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Vers l’est : la traversée de la ville

« Je descends de ma chambre du centre-ville de Montréal et je me dirige vers l’est » écrit le journaliste Malcolm Reid au tout début de son livre The Shouting Signpainters (1972). L’orientation est déterminante. Se diriger vers l’est, pendant la canicule estivale de 1966, c’est mettre le cap sur l’avenir.

Reid indique tout d’abord sa position sur la carte de la ville. « Montréal est une île », explique-t-il, et il est maintenant au centre-ville, « presque à son épicentre ». « À l’ouest se trouve la partie de la ville où on enverrait les touristes : on y trouve les meilleures boutiques, les édifices les plus hauts et les commis qui parlent anglais » (p. 10). Mais Reid n’est pas un touriste qui veut magasiner ou voir les monuments. Sa mission est tout autre : révéler au Canada anglais le mouvement politico-culturel le plus exaltant que l’on pouvait s’imaginer à l’époque. En se dirigeant vers l’est, Reid pourra donc traduire, pour ses lecteurs, les idées politiques et culturelles qui bouillonnent tout juste au-delà des frontières de la langue.

Pour l’ethnographie, la traduction est à la fois un outil, une métaphore et une question. La mission de l’ethnologue est de « traduire la culture », mais depuis The Translation of Culture (1971), recueil en hommage à Evans-Pritchard, jusqu’à la « traduction culturelle » de Homi Bhabha (1990) les débats sur les méthodes et les finalités de la traduction ne cessent de s’intensifier. La traduction impose un cadre interprétatif. Ce qui est transmis sera nécessairement le résultat d’une prise de vue partielle, orientée.

Dans le cas qui sera examiné ici, il s’agit de la traduction entre langues qui se rencontrent dans l’espace de la ville. Le reporter-ethnologue ne traverse pas de vastes espaces pour atteindre son objet de terrain : il ne fait que marcher ou prendre l’autobus pour rejoindre son objet. Pourtant, la culture littéraire et politique qu’il trouve de l’autre côté est l’objet d’une fascination étonnée. Montréal, séparée entre l’ouest anglophone et l’est francophone, est une ville divisée. Malcolm Reid entreprend au cours des années 1960 un voyage initiatique qui prendra la forme d’une exploration ethnologique, et dont le résultat sera un document riche d’enseignements à la fois sur la culture politique du Canada français et sur la curiosité des anglophones francophiles. The Shouting Signpainters traduit les paroles et les écrits du groupe littéraire Parti pris. Quel genre d’équivalence est proposé? Comme plusieurs autres traducteurs du joual à l’époque, Malcolm Reid proposera une équivalence qui ne peut être que partielle entre le français et l’anglais, faisant valoir la spécificité absolue de la culture québécoise dans son rapport à la culture anglophone. Dans la ville polarisée de la Révolution tranquille, la culture émergente – où s’imbriquent langue, littérature et revendication politique – n’a pas d’équivalent ailleurs. C’est en fait le caractère intensément local et donc intraduisible de cette culture qui attire notre voyageur.

Livre-culte, qui a eu un grand impact sur une certaine jeunesse anglophone pro-nationaliste au cours des années 1970, The Shouting Signpainters acquiert une nouvelle importance aujourd’hui alors que la donne culturelle est en train de se transformer à Montréal. Proposant un instantané des rapports culturels à l’époque – et des rapports de traduction qui s’imposaient – il propose le modèle d’une ville très différente de celle – aux frontières beaucoup plus fluides et perméable – qui prévaut aujourd’hui. C’est la distance entre les paradigmes des années soixante et l’esprit du Montréal d’aujourd’hui qu’il s’agit de saisir (voir Lortie 2004) dans ses rapports à l’identité culturelle et aux processus mêmes de la traduction. Alors que la démarche de Reid relève d’une période très polarisée, où la différence était une donnée et une évidence, aujourd’hui la ville fait vivre une « culture traductionnelle » proche de la conception de la culture mise de l’avant par Homi Bhabha. La ville est moins l’espace d’une « pluralité culturelle » qu’une zone aux multiples frontières, où la culture est le résultat de négociations continues » (Bhabha 1990 : 223). Ainsi, le livre de Reid nous plonge dans une certaine nostalgie de la différence, du moment où il faisait bon – pour certains – vivre dans l’ombre de la différence de l’autre.

