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Introduction

La parentèle est le siège de nombreux échanges qui s’établissent entre ménages de façon plus ou moins intense tout au long du cycle de vie. Ils forment l’équivalent d’une « économie cachée » qui se subdivise en trois composantes : domestique, réticulaire, financière (Déchaux, 1994). Seule cette dernière donne lieu à des prestations monétarisées sous la forme de dons ou de prêts d’argent, surtout en ligne directe entre père-mère et enfants adultes ou, ce qui est plus rare, directement entre grands-parents et petits-enfants. Comparativement, entre germains[1] adultes, les aides financières sont exceptionnelles (White, Riedmann, 1992 ; Bonvalet et al., 1993) : selon l’enquête RPE de l’INSEE (1997)[2], seuls 7 % des personnes de 15 ans et plus ont offert au cours des douze derniers mois un don en argent à un germain, contre 32 % à un enfant ; pour les prêts d’argent, les chiffres sont respectivement de 6 % et 11 % (Déchaux, Herpin, 2003). Si l’argent circule peu dans la fratrie, il n’est pas pour autant absent des relations de germanité. Cette présence reste toutefois discrète. Elle est en grande partie dissimulée, voire déniée. Paradoxalement, la présence de l’argent dans les esprits est liée à sa rareté, voire à son absence matérielle, dans les prestations échangées.

Au sujet de l’argent, deux types de discours se mêlent dans les familles (Lacan, 2002) : celui qui exclut le calcul de la sphère familiale et celui qui le mentionne pour expliquer les tensions et les brouilles. D’un côté, la solidarité entre parents apparaît comme une « mise en scène de la gratuité » (Déchaux, 1996). De l’autre, chacun suppose que l’argent est à l’origine des difficultés rencontrées, qu’il alimente des passions perverses (jalousie, envie, avidité, convoitise, etc.) qui corrompent le lien de parenté. Famille et argent constituent donc deux univers symboliques incompatibles et intimement liés. Cette ambiguïté est sans doute une caractéristique essentielle de ce type d’échange non-monétarisé qui n’est ni un « don pur » – lequel supposerait que le don ne soit pas perçu comme tel, ni par celui qui donne ni par celui qui reçoit[3], ce qui a bien peu de chance de se produire – ni un troc, mais une forme de « commerce social » (Steiner, 2004) à la fois libre et obligatoire, désintéressé et intéressé.

Ce constat général vaut aussi pour les relations de germanité à l’âge adulte. On peut même faire l’hypothèse que l’ambivalence à l’égard de l’argent y est encore plus affirmée en raison du principe égalitaire qui est censé organiser le lien entre germains. Le lien fraternel étant conçu comme un lien d’égal à égal, la comparaison, la jalousie, la frustration et, du même coup, la critique ou la réprobation morale affleurent souvent derrière ce que l’anthropologue Fortes (1969) appelle « l’éthique de bienveillance » (ou amity), cette idéologie familiale de l’altruisme et du désintéressement affiché. Pour le sociologue de la parenté, l’argent est donc un prisme précieux pour cerner les tensions et les contradictions du lien de germanité et décrire le mécanisme complexe de réglage et d’ajustement mutuel qui caractérise la manière dont les germains entrent en relation[4].

Cette analyse sera conduite en trois temps. On mettra d’abord en évidence le jeu discret des évaluations croisées au sein des fratries dans lesquelles les considérations relatives à la situation économique de chacun jouent un grand rôle. Puis, après avoir montré que l’argent est perçu comme menaçant la bienveillance qui doit exister entre germains, on verra au prix de quels subterfuges, les germains y ont tout de même recours dans leurs relations. Enfin, nous terminerons avec l’étude des règles de l’échange entre germains en insistant sur la prégnance du principe égalitaire.

