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Depuis une quinzaine d’années, nous avons assisté à l’émergence d’une diversité assez imposante de théories de l’interprétation qui ont succédé aux canons formalistes et romantico-herméneutiques balisant, depuis les années cinquante et jusqu’aux années quatre-vingt-dix, le terrain de l’esthétique anglo-américaine[1]. Parmi les approches récentes les plus fréquemment citées, mentionnons l’intentionnalisme réel, dans une version bonifiée, sinon modérée, l’intentionnalisme fictif ou hypothétique, le conventionnalisme, et quelques autres propositions pragmatistes. Or il est apparu, à travers la virulence des objections que se sont opposées mutuellement ces différentes théories, qu’aucune d’entre elles n’arrivait à rendre compte de la diversité des propriétés des oeuvres littéraires. Berys Gaut a relevé cette situation qui ressemblait de plus en plus à une impasse et a suggéré que l’on règle le problème de la théorie de l’interprétation en cessant de chercher une solution globale, et finalement toujours incomplète, pour adopter plutôt une approche syncrétique qu’il a appelé la théorie du patchwork[2]. Après avoir reconnu l’à-propos de la théorie du patchwork, nous nous posons, dans un premier temps, la question suivante : le non-intentionnalisme de Levinson ne possède-t-il pas les qualités requises pour constituer une alternative à la théorie du patchwork ?[3] Le non-intentionnalisme, qui est une version de la thèse de l’intentionnalisme hypothétique, identifie l’interprétation à la meilleure projection hypothétique des intentions de l’auteur conçue par le lecteur, et prétend aussi expliquer un registre assez étendu de propriétés interprétatives. Cette thèse s’inscrit dans un nouvel environnement critique qui tient compte du rôle de la réception dans l’interprétation de l’oeuvre littéraire. Levinson affirme, en particulier, que le non-intentionnalisme réussit à équilibrer les contributions de l’auteur et du lecteur au sein du processus de la signification. Dans un deuxième temps, nous allons soupeser l’importance relative de l’auteur et du lecteur dans le cadre de la thèse de l’intentionnalisme hypothétique de Levinson (ci-après TIH). Le résultat de cet examen a des répercussions sur la première question. En effet, il semble que la TIH, malgré le statut accordé au lecteur et la mise en place de stratégies pour rendre compte de significations non auctoriales, soit fondamentalement structurée de manière à privilégier l’interprétation de base, celle qui relève de l’auteur et de son histoire. En découpant de façon aussi rigoureuse le contenu de l’oeuvre autour des significations auctoriales, la TIH ne semble pas en mesure de concurrencer la souplesse de la théorie du patchwork, laquelle ouvre au-delà de la limite auctoriale le domaine de l’interprétation.

Ces conclusions entraînent toutefois une autre question : le non-intentionnalisme a-t-il des raisons pour justifier la restriction du contenu de l’oeuvre aux significations auctoriales ? Si tel est le cas, la revendication concurrente de la théorie du patchwork à fournir un exposé complet de tous les types de propriétés, auctoriales comme non auctoriales, serait alors simplement injustifiée — ce qui favoriserait en retour la position plus parcimonieuse adoptée par la TIH. Pour répondre à cette nouvelle question, nous allons examiner les arguments en faveur de la thèse du traditionalisme historiciste de Levinson qui développe des raisons pour affirmer que le contenu de l’oeuvre doit être limité aux significations associées à l’auteur et son histoire. Cette thèse implique aussi que l’oeuvre ne change pas en fonction des interprétations puisque son contenu est fixé en relation avec l’histoire de sa production. Nous allons alors critiquer la thèse traditionaliste de Levinson par le biais d’une série d’arguments qui dérivent de l’analyse des caractéristiques et de la formation des concepts. Cette analyse ouvre la voie à une défense de l’interprétation imputationnelle qui affirme que l’on ne peut circonscrire le contenu de l’oeuvre aux significations auctoriales et que celui-ci est appelé à se modifier en fonction des interprétations. Dès lors que nous sommes prête à admettre la légitimité des significations non auctoriales en invoquant la dimension fondamentalement imputationnelle de l’interprétation, il devient préférable de parler d’« interprétationnisme pluraliste » plutôt que de « théorie du patchwork » dans la mesure où cette dernière n’est pas liée par les engagements épistémologiques que nous prenons. En outre, l’interprétationnisme pluraliste esquive les objections habituelles soulevées contre l’interprétation imputationnelle en s’alliant à un modèle ontologique tripartite déterminé. Comme la théorie du patchwork, l’interprétationnisme pluraliste que nous défendons dans cet essai reconnaît une pluralité de modes et de fins interprétatives et esthétiques, mais le cadre épistémologique et ontologique que nous allons lui adjoindre l’en distingue.

1. La théorie du patchwork

Selon Gaut, si l’on considère la variété des questions que posent les interprètes, en ce qui concerne la signification littérale, le style, les allusions, les métaphores, la recherche d’une explication interne, ou externe, ou les deux, ni la voie de l’intentionnalisme[4] ni celle du formalisme[5] n’offrent de réponses satisfaisantes. L’objection de l’incomplétude constitue le noeud de cette argumentation : toutes les thèses intentionnalistes, formalistes, et les autres, sont incapables de produire un exposé complet de la signification d’une oeuvre et de l’attribution correcte des différents types de propriété. Ainsi, les différentes versions de l’intentionnalisme connaissent tour à tour des difficultés conceptuelles[6] qui leur sont propres mais, de surcroît, toutes échouent à rendre compte des propriétés qui ne peuvent pas être déterminées par les intentions de l’auteur. Gaut soutient que l’intentionnalisme ne peut rendre compte notamment des interprétations qui font appel à des concepts qui ne sont pas accessibles aux auteurs. Par exemple, une interprétation freudienne d’Hamlet est susceptible de déborder largement de la compréhension qu’avait Shakespeare de son personnage[7]. Dans un tel cadre, l’explication du comportement d’Hamlet ne sera pas fournie en faisant appel aux intentions de Shakespeare, mais en invoquant les tensions oedipiennes.

Même les variantes de la thèse intentionnaliste, celles de la seconde génération, qui ne souffrent pas des tares les plus handicapantes des versions antécédentes, n’ont pas les ressources nécessaires pour jouer le rôle d’une théorie globale. Gaut pense que la thèse de l’auteur postulé (développée par Nehemas) pourrait constituer un moyen pour surmonter l’objection d’incomplétude[8]. Selon ce point de vue, les propriétés qui constituent la signification d’une oeuvre seront fixées en se référant aux intentions possibles plutôt qu’aux intentions réelles de l’auteur. La signification d’une oeuvre est identifiée à ce que l’auteur aurait pu vouloir dire, au lieu de ce qu’il a voulu dire dans les faits. Mais cette stratégie, intéressante du point de vue de l’objection d’incomplétude puisqu’elle permet d’accommoder un registre beaucoup plus étendu de propriétés, n’a pas les ressources nécessaires pour décider de l’attribution de certaines propriétés. Supposons, par exemple, qu’il existe des similarités troublantes entre un vers écrit par un poète X et une ligne écrite par un auteur Y qui nous incite à inférer la présence d’une allusion en termes d’intentions possibles. Mais, si nous supposons encore que des données nous apprennent qu’il n’y a pas, contre toute attente, d’allusion de la part de X à la production de Y ? Dans ce cas, les intentions possibles apparaissent trop faibles pour rendre compte de la situation, et il faut faire appel aux intentions de l’auteur réel pour formuler un jugement interprétatif[9].