L’afficheur qui hurle

Le livre de Reid, sous-titré A Literary and Political Account of Quebec Revolutionary Nationalism (Un compte rendu littéraire et politique du nationalisme révolutionnaire au Québec), raconte l’histoire d’un groupe de jeunes écrivains qui font partie du mouvement culturel associé à la revue Parti pris. Son récit est enthousiaste et tout empreint de l’idéalisme de la jeunesse. Pour Reid, ces poètes et écrivains occupent pleinement leur moment dans l’histoire. Il raconte leur vie individuelle et présente leur travail avec, en toile de fond, l’histoire intellectuelle et sociale du Québec. Il défend leurs positions sur les politiques de la langue et l’indépendance politique. Ce faisant, il donne le récit complet des polémiques et controverses que suscitent leurs positions. La langue est un thème récurrent. Le joual, langue urbaine familière et dévalorisée, devient une arme dans les mains des jeunes écrivains. Le désir de « transvaloriser » cette langue et de transcender sa condition négative est à la base de leur projet révolutionnaire.

The Shouting Signpainters est aussi un journal de voyage et un voyage ethnographique. « Je marche vers l’est, le long des boulevards qui traversent la ville d’est en ouest. Je tourne à gauche et je monte la rue de la Visitation » (p. 9-10). Reid décrit ce qu’il voit : les dépanneurs, le disquaire qui vend du rock’n’roll en français, le restaurant de hot dogs et de patates frites avec son comptoir de formica, les escaliers extérieurs, les femmes assises, bras nus, sous le chaud soleil d’été. Reid tente aussi de transcrire le paysage sonore et fait de son mieux pour noter la musique de la langue qu’il entend : « Que disent-ils? Difficile de le recopier, difficile de l’oublier… On sourit, au passage, aux constructions grammaticales qui ne correspondent pas à ce qu’on trouve dans les livres, et on se le répète… » (p. 14). Il reproduit l’accent, l’interférence des langues, les mots mâchés, la mauvaise grammaire (« C’est pour ça que j’t’d’mandais talurr », ou « mwey itou j’ai rentré » [p. 13]).

Reid veut que ses lecteurs entendent le joual de la rue et qu’ils en comprennent la signification politique. Les mots et les formes de l’anglais qui pénètrent la langue, rue de la Visitation, ne sont pas « des emprunts culturels gracieux, mais l’empreinte d’une structure industrielle de langue anglaise dont les propriétaires sont en partie des entrepreneurs anglo-canadiens de l’Ouest, et en partie des actionnaires américains » (p. 15-16). Reid démontrera comment des écrivains tels que Jacques Renaud ont assumé « l’épreuve du joual » et en ont fait un langage littéraire et un instrument de libération culturelle.

La scène moderne

Dans l’oeuvre de Reid, le Québec français est devenu résolument moderne. Jusqu’à la Révolution tranquille, l’admiration pour le Québec était principalement axée sur le respect des Canadiens français pour le passé et sur leur fort sentiment d’identité collective. Pendant les années 1930 et 1940, les Américains et les Canadiens anglais pratiquaient leurs recherches ethnographiques dans les régions rurales du Québec. Montréal était laissé pour compte. Les romans historiques, les essais politiques et les histoires romantiques donnaient au Canada français les teintes d’une culture où les valeurs du Vieux monde avaient encore cours.

L’affection pour le Québec faisait partie d’une quête pour « ces coins » de l’Amérique où l’on croyait que la culture authentique avait survécu, ces îlots de cultures rurales préindustrielles qui semblaient servir de modèle de résistance à l’aliénation de l’ordre moderne. Les sociétés préindustrielles agraires et catholiques présentaient un attrait non seulement pour les ethnographes, mais aussi pour les artistes désillusionnés du matérialisme et de l’aliénation de l’Amérique industrielle urbaine, tels Paul Strand ou Georgia O’Keefe. Le récit que le peintre Jori Smith a fait de sa vie d’artiste en Charlevoix, dans les années 1930, reflète un esprit semblable à celui des histoires tracées par l’ethnologue américain Horace Miner sur le village de Saint-Denis.