Matériau et méthode

Le matériau sur lequel on s’appuie forme l’un des deux volets d’une recherche sur les relations et l’entraide entre germains à l’âge adulte[5]. Il est constitué de 40 entretiens réalisés auprès de 20 hommes et 20 femmes, interrogés dans quatre régions de France[6] en 2001 et 2002, âgés de 30 à 55 ans, vivant en couple (marié ou non), les deux membres du couple ayant au moins un germain chacun. La population étudiée se répartit par moitié entre les « classes populaires » et les « classes moyennes et supérieures », selon le critère du niveau de diplôme obtenu par la personne (17 ont un niveau de diplôme strictement inférieur au baccalauréat, 23 ont au moins le baccalauréat). L’enquête s’est efforcée de cerner la conception qu’a chaque personne du lien de germanité de façon à comprendre les choix effectués en matière d’entraide. Une attention particulière a donc été apportée à la qualité des liens et à la teneur des sentiments moraux entre germains : sympathie, affinité ou au contraire indifférence, voire hostilité. Estimant que la mise en couple, celle d’Ego (la personne interrogée) comme celle de son (ou ses) germain(s), risque de modifier la place de la germanité dans l’organisation d’ensemble de la parenté, l’enquête s’est aussi intéressée au rapport entre germanité et alliance.

Précisons pour finir que les informations recueillies dans les entretiens concernent le couple, c’est-à-dire à la fois la personne interviewée (Ego) et son conjoint (que l’enquêteur n’a pas rencontré et dont le point de vue est rapporté par Ego). Le corpus empirique est ainsi constitué de 40 entretiens, décrivant 80 fratries, appréciées à chaque fois par deux personnes différentes : Ego et son conjoint. C’est pourquoi il nous arrivera parfois de citer les propos d’Ego se rapportant aux relations de son conjoint avec sa fratrie. On évitera toutefois d’abuser de ce procédé dans la mesure où les informations recueillies ne le sont qu’indirectement et ne peuvent être tenues pour strictement équivalentes de celles décrivant les relations d’Ego avec sa propre fratrie[7].

Le jeu des évaluations croisées

Au sein des fratries comme plus généralement dans la famille, le don et la gratuité sont supposés l’emporter sur le calcul et l’intérêt. Cette bienveillance (ou amity), qui s’applique avec plus ou moins d’intensité à l’intérieur de la parentèle selon le « cercle concentrique » dans lequel se situe le partenaire d’Ego (Déchaux, 2003), est pour Fortes (1969) le trait distinctif en dernier ressort de la parenté. Elle induit entre parents une sorte d’« altruisme prescriptif » excluant le calcul et l’intérêt des préoccupations et des motivations personnelles. Selon Fortes, l’amity est intimement lié à la notion de procréation si bien que son idéal est la fraternité des germains issus de même sang. Bien entendu, cette éthique de bienveillance désigne un schéma idéal et énonce les principes légitimes du lien de parenté. Sa fonction est d’instituer la parenté comme domaine autonome de la vie sociale, séparé des autres sphères, et de protéger le lien entre parents des conflits et des ruptures. Mais il ne faut pas confondre l’idéal et la réalité des relations.

Dans les fratries étudiées, l’argent a beau être moralement discrédité, personne ne se désintéresse tout à fait de lui. Derrière le principe affiché de l’amour fraternel, de la gratuité, on constate que chacun se préoccupe d’argent, se compare sous cet angle à ses frères, soeurs, beaux-frères, belles-soeurs. Ces comparaisons, sur lesquelles Adams (1968) attirait déjà l’attention dans sa monographie de Greensboro (Caroline du Nord, EU), se situent à différents niveaux et sont l’occasion de jugement porté sur autrui. Ne se limitant pas à évaluer la situation économique (financière et matérielle) des germains, elles sont aussi des appréciations morales. Tout ce qui touche à l’argent est en effet profondément moral, juste ou injuste, bon ou mauvais. En se comparant aux autres dans la fratrie, chacun classe autrui d’un double point de vue économique et moral : untel sera stigmatisé comme un « pingre », un autre au contraire comme un « dépensier snob et prétentieux ». Pour cette raison, les vexations qui résultent d’indélicatesses liées à l’argent blessent profondément et peuvent conduire à l’exclusion du coupable.

Même si les discussions entre frères et soeurs portent très rarement sur l’argent dont chacun dispose, les éléments d’appréciation sont nombreux : l’activité professionnelle des uns et des autres ; le style de consommation ; les loisirs ; la fréquence et le type de vacances ; le fait d’être ou non propriétaire de sa maison, sa décoration intérieure, etc. En comparant à sa propre situation économique, chacun peut avoir une idée assez précise du niveau d’aisance de ses germains.