Une autre stratégie susceptible de contourner l’objection de l’incomplétude fait appel au concept du public cible (intended audience). Selon la thèse de l’intentionnalisme hypothétique, la signification est déterminée à partir des intentions de l’auteur telles que le public cible les conçoit[10]. En d’autres termes, l’interprétation est assimilée à la meilleure attribution hypothétiquement formulée par le public cible des intentions de l’auteur. Il suffit que le public cible puisse détecter les propriétés de l’oeuvre sans que l’on ait à supposer que l’auteur a consciemment conçu tous ces aspects. Mais cette thèse ne peut satisfaire le réquisit de complétude dans la mesure où, une fois de plus, elle ne peut rendre compte des interprétations freudiennes d’oeuvres n’ayant pas vu le jour avant l’émergence de la théorie psychanalytique. En outre, il semble que le concept même de public cible soit problématique dans la mesure où le public contemporain de l’oeuvre ne dispose pas toujours des ressources cognitives ou littéraires nécessaires pour lire certains aspects significatifs des oeuvres. Gaut suppose, par exemple, que des éléments de distorsion impliqués dans les oeuvres de propagande nazie seraient susceptibles d’échapper à un public un peu trop favorable à la cause[11].

Gaut en conclut donc que, puisque la signification d’une oeuvre est liée à un large éventail de propriétés substantiellement différentes dont nulle théorie globale n’a pu, jusqu’à ce jour, rendre compte, il faut privilégier un cadre regroupant les ressources de diverses approches interprétatives (intentionnalisme réel, hypothétique, fictif, etc.) qui puisse s’adapter localement en fonction des propriétés interprétatives impliquées.[12]. Ce cadre constitue la théorie du patchwork :

Le processus de l’interprétation implique que l’on attribue aux oeuvres une variété immense de propriétés radicalement différentes, […] on doit se pourvoir de différentes théories pour différentes propriétés et le rôle de l’intention dans la détermination de l’attribution des différentes propriétés va varier selon le type de propriété. Étant donné la diversité des propriétés et des théories de l’interprétation auxquelles elles sont reliées, j’appelle ce point de vue, la « théorie du patchwork »[13].

Dès lors, la question que nous avons voulu poser est la suivante : le non-intentionnalisme de Levinson ne possède-t-il pas les qualités requises pour constituer une solution de rechange à la théorie du patchwork ? Le non-intentionnalisme, comme les autres versions de l’intentionnalisme hypothétique, identifie l’interprétation à la meilleure projection hypothétique des intentions de l’auteur conçue par le lecteur et parvient à expliquer un registre assez étendu de propriétés interprétatives. Par rapport aux versions de l’intentionnalisme hypothétique précédentes, il s’est allégé de certaines scories : il propose une correction à la notion de public visé et il comporte une stratégie pour composer précisément avec les interprétations freudiennes — lesquelles appartiennent à la catégorie des interprétations que nous qualifierons plus généralement de « non auctoriales » pour autant qu’elles échappent aux intentions de leur auteur, qu’il soit réel ou hypothétique.

Nous voulons donc, à partir de maintenant, examiner si cette version de la thèse intentionnaliste hypothétique peut constituer une alternative satisfaisante, qui possède la souplesse nécessaire pour rendre compte globalement de la diversité des propriétés impliquées dans l’interprétation des oeuvres littéraires. Nous pourrions, naturellement, faire valoir qu’il est plus avantageux de ramener l’interprétation littéraire à une seule chapelle, une seule théorie assez puissante pour expliquer le plus grand nombre de faits concernant l’oeuvre littéraire, au lieu d’une approche syncrétique. Cependant, si la TIH ne constitue pas la solution de rechange escomptée, la voie du syncrétisme en théorie de l’interprétation apparaîtra comme le meilleur pari dans les circonstances.

2. La thèse de l’intentionnalisme hypothétique de Levinson peut-elle concurrencer la théorie du patchwork ?

La version de l’intentionnalisme hypothétique défendue par Levinson est conçue pour renvoyer dos-à-dos l’intentionnalisme et l’anti-intentionnalisme. La TIH se démarque de l’intentionnalisme primaire notamment en adoptant le modèle de la signification de l’énonciation (utterance meaning) déjà recommandé par Tolhurst, et qui lui permet de faire une distinction nette entre la signification de la suite de mots et la signification voulue par l’auteur. La signification est déterminée en tenant compte des circonstances, lesquelles incluent le fait d’être énoncé par un locuteur donné, en l’occurrence l’auteur réel[14]. Les intentions de l’auteur réel ne sont pas déterminantes en tant que telles ; la signification est plutôt déterminée par une hypothèse élaborée sur ces intentions, en tenant compte du texte et du contexte. L’interprétation littéraire, selon la TIH, est la meilleure projection hypothétique des intentions de l’auteur, formulée par le lecteur[15].

En outre, la TIH substitue à la notion de public cible celle de public approprié ou idéal (appropriate/ideal audience)[16]. Le public approprié connaît le langage, le contexte historico-culturel, il a fréquenté l’oeuvre dans son ensemble et la figure intellectuelle à l’origine de cette production[17]. Ce lecteur approprié permet aussi d’évacuer l’élément résiduel d’intentionnalisme réel dans la thèse de Tolhurst qu’avait mis en évidence Nathan[18]. Selon ce dernier, la notion de public cible présuppose que les intentions réelles de l’auteur déterminent le lecteur qui est chargé d’être le dépositaire de la signification auctoriale. En faisant l’économie de celui-ci, la TIH semble avoir éradiqué une autre forme de dépendance à l’égard des intentions auctoriales réelles. Par ailleurs, le lecteur approprié, en tant que lecteur idéal, possède les capacités et l’information requises pour comprendre l’oeuvre ; ce dont nous ne pouvions présumer avec la même confiance en ce qui concerne le public cible dont les dispositions pouvaient s’avérer inadéquates pour remplir le contrat tacite qui lie l’auteur et son lecteur. Le lecteur approprié est en mesure d’apprécier les distorsions et les manipulations contenues dans les oeuvres de propagande nazie qui auraient échappé au public cible que nous avons évoqué plus tôt. Par conséquent, l’introduction de la notion de lecteur approprié permet d’éliminer l’une des faiblesses qui exposaient les versions d’intentionnalisme précédant la TIH à l’objection d’incomplétude.

Ensuite, à l’encontre du dogme intentionnaliste, Levinson reconnaît qu’il y a des significations non auctoriales, c’est-à-dire qui ne peuvent être raisonnablement attribuées à l’auteur réel ou hypothétique, et que la théorie de l’interprétation doit pourtant intégrer. Une série de stratégies sont proposées dans le cadre de la TIH visant à traiter les propriétés qui ne peuvent être expliquées en ayant recours aux intentions de l’auteur[19]. Ces stratégies fournissent des indications pour repérer et répartir les différentes significations en fonction de leur degré de légitimité. Selon la classification des significations que l’on peut établir à partir de ces stratégies, nous avons d’un côté les significations auctoriales et de l’autre, les significations non auctoriales. Les significations auctoriales se divisent à leur tour en deux espèces : 1) les significations dites « premières » qui sont plausiblement attribuables à l’auteur ; 2) les significations possiblement attribuables à l’auteur. Les significations non auctoriales comprennent : 1) les significations dites « secondaires » ; 2) les significations inscrites dans une perspective justifiée ; 3) les significations anachroniques.

