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L’argument « Les enjeux de la psychiatrie actuelle et son avenir » d’Apollon, Bergeron et Cantin nous invite à choisir entre la science et la clinique. Cet article questionne la pertinence de ce choix ; s’agit-il vraiment de la question la plus importante à se poser ? La non-accessibilité des services de psychiatrie et l’exclusion sociale des ex-patients psychiatriques devraient plutôt être les préoccupations majeures pour la psychiatrie actuelle et future.

La pensée dualiste

Demander de faire ce choix démontre que nous en sommes encore à une forme de pensée dualiste, qui oppose le corps et l’esprit, la nature et la culture ; la chose ne serait pas bien grave s’il ne s’agissait que de débats entre intellectuels. Mais elle illustre la fragmentation qui afflige notre champ de pratique, fragmentation qui divise les praticiens entre écoles concurrentes et chapelles dont le langage est incompréhensible l’un pour l’autre. D’un côté, ceux qui écoutent et accueillent les propos des personnes dans l’intimité du bureau, et parlent de sujet et de rapports humains ; de l’autre côté, ceux qui examinent les cerveaux et parlent de neurones et d’hippocampe. Ces deux mondes paraissent irréconciliables tant leurs différences sont profondes.

Rares sont ceux qui chevauchent les deux univers, Nancy Etcoff (2002), psychiatre et neuropsychologe de Harvard, est une de celles-là, et il peut être intéressant de voir avec quelle perspective elle aborde la question. Elle raconte, avec beaucoup d’humour, comment elle passe du monde ordonné de la recherche en imagerie cérébrale à celui, intime et chaotique, de la psychothérapie qu’elle appelle la « talking therapy ». Lorsque ses patients lui livrent leurs drames et lui demandent son aide pour soulager leur détresse, elle a parfois envie, comme elle le dit, de retourner à ses cartographies du cerveau et de faire quelques calculs.

Elle croit que le débat nature-culture est dépassé, n’apportant rien d’utile à l’avancement de nos connaissances. Il faut s’échapper de la tyrannie de la cause unique ; les problèmes psychiatriques ne sont pas plus causés par un gêne, que par le souvenir réprimé d’expériences traumatiques passées. Même s’il est clair que les maladies mentales ont une composante héréditaire, cela ne signifie pas pour autant que le destin des porteurs de la séquence de gênes, est prédéterminé de façon inéluctable. Tous les spécialistes du domaine de la génétique ne cessent de répéter que la cause des désordres mentaux est une interaction complexe entre les gênes et l’environnement, y incluant le hasard (Ridley, 2003).

De même, les débats sur la valeur respective de la pharmacothérapie ou de la psychothérapie sont inutiles, les recherches ayant démontré depuis toujours que c’est la combinaison des deux qui donne les meilleurs résultats. On sait aussi que la psychothérapie n’a pas seulement un effet sur le psychisme mais aussi sur le cerveau. De plus en plus d’études en neurobiologie, qui comparent les images du cerveau, avant et après le traitement, découvrent que lorsque les deux formes de traitement sont efficaces, elles produisent les mêmes changements dans le cerveau. En fait, la psychothérapie produirait les mêmes effets que n’importe quelle forme d’entraînement intensif, comme la formation musicale. En effet, il y aurait des changements dans l’expression génétique qui modifieraient la force des connections synaptiques et amèneraient des changements structuraux altérant le patron des interconnections entre les cellules nerveuses dans le cerveau.

Il est donc injustifié de maintenir les deux aspects séparés, puis de développer des écoles de pensée antagonistes qui ne font que retarder les progrès dont notre champ a un besoin urgent. Mais l’intégration entre le monde de la clinique, et celui qu’on définit comme scientifique, n’est pas pour demain.

De quelle science parlons-nous ?