Annie (44 ans, mère au foyer, mariée à un cadre commercial, cinq frères et soeurs, son conjoint ayant une soeur et un frère) apprécie le niveau d’aisance de ses germains à partir de multiples indices qu’elle recoupe :

Q : Y a-t-il des éléments montrant des différences de niveau de vie ?
Annie : Des éléments oui… Je peux le dire par rapport à Frédéric, mon petit frère, où il y a deux salaires, deux commerciaux avec tous les avantages des commerciaux.

Q : C’est-à-dire ?
A : Bah, les primes, les voitures de fonction, donc ils arrivent à faire des économies, les petites magouilles qui peuvent exister chez les commerciaux… et eux puisqu’il y a deux salaires en plus, ils ont tendance à acheter tous les derniers trucs. Je vois, ils ont deux enfants, ils ont déjà acheté la télé pour la voiture avec le lecteur DVD. Ils sont plus à la pointe par rapport aux autres… par rapport à ma petite soeur qui est orthophoniste, qui fait un peu bouillir la marmite… Mon beau-frère est dans le milieu du cinéma, donc c’est en fonction des cachets, il n’y en a pas toujours. Par rapport à celle qui est prof de dessin, bon c’est vrai qu’il y a un salaire qui tombe, mais qui à mon avis n’est pas mirobolant… et qui a un mari agriculteur qui rame pas mal. Et même par rapport à nous, on n’a qu’un salaire… mon mari a quand même une profession commerciale donc il a pas mal d’avantages au niveau des primes, des voitures de fonction, mais moi ne travaillant pas, on a quand même quatre enfants qui sont plus grands, avec des dépenses différentes. Et même par rapport à ma soeur aînée où là aussi il y a deux salaires, je pense que mon frère gagne bien sa vie, mais là aussi ce sont des enfants qui font des études supérieures, avec des frais… Voilà donc.

Q : Et donc comment le fait que Frédéric gagne plus d’argent se voit-il dans des exemples concrets ?
A : Les derniers gadgets… On aurait deux enfants, on se serait jamais acheté la caméra pour la voiture même si on fait des longs trajets. Au niveau de l’alimentation aussi, ils font peut-être aussi moins attention, ils prennent les marques les plus… ils prendront ce qu’il y a de plus cher, entre guillemets, ou les derniers trucs dont on voit des publicités. […] Dans les loisirs aussi, c’est vrai qu’ils partent facilement aux clubs avec les enfants pour les vacances. Ils font faire du poney à leur fils à la carte. […] Ils ont acheté leur maison… Oui, c’est vrai, il n’y avait pas de cheminée, il s’en est fait mettre une tout de suite. Il a une chaîne HIFI, il a remplacé la télé qui marchait moins, il en a racheté tout de suite une neuve… Il s’est acheté un parasol chauffant pour l’extérieur… des petits détails comme ça… C’est pas forcément de première nécessité pour d’autres couples, mais eux c’est vrai qu’ils ne lésinent pas.

Pour Gabrielle (43 ans, cadre moyen, divorcée puis en couple non marié avec un cadre moyen, deux soeurs, son conjoint ayant un frère), les grands voyages et séjours à l’étranger qu’effectuent régulièrement sa soeur aînée et son conjoint sont le signe indubitable d’une aisance financière très supérieure à la sienne. On perçoit dans ses propos, comme dans le cas d’Annie qui exprime une sorte de délectation à dénoncer les abus et le snobisme du frère, une certaine jalousie.

Q : C’est à quel niveau que vous le ressentez en fait ? […] Par rapport à des vacances qu’elle fait ?
Gabrielle : Ah les vacances, oui, ça on sait que… ils font des voyages qui sont relativement coûteux quoi, je veux dire. Si, ils vont aux Maldives, ils vont au Vietnam… ils partent en Afrique… […] Donc, à ce niveau-là, ils ont … ils ont les moyens de s’offrir de beaux voyages, ça c’est sûr. […] Mais… bon j’ai pas… j’ai pas le côté envie de ça, parce que j’ai eu… je me suis habituée, mais je suis pas très voyage quoi. Je suis pas… je crois que j’aimerais partir plus souvent en week-end par exemple, m’aérer la tête, mais… voyager, je sais pas, j’ai peut-être perdu le goût, je suis très casanière entre autres, donc j’ai pas spécialement envie de… Ça ne me fait pas envie, leurs voyages, spécialement. Si, les cartes postales avec les mers bleu turquoise, c’est pas mal quand même. Mais c’est pas… non, enfin, c’est sympa ce qu’ils font, mais c’est pas une envie… à baver par terre, quoi !