Les significations qualifiées de « secondaires », qui sont non auctoriales, correspondent aux attributs qu’une oeuvre acquiert après sa création du fait d’être inscrite dans un contexte artistique donné[20]. Ces attributs tels que l’influence, la séminalité, la préfiguration, soutient Levinson, n’ajoutent rien au contenu, mais ils contribuent à nous le faire comprendre, ils « nous permettent de discerner ce qu’il y a dans l’oeuvre[21] ». Ces significations sont légitimées en relation avec les significations premières ; les significations secondaires doivent aussi être cohérentes avec les significations premières. Et puisque les interprétations littéraires constituent le contenu de l’oeuvre, les significations secondaires devront être exclues du coeur de l’interprétation. La recherche des significations auctoriales dites « premières », précise enfin Levinson, a préséance sur toutes les autres[22].

Levinson suggère également d’étendre la notion de signification auctoriale de façon à inclure les significations possibles qui forment la seconde espèce de significations auctoriales[23]. Comme on suppose que l’auteur n’a pas voulu chacun des détails de son oeuvre, et comme on procède aussi parfois à des inférences qui se concentrent sur la relation entre le texte et certaines circonstances historico-littéraires, cette catégorie de significations possibles rassemble les intentions dans un sens plus large qui n’implique pas l’auteur sur une base individuelle. Toutefois, cette notion de « signification possible » ne renferme pas de critère d’appartenance à la classe des significations légitimées qui soit très explicite, et c’est notamment en opposition avec les significations anachroniques qu’elles doivent être comprises :

Par cette phrase (« signification auctoriale-non-explicitement-bien-que-possiblement-intentionnelle »), je veux exclure les significations anachroniques. Une signification anachronique n’est pas seulement une signification que le lecteur informé ne peut pas vraisemblablement attribuer à un certain auteur, mais elle est telle que l’auteur ne peut, au sens fort, avoir voulu signifier. Je veux aussi suggérer une condition supplémentaire à savoir que de telles significations, bien que non intentionnelles, ne seraient pas clairement répudiées par l’auteur d’un texte dont nous avons projeté en contexte, de manière justifiée, la signification première[24].

Il ressort clairement de cette qualification des significations possibles une prescription visant à statuer l’illégitimité des significations anachroniques. Les significations anachroniques sont purement non auctoriales, elles sont intrinsèquement infidèles, impossibles à réconcilier avec les intentions de l’auteur. Elles émergent d’un cadre interprétatif ignoré de l’auteur, ou répudié par celui-ci, ou encore inconcevable par rapport au contexte de création.

Il existe, cependant, une autre espèce de signification non auctoriale qui se trouve légitimée. En effet, la dernière des stratégies propose un moyen pour tenir compte de certaines interprétations impliquant des concepts inaccessibles aux auteurs[25]. Selon Levinson, toute lecture anachronique doit être exclue à moins qu’il soit possible de déceler la présence, même « embryonnaire », de ce que l’on veut projeter dans l’oeuvre. Lorsque c’est le cas, il est question d’une « perspective justifiée pour une oeuvre historiquement positionnée quoique inaccessible à l’auteur » Ainsi, la perspective freudienne est une perspective justifiée dans le cas d’une oeuvre comme Hamlet dans la mesure où l’exploration de la nature humaine menée par Shakespeare nous autorise à penser qu’il avait une compréhension infuse des tensions oedipiennes[26]. En légitimant les significations secondaires et cette lecture freudienne qui fait appel à des concepts inaccessibles à l’auteur et qui pourrait en dehors du cadre des « perspectives justifiées » passer pour illégitimement anachronique, la TIH élimine une autre des difficultés qui l’empêchait de satisfaire le réquisit de la complétude. Dans ces conditions, la TIH semble se positionner comme concurrent sérieux à la théorie du patchwork.

En poursuivant l’examen de la TIH, nous constatons par ailleurs que, même si bien des précautions sont prises pour marquer un écart entre la TIH et l’intentionnalisme, Levinson ne verse pas dans l’anti-intentionnalisme. Celui-ci, en effet, introduit une distinction entre les intentions catégorielles et sémantiques, et la caractérisation des premières constitue une concession importante à l’intentionnalisme fort. Nous pouvons souligner également que le cadre méthodologique qui a été esquissé (la recherche de données concernant l’auteur réel, les stratégies pour rendre compte des significations non auctoriales sans toutefois affecter le contenu auctorial de l’oeuvre) donne déjà une bonne indication du poids de l’intentionnalisme dans la TIH.

Selon Levinson, les intentions catégorielles sont implicites dans l’oeuvre et elles sont liées à la décision du créateur que le texte T soit classé dans une catégorie donnée. Les intentions sémantiques sont les intentions que tel ou tel élément soit signifié par T[27]. À la différence des intentions sémantiques, les intentions catégorielles jouent un rôle constitutif puisqu’elles gouvernent la façon dont l’oeuvre doit être fondamentalement conçue ou abordée (être de l’art, être de la littérature, être un poème[28]). Elles sont fixées par les intentions réelles de l’auteur, parce que, stipule Levinson, « les intentions catégorielles sont inhérentes à la fabrication artistique, et parce que l’on doit accorder aux artistes de constituer leurs oeuvres comme ils le souhaitent, d’en faire ce qu’ils veulent, à défaut de signifier ce qu’ils veulent qu’elles signifient, on doit reconnaître aux intentions catégorielles un statut différent des intentions sémantiques[29] ». Elles sont conçues, en raison de ce privilège auctorial et de la maîtrise « virtuellement infaillible » que lon présuppose des auteurs à ce niveau, comme inévitables et irremplaçables ; en raison de leur stabilité, de leur rôle constitutif et de leur inféodation à l’auteur réel, elles détiennent un statut distinct.

À la lumière de ce survol de la TIH, nous retiendrons que la caractérisation des intentions catégorielles donne à la TIH le profil d’une position qui a déjà ses défenseurs : l’intentionnalisme modéré[30]. Selon cette thèse, « les intentions de l’auteur ont un rôle décisif à jouer dans la création d’une oeuvre d’art et la connaissance de ces intentions est une composante nécessaire d’au moins certains jugements évaluatifs et interprétatifs[31] ». Le sous-ensemble des jugements interprétatifs dont il est ici question est évidemment celui qui est circonscrit par les intentions catégorielles.