La psychiatrie, le parent pauvre des spécialités médicales, a toujours souffert de son manque de caractère scientifique. Dès le début, les premiers écrits de Freud en témoignent, la psychiatrie a cherché à affirmer qu’elle était aussi sérieuse et scientifique que le reste de la médecine. Le psychiatre ne peut poser un diagnostic à partir de l’analyse du sang ou avec l’aide d’appareils qui procurent une observation directe des organes du corps. On peut donc comprendre l’enthousiasme que soulève l’arrivée de cette nouvelle technologie qui permet une observation directe du cerveau et met les intervenants en psychiatrie au même niveau que leurs collègues. Pourtant les experts s’entendent pour dire que les psychiatres entretiendraient un optimisme exagéré face à ces nouvelles technologies, et qu’il faudra attendre plusieurs décennies avant de pouvoir en retirer des applications concrètes au niveau diagnostic et traitement.

De toute façon, on risque de confondre la science avec les appareillages technologiques lorsqu’on définit l’utilisation de l’imagerie mentale comme étant plus scientifique que la pratique de la psychothérapie. J’ai toujours pensé que la science était d’abord une question de valeurs, de méthode, de façon d’aborder la réalité.

On confond souvent la méthode scientifique avec son apparence, particulièrement pour l’étude de la psychothérapie. En effet, dans leurs efforts pour éliminer toutes les autres variables, sauf l’effet de la méthode de psychothérapie spécifique, les chercheurs dénaturent complètement la nature même de ce qu’est la psychothérapie. Les clients, sujets de recherche, doivent souffrir du même symptôme, être soumis à la même méthode par des thérapeutes, ayant eu le même entraînement etc... La rédaction d’un livre sur la thérapie familiale (Guay, 1998) m’a amené à lire plusieurs volumes traitant dans ce domaine. Une lecture attentive m’a permis de constater l’influence souvent négative des chercheurs sur les thérapeutes ; en effet, plusieurs auteurs très connus et d’une grande compétence clinique, ont cherché à accroître leur crédibilité en soumettant leur approche à la recherche dite scientifique. Ce faisant, ils ont été amenés à déformer leur pratique, ou tout au moins le compte rendu qu’ils en font, en présentant des méthodes rigides et standardisées, toujours les mêmes pour tous leurs clients [1].

Il ne faut pas pour autant rejeter la méthode scientifique, sous prétexte d’un trop grand écart entre la réalité et les représentations qu’on s’en fait. Il ne faut pas abandonner l’objectif de faire avancer nos connaissances, en soumettant nos méthodes au test d’études évaluatives. En ce sens, le courant « evidence based practice » me rassure ; j’aime bien appartenir à un champ qui a le souci de constamment vérifier la valeur et l’utilité de ses méthodes, plutôt que se fier aux convictions et croyances de gourous. Par ailleurs, je connais trop bien les limites de la recherche, dans notre domaine, pour me fier aux approches qui sont suggérées. Le nombre de recherches est trop souvent insuffisant pour justifier les prétentions qu’on a à leur sujet. Il peut exister des méthodes excellentes, à propos desquelles peu de bailleurs de fonds ont été intéressés à financer des recherches. De plus, notre souci d’améliorer constamment notre pratique, soulève le grand besoin que nous avons de mieux comprendre la nature même du processus thérapeutique. La prétention à l’effet que notre objet de recherche est foncièrement incommunicable, ne justifie pas que nous cessions nos efforts pour améliorer notre savoir.

Cependant, nous souffrons du fait que nous avons emprunté notre boîte à outils aux sciences dites dures comme la physique ; cette boîte à outils n’est pas adaptée à notre objet de recherche ; malgré ce qu’en pensent nos collègues comportementalistes, que j’appelle affectueusement nos ingénieurs du comportement. Il nous revient de continuer à développer des méthodes de recherche mieux appropriées. Adopter une méthode de recherche qui ressemble à nos méthodes d’intervention peut constituer un bon point de départ. Par exemple l’utilisation de l’entrevue comme méthode de cueillette de données, dont on fait une analyse qualitative, produit souvent des résultats fort utiles pour la pratique.

Il est clair que notre champ de pratique, soit la psychothérapie, ne répond pas aux critères de ce que devrait être une discipline scientifique, selon les barèmes des sciences traditionnelles ; nous en serions encore au stade de ce que Bateson (1977) appelle les concepts heuristiques. Mais, même si nos théories ne sont pas des théories, au sens scientifique du terme, elles ont au moins le mérite de donner un sens à notre pratique et d’avoir une valeur heuristique en nous aidant à améliorer nos outils d’intervention.

