’études qui, malheureusement, se croisent encore trop peu souvent.

La lecture de cet ouvrage à travers la lentille des problématiques anthropologiques peut s’avérer fort stimulante et dynamisante. Ce que les auteurs font pour le discours économique dans le roman pourrait stimuler l’analyse d’autres types de discours qui, eux, seraient plus proches des matériaux ethnographiques traditionnels. Les anthropologues vivent dans des sociétés, et étudient des sociétés, où les revenus monétaires ont souvent acquis une grande importance dans la vie des gens, et où les discours sur ces thèmes abondent. Pourtant, dans une discipline qui accorde une grande place aux études sur l’économie en tant que relation sociale, les anthropologues semblent, paradoxalement, éprouver une certaine réticence à se pencher sur les discours qu’articulent leurs informateurs à propos de l’argent ; à tel point que l’on serait en droit de se demander si la discipline anthropologique, comme le champ littéraire, n’aurait pas elle aussi hérité de cette « antique peur de l’or » dont traite Angenot (p. 35).

L’ouvrage présenté ici nous permet d’attaquer de front la question du rapport discursif et imaginaire à l’argent. Le concept d’imaginaire social, qui était quelque peu en dormance depuis le milieu des années quatre-vingt et qui semble reprendre du service en philosophie (Taylor 2004), en études littéraires (dans le présent ouvrage par exemple) et chez les anthropologues sociaux se disant « poststructuralistes » (par exemple Escobar 1998), peut devenir un pont intéressant pour entreprendre le type de dialogues auxquels nous invite implicitement cet ouvrage. Imaginaire social et discours économique est donc un livre dont la fécondité théorique peut facilement dépasser le champ des études littéraires.