Par conséquent, d’un autre côté, nous constatons que la TIH ménage la thèse intentionnaliste : le cadre méthodologique est structuré autour de la quête de données concernant l’auteur réel, les significations auctoriales ont un statut privilégié, les intentions catégorielles relèvent de l’auteur réel et elles sont déterminantes. D’un autre côté, la TIH prend ses distances avec l’intentionnalisme en adoptant la notion de public approprié et des stratégies pour rendre compte de certaines significations non auctoriales, ce qui la place, du même coup, dans une situation avantageuse par rapport à la théorie du patchwork. Provisoirement, nous pouvons conclure que si la TIH concurrence la théorie du patchwork, elle le fait sous le mode d’une théorie qui est également composite. Le nonintentionnalisme est une combinaison d’intentionnalisme réel, nous dirons plus précisément « modéré » (puisqu’il concerne un sous-ensemble de jugements interprétatifs impliquant les intentions catégorielles) et d’intentionnalisme hypothétique (que l’on pourrait aussi désigner comme modéré pour les mêmes raisons, c’est-à-dire qu’il s’applique au sous-ensemble restant des interprétations). Selon cette thèse, l’interprétation d’une oeuvre est déterminée par les intentions réelles de l’auteur ou par les intentions hypothétiquement projetées des intentions réelles de l’auteur. C’est donc sous la forme d’une thèse dualiste que la proposition de Levinson pourrait affronter, voire surpasser, en raison de son économie relative, celle de Gaut.

Au-delà de cette conclusion provisoire, la réponse à la question qui constitue l’intitulé de cette section, « le nonintentionnalisme peut-il concurrencer la théorie du patchwork ? », ne pourra être véritablement donnée que lorsque nous aurons soupesé l’importance respective de l’auteur et du lecteur au sein de la TIH en approfondissant l’examen des significations non auctoriales.

3. Le traditionalisme historiciste

Nous avons vu qu’en adoptant une position mitoyenne entre l’intentionnalisme et l’anti-intentionnalisme, la TIH arrive à surmonter les difficultés de ses prédécesseurs. Toutefois, même si la TIH légitime certaines significations non auctoriales, le rôle qu’elle leur concède apparaît soit ambigu, soit périphérique. Les significations non auctoriales qui sont susceptibles d’être réinscrites dans une perspective justifiée ont un statut ambigu dans la mesure où elles sont considérés comme latentes chez l’auteur. Elles échappent à l’autorité auctoriale certes, mais elles restent plausiblement sinon possiblement attribuables à celui-ci. Quant aux significations secondaires, elles sont exclues du contenu de l’oeuvre. Dans ces conditions, il semble que les stratégies de Levinson pour rendre compte des significations non auctoriales ne font, en définitive, que favoriser un parti pris historiciste qui circonscrit le contenu de l’oeuvre aux propriétés associées à son contexte de création.

Nous pouvons nous interroger sur les raisons qui justifient cette exclusion des significations non auctoriales du contenu de l’oeuvre alors que nous pouvons concevoir que la pratique littéraire interprétative ne constitue pas une approche seulement philologique, ou engagée prioritairement dans l’exploration des significations rattachées au contexte de création de l’oeuvre. La recherche de significations nouvelles, voire anachroniques, peut jouer un rôle essentiel dans notre rapport aux oeuvres littéraires.

Par ailleurs, soulignons que le réquisit de complétude de Gaut ne fait pas de discrimination de cette sorte et s’étend à toutes les propriétés interprétatives fixées par le lecteur : « La théorie du patchwork devrait aussi accorder que certaines propriétés attribuées aux oeuvres puissent être projetées sur ces dernières plutôt que découvertes, et que ceci constitue une activité légitime[32]. » La projection dont Gaut fait état est d’une autre nature que celle de Levinson qui consiste plutôt à refléter de façon optimale le contenu de l’oeuvre fixé au moment de sa création. La projection de Gaut correspond à ce que Krausz a décrit comme « l’interprétation imputationnelle » en vertu de laquelle le contenu de l’oeuvre se trouve modifié par les propriétés acquises au cours du processus interprétatif. Sur quel fondement Levinson décide-t-il de circonscrire le contenu de l’oeuvre aux significations auctoriales ? Si toutefois les raisons avancées par ce dernier pour exclure les significations non auctoriales du contenu de l’oeuvre sont convaincantes, cela signifiera que le réquisit de complétude constitue une revendication excessive et inacceptable, et que la théorie de l’interprétation n’a pas, comme la TIH le recommande, à négocier avec les significations projetées par le lecteur sur l’oeuvre.

Levinson a développé dans « Les oeuvres d’art et le futur » une argumentation dite « traditionaliste » visant à montrer pourquoi les significations d’une oeuvre qui ne sont pas auctoriales doivent être exclues de l’interprétation. Ce point de vue traditionaliste soutient que le contenu d’une oeuvre est lié de façon déterminante à l’histoire de sa production, qu’il ne se modifie pas, qu’il est séparé des « vicissitudes » de l’histoire de sa réception. Ce qui change, soutient Levinson, c’est notre accès à celui-ci :

Ce ne sont pas les oeuvres d’art qui changent avec le temps, mais nous. […] les oeuvres d’art sont ce qu’elles sont, et elles restent, du point de vue de leur contenu artistique, ce qu’elles ont toujours été. Ce n’est pas leur contenu qui change avec le temps, mais seulement notre accès à la plénitude de ce contenu, en fonction de notre évolution et de celle du monde qui en résulte. On ne doit pas confondre ce qui est latent et inobservé avec ce qui est nouvellement acquis et surajouté ; l’histoire ultérieure peut révéler ce que l’art était auparavant, mais elle ne peut en enrichir progressivement le contenu[33].

Levinson est conscient qu’il apparaît contraire à l’intuition de s’opposer à l’idée que la pratique critique prête aux oeuvres une certaine forme d’indétermination permettant aux nouveaux publics de les soumettre à un processus d’actualisation et d’appropriation qui en enrichit ou en renouvelle la signification. Aussi, pour démystifier cette idée reçue, élabore-t-il divers cas de figure où des propriétés stylistiques anachroniques sont projetées sur une oeuvre. Par exemple :

Lorsque nous regardons certaines des parties les plus étranges du Jugement dernier de Bosch […] il se peut que nous nous surprenions à rapprocher ces images de celles que nous avons vues ou que nous avons imaginées de l’holocauste nazi, et que nous devenions ainsi sensibles à certaines ressemblances, en réalisant une haute conscience dans les deux directions. Dirons-nous que l’oeuvre de Bosch a changé ou étendu son sens, au-delà de celui qu’elle avait au xvie siècle ? Dirons-nous qu’elle porte désormais sur l’inhumanité nazie autant que sur les tourments de l’enfer ? Dirons-nous qu’elle en est venue à refléter le déclin de l’âme au xxe siècle autant que ce qu’il y avait de sadique dans l’imagination médiévale ? Dirons-nous qu’elle s’est avérée représenter ou peut-être symboliser le monde de Buchenwald, aussi bien que celui de la Hollande de Bosch ? Rien ne nous oblige à dire quoi que ce soit de semblable[34].

Cette situation se veut un cas de figure des tentatives de renouvellement du contenu d’une oeuvre qui s’opèrent au cours de sa réception. Afin d’expliquer et de démystifier l’illusion que l’oeuvre puisse changer ou acquérir de nouvelles propriétés, Levinson reprend mutatis mutandis une distinction établie par Hirsch entre le sens et la résonance. Suivant les termes de Hirsch :

le sens (meaning) correspond à ce qu’un texte offre ; il est ce que l’auteur a eu l’intention de dire en utilisant une série particulière de signes ; il est ce que ces signes représentent. La résonance (significance), d’autre part, désigne une relation entre ce sens et une personne, une conception, une situation ou quoi que ce soit d’imaginable. […] Mais la résonance est l’objet propre de la critique, non de l’interprétation dont l’objet exclusif est le sens verbal[35].