Mais tout compte fait, est-ce que ces questions constituent vraiment la préoccupation la plus importante pour la psychiatrie ?

Des services peu accessibles ?

Je pense que les débats sur la valeur respective de différentes approches pèsent bien peu en regard de la non-accessibilité des services de psychiatrie. Il s’agit d’un problème criant, d’une situation proprement scandaleuse à propos de laquelle la psychiatrie devra rendre des comptes. Malgré les ressources considérables consacrées à la psychiatrie, le recours à ses services constitue une véritable course aux obstacles qui met au défi les personnes les plus débrouillardes. Un dossier récent de la revue L’actualité le met en évidence de façon très dramatique ; les proches de deux des journalistes se sont suicidés lors de la production de ce numéro (Beaulieu, 2003). Comme le dit un des journalistes (Villedieu, 2003) « Car si une journaliste aguerrie, débrouillarde comme mon amie, n’arrive pas à trouver de l’aide pour un proche, que font les gens plus démunis, plus isolés ? » Les ratés du système sont mis en évidence par le constat que ce sont les petites associations et les groupes d’entraide, disposant de ressources très modestes, qui s’avèrent les plus accessibles.

Il est clair que l’organisation des soins a besoin de réformes majeures, en premier lieu corriger la discontinuité qu’impose la fragmentation de notre système. Mais il est loin d’être sûr que les fusions d’ordre administratif qu’on s’apprête à faire vont réussir à corriger la situation. C’est sur le terrain, au niveau clinique, que se réalise la véritable intégration, ce sont donc les interventions qu’il faut intégrer, bien plus que les services, afin de développer une communauté de pratique entre les praticiens (Demers et al., 2002). On se dirige tout droit vers un échec si on s’appuie entièrement sur une approche hiérarchique de coordination, réalisée au moyen de l’uniformisation des procédures, sans encourager l’appropriation par les intervenants terrain. Comme j’ai pu le constater à quelques reprises, on risque d’assister à un conflit entre les souscultures des Hôpitaux, CLSC et groupes communautaires (J’espère qu’on va inclure ces derniers) qui vont se retrouver à travailler ensemble. L’intégration des interventions ne pourra se réaliser sans un accompagnement pour aider les intervenants à partager d’abord leurs valeurs, en reconnaître les différences, pour en arriver à se forger une identité commune sur la façon d’intervenir. Il faut parler d’un processus d’acculturation mutuelle, soutenu par un type d’animation qui tente de corriger le déséquilibre des forces en présence afin d’éviter la prédominance de la seule approche médicale. Si la maladie mentale a des bases physiologiques, c’est au niveau social que son impact est le plus fort. Si le traitement peut être, au moins en partie, d’ordre médical, la réadaptation doit être d’ordre social ; c’est donc la complémentarité entre l’approche médicale et l’approche communautaire qu’il faut viser.

Mais une meilleure intégration des interventions ne constitue qu’une condition favorable à une meilleure accessibilité, que seule une plus grande présence dans la communauté peut garantir.

Visibilité et accessibilité

Une composante importante des réseaux intégrés, qu’on souhaite créer, devra être l’équipe terrain qui se rend visible et accessible dans la communauté afin que les services soient plus facilement et plus rapidement disponibles. En plus de favoriser une pratique proactive qui permet une intervention précoce avant que la situation ne soit complètement détériorée, la plus grande présence dans le milieu permet une meilleure adéquation des interventions aux conditions de vie des usagers. Cependant, la pratique de type outreach ne doit pas avoir comme seul objectif d’apprivoiser les clientèles récalcitrantes, afin de les convaincre de recevoir des soins ; elle doit agir sur le phénomène d’exclusion sociale.

La fermeture des lits d’hôpitaux a eu comme effet que les ex-patients psychiatriques sont venus grossir les rangs des exclus. L’institutionnalisation sans murs crée une frontière autour du malade mental, qui le condamne à l’exclusion à moins que des interventions spécifiques aient comme objectif de briser cette frontière. L’intervention à privilégier consiste en un accompagnement dans le milieu de vie, axé sur l’interaction entre le citoyen ordinaire et la personne avec des problèmes psychiatriques..

