Corps de l’article

L’ouvrage de Sébastien Charles sur la réception de la philosophie de Berkeley constitue un complément très considérable à l’enquête de H. M. Bracken (The Early Reception of Berkeley’s Immaterialism, 1710-1733, éd. rev. 1965) et aux travaux que R. H. Popkin a consacrés à l’histoire du scepticisme — à quoi il faudrait peut-être ajouter le livre que Georges Lyon publia en 1888 sur L’idéalisme en Angleterre au xviiie siècle, que l’auteur mentionne dans sa bibliographie, mais qu’il n’a pas discuté ni exploité, sans doute parce qu’il est très ancien. Par rapport à Bracken, S. Charles étend son étude de la réception — qui est principalement une histoire des incompréhensions — jusqu’au début du xixe siècle ; il renouvelle et rectifie sur de nombreux points les analyses de Popkin.

La première originalité du livre est de commencer par reconstituer la position de la question de l’existence des corps extérieurs dans le cartésianisme. L’auteur estime, à juste titre, qu’on ne peut pas comprendre la première réception de l’immatérialisme par les Jésuites et leurs alliés, par exemple à travers les réactions des Mémoires de Trévoux, si on ne considère pas de quelle manière la philosophie de Berkeley est lue au prisme d’une situation post-cartésienne et surtout post-malebranchiste : l’immatérialisme est interprété comme une variante d’un scepticisme extrême à l’égard de l’existence des corps et de toute réalité extérieure à l’esprit fini percevant, bref comme un solipsisme — incompatible avec les exigences théologiques, notamment avec la preuve cosmologique. C’est bien l’histoire d’un contresens, puisque, comme on le sait, non seulement Berkeley distinguait avec soin sa réfutation de la notion de substance matérielle de tout scepticisme à l’égard de l’existence des corps, mais il estimait que le fait que mes sensations ne sont pas dans mon esprit au sens où elles seraient causées par lui constitue un bon début de preuve de l’existence de Dieu. Cette première partie de l’ouvrage comporte aussi des informations précises et nouvelles sur la première réception des écrits qui, comme l’Alciphron, n’ont pas recours à l’argument immatérialiste au sens strict. S. Charles est extrêmement attentif à l’histoire des diverses éditions et traductions.

La deuxième partie est consacrée, d’une part, aux « philosophes des Lumières » (il faut entendre : les grandes figures de langue française) : Voltaire, Turgot, Rousseau, Condillac, Diderot, D’Alembert et les auteurs de l’Encyclopédie ; d’autre part à la réception par les matérialistes français. L’interprétation solipsiste (l’époque dite « égoïste ») est confirmée dans l’ensemble par les uns et les autres. Après l’étude des réactions des « grands » devant un système qui est tenu pour absurde, S. Charles montre dans une troisième partie comment des « alliés » de Berkeley ont réutilisé tel ou tel aspect de la philosophie de Berkeley. Cette partie mobilise une grande érudition et détaille comment des auteurs mineurs (Boullier, Needham, Bonnet, Berington, Pichon, Nelis) ont si l’on peut dire bricolé à partir de ce qu’ils connaissaient des écrits de l’Irlandais, ou encore comment un auteur comme Maupertuis se trouve dans une relation d’affinité intellectuelle avec Berkeley en raison, principalement, de son phénoménisme. Un travail similaire est ensuite mené sur les « adversaires » de Berkeley, parmi des polémistes et des polygraphes sur lesquels l’auteur nous apprend tout, ou presque. La dernière partie s’ouvre sur une étude intéressante du probabilisme de la fin du siècle qui, avec Brissot, Condorcet et La Métherie, reprend la question de l’existence des corps extérieurs comme un problème de probabilité et ne manque pas, sur ce point, de se confronter à Berkeley. Là encore, la réception l’associe au malebranchisme et à l’« égoïsme » et peine à saisir la véritable signification de l’esse est percipi. Les autres chapitres de cette dernière partie portent sur l’Académie de Berlin (essentiellement les lectures de Mérian et d’Ancillon), et sur les relations des Idéologues et de Maine de Biran avec l’immatérialisme. Leur conclusion est en gros identique.