Q : Et qu’est-ce qu’ils font d’autre qui les distingue de ta vie. Qu’est-ce qu’ils ont d’autre ?
G : Justement une liberté de… une liberté de consommer, parce que les… leurs moyens financiers leur permettent quoi, je veux dire. De se dire : « Je veux changer de canapé ou… ». Bon là, ils ont un appartement à Paris, mais ils ont fait construire une maison dans le sud, enfin donc… ils ont un niveau de vie qui leur permet d’avoir des projets… et voyages et consommation en tout genre quoi, je veux dire.

Évaluant les autres, chacun a bien conscience d’être aussi l’objet d’évaluation et de comparaison de leur part. Cela donne lieu à des relations subtiles qui ne sont pas sans évoquer à un autre niveau le « jeu de dupes » qui caractérise les relations père-mère / enfants adultes (Déchaux, 1990, 2003) : le désintéressement de façade ne coïncide pas avec la réalité vécue. Entre germains, la comparaison est constante, même si elle est déniée. La preuve en est la façon dont Ego peut anticiper les réactions des autres en fonction de l’image qu’ils se font de lui, en général ou dans telle ou telle circonstance.

Caroline (39 ans, directrice commerciale, divorcée puis remariée à un éducateur, deux soeurs, son conjoint ayant un frère), qui reconnaît avoir un train de vie supérieur à celui de ses deux soeurs, se demande parfois comment celles-ci la perçoivent :

Caroline : Il m’est arrivé quelque chose de bizarre le mois dernier : je me suis surprise à être gênée lorsque j’ai annoncé à mes soeurs que je partais au Sri Lanka en janvier. J’avais l’impression qu’elles se disaient dans leur tête : « Madame ne se refuse rien ! », mais je suis certainement paranoïaque ! (rires). […] Je ne sais pas comment ils voient ça réellement.

Q : Et vous pensez que ça, enfin vos dépenses, votre mode de vie en général peut être objet de conversation ou même de comparaison de vos proches, de vos soeurs plus précisément ?
C : Oui forcément… Isabelle [l’une des soeurs], même si je suis extrêmement proche d’elle, elle remarque forcément qu’on dépense beaucoup et qu’elle, elle pourrait pas, du moins en ce moment, se le permettre. Par contre… Véro [l’autre soeur], je pense qu’elle et son mari, ils sont peut-être agacés de nous voir dépenser comme ça. Enfin, je ne sais pas… mais c’est possible… comme eux, ils sont obligés de faire attention.

Si les envies, frustrations et jalousies restent le plus souvent tues, a fortiori les anticipations de ces réactions le sont-elles aussi. Il y a donc tout un registre du lien de germanité, fait d’évaluations, de comparaisons et d’anticipations réciproques, qui ne se dit pas et qui organise pourtant très largement les relations. L’exercice qui consiste à prêter des intentions à autrui n’est jamais sûr de correspondre tout à fait à la réalité : « Mais je suis certainement paranoïaque », reconnaît Caroline. Cette réaction est sans doute un moyen de se défendre de tout cynisme en se raccrochant à la vision légitime de la bienveillance fraternelle. Dans le domaine du déni, le seul fait de dire rompt le jeu de dupes mutuel. Il convient plutôt d’entretenir l’illusion que cela n’effleure pas l’esprit de manière à ce que chacun puisse continuer à se livrer secrètement à ces évaluations croisées. Ce jeu relationnel complexe montre combien les interactions dans la germanité nécessitent un réglage minutieux fait d’ajustements mutuels tacites. Entre germains les normes statutaires existent – le rappel de l’éthique de bienveillance le confirme – mais, outre le fait que leur emprise est plus ou moins grande selon les fratries[8], elles ne s’appliquent pas de façon automatique. Elles peuvent même être détournées. La régulation du lien est en partie négociée.

Un autre élément propice à la comparaison financière concerne l’héritage. Un excès de convoitise ou d’avidité peut créer de profonds dommages relationnels. Gabrielle (cf. supra) a mal vécu le partage des bijoux avec ses soeurs à la mort de sa mère. Au décès de son épouse, le père a absolument voulu que ses trois filles se partagent vêtements et bijoux de leur mère. Gabrielle a dû intervenir pour contenir la convoitise et l’indélicatesse de sa soeur aînée.