Autant les artistes et les ethnologues étaient attirés par les paysages pittoresques et les communautés socialement isolées, autant les écrivains étaient attirés par les langues vernaculaires. Au début du vingtième siècle, W. H. Blake, avocat de Toronto et membre d’une importante famille patricienne, était un grand admirateur des paysages charlevoisiens, et surtout de la langue de ses « habitants ». Auteur de plusieurs essais sur la nature et connu surtout pour sa magnifique traduction du Maria Chapdelaine de Louis Hémon, Blake recueillait des spécimens linguistiques avec la passion d’un collectionneur. Il ne manquait jamais de raconter que, lors de ses voyages, il était reçu avec courtoisie et hospitalité, et appréciait particulièrement les « jolies tournures » de phrase qu’on lui offrait à tout coup (Blake 1940 : 121).

Le contraste entre l’état d’esprit de Blake et ses pairs d’avec celui de Malcom Reid est radical. Reid, comme Blake, se passionne pour la langue. Mais les leçons apprises à partir de la langue sont maintenant tout autres. Pour Blake, la langue des « habitants » est un lien direct avec la nature et le passé. L’individualité des « habitants » comptait moins que leur identité collective. Reid nous introduit, lui, à un milieu urbain où la langue est consciemment manipulée au nom d’idéaux progressistes. La réévaluation du joual devient la caractéristique distinctive du nouveau Québec. Cette langue vit et vibre dans les rues de la ville.

Reid est l’un des premiers à choisir Montréal comme lieu d’une nouvelle quête ethnographique. Le passé n’est plus garant d’authenticité ; ce qui compte, ce sont les idéaux et pratiques d’une culture en train de se créer une nouvelle identité. En même temps, la confiance culturelle dont témoignent les auteurs de Parti pris fait apparaître le vide culturel au Canada anglais. L’ethnographie de Reid appartient à cette quête décrite par Adrian Rifkin – la recherche d’une densité qui manque en nous-mêmes. La recherche de la densité est moins une question de distance qu’une question de temps différentiel, que Rifkin décrit comme étant « le moment de la différence inscrit dans les matrices du soi » (Rifkin 1994 : 218). Ce n’est pas la distance du voyage qui compte, mais la possibilité d’introduire une nouvelle temporalité.

Trouver « la scène » – là où ça se passe

Une bonne part de ce que décrit Reid correspond à ce qu’Alan Blum appelle « la scène ». Le terme définit une activité concertée, non pas un cénacle ou un cercle social, mais une activité collective qui exerce un attrait et une séduction au-delà du cercle intime. Les scènes sont éminemment mortelles – elles prennent vie, elles meurent, elles sont instables et éphémères. Elles sont aussi férocement imbriquées dans la vie urbaine, comme le groupe Bloomsbury à Londres, ou les existentialistes de Saint-Germain-des-Prés. « La mortalité des scènes est intimement reliée à l’histoire des villes de la même façon que New York, Paris, Londres ou Barcelone ont été marquées par un âge d’or qui, dans la plupart des cas, est une période où l’activité d’avant-garde est concentrée dans les sites urbains » (Blum 2003 : 12).

Le mouvement Parti pris est un excellent exemple d’une scène : éphémère, extrêmement attrayant, accessible uniquement à ceux qui possèdent les qualifications requises pour le découvrir et le décrire. Les scènes sont des phénomènes de mode, ce sont des événements de type théâtral, mais Blum insiste sur le fait qu’elles sont aussi reliées à un « désir de communauté à l’intérieur même de la vie collective » (ibid. : 13). Le mouvement parti pris, tel que le décrit Reid, est « cette communauté naissante engagée dans la formation, la création, la conception et la révision collectives de son identité » (ibid. : 14).

Mais cette identité comprend aussi l’exclusion. Toute scène est concernée par la question du membership. Les scènes « remettent continuellement en question leurs critères d’admissibilité et d’appartenance » (ibid. : 16). C’est ici que le rôle du traducteur devient très délicat. Les traducteurs sont à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la scène : ils ont le privilège de la connaître intimement, mais ils sont en même temps définis par la communauté qu’ils représentent et pour laquelle ils écrivent.