L’insertion sociale et l’appartenance à une communauté ne peuvent résulter que d’une véritable interaction entre le citoyen et la personne qui veut appartenir à la communauté, avec l’aide du praticien qui croit aux capacités d’accueil de l’un et aux capacités d’autonomie de l’autre. La frontière invisible est créée par l’identité de malade mental, une image sociale construite conjointement par : la personne qui a une image d’elle-même définie par l’incompétence sociale ; l’intervenant qui a des attitudes protectrices et maintient la personne dans un rôle passif ; le citoyen qui se tient éloigné à cause de ses malaises, de ses inconforts et parfois ses préjugés

Il faut intervenir sur ces trois acteurs afin de rendre cette frontière poreuse. D’abord soutenir la personne, dans ses efforts pour adopter des comportements qui la rendent compétente socialement et lui permettent d’apporter une contribution. Ensuite amener les intervenants, travaillant de concert avec la famille et les réseaux, à croire aux capacités d’autonomie des personnes de telle sorte qu’elles laissent les personnes apprendre de leurs erreurs. Par exemple au lieu d’intervenir rapidement pour empêcher la personne de vivre des difficultés, les praticiens attendent que les personnes soient mal prises avant d’intervenir. Ils laissent la personne explorer, se heurter aux obstacles jusqu’à ce qu’elle ne puisse répondre aux exigences avec les moyens dont elle dispose. Enfin, rapprocher les citoyens des personnes avec des problèmes psychiatriques, puisque c’est l’absence de contact et la non- familiarité qui contribuent à maintenir les craintes et les préjugés. Enfin, le citoyen à qui on demande de participer à l’intégration sociale des personnes a besoin de notre soutien, et il y a droit. Le rôle de médiation de l’intervenant s’inscrit alors dans un cadre systémique, puisque les changements de comportements et d’attitudes sont concomitants et inter reliées.

La transformation des préjugés du citoyen en attitudes d’acceptation des différences, est facilitée par des efforts de la part du psychiatrisé pour adopter des comportements moins rebutants et plus acceptables. De la même façon une attitude d’ouverture et d’accueil du citoyen, prêt à remettre en question ses préjugés, facilite l’adaptation du psychiatrisé qui se sent accepté comme personne avec sa personnalité unique.

En somme, comme j’ai pu le constater dans certaines équipes innovatrices à qui j’ai donné de la formation, l’agent de suivi communautaire peut soutenir le citoyen et l’encourager à exiger, de la part des psychiatrisés, les mêmes comportements socialement acceptables qu’il s’attend des autres citoyens. Le psychiatrisé doit tenir compte de l’impact de ses comportements sur le citoyen. Pour acquérir le statut de citoyen et avoir droit aux mêmes droits et privilèges, il faut adhérer à un minimum de règles et de normes de comportements autour duquel existe un consensus social.

La transformation du rapport entre le psychiatrisé et le citoyen implique une transformation du même ordre entre l’institution et la communauté. En effet, l’intégration sociale de la personne psychiatrisée est une responsabilité collective qui ne relève pas uniquement des établissements publics et des praticiens qui y travaillent, mais aussi des citoyens et des communautés. Croyant à la participation et des citoyens dans les efforts d’intégration sociale, les organisations doivent offrir leurs ressources matérielles et professionnelles, dont les communautés locales ont besoin, pour résoudre les difficultés qui relèvent d’une responsabilité collective.

Un conséquence qui découle de cette nouvelle conception du rapport établissement-communauté, est la nécessité de rendre l’établissement véritablement imputable face aux citoyens et aux usagers. Or ce n’est pas face à la communauté que nos établissements publics se sentent imputables, mais face au Ministère et aux Régies régionales ; les organismes de services publics gouvernementaux ne se sentent pas tenus de rendre des comptes aux milieux qu’ils desservent. Or, ils ne peuvent exiger des communautés qu’elles soient accueillantes s’ils ne sont pas prêts à accepter l’influence des citoyens et des communautés sur leurs façons d’intervenir.