Q : Ça s’est pas très bien passé le partage entre vous ?
Gabrielle : Non, c’était pas ça… Je sais qu’à un moment, moi j’ai pris un truc, j’ai dit… vu comment ça se passait, j’ai dit : « Tiens ça que tu donneras à ta fille, Sophie ». Je voulais absolument que Sophie [la benjamine] récupère certaines choses. […] Et comme je trouvais que Véro avait un peu trop le réflexe… […] je m’en rappelle très bien… j’ai pris un pendentif avec un rubis et c’était une petite fleur, je trouvais ça joli, j’ai dit : « Tiens, ça c’est pour… c’est pour Soraya » [la fille de Sophie]. Je trouvais que…

Q : … chacun devait avoir sa part ?
G : Oui, sa part, voilà. Et justement ça… je trouvais que ça commençait à tourner… pas à chacun sa part quoi !

Dans des circonstances analogues, les problèmes d’injustice tout en étant clairement décelés peuvent être tus afin d’éviter tout conflit ouvert. C’est la position de Brigitte (42 ans, employée de maison, mariée à un ouvrier, un frère, son conjoint ayant une soeur et un frère) et de son mari qui, face à ce qu’ils perçoivent comme une injustice au moment de l’héritage, préfèrent « ne pas faire d’histoire » plutôt que de voir avec les frères et soeurs de ce dernier comment rectifier les choses. Le beau-père de Brigitte avait décidé de transmettre à sa mort une partie de ses richesses à son petit-fils plutôt qu’à ses deux petites-filles, sa mère étant seule et divorcée. La fille de Brigitte n’a donc rien obtenu. Le couple condamne ce partage, mais refuse de poser le problème au grand jour.

Brigitte : Ça a pas soulevé ni disputes, ni rien. Les enfants étaient petits, donc on leur a jamais rien dit. On a préféré ne pas en parler quoi !

C’est la conception du lien de parenté et spécifiquement du lien de germanité qui est ici en question. Pour les uns, l’injustice est un motif suffisamment grave pour qu’il soit envisagé de renoncer à la relation ; pour les autres, la pérennité du lien est un impératif et il est préférable de taire les problèmes plutôt que de prendre le risque de perdre un frère ou une soeur. Toutefois même tues, les difficultés ne sont pas pour autant oubliées et peuvent alimenter ressentiments et rancoeurs. Les suites possibles d’une évaluation négative d’autrui en matière d’attitude à l’égard de l’argent sont donc très contrastées selon la manière dont les individus conçoivent et construisent leurs liens dans la fratrie. On peut ici opposer deux modes de régulation du lien, envisagés comme des idéaux-types (Déchaux, Herpin, 2003).

Un lien statutaire implique la présence de normes de statut, c’est-à-dire d’obligations spécifiquement familiales, poussant au maintien de la relation. Ces normes font référence à la place occupée dans la parenté, c’est-à-dire au lien de sang pour les germains consanguins (je dois observer telle attitude parce que c’est mon frère) et au lien d’alliance pour les germains affins, qu’il s’agisse d’un germain du conjoint ou du conjoint d’un germain (je dois observer telle attitude parce que c’est la femme de mon frère ou le frère de mon épouse). Pour les consanguins, l’évocation du lien de sang se mêle à celle du passé familial, qui souvent justifie le sentiment d’obligation. Mais cette mention du passé désigne avant tout des places occupées (celle de germain, éventuellement le rang de naissance s’il introduit des différences de droits et de devoirs) et ne se rapporte que secondairement à l’histoire de la relation interpersonnelle entre Ego et son germain. Ainsi, lorsque la régulation du lien est statutaire, la proximité entre germains n’a pas besoin d’être éprouvée. Elle est présumée par l’éthique de bienveillance. Face à une injustice, les germains auront tendance à minimiser ou même à refouler les problèmes. Les ajustements mutuels entre acteurs n’existent que dans l’ombre de la norme statutaire et doivent absolument rester tacites. Le poids de la norme est tel que les germains ne peuvent pas redéfinir la teneur de leur relation. La stratégie de l’autruche est donc rationnelle dans ce contexte.