Les traducteurs de la littérature produite par les écrivains du Parti pris participent de cette ambiguïté de l’appartenance. Ils tournent le dos à ce qui était perçu comme le vide identitaire du Canada anglais et s’orientent plutôt du côté d’une association identitaire imaginaire avec le Canada français. Le processus de traduction personnelle et professionnelle qui en résulte va de pair avec un éventail de satisfactions et de difficultés. Il y a un facteur d’intraduisibilité qui est inscrit dans la panoplie de poèmes, romans, pièces de théâtre et essais traduits qui ont été publiés dans les années 1970 et 1980. Cette intraduisibilité a donné lieu à un riche corpus de réflexions sur la difficulté de traduire le français de la modernité littéraire. Betty Bernardski, David Homel, Linda Gaboriau, Wayne Grady, Ray Ellenwood, Barbara Godard, Sheila Fischman, Kathy Mezei, D. G. Jones, Philip Stratford et plusieurs autres ont écrit des comptes rendus captivants de leur combat avec la langue vernaculaire (Simon 1995). Ces récits laissent souvent entrevoir l’engagement personnel dans la traduction. Dans certains cas, le traducteur est transformé par l’expérience. C’est en ce sens que « la traduction est un billet aller-retour » (Cronin 2002 : 126).

Hurle - Howl

Le voyage de Reid est exubérant. Son livre, chronique des moments légendaires des années 1960, saisit un moment de découverte particulièrement exaltant et trace les contours d’un nouveau territoire culturel. C’est le coup de départ, le début des changements qui vont réorganiser (sans les éliminer totalement) les divisions de la ville et qui vont forger l’apparence et les sons d’un Québec nouveau. Son livre allie la curiosité et l’enthousiasme d’un moment de transformation.

La quête de Reid, cependant, est aussi une analyse détaillée et précise. Le titre The Shouting Signpainters est tiré d’un des longs poèmes les plus célèbres de Paul Chamberland, L’afficheur hurle, un cri de révolte, que Reid traduit in extenso. Il interviewe tous les écrivains (la plupart devenus célèbres) et les écoute expliquer leurs projets, tout en essayant de comprendre leurs motivations, leur appartenance sociale et leur style. Paul Chamberland, André Major, Jacques Ferron, Claude Jasmin, Pierre Maheu, Hubert Aquin, Pierre Bourgault, Jacques Renaud, Gaston Miron : ils sont tous exposés avec sensibilité. Les portraits que l’auteur en fait sont tracés avec une grande finesse d’observation, par exemple lorsqu’il parle d’André Major qui, « du bout des doigts, joue avec son verre de bière sur la table de formica, recule sa chaise, parle doucement, avec un sourire qui ne quitte jamais complètement les commissures de ses lèvres… évoquant tendrement son père » (p. 138) ; ou perplexes, comme dans sa description de Jacques Ferron, « son long cou sortant de son complet bleu trop grand, son nez aquilin, ses joues rasées mais encore sombres, sa voix douce et drôle, et la colère qui, malgré tout, est sa caractéristique la plus saisissante » ; ou même exaspéré, par exemple lorsqu’il s’impatiente face au légendaire manque d’organisation de Gaston Miron.

Tout au long du récit, Reid est attentif à l’utilisation particulière de la langue par chaque écrivain. C’est son sujet, après tout : le joual comme épicentre d’une révolution culturelle et politique. Ce qui signifie qu’il fait passer les questions de traduction en avant-plan, et plus particulièrement au début du livre, lorsqu’il décrit les sons du joual qu’il entend en remontant la rue de la Visitation, et qu’il présente le nouveau vocabulaire politique des théoriciens du Parti pris. Il s’agit d’un vocabulaire ayant émergé « de la conjoncture du marxisme, de la psychiatrie, de l’existentialisme français de gauche – surtout Sartre – et de l’anticolonialisme façon Fanon… » (p. 36). Le glossaire débute avec les termes aliénation, ambiguïté, assumer, authentique, canadian, clérico-bourgeois, colonisé, déshumanisation, démesure, démystifier, dépasser, essentiel, pour arriver rapidement à la situation sartrienne (p. 36-38). Ces mots démontrent comment l’influence de penseurs comme Jacques Berque (1964) et Albert Memmi (1957) a transformé le sens de mots ordinaires. La nouveauté de pensée du Parti pris n’est donc pas uniquement la promotion du joual, mais aussi l’élaboration d’un programme socio-politique complet et articulé.

