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Il y eut un temps – béni, dirons certains – où les érudits logeaient à la même enseigne. Certes, ce lieu intellectuel tenait parfois de l’auberge espagnole, mais l’effervescence était nourricière. L’académie était alors un lieu de convergence où la transversalité des compétences n’avait pas encore de nom, mais était déjà d’usage commun ; c’était l’académie avant l’académisme. En d’autres mots, c’était le temps où les chapelles disciplinaires étaient des lieux d’hospitalité et de partage avant que d’être des guérites fortifiées défendant l’accès d’un territoire immatériel contre des ennemis imaginaires.

Le regard entravé dont Paolo Carile parle aurait pu être ça. Mais c’est autre chose. Le littéraire italien propose à l’historien québécois un regard dés-entravé, un regard intellectuel autre, sur un lopin de terre que ce dernier fréquente avec timidité : les représentations sociales et culturelles. Plus particulièrement, dans ce cas-ci, celles qui, dans le premier XVIIe siècle, ont servi à appréhender l’altérité amérindienne et à en rendre compte. Cette expérience de l’« altérité extrême » constitue, pour le citoyen Carile, un passage fondamental de l’« itinéraire anthropologique » de l’humanité, au demeurant toujours inachevé et sans prédestination. L’introspection salutaire que connaît la culture occidentale de la Renaissance, qui la révèle à elle-même, lui doit beaucoup.

Paolo Carile propose sept études des textes de Marc Lescarbot dont les témoignages ethnographiques, anthropologiques et poétiques constituent, à son avis, un lieu privilégié d’observation de cette culture de l’entre-deux qui naît du regard européen sur la réalité amérindienne. L’érudit avocat se distingue en effet de ses contemporains par la place qu’il donne à cette altérité et, par conséquent, l’autonomie, voire la légitimité, qu’il lui accorde. De plus, il sait ruser avec les auctoritates classiques et bibliques et investir des formes littéraires traditionnelles. Ces dernières, il les détourne, transformant ainsi son « expérience humaine exceptionnelle » en « expérience esthétique authentique ».

Les études recueillies dans cette coédition italo-québécoise inusitée ont déjà paru dans leur version italienne en 1987. Elles sont ici remaniées, dépouillées notamment des références trop spécifiques à la culture italienne. L’introduction expose la problématique d’ensemble ; le premier chapitre la complète. À travers une analyse préliminaire des premières descriptions de paysages de la Nouvelle-France, il expose en effet les principes préliminaires qui guident les chapitres subséquents : la « relation psycho-idéologique » qui s’instaure entre le regard subjectif et l’objet décrit ; les contraintes scripturales et culturelles qui encadrent l’élaboration de chaque discours. S’ensuit l’étude des fragments de l’oeuvre poétique de Lescarbot qui, sous le titre des Muses de la Nouvelle-France, vont se greffer à partir de 1612 à l’ouvrage phare de l’avocat : l’Histoire de la Nouvelle-France. Véritable « mosaïque discursive », publié une première fois, à Paris, en 1609, le livre comporte aussi des textes de controverse, des récits de voyage et des « traités » ethnographiques que Paolo Carile soumet également à la critique littéraire. Ce faisant, il montre comment « le genre littéraire utilisé peut conditionner largement le contenu thématique d’une oeuvre » : de La defaite des sauvages Armouchiquois à La conversion des Sauvages, en passant par le Théâtre de Neptune ou les poèmes de l’Adieu à la Nouvelle-France, la représentation de l’Amérindien est équivoque.

Paolo Carile se réclame d’une « sorte d’éclectisme méthodologique conscient et volontaire » où prime une critique littéraire instrumentée d’une herméneutique de bon aloi qui aurait gagné à être définie. Soucieux de (re)donner des lettres de noblesse à ces différents textes, appartenant à des genres déconsidérés sur le plan littéraire parce qu’ils se fondent sur d’autres formes d’écriture et appartiennent à d’autres champs du savoir, le professeur de littérature française à l’Université de Ferrare souhaite dépasser leurs usages essentiellement référentiels et documentaires pour interroger leurs caractéristiques formelles et esthétiques qui entravent leur perception de la réalité amérindienne empirique.

Il ressort de cette excursion scientifique trois éléments essentiels pour qui veut lire cette suite d’études littéraires comme une fenêtre ouverte sur l’histoire sociale et culturelle d’une Nouvelle-France pensée à l’aune de la civilisation européenne dont elle est issue et dont elle se réclame. Le Regard entravé a d’abord le mérite de replacer la production littéraire des laurentiana européens dans leur propre contexte historique. Il évite ainsi de les considérer comme les simples supports documentaires de l’historien ou comme les assises d’une littérature (nationale, québécoise) en devenir – cette tendance à la récupération patrimoniale est d’ailleurs patente dans l’essai de Maurice Lemire, Les écrits de la Nouvelle-France, publié au même moment chez Nota bene. À cet égard, la poésie liturgique, les récits évangéliques et les vies de saints ont bien plus fait que toute cette production essentiellement destinée aux marchés européens. Et que dire des auteurs classiques en usage dans les collèges !

Le chercheur italien propose également d’intéressantes incursions dans le territoire de l’écrit où il met à nu le rôle de la prise de plume dans l’appréhension du réel et, ce faisant, met en relief sa fonction médiatrice de l’expérience coloniale, tant pour les contemporains de Marc Lescarbot que pour les historiens d’aujourd’hui. Enfin, l’auteur propose d’inspirantes lectures politiques des textes de ce dernier. Notamment, il décortique son Théâtre de Neptune à la lumière des cérémonies d’« entrées royales » alors en vogue dans le royaume de France, il dévoile les enjeux socio-économiques qui président à la rédaction de La conversion des Sauvages et il propose une filiation entre le programme de colonisation que Lescarbot avance dans son Histoire de la Nouvelle-France et celui que présente Montchrestien dans son Traicté de l’oeconomie politique, lequel traité est à la base de la politique mercantiliste qui sera adoptée par les autorités monarchiques françaises et aura cours jusqu’à la cession de 1763.

L’historien pourra être agacé par un vocabulaire parfois « psychologisant » et par la volonté futile de réhabiliter la poésie du notaire écrivain ; il pourra aussi être dépaysé par les stratégies d’analyse littéraire que déploie l’auteur. Mais il aurait tort de bouder un recueil qui, quoique nous laissant sur notre faim, apporte un tirant d’air frais à l’historiographie québécoise.