Un lien affinitaire désigne au contraire une relation élue, choisie, éprouvée. Cela ne signifie pas l’absence de normes : toute relation génère ses propres normes. Mais dans le cas d’un lien affinitaire, celles-ci ne dérivent pas de la place occupée dans la parenté. Elles sont davantage le résultat d’une expérience relationnelle, d’une relation que les deux parties ont eu l’occasion d’éprouver au fil du temps, d’apprécier ou au contraire de déprécier. Cette expérience est généralement faite de hauts et de bas, le lien étant plus fluctuant que quand il découle de normes impersonnelles, liées à la place occupée. Cette fois, le problème de l’injustice peut être posé. Les ajustements mutuels entre germains seront éventuellement renégociés et, selon la gravité de la situation, conduiront ou non au conflit ouvert ou à la rupture.

Les comportements liés à l’échange de cadeaux constituent une autre illustration des dommages relationnels que peuvent produire des indélicatesses par rapport à l’argent. Annie (cf. supra) raconte l’une d’elles :

Annie : […] Il y a une anecdote qui m’a foncièrement énervée, c’est que mon beau-frère, le mari de Caroline [l’une des trois soeurs d’Annie], a pris le sac [le cadeau offert à Caroline par Annie] et l’a senti pour voir si c’était vraiment du cuir, et j’ai trouvé ça… mesquin.

Q : Et pourquoi il a fait cela ?
A : Pour voir si j’avais fait un somptueux cadeau. J’ai fait en mesure de mes moyens, j’avais pas à me saigner et à foutre toute ma famille…

Q : Et pourquoi ? Il avait de quoi avoir des doutes ?
A : Je sais pas, je pense que c’était pour voir si je lui avais offert un truc en synthétique ou en cuir.

Q : Et finalement, c’était quoi ?
A : Je crois qu’il y avait du cuir dedans, mais je suis pas sûre qu’il était cent pour cent cuir. Bon, c’était un sac sympa, mais j’allais pas dépenser cinq cents balles ou mille balles pour ma soeur. On est quand même nombreux… j’ai aussi des cadeaux à faire de mon côté, parents, neveux, oncles et tantes et machin… On fait en fonction de son budget.

Dans la mesure où ils donnent lieu à des échanges répétés et publics, notamment lors des fêtes de fin d’année, les cadeaux entre germains condensent toutes les tensions relatives à l’argent : la définition du périmètre des receveurs, le type de cadeau offert, sa valeur financière, la comparaison avec les autres cadeaux offerts ou reçus, etc., nécessitent de faire des choix qui seront inévitablement évalués, financièrement et moralement, par les autres parties. Les cas de traitement préférentiel d’un germain sont rares et recouvrent généralement des scissions anciennes dans la fratrie, sinon l’infraction par rapport au principe égalitaire censé organiser les liens entre germains serait source de frictions trop vives. Jean-Luc (34 ans, animateur socio-culturel, en couple non-marié avec une secrétaire, un frère et une soeur, sa conjointe ayant deux soeurs et un frère) offre chaque année à Noël des cadeaux à sa soeur, son beau-frère et leurs enfants, mais rien à son frère. Ce déséquilibre flagrant n’a aucun impact relationnel. Il ne fait qu’entériner l’absence depuis seize ans de véritables relations avec le frère à la suite de heurts avec la belle-soeur et au moment du décès du père.

Corruption et parades

Face à l’argent, frères et soeurs se trouvent placés devant une sorte de dilemme. D’un côté, l’entraide matérielle entre germains le rend indispensable, soit directement lorsque l’aide est financière, soit indirectement à travers la valeur économique des biens et services donnés et/ou reçus. Même lorsque l’entraide entre germains est faible, l’aide qui est reçue des père et mère ou qui leur est offerte remet l’argent au centre des préoccupations, ne serait-ce qu’à travers les évaluations croisées dans la fratrie : les aides reçues et données sont-elles équitablement partagées ? De l’autre, l’argent est perçu comme un élément corrupteur, qui introduit inévitablement dans la famille le langage du calcul et de l’intérêt et s’avère incompatible avec la bienveillance et l’altruisme qui doivent exister entre germains, comme l’expriment les opinions suivantes, souvent citées :

Marc (38 ans, technicien en électronique, marié à une institutrice, cinq frères et soeurs, sa conjointe ayant deux frères) : « L’argent, c’est incroyable ce que ça peut faire de mal hein… alors bon moi je me refuse à…. autant dans l’entreprise, on doit défendre son bifteck, tiens moi si je peux gagner ça en plus sur mon salaire, oui je vais dire