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L’objectif affiché des ouvrages de la collection « Philosophies » est d’introduire à une oeuvre ou à une problématique. Le livre de M. Marion ne déroge pas à la règle et vise avant tout à présenter de façon claire et précise les principaux enjeux du Tractatus et le contenu des débats que cet ouvrage a suscités.

Après avoir souligné, dans le premier chapitre que l’idée d’analyse logique comme mode d’élimination des problèmes métaphysiques (idée que le commentateur fait remonter à Frege et Russell, mais aussi de façon moins convenue, à Hertz) est le fil rouge du Tractatus, l’auteur passe en revue les principales questions discutées dans la littérature secondaire. La relation à Russell (plus précisément : à l’atomisme logique et à la théorie du jugement) est examinée dans le chapitre II. Le problème de savoir si Wittgenstein est « réaliste » ou « nominaliste » est l’objet du chapitre III. Le chapitre IV est, quant à lui, entièrement consacré au concept d’analyse développé dans le Tractatus. Les questions liées à la nature des objets simples sont étudiées dans le chapitre V. Le chapitre VI porte sur la conception tractatuséenne des mathématiques (M. Marion y reprend les conclusions de son précédent livre, Wittgenstein, Finitism, and the Foundations of Mathematics, Clarendon Press, 1998). Enfin, le chapitre VII analyse les fragments consacrés à l’éthique, et la très (trop ?) célèbre conclusion du Traité. Le cheminement de M. Marion est donc très classique : ce plan est adopté, à quelques variantes près, par les principaux commentateurs.

Deux choses singularisent cependant le propos. M. Marion sait très bien allier précision dans les références et vitesse dans les analyses. Ce qui semble l’intéresser au premier chef, c’est ouvrir de nouvelles perspectives herméneutiques en établissant des connexions inattendues entre le Tractatus et d’autres pensées — ce n’est pas de développer une hypothèse interprétative dans toutes ses conséquences. Ce trait, déjà présent dans son ouvrage antérieur, est encore plus visible ici à cause de l’objectif pédagogique affiché. Il s’agit, pour l’auteur, de baliser le terrain et d’indiquer des pistes encore peu explorées que le lecteur pourrait suivre avec profit. On ne s’ennuie donc jamais, car l’inventivité de M. Marion ne se dément pas. Les analyses consacrées à l’éthique sont ainsi particulièrement « insightfull ». De même, la reprise de l’interprétation peu connue de H. Kannisto (Thoughts and their Subject. A Study of Wittgenstein’s Tractatus, 1984) éclaire les textes de Wittgenstein sous un nouveau jour. Et la tentative de synthèse (élaborée aux chapitres IV et V) entre la conception développée par J. Griffin de l’analyse et de l’approche à la Hintikka des objets simples, si elle n’est pas sans difficulté, est elle aussi originale et prometteuse.

Le second point, assez surprenant pour un ouvrage d’introduction, est le caractère engagé des développements de M. Marion. Dans la plupart des chapitres, après avoir exposé le dernier état des débats, l’auteur prend parti. Ainsi M. Marion défend toujours (même s’il paraît plus nuancé que dans certains de ses textes antérieurs) l’interprétation phénoménaliste proposée par les Hintikkas des objets simples. Il développe et soutient également la thèse de F. Latraverse, selon laquelle la pensée est, dans le Tractatus, médiatrice entre le monde et le langage. Cet engagement, toujours précédé d’une revue de la littérature secondaire très conséquente, ne brouille pas l’intelligibilité du propos. Bien au contraire, en intéressant les débats, ces prises de parti facilitent l’exposé des différentes positions.

On peut, bien entendu, éprouver quelque réserve concernant les options prises par l’auteur, qui, faute de place, ne peut pas, il est vrai, toujours défendre ses choix comme dans un ouvrage de recherche. Le dépassement esquissé dans le chapitre III entre nominalisme et réalisme nous paraît ainsi un peu rhétorique. En quoi dire que la pensée est première et relie le langage et le monde nous fait-il échapper à une forme d’idéalisme ?

Plus fondamentalement, il nous semble que le rôle attribué au concept d’opération est excessif. L’auteur insiste à plusieurs reprises sur l’importance de la notion chez Wittgenstein : essentiel dans la théorie tractatuséenne des fonctions de vérité et de l’arithmétique, le concept joue également selon lui un rôle central dans la conception de la pensée comme acte (p. 53). Il y a là une notion unique qui traverse l’ensemble de l’oeuvre, et M. Marion, creusant le sillon de son précédent livre, donne l’impression de concevoir le concept d’opération comme le centre de gravité du Tractatus.