Le contenu comprend les propriétés interprétatives qui sont déterminées en référence à l’auteur et à son histoire. La résonance réunit les relations qui sont conçues comme extérieures au contenu d’une oeuvre, c’est-à-dire extérieures aux propriétés de son contexte de création. Nous comprenons aussi, à l’aide de l’exemple, que les propriétés extérieures sont des propriétés relationnelles banales qui n’ont pas de valeur interprétative réelle ni de portée ontologique. Selon cette distinction, la relation symbolique que l’oeuvre de Bosch entretient avec l’holocauste nazi est de l’ordre de la résonance. Parce qu’elle est relationnelle ou extérieure au sens, la propriété de symboliser le monde de Buchenwald n’est pas une propriété proprement interprétative susceptible de constituer ou de modifier l’oeuvre.

Dans la section qui suit, nous ferons un examen critique de l’argumentation protraditionaliste du tandem Hirsch-Levinson. Toutefois, soulignons d’abord qu’en dépit des efforts déployés pour verrouiller le contenu de l’oeuvre et le soustraire aux investissements intentionnels de lecteurs à venir, Levinson fait un compromis. Il concède, dans le cours de son argumentation, la légitimité d’une catégorie de propriétés qui sont classées comme « relationnelles » ou « extérieures », tout en remplissant une fonction interprétative non négligeable dans le cadre de la pratique critique. Levinson introduit ces propriétés hybrides par le biais d’une distinction au sein du contenu d’une oeuvre entre le caractère artistique et non artistique[36]. Le caractère artistique est « composé de tout ce qu’une oeuvre signifie ou véhicule et qui provient de son contexte de création[37]. Les propriétés comme « l’anticipation », « l’importance », « l’originalité, la dérivativité », que nous avons associées plus tôt aux significations secondaires, composent le caractère non artistique dans la mesure où elles succèdent aux circonstances historico-artistiques de la genèse de l’oeuvre : elles sont « orientées vers le futur[38] ». À ce titre, elles ont une fonction plus instrumentale qu’ontologique ; elles sont, en quelque sorte, selon Levinson, des aides cognitives qui orientent et soutiennent notre expérience. Il s’agit maintenant de voir si nous pouvons nous satisfaire de cette concession et accepter de limiter le contenu de l’oeuvre aux significations auctoriales ou hypothétiquement auctoriales sans que la pertinence de concevoir de nouvelles stratégies métacritiques pour tenir compte des intentions des lecteurs d’outre-temps ne s’impose avec plus de force.

4. Les arguments anti-traditionalistes

Contre Levinson, nous pouvons d’abord faire valoir que l’exemple cité de l’oeuvre-de-Bosch-pensée-en-relation-avec-l’holocauste-nazi, qui appuie l’argumentation en faveur du traditionalisme historicisme, illustre de façon déloyale la thèse constructiviste, révisionniste, ou imputationnaliste, selon la manière dont on choisit de la désigner, à laquelle elle s’oppose[39]. Si nous disons : « Lorsque nous regardons certaines des parties les plus étranges du Jugement dernier de Bosch, il se peut que nous nous surprenions à rapprocher ces images de celles que nous avons vues ou que nous avons imaginées de l’holocauste nazi, et que nous devenions ainsi sensibles à certaines ressemblances[40] […] », cette description suggère que n’importe quelle association de pensée surgie au hasard des mouvements de conscience du spectateur puisse suffire à induire une modification dans le contenu d’une oeuvre. Cet exemple imaginaire constitue une simplification caricaturale du constructivisme critique alors que ses défenseurs prennent généralement soin de se distancer du subjectivisme qui voit l’interprétation comme un exercice ludique affranchi de toutes contraintes[41].

La quête du sens, et le renouvellement du sens des oeuvres (si ce n’est pas une seule et même activité dans la plupart des cas) peuvent être conçus sous le mode d’investigations rationnelles et intersubjectives, contraintes par les conditions historiques de la réception en tant que schémas conceptuels, codes culturels, intérêts, normes esthétiques, y compris les efforts créatifs des communautés critiques qui cherchent à dégager des consensus autour d’interprétations jugées les plus pertinentes. Ainsi, au dix-neuvième siècle, le Dom Juan de Molière[42] a été apprécié dans un apparat critique-romantique par la communauté littéraire européenne sous l’influence des idées de Victor Hugo au sujet du drame moderne. Théophile Gauthier, reprenant à son compte l’interprétation dominante, témoigne de cette appropriation intéressée de l’esthétique de l’époque :

Dom Juan, auquel Molière a donné le titre de comédie, est, à proprement parler, un drame, et un drame moderne dans toute la force du terme. Le génie indépendant de l’Espagne, qui donne tant de fierté d’allure au Cid, se fait également sentir dans le Dom Juan ; car l’Espagne chevaleresque et chrétienne a secoué le joug des idées du paganisme ; sa littérature est romantique par excellence et d’une originalité profonde […] aucune tragédie n’arrive à cette intensité d’effroi.

Les attributions esthétiques mentionnées ici ne dérivent pas d’une initiative individuelle, fortuite, spontanée et ludique. Cette interprétation romantique, qui contribue à construire certains aspects du Dom Juan, découle d’une représentation sociale[43] autant que d’un consensus critique[44].

Mais de manière encore plus décisive, l’argumentation contre le traditionalisme historiciste vise la prémisse de Levinson qui affirme la possibilité de faire une démarcation entre le contenu et la résonance. Plus précisément, nous allons tenter de montrer, en nous appuyant sur une analyse de la logique de l’interprétation et sur une caractérisation des propriétés interprétatives développées par Joseph Margolis ( et que nous allons étendre ), que nous ne pouvons pas limiter le contenu de l’oeuvre aux propriétés du contexte de production puisque l’on ne peut pas faire la distinction, que présuppose cette restriction, entre les propriétés relationnelles intérieures et extérieures d’une oeuvre, entre ce qui lui appartient et ce qui lui est ajouté. Nous ne pouvons pas faire cette distinction, allons-nous argumenter, parce que toutes les propriétés interprétatives émergent de l’interprétation.

Suivant Margolis, il est très révélateur de comparer deux interprétations irréconciliables, bien que textuellement défendables, comme les deux interprétations de Bateson et de Brooks au sujet du poème de Wordsworth A slumber did my spirit seal[45]. Le verset du poème en cause dit ceci :

No motion has she now, no force :

She neither hears nor sees :

Rolled round in earth’s diurnal course,

With rocks, and stones, and trees.