Mais Reid est un journaliste, pas un linguiste. Il abandonne donc graduellement ses explications et poursuit son reportage en anglais, tout en ponctuant son récit de mots québécois intraduisibles. Mais bien qu’il ne l’annonce pas formellement, le thème de l’équivalence culturelle est, en fait, sous-jacent à toute son investigation. La langue n’est qu’un aspect (déterminant, soit) de la différence des écrivains du Parti pris. Qu’y a-t-il de si attrayant dans cette différence? Existe-t-il un lien entre le combat politique et culturel du Québec et celui des autres cultures d’Amérique du Nord?

Une conversation en particulier met ces questions au premier plan. Un soir, Reid interrompt les discussions politiques pour parler de musique populaire avec Paul Chamberland. Reid se demande quel genre du musique anglophone apprécient les poètes du Parti pris. L’échange qui s’ensuit provoque une série de réflexions sur la question de l’alignement et des affinités culturelles. Comme Chamberland avait déjà démontré un certain intérêt pour Bob Dylan, Reid lui fait jouer la chanson « The Times They Are-A-Changin » sur le tourne-disque. Sans grand succès. Reid sent que Chamberland a non seulement de la difficulté avec les mots mais que même la façon de chanter lui est trop étrangère. Chamberland réagit à la voix « rustique » de Dylan de la même façon que les amis Canadiens anglais de Reid réagissent aux mélodies douces des chansonniers comme Léo Ferré et « au style à la Frank Sinatra des chansonniers français » (p. 128). Il existe d’autres différences dans les goûts musicaux : par exemple les jeunes Québécois aiment le jazz, mais le jazz soulève peu d’intérêt dans le milieu politique anglophone familier à Reid.

Reid conclut donc que « les deux milieux étaient éloignés l’un de l’autre ». Mais n’y a-t-il pas un terrain commun? Les écrivains du Parti pris et les beat poets américains (comme Allen Ginsburg et Jack Kerouac, par exemple) sont tous des poètes « révoltés ». Le hurle de Chamberland doit bien avoir quelque proximité émotive avec le howl de Ginsburg?

Les réflexions de Reid le mènent tout droit vers Leonard Cohen. Chamberland ne l’avait rencontré qu’une seule fois lors d’une soirée. Tout en parlant de Cohen, Reid se lance dans un long exposé sur les écrivains juifs montréalais, sur leur histoire et leur sensibilité différente mais à la fois semblable à celle des autres Canadiens anglophones face à « la plate canadienneté » ; ils n’ont pas de sentiment d’appartenance particulière à l’égard de Montréal, leur chez soi, c’est « nulle part en particulier », et ils préféreraient être « là où ça se passe : San Francisco, Selma… » (p. 130). Cohen en est le meilleur exemple. Bien que ses premiers romans portent sur Montréal, il ne s’est pas senti obligé d’y rester. « La relation entre son côté de la ville et les quartiers pauvres francophones ne l’a jamais engagé à mener une vie de révolte ou de tête d’affiche, ne l’a jamais fait réagir aux cris provenant de l’autre côté. Ce qui l’animait et là où il s’est engagé, c’est l’Amérique, l’Europe, Sa Génération ; il voulait se joindre aux Robert Graves et aux Lawrence Durrell dans leur Parnasse ensoleillé et dépourvu de nationalité » (p. 131).

La liberté de Cohen (tant littéraire que métaphorique) déplaît à Reid, une liberté qu’il perçoit comme une espèce de privilège. C’est surtout son manque d’attachement au lieu qui le dérange. Cependant, Reid considère cette lacune comme étant un fléau généralisé chez les Canadiens anglais, qui n’ont ni spécificité culturelle, ni langue particulière pour assurer leur enracinement. Reid dédaigne ce désir de l’universel face aux requêtes non résolues du local. « Il y a quelque chose de tragique dans notre quête d’engagements universels quand nous n’avons pas encore bien compris la situation dans laquelle nous-mêmes nous nous trouvons » (p. 131).

