Corps de l’article

Fondée en 1902 par des membres de la Société médicale de Québec, l’Association des médecins de langue française de l’Amérique du Nord (AMLFAN) a rapidement rallié l’élite médicale canadienne-française autour de la défense, de la mise en valeur et de la promotion de la médecine francophone. Guy Grenier, auteur de la première histoire de cette association, explique qu’à l’époque, les médecins francophones du Québec s’efforçaient d’assimiler les nouveaux savoirs médicaux provenant d’Europe et de consolider les institutions médicales qu’ils avaient mises sur pied à partir des années 1840 (écoles de médecine, associations professionnelles, revues médicales et hôpitaux). La question de l’identité française se posait alors à eux de trois façons. Ils désiraient premièrement s’allier aux nombreux médecins francophones répartis un peu partout dans le reste du Canada et aux États-Unis. Deuxièmement, il leur semblait souhaitable de créer des congrès médicaux essentiellement francophones, puisque la langue anglaise dominait déjà largement dans les congrès de l’Association médicale canadienne (AMC). Enfin, c’est aussi à cette époque que le Dr Roddick présentait au Parlement fédéral un projet de loi destiné à établir la réciprocité interprovinciale des licences de pratique de la médecine. Or, dans sa forme initiale, cette loi posait aux institutions médicales québécoises un risque réel de perte de contrôle sur l’enseignement de la médecine, ce à quoi ne pouvait se résoudre l’élite médicale canadienne-française.

Après avoir exposé ainsi le contexte général entourant la naissance de l’AMLFAN, Grenier consacre la seconde partie de son ouvrage à une courte biographie de ses fondateurs (dont le Dr Brochu, premier président) et à la description du premier congrès de 1902. La troisième partie fait ensuite état des congrès tenus entre 1904 et 1910 auxquels ont participé notamment plusieurs sommités médicales de France. En raison de la Grande Guerre et d’autres difficultés conjoncturelles propres à l’Association, les congrès ont été interrompus par la suite, pour ne reprendre qu’en 1920. La quatrième partie de l’ouvrage couvre la période 1918-1944 au cours de laquelle l’AMLFAN a repris ses activités pour atteindre ce que Grenier nomme la « maturité ».

Après la Deuxième Guerre mondiale s’ouvre « l’âge d’or » de l’institution qui change de nom au même moment pour celui d’Association des médecins de langue française du Canada (AMLFC). Les membres désirent alors faire valoir leur point de vue lors des discussions concernant la mise en place de l’assurance santé, mais puisque le nom de l’AMLFAN lui confère un caractère international, le gouvernement fédéral refuse de la reconnaître comme porte-parole légitime des médecins canadiens. C’est donc sous un nouveau nom que l’Association portera à Ottawa ses revendications pour la préservation d’une médecine libérale.

Les sixième et septième parties de l’ouvrage portent respectivement sur les périodes 1968-1980 et 1980-2000. À l’époque, le développement d’un syndicalisme médical organisé et revendicateur rend inopérant le rôle que l’AMLFC s’est donné antérieurement comme négociatrice auprès des gouvernements. Pour survivre dans ce nouveau contexte, l’Association recentre donc son champ d’intervention sur ce qui a toujours été au fond sa mission première : la défense et la promotion du français en médecine et l’organisation de congrès médicaux francophones.

Rédigé à l’occasion du centenaire de l’AMLFC et destiné principalement à ses 5000 membres, l’ouvrage de Grenier peut être considéré comme un exemple de cette histoire publique à laquelle la RHAF a consacré son numéro de l’été 2003 (57,1). On aura remarqué récemment que les institutions (médicales, scientifiques ou autres) confient de plus en plus la réalisation de leurs ouvrages commémoratifs à des historiens de formation comme Grenier. S’il convient d’abord de saluer cette tendance qui rapproche l’histoire universitaire des préoccupations d’un plus large public, il importe également de remarquer que ce type de commandite comporte certaines limites sur lesquelles la réflexion des historiens de métier ne saurait faire l’impasse.

Il y a environ trente ans, l’historiographie de la médecine canadienne et québécoise était encore largement dominée par des auteurs, tous passionnés d’histoire certes, mais ayant aussi pour première profession la médecine. Or, à la fin des années 1970, cette « historiographie traditionnelle » a été critiquée assez sévèrement par les nouveaux historiens de la médecine qui lui reprochaient alors ses interprétations essentiellement pro domo. Les nouveaux historiens de la médecine remarquaient en outre chez leurs devanciers une vision whig de l’histoire, une approche trop exclusivement internaliste, une tendance à surévaluer l’impact de l’événementiel et un recours assez fréquent à l’hagiographie. Ces caractéristiques se retrouvaient à des degrés divers dans l’ensemble de la production historiographique traditionnelle, mais elles s’avéraient particulièrement remarquables dans les ouvrages commémoratifs consacrés aux grandes institutions (associations professionnelles, écoles, hôpitaux).

A-t-on beaucoup progressé depuis ? En fait, tout se passe comme si l’histoire institutionnelle comportait encore et toujours un certain nombre de passages obligés. Il s’agirait en effet de couvrir l’ensemble de l’histoire de l’organisation, depuis sa création jusqu’à aujourd’hui, tout en consacrant à chacune des sous-périodes un nombre de pages équivalent. Du coup, un plan d’exposition chronologique s’imposerait de lui-même. Il serait aussi inévitable d’établir des paternités, de mettre en valeur des grands personnages et des grands événements fondateurs, de nommer le plus possible les nombreuses personnes s’étant illustrées au sein de l’institution, de tracer l’évolution de ses statuts et règlements, et tutti quanti. Il s’agirait aussi, il va sans dire, de proposer des interprétations acceptables aux yeux de toutes les personnes conviées à la commémoration.

On ne saurait reprocher à Grenier de se conformer aux règles du genre. À mon avis d’ailleurs, tous les historiens de formation qui ont été récemment conviés à la production d’un ouvrage commémoratif se sont eux aussi pliés à pareilles exigences. Invoquer la rigueur notoire de l’historien professionnel, le sens de la méthode inculqué par le métier ou la scientificité d’un savoir nourri dans les universités ne changent rien à l’affaire : les limites identifiées à la fin des années 1970 par les nouveaux historiens de la médecine chez leurs devanciers demeurent encore tangibles dans ce genre d’histoire publique. Peut-être après tout que le contexte et les conditions de production des oeuvres importent plus ici que l’identité disciplinaire de leurs auteurs.