Selon l’interprétation de Bateson, la souffrance liée à la mort de la personne aimée est associée à une sorte de conception panthéiste d’un ordre cosmique. Selon l’interprétation de Brooks, cette infortune est modulée par un sentiment de résignation face à un monde morbide et insensé[46]. Mais ici, au lieu d’invoquer un recours aux intentions de l’auteur pour trancher le différend et déterminer une signification unique, comme le voudraient les partisans de l’intentionnalisme, ou de nier l’existence d’un tel désaccord et de miser sur la possibilité d’aboutir à une seule interprétation vraie, comme le croient les défenseurs du textualisme, Margolis renvoie ses opposants dos à dos et propose une analyse des conditions de l’interprétation[47]. Il montre que ces deux lectures, celle de Bateson comme celle de Brooks, sont englobantes, constitutives et autonomes, c’est-à-dire qu’elles génèrent chacune la plupart des termes de la description et de l’interprétation, et, partant, le langage même au sein duquel l’oeuvre existe et à travers lequel la contribution interprétative est mesurée : les interprétations opèrent de manière holiste. Les deux lectures apparaissent acceptables dans leurs propres termes, ce qui discrédite l’idée qu’il puisse y avoir une seule interprétation vraie ; dans ces conditions, on parlera plutôt de la plausibilité (ou non) de l’interprétation. Ces exemples qui confrontent deux interprétations incompatibles mais plausibles, selon Margolis, « confirment que l’on ne peut, de manière évidente, s’en remettre à l’intention auctoriale ou artistique, au sens textuel, à l’ethos historique, au genre, à la biographie, au contexte, aux règles, ou aux pratiques interprétatives, aux canons, ou n’importe quoi de ce type qui pourrait possiblement nous contraindre à accepter la thèse de l’interprétation-unique[48] ».

Les propriétés interprétatives sont holistes et elles sont aussi non linéaires, transgressives, ostensives et situées. Les propriétés des objets culturels, comparativement aux propriétés des simples objets physiques, fonctionnent de manière non linéaire, c’est-à-dire qu’elles sont prédiquées de façon à épouser un denotatum spécifique. Margolis explique :

Les propriétés non intentionnelles (les propriétés physiques surtout) peuvent presque toujours être rendues extensionnellement plus déterminées de façon « linéaire » en ajoutant simplement des détails intensionnels à un prédicat donné — par des sélections faites à partir d’un vocabulaire déjà préparé qui n’est pas lié à des spécimens controversés. Mais cela n’est pas possible normalement avec les propriétés intentionnelles dans des contextes interprétatifs. Dans le cas de ces dernières, chaque attribution interprétative doit être modelée séparément et jugée séparément lorsqu’elle est appliquée à son référent. Ici, nous n’avons pas de cette sorte de vocabulaire déjà prêt grâce auquel nous effectuons une sélection correcte qui relie habituellement l’intensionnel et l’extensionnel[49].

L’extension diminue de façon inversement proportionnelle à l’intension à mesure que l’on détermine avec plus de précision les objets physiques et alors, les catégories de tous les jours (ou les catégories scientifiques) fournissent une progression linéaire d’étiquettes qui vont du plus général au particulier. La détermination des propriétés interprétatives des objets culturels ne procède pas au moyen d’un tel système linéaire d’étiquettes appartenant à un domaine de référence. L’interprétation cherche le plus souvent à révéler des aspects subtils, à établir des relations esthétiques nouvelles qui soient significativement riches ; elle ne trouve pas dans les prédicats de tous les jours les ressources appropriées pour saisir et faire voir le sens de son exploration. Les propriétés interprétatives sont conçues comme non linéaires et corrélativement comme transgressives puisque l’attribution interprétative n’opère pas à partir d’un « vocabulaire préétabli » mais tend à transgresser les classes de référence et à forger de nouvelles catégories spécifiquement adaptées au référent.

L’historien Michael Baxandall a aussi fait observer que l’attribution des prédicats dans le contexte de la critique d’art opère de manière distinctive. Les prédicats, dit Baxandall, ne sont pas sélectionnés en fonction de leur usage dans l’« absolu », qui est l’usage régulier (linéaire), mais « en fonction de l’objet » auquel il se plie.

Quand une description s’inscrit dans le cadre d’une critique d’art, on n’emploie pas les termes dans l’absolu ; on les emploie en fonction de l’objet, en fonction du cas. De plus on ne les emploie pas en termes d’information, mais de démonstration. En fait, les mots et les concepts qu’on peut vouloir utiliser pour servir la description d’un tableau ne correspondent en rien à ce que l’on entend généralement par description. Quand on fait de la critique ou de l’histoire de l’art, c’est la présence de l’objet qui permet de fixer le sens des mots — quand l’objet n’est pas là, on s’appuie sur une reproduction ou (plus approximativement) sur une vague image formée à partir de ce que l’on sait sur d’autres objets du même genre[50].

Les attributions interprétatives sont non linéaires, précise Baxandall, en raison du caractère fondamentalement démonstratif et ostensif de la pratique critique. La démonstration critique se distingue de l’interprétation de tous les jours par le fait qu’elle entretient une dépendance essentielle à l’objet. Enfin les propriétés interprétatives sont situées dans la mesure où l’exploration des significations d’une oeuvre qui caractérise la démonstration critique se réalise à travers une variété de types d’interprétation qui reflètent diverses considérations narratives et esthétiques. Ces différents types d’interprétation vont contribuer à la constitution de différents objets en faisant émerger, à travers elles, différentes propriétés interprétatives. À la lumière de ce fait, nous pouvons expliquer le holisme interprétatif par le fonctionnement non linéaire, ostensif et situé du processus critique. Le sens émerge dans un « jeu de référence réciproque, un va-et-vient permanent », une sorte de mise à l’épreuve en spirale qui passe de l’objet à l’interprétation et de l’interprétation à l’objet[51].

Pour illustrer cette caractérisation des propriétés interprétatives, revenons à l’exemple du Dom Juan de Molière qui s’inscrit plausiblement dans un processus d’appropriation sociale que traduit la lecture de Théophile Gauthier. À partir d’éléments qui sont épars dans la pièce et que Gauthier va rendre saillants, sur un mode ostensif, l’interprétation fait émerger un personnage de Don Juan « cohérent » en tant que « génie indépendant ». Cette lecture est transgressive dans la mesure où elle forge de nouvelles catégories pour Don Juan ; elle développe des aspects inédits de ce protagoniste dans un contexte romantique. Ainsi, le personnage de Don Juan est, à n’en pas douter, avide de liberté dans la pièce de Molière, mais cet élément va être mobilisé, doté d’une saillance particulière pour jouer ce nouveau rôle narratif. Cette attribution souligne notamment un aspect de la révolution philosophique romantique : la montée de l’individualisme que l’on retrouve à travers la figure de ce héros qui s’impose comme sujet en confrontant de façon suicidaire le monde et ses lois. Par ailleurs, la référence à l’effroi est marquée par cette époque qui a conceptualisé cette émotion en relation avec le sublime ; dans ce contexte, l’attribution de cette propriété prend une portée morale surdimensionnée. Ici encore, c’est à travers le processus interprétatif lui-même que la force et la grandeur morales attribuées au personnage de Don Juan, ainsi qu’à la pièce dans son ensemble, vont adopter cette saillance « effroyable/sublime » particulière. Ces propriétés du personnage ne sont pas dans le texte en tant que telles, elles sont non linéaires, c’est-à-dire modelées sur divers éléments, et holistes, par l’interprétation, par l’entremise de cette dynamique critique entre les actions de Don Juan et le cadre conceptuel dans lequel on se situe.

Nous discernons également une directive romantique en ce qui concerne la détermination catégorielle de l’oeuvre. Au dix-neuvième siècle, comme Victor Hugo l’expose dans la Préface de Cromwell[52], le drame moderne se définit en rupture avec la comédie et la tragédie. Les règles, les éléments structurels et thématiques, tous ces éléments qui ont, jusqu’à l’époque romantique, déterminé l’appartenance de l’oeuvre aux genres classiques subissent ici une atténuation[53]. Ce sont maintenant les traits du personnage de Don Juan (grotesque, extravagant, paradoxal, décadent, funeste) qui sont rendus saillants et expliquent en relation avec les intentions des lecteurs romantiques l’adhésion de l’oeuvre à la catégorie du drame moderne. L’interprète romantique est engagé ici dans un processus de relecture, il opère des choix quant aux traits de l’oeuvre et procède à des recatégorisations, en développant des « équivalences analogiques[54] » ou métaphoriques entre le contexte de production et le contexte interprétatif dans lequel il s’inscrit.

C’est à partir de ces considérations logiques et épistémologiques que nous pouvons justifier l’idée de renouveler le contenu d’une oeuvre. L’interprétation est alors assimilée à une quête de nouvelles relations taxonomiques, de saillances originales, déterminées par la situation littéraire. Ces différentes caractéristiques des propriétés interprétatives, holistes, singulières, transgressives, ostensives, situées, expliquent par ailleurs pourquoi la démarcation au sein d’une interprétation entre ce qui relève des intentions de l’interprète et ce qui relève des intentions de l’auteur apparaît aussi insaisissable, lors même que l’on voudrait élaborer une interprétation de base, c’est-à-dire, historique. C’est cet enjeu, précisément, soit l’impossibilité de trancher entre ce qui appartient au contenu de l’oeuvre et ce qui ne lui appartient pas, qui donne du crédit à l’imputationnalisme[55], qui donne sens à la proposition selon laquelle le contenu de l’oeuvre n’est pas fixé au moment de sa création mais qu’il est susceptible de se modifier dans le temps, en fonction des interprétations[56].

Nous avons vu que le nonintentionnalisme implique une position non imputationnaliste en vertu de laquelle les significations non auctoriales jouent un rôle marginal et ne peuvent modifier le contenu de l’oeuvre. Cependant, l’analyse de la logique de l’interprétation a permis d’établir que l’on ne peut établir une distinction entre les propriétés intérieures et extérieures à l’oeuvre de manière à circonscrire le contenu de l’oeuvre aux significations auctoriales puisqu’il est apparu que les propriétés de l’oeuvre émergent de l’interprétation, laquelle obéit à des fins esthétiques diverses. Ce résultat sceptique, montrant que l’on ne peut exclure de l’oeuvre les propriétés qui sont projetées sur elle par l’interprète, légitime la revendication de la théorie du patchwork qui reconnaît la diversité des approches interprétatives. Toutefois, à partir de cette étape, nous préférons parler d’interprétationnisme pluraliste pour autant que la théorie du patchwork accorde un rôle local à l’imputationnalisme en lui réservant les propriétés que les lecteurs projettent sur l’oeuvre, alors qu’il nous est apparu que même l’interprétation de base est affectée par cette logique. De plus, l’interprétationnisme pluraliste s’est porté à la défense du pluralisme critique en développant des arguments épistémologiques qui sont étrangers à la théorie du patchwork. Enfin, l’interprétationnisme pluraliste se distingue également par le fait qu’il dépend d’une approche de l’ontologie de l’oeuvre lui permettant d’éviter certaines conséquences absurdes associées à l’interprétation imputationnelle et que nous allons explorer dans ce qui suit.

5. Pourquoi pourrait-on ne pas être favorable à l’interprétationnisme pluraliste ?

L’interprétationnisme pluraliste prête le flan aux objections qui sont habituellement soulevées contre l’interprétation imputationnelle. Krausz a défini de façon canonique l’imputationnalisme comme la thèse selon laquelle les propriétés interprétatives peuvent être imputées, ajoutées à l’oeuvre et jouer un rôle constitutif : « Selon le point de vue imputationnaliste, une interprétation peut constituer ou imputer des propriétés à son “objet-d’interprétation”[57] ». Le non-imputationnalisme s’oppose à la thèse précédente dans la mesure où « le caractère de l’objet-d’interprétation est conçu comme étant complètement autonome ou indépendant de l’interprétation en tant que telle[58] ». La première objection que nous allons considérer et qui pourrait être décisive pour la viabilité de la thèse imputationnaliste requiert que l’on procède à une distinction supplémentaire entre ses formes radicale et modérée. La forme radicale de l’imputationnalisme affirme que « n’importe quelle interprétation particulière à une certaine occasion peut complètement constituer son “objet-d’interprétation”[59] ». L’objection vise la forme radicale de l’imputationnalisme dont la formulation implique que toute nouvelle interprétation constitue un nouvel objet d’interprétation, et, ce faisant, une nouvelle oeuvre[60]. Ainsi, nous obtenons pour toutes les interprétations de Hamlet autant d’oeuvres. Cette position équivaut à la dissolution de l’oeuvre en autant d’interprétations et constitue la première des conséquences peu souhaitables qui découlent de l’imputationnalisme radical. La dissolution de l’oeuvre en autant d’interprétations est fatalement problématique puisqu’elle empêche la discussion autour d’un objet à interpréter et qu’elle évacue la possibilité de désaccords critiques.

La seconde difficulté que soulève l’imputationnalisme est le singularisme en vertu duquel il ne peut y avoir qu’une seule interprétation pour toute oeuvre (puisque toute interprétation constitue une oeuvre différente) ; une thèse à laquelle résiste la pratique critique qui se trouve plus à l’aise avec une approche multipliste. En vertu du multiplisme, l’oeuvre peut être associée à une multitude d’interprétations parallèles. Selon Krausz, seule la version modérée de l’imputationnalisme est compatible avec le multiplisme. Nous retiendrons que la théorie en ontologie doit se formuler sous le mode d’une thèse qui serait imputationnaliste de type modéré. Mais l’imputationnalisme modéré peut-il être articulé de façon viable ?

La version modérée telle que Krausz la conçoit cherche à éviter la dissolution de l’oeuvre et le singularisme en misant sur un élément fixe qui sert d’assise identitaire à l’objet d’interprétation « constitué au sein de réseaux d’interprétations ». Toutefois, il semble que cette version soit problématique, selon Lamarque[61], qui s’est intéressé à la proposition de Krausz, puisque cette dernière ne semble pas en mesure d’éviter le radicalisme et le singularisme. Cette conclusion découle du fait que l’on n’arrive pas à trouver chez Krausz un élément fixe et unique qui tienne lieu d’objet commun à interpréter. Ainsi, la conception krauszienne de l’objet littéraire suppose un certain nombre de dimensions constitutives : la dimension physique, la dimension identitaire ou l’unicité (unicity) qui est construite autour d’un réseau de jugements formés par les praticiens du monde de l’art, la dimension de l’objet à interpréter et l’interprétation. Or, selon Lamarque, aucune de ces modalités ne peut tenir lieu de support identitaire fixe. Même l’unicité a un caractère trop évanescent pour jouer ce rôle. Ce support ne peut pas non plus être l’objet physique du texte puisqu’une simple séquence de marques n’est pas un artefact, c’est-à-dire un objet intentionnel qui demande à être interprété. Il reste l’objet d’interprétation dont la nature n’est pas clairement déterminée et qui se confond avec l’interprétation. Le problème de Krausz, et peut-être celui de la plupart des thèses constructivistes ou imputationnalistes, consiste à concevoir le processus de l’interprétation imputationnelle à partir d’entités dont la détermination est vague ou dont le nombre est insuffisant pour éviter les pièges du radicalisme. Tel est le constat de Lamarque[62].