Avec cette discussion, Reid arrive au coeur de la question de la différence culturelle et de la traduisibilité. L’idée d’un territoire commun entre la culture du Parti pris et la poésie beat aux États-Unis ou la poésie canadienne anglaise est une question d’engagement. Parti pris est un mouvement qui s’engage envers la langue et envers le lieu, qui valorise la différence et la spécificité culturelles. L’incommensurabilité découle de cet engagement envers le local. Les littératures universelles sont mobiles, elles sont « au-delà » du nationalisme et circulent parmi les élites littéraires dans les places dorées du privilège. Les littératures locales sont condamnées, par leur désavantageuse position politique, à être enracinées dans leur lieu et dans leur langue. Pourtant ce sont elles qu’il faut soutenir au nom du combat contre le colonialisme.

« L’universalité » est un concept nébuleux qui pourrait être abandonné en faveur de l’expression de David Damrosch, « littérature du monde » (world literature), le Weltliteratur goethéen. Pour devenir un ouvrage de littérature mondiale, un ouvrage doit pouvoir être repris et lu dans un contexte qui n’est pas, à l’origine, son contexte-cible. La traduction enrichit les ouvrages de littérature du monde, parce que la littérature mondiale est moins préoccupée par les caractéristiques intrinsèques à l’ouvrage que par « un mode de lecture, une forme détachée d’engagement avec des mondes qui se trouvent par-delà notre propre lieu, notre temps » (p. 297). Damrosch nous permet de comprendre pourquoi des ouvrages très enracinés dans leur lieu et construits de vernaculaire, tels l’Ulysses ou le Finnegans Wake de James Joyce, peuvent devenir des ouvrages de littérature mondiale, lus partout malgré leur étroite imbrication dans une culture donnée. Mais Damrosch admet aussi que certains ouvrages sont si inextricablement liés à leur langue originale et à leur moment de création qu’ils ne peuvent vraiment pas être traduits de façon efficace. Ce qui ne leur enlève pas de valeur mais réduit la possibilité de les faire circuler (Damrosch 2003).

Reid n’essaie pas de créer un équivalent linguistique anglophone au joual. Ses traductions se situent plutôt au niveau ethnographique ; elles sont des explications plus que des recréations. Il n’en demeure pas moins qu’en écrivant son propre livre sur les « afficheurs qui hurlent », en introduisant le lecteur aux réseaux de conditions culturelles et politiques qui ont donné naissance au Parti pris, Reid met ce monde en circulation. Il a trouvé pour cela une stratégie efficace, une stratégie ethnographique. Il s’agit d’une méthode de médiation hautement contextualisée incluant des commentaires, des entrevues et des traductions directes des textes littéraires. Cette méthode est en réalité la meilleure solution à l’intraduisibilité intrinsèque à la langue. En se mettant en jeu dans le livre, en incluant ce « je » narratif et ce « nous, Canadiens-anglais », Reid établit à la fois la séparation essentielle de ces acteurs et la possibilité d’un dialogue avec le « nous » québécois.

Le dénouement classique du récit de la quête voit le protagoniste transformé par son voyage. C’est le cas de Reid. Le journaliste qui entre dans le mystère de l’autre culture en ressort transformé. Le quatrième de couverture du livre The Shouting Signpainters nous informe que Reid est né à Ottawa d’une « famille socialiste », et qu’il est venu à Montréal comme étudiant à l’Université McGill ; il s’est ensuite marié à une Canadienne française avant de s’installer à Québec. Reid n’est pas rentré chez lui. Son trajet vers l’est s’est poursuivi, et il a fait de son flirt avec la culture du Canada français un projet de vie.

Itinéraires émotifs

La traversée de la « ville double » est un thème familier de la littérature montréalaise. Le parcours, à pied ou en voiture, suit souvent l’axe est-ouest des rues Sherbrooke et Sainte-Catherine. La direction de la marche indique la température émotive : un pèlerinage fortifiant vers l’est ou un chemin de croix humiliant vers l’ouest. L’est est dense et coloré, l’ouest a une topographie plus imposante, qui comprend les magasins et les monuments que Reid choisit de ne pas visiter en se dirigeant là où les touristes ne vont que rarement.