Il s’agit en somme d’une contribution admirablement érudite, non seulement à l’étude de la réception de la philosophie de Berkeley, mais à l’historiographie du scepticisme et à un moindre degré du matérialisme au siècle des Lumières. Une telle entreprise comporte nécessairement des choix. Ainsi, bien que la périodisation soit délibérément très large, puisqu’elle part de la fin du xviie siècle pour aller jusqu’au début du xixe siècle (voir p. 18-19), certains aspects importants de la réception sont laissés de côté sans que ces décisions soient explicitées. L’article de M. A. Stewart sur « Berkeley and the Rankenian Club » (1985) est mentionné dans la bibliographie ; mais le dossier de la postérité écossaise de Berkeley n’est pas véritablement rouvert. C’est bien pourtant en Écosse que Berkeley a pu trouver des disciples sur la plus longue période, depuis les commencements des Lumières écossaises et le Rankenian Club (initialement créé par les shaftesburiens écossais, mais qui fut ensuite vecteur de diffusion de l’ensemble de la philosophie anglaise) jusqu’aux idéalistes des années 1870, en passant par l’importante controverse historiographique entre Alexander Campbell Fraser et James Frederick Ferrier au milieu du xixe siècle. Un tel constat interdit de souscrire au jugement selon lequel « l’image de Berkeley ne variera guère » entre les Idéologues et Bergson (p. 291).

On regrette d’abord que l’interprétation de Thomas Reid et de Dugald Stewart qui rattache Berkeley au « way of ideas » ne soit pas du tout présentée dans l’ouvrage, alors que plusieurs allusions montrent qu’elle n’était pas étrangère au sujet — elle pouvait même constituer un point de rencontre intéressant entre l’histoire des idées philosophiques et la philosophie contemporaine de la perception, qui s’intéresse, dans Berkeley comme dans Reid, à des formes de réalisme direct. L’école du sens commun est en effet beaucoup plus riche que les positions d’un Buffier (auquel l’auteur consacre un développement plus important). Dugald Stewart est absent de la bibliographie et de l’index, alors qu’il est présent dans la chronologie qui est donnée en appendice. Une autre lacune importante concerne Kant, lui aussi absent de l’index et de la bibliographie, alors qu’il est l’objet d’une allusion (p. 290), par laquelle on apprend que sa réfutation de l’idéalisme berkeleyen ne fait guère exception aux interprétations simplificatrices des Idéologues. Il est vrai que l’ensemble de l’ouvrage privilégie la réception de langue française, sinon la réception en France. Mais alors ne fallait-il pas le préciser dans le titre ? Une telle précision eût été cependant inexacte, puisque l’auteur ne s’interdit pas des développements sur la réception européenne et des incursions parfois substantielles en terre anglophone. La réception américaine est aussi évoquée en des pages peut-être trop brèves (p. 183-184, où on lit avec un certain étonnement que Berkeley, à la différence de Jonathan Edwards, ne serait pas « déterministe » dans la psychologie morale). On a vu que le point de départ cartésien était justifié par la nécessité d’éclairer les premières censures subies par l’immatérialisme, mais l’adoption de ce point de vue conduit à négliger complètement l’autre arrière-plan de la lecture de Berkeley : les conceptions lockiennes et aussi le « platonisme » de la fin du xviie siècle (on pense à John Norris, simplement mentionné par S. Charles ; mais surtout à John Locke lui-même et, tout autant, à sa réception française qui aurait pu être croisée et comparée avec celle de Berkeley). Il y a bien un contexte proprement britannique de la formation et aussi de la première réception de la philosophie de Berkeley, mais il n’est pas retenu par l’auteur. Cela conduit à des distorsions, par exemple lorsque la distinction entre qualités premières et qualités secondes est attribuée à Descartes et au cartésianisme (p. 41, p. 293), sans que les véritables lieux de sa thématisation (Robert Boyle, Locke) soient explorés. Enfin, le soin avec lequel S. Charles rectifie l’historiographie du scepticisme moderne le conduit à laisser quelque peu dans l’ombre (c’est-à-dire dans les notes et les recoins, p. 43, 45, 51-52) la question de l’idéalisme, à commencer par l’histoire du mot. C’est ici encore la perspective historiographique écossaise qui fait défaut, parce que l’examen des débats autour de l’interprétation reidienne de Berkeley aurait permis d’introduire la distinction entre deux formes d’idéalisme, un idéisme sceptique et un idéalisme qui est une forme de réalisme spiritualiste. Cette distinction est déjà en germe dans l’opposition entre Locke et les platoniciens de Cambridge, mais ce n’est pas, on l’a vu, le point de départ qui est adopté par l’ouvrage.

Ces quelques lacunes sont certainement l’envers de la focalisation sur une histoire française des Lumières. Mais la force de l’ouvrage est de passer au crible ce dont il s’occupe vraiment, en particulier d’avoir ajouté à l’étude des figures les mieux installées des Lumières françaises l’examen des recensions, des traductions, des éditions, et plus généralement de toute cette activité polémique qui est à la frontière de la philosophie officielle et de la littérature philosophique clandestine, et dont l’histoire des idées, aidée par une patiente érudition, gagne à se soucier.