Pour pallier cette situation, Lamarque propose une approche tripartite de la nature des objets interprétatifs qui comprend la dimension de l’objet physique, celle de l’oeuvre et celle de l’interprétation[63]. L’objet physique est identifié, dans le cadre de l’interprétation littéraire, à l’ensemble des marques et des espaces d’un texte. L’oeuvre sert d’interface entre l’entité physique et l’interprétation. C’est un objet intentionnel dont les propriétés sont essentiellement liées aux circonstances historiques entourant sa production. En introduisant cette dimension qui tient lieu d’élément référentiellement fixe, il apparaît possible de concevoir la multiplication des interprétations sans la génération correspondante d’autant d’oeuvres. L’interprétation, comme troisième élément, rejoint le concept d’objet d’interprétation de Krausz ; il constitue un objet intentionnel en soi : les objets d’interprétation peuvent inclure par exemple les différentes lectures d’un poème, les performances musicales, les productions théâtrales[64]. Cette approche tripartite de Lamarque nous permet donc de contourner les objections liées au radicalisme et de concevoir une forme viable d’imputationnalisme modéré.

Nous souhaitons encore apporter deux précisions au sujet de cette distinction tripartite et de la notion d’oeuvre lamarquienne en particulier. L’oeuvre, selon Lamarque, en tant que texte produit par une certaine personne, à un certain moment, dans un certain contexte historique, permet d’individuer, de fixer l’identité littéraire de l’objet à interpréter. Toutefois, et c’est le premier point, il importe de souligner la différence entre les considérations identitaires et ontologiques ; comme Margolis le réclame depuis longtemps déjà, « la question de la manière dont on “fixe référentiellement”, ou dont on individue les oeuvres d’arts est séparée de la question de savoir si elles ont des natures fixes[65] ». Dans ces conditions, nous pouvons défendre de façon cohérente une approche en vertu de laquelle la nature des oeuvres littéraires est susceptible de se modifier dans le temps tout en disposant d’une identité autographique déterminée. Toutefois, et c’est le second point, nous résistons à adopter la désignation essentiellement identitaire de ce que Lamarque appelle « l’oeuvre ». Pour Lamarque, avons-nous vu, l’« oeuvre » se réduit au support autographique inséré entre l’objet physique et l’interprétation. Notons également que la combinaison de ces trois éléments n’a pas de nom ni d’existence propre. Il nous apparaît préférable de favoriser une ontologie tripartite où le concept d’oeuvre constituerait précisément ce qui réunit les dimensions physique, identitaire et interprétative dans l’esprit, par exemple, de ce que H. R. Jauss a proposé[66]. La référence à Jauss est d’autant plus à propos qu’elle nous permettra en conclusion de revenir à Levinson.

Du point de vue de la théorie de la réception de Jauss, l’interprétation participe à la détermination de l’oeuvre au-delà des prérogatives auctoriales. Jauss écrit :

Une conception de l’oeuvre qui englobe à la fois le texte comme structure donnée l’artefact comme signe et sa réception ou perception par le lecteur ou le spectateur (l’objet esthétique comme corrélatif du sujet ou des sujets le percevant). La structure virtuelle de l’oeuvre a besoin d’être concrétisée, c’est-à-dire assimilée par ceux qui la reçoivent pour accéder à la qualité d’oeuvre ; l’oeuvre « actualise la tension entre son “être” et notre sens », de telle sorte qu’une signification non préexistante se constitue dans la convergence du texte et de sa réception, et que le sens de l’oeuvre d’art n’est plus conçu comme une substance transtemporelle, mais comme une totalité qui se constitue dans l’histoire même. Je n’emploie pas le concept de « concrétisation » dans le sens restreint que lui a donné Roman Ingarden : le travail de l’imagination comblant les lacunes et précisant ce qui est resté vague dans la structure schématique de l’oeuvre ; en accord avec l’école de Prague, je désigne par ce mot le sens à chaque fois nouveau que toute la structure de l’oeuvre en tant qu’objet esthétique peut prendre quand les conditions historiques et sociales de sa réception se modifient[67].

Selon Jauss, la signification ne préexiste pas à l’interprétation ; l’oeuvre est constituée dans la rencontre du texte et du lecteur-interprète ; l’objet littéraire créé accède à sa qualité d’oeuvre dans le cours de l’interprétation. Nous pouvons considérer que cette conception satisfait les réquisits de l’imputationnalisme modéré puisque la tridimensionalité que Lamarque suggère y est inscrite. En identifiant le texte à « une structure donnée » et à un « artefact comme signe », nous retrouvons à la fois « l’objet physique », « l’oeuvre » et « l’interprétation » de Lamarque. Suivant la perspective sémiologique, la « structure » et la partie du signifiant de ce « signe[68] » correspondent aux propriétés de l’objet physique ; de plus, l’« artefact » nous renvoie à l’objet intentionnel, lequel est apte à recevoir une interprétation ; enfin, le rapprochement entre l’« artefact » et le « signe » permet la délimitation des conditions historiques de l’objet créé. Le signe, en effet, comprend non seulement le signifiant, c’est-à-dire l’objet physique, mais aussi le signifié qui, outre sa dénotation, peut connoter son origine, véhiculer l’historicité de sa production auctoriale. Ainsi, la notion d’« artefact comme signe », à la manière de la notion d’oeuvre de Lamarque, procure une assise référentielle stable. La notion de concrétisation qui réunit l’ensemble des significations nouvelles émanant d’un contexte de réception particulier correspond à la notion d’« interprétation » de Lamarque[69]. La théorie de la réception semble donc offrir l’exemple d’une approche ontologique cohérente qui s’accorde avec l’interprétationnisme pluraliste.

Conclusion

Levinson a présenté la TIH comme la voie du milieu entre les excès intentionnalistes qui accordent trop à l’auteur, et les excès pragmatistes, déconstructionnistes, et autres, qui consentent trop au lecteur[70]. Nous rappellerons cependant que, pour cautionner sa conception du partage des compétences interprétatives, il s’est revendiqué, avec précaution tout de même, de la théorie de la réception de H. R. Jauss : « La théorie de la réception de Jauss, pour ce que j’en sache, semble avoir en vue ce genre d’équilibre entre l’auteur et le lecteur que représente l’intentionnalisme hypothétique[71] ». Or ce que l’on vient de voir laisse peu de doute sur l’étendue de ce qui sépare le nonintentionnalisme et la théorie de la réception. Jauss se présente comme un imputationnaliste modéré qui soutient que le texte est engagé dans une relation dialogique constituante avec les nouveaux lecteurs qui l’approchent. Dans ce cadre, le lecteur joue un rôle de protagoniste dans l’interprétation littéraire. À l’opposé, le non-imputationnalisme de Levinson fait de l’auteur le pivot de l’interprétation et du lecteur le dépositaire, passif et transparent, des intentions auctoriales. Or, à la lumière de ce qui a été dit sur la pertinence des attributions du lecteur et sur la viabilité de la thèse imputationnaliste, Levinson devrait peut-être faire en sorte que la TIH tende à actualiser un véritable rapprochement entre sa position et celle de Jauss, et vise, sans méprise cette fois, à atteindre ce genre d’équilibre entre l’auteur et le lecteur que propose, pourquoi pas ?, l’interprétationnisme pluraliste.