On retrouve le thème de l’excursion urbaine dans les romans, les mémoires, la poésie ; souvent est-ce un incident, parfois est-ce le cadre principal de la narration. L’« autre » côté de la ville est un territoire étranger où de nouvelles identités n’attendent que d’être découvertes. Ces identités sont sexuelles, politiques ou linguistiques. La distance physique n’a pas d’importance; l’accent est mis sur l’idée que la ville est un lieu où la transformation est possible.

Le voyage est aussi une expérience de traduction. Longtemps, la distance culturelle qui séparait l’est de l’ouest à Montréal était aussi vaste qu’un océan. Ainsi, le voyage à travers la ville et les langues portait d’importantes implications culturelles. Celles-ci n’étaient assurément pas positives si l’on se fie au titre du roman de Carole Corbeil, Voice-over (1990). Corbeil raconte l’histoire d’une jeune fille dont la mère, une Canadienne française divorcée, se remarie à un riche Canadien anglais et transplante la famille à Westmount. L’histoire se déroule dans les années 1960, à l’époque où Reid entreprend son voyage vers l’est. La jeune fille apprend l’anglais « comme un guérillero apprend à détecter les mines. C’est comme si sa vie en dépendait » (p. 120). Pour Corbeil, Voice-over est une forme d’étouffement : la nouvelle langue supprime l’ancienne, la réduisant à un murmure à peine audible.

On peut attribuer la différence de ton entre les projets de Reid et de Corbeil à la différence de genre (roman et récit) et d’âge (l’histoire de Corbeil est celle de la susceptibilité de l’adolescence), mais encore plus à la divergence du sens de la traversée. Il s’agit là d’une évidence. Quand les langues ont un statut culturel inégal, le sens de la traduction dicte les valeurs de l’échange. Traduire « vers le haut » (vers une langue dominante) est considéré comme une expression enrichissante de la curiosité culturelle et de l’universalité. Traduire « vers le bas » (vers une langue minoritaire) engendre des réactions beaucoup plus complexes. Les écrivains de la langue minoritaire hésitent à enrichir leur littérature d’ouvrages étrangers avant d’avoir étayé leurs propres défenses et prouvé la viabilité de leur propre langage littéraire. Ils résistent à un échange qui se déroule sur un terrain inégal. Les langues minoritaires sont fragiles et plus sensibles aux effets linguistiques des mauvaises traductions.

Reid traduit « vers le haut » : d’une langue mineure (mais non minoritaire) vers une langue dominante. Son but est de donner une voix aux écrivains au-delà des limites de leur isolement linguistique. Il est libre de toute attache émotive, traversant les frontières entre les langues afin de pouvoir faire un rapport triomphal à son lectorat anglophone.

Sa traduction se démarque non seulement par la direction mais aussi par le ton et « la température ». Contrairement à un traducteur comme F. R. Scott, qui avait aussi une relation passionnée à la littérature canadienne-française, qu’il voulait traduire pour le public canadien-anglais, Reid cherche dans son travail à bouleverser l’ordre établi. Il cherche à se transformer. Scott et Reid, ensemble, inaugurent la culture moderne de la traduction au Québec et à Montréal. Mais les objets de leur quête (la modernité « classique » d’Anne Hébert et de Saint-Denys Garneau pour Scott, les poètes du Parti pris pour Reid) exigent des rapports de traduction différents. La traduction « cool » de Scott respecte la différence, propose une méthode littérale pour mettre l’accent sur la différence. La traduction chaude en fait une activité plus engagée, où le traducteur risque de se transformer en chemin.

La question de l’équivalence entre le « hurle » révolté de Chamberland et le « howl » de Ginsburg continuera à résonner à travers l’histoire culturelle du Québec. Les traducteurs et traductrices continueront à jouer avec les implications complexes et stratifiées de cette langue – et y trouveront diverses solutions. Dans les années 1970, Montréal a vécu une période active de traduction littéraire, une augmentation exponentielle des traductions vers l’anglais. Reid parle donc au nom de toute une génération d’anglophones lors de sa découverte enivrante du monde de l’autre côté de la ville. Si, au bout du compte, on reconnaît que ce monde n’est que partiellement traduisible, il y a d’autres formes de victoires. La densité de la langue vernaculaire prévaut, tout comme l’exaltation devant une vie culturelle intensément originale – que l’on peut trouver au bout d’un court trajet d’autobus.

Article inédit en anglais, traduit par Claudine Hubert.