Or la signification du terme ne paraît pas suffisamment stable et déterminée pour supporter le poids que l’auteur place sur lui. Il ne s’agit pas de douter de la pertinence des analyses particulières ; la piste ouverte par Kannisto, comme celle défrichée par M. Marion dans son précédent livre, sont, par exemple, à n’en pas douter, très fécondes. Mais l’hypothèse selon laquelle les sens du mot « opération » seraient suffisamment proches les uns des autres pour fonder une interprétation globale de la pensée du premier Wittgenstein laisse sceptique. Qu’y a-t-il de commun entre « opération » au sens arithmétique du terme, « opération » au sens d’acte de pensée et « opération » au sens de fonction de vérité ? Le simple fait que, dans les trois cas, c’est un sujet (le mathématicien, le penseur, etc.) qui agit, opère, manipule ? Mais si tel est le cas, l’opérationnalisme n’est-il pas simplement une version du psychologisme (ou de l’idéalisme transcendantal) ? Et si ce n’est pas le cas, quoi d’autre unifie toutes les acceptions du concept dans le Tractatus ?

En second lieu, même si on se place à l’intérieur du cadre restreint des mathématiques et de la logique, il est difficile de déterminer à quelle conception de l’opération Wittgenstein fait appel. M. Marion se réfère à la récursivité et au lambda-calcul. Mais, à l’époque, l’opération est avant tout un concept algébrique ; et on trouve dans l’algèbre anglaise, notamment chez Clifford, une réflexion profonde sur le rapport entre opération et nombre (voir par exemple The Common Sense of the Exact Sciences, chap. 1). Wittgenstein y fait-il allusion en 6. 02 sq. ? Rien ne le laisse penser. Les remarques du Tractatus sont la plupart du temps des réponses à des problèmes que d’autres (souvent Russell et Frege, mais pas seulement) se sont posés. La difficulté des remarques sur l’arithmétique (6. 01 sq.) est que l’on ne voit pas à quelle tradition, à quel type de problématique, Wittgenstein fait allusion. Faute de ce repère, la notion d’« opération » apparaît trop malléable et imprécise pour construire quoi que ce soit dessus.

Mais si ce livre est important, c’est pour une autre raison. M. Marion ne se contente pas d’écrire un ouvrage d’introduction utile sur un livre fascinant, hermétique et obscur. Il prend position au sein du débat suscité par l’émergence des « nouvelles » interprétations de Wittgenstein, issues essentiellement des travaux de C. Diamond (The Realistic Spirit : Wittgenstein, Philosophy, and the Mind, MIT, 1995). L’auteur ne partage pas les conclusions des lectures « dialectiques » du Tractatus ; il le dit sans détour dans la conclusion de son livre (p. 122-126). Même si on ne peut pas réduire les analyses de C. Diamond à ce qu’en raconte M. Marion, et même si on aurait pu attendre une confrontation plus sérieuse avec certaines de ses thèses (par exemple, C. Diamond consacre une partie importante de son article Throwing Away the Ladder, à Russell), l’auteur a raison, nous semble-t-il, d’épingler la tendance qu’a ce type de commentaire à se muer en une sorte de « théologie négative ».

Sur le fond, M. Marion souligne fort justement le fait que tous les non-sens ne sont pas pour Wittgenstein de même niveau — qu’il y en a qui résistent, qui étonnent, et d’autres pas, et que cette différence ne peut pas simplement être reversée au compte de la psychologie. Ce point va directement à l’encontre de l’analyse de C. Diamond et de ses épigones, pour qui l’objectif de Wittgenstein consiste précisément à écraser toute distinction entre différents types de non-sens.

Sur la forme, avoir eu l’idée de conjuguer l’élaboration d’une introduction « dédramatisée » au Tractatus à la critique du « new wittgensteinisme » est particulièrement malin. La conception d’un Tractatus auto-réfutant, et celle, corrélative, selon laquelle tout commentaire fidèle du Tractatus devrait lui-même l’être, enferme la pensée de Wittgenstein sur elle-même et méconnaît le fait que la question du mode d’exposition d’une philosophie a toujours été une question philosophique. Le mérite de cette introduction au Tractatus est précisément de relier l’oeuvre à ses commentaires, aux problèmes philosophiques classiques et aux traditions scientifiques – exactement comme une bonne introduction doit le faire.

Il y a donc, nous semble-t-il, du vrai dans le diagnostic que M. Marion pose, et son entreprise de « démythologisation » du Tractatus est à la fois réjouissante et salutaire. En exergue de son livre, M. Marion cite une phrase de Wittgenstein : « À côté de choses bonnes et originales, mon livre, le traité log. phil., contient aussi sa part de kitsch. » Il est bon de s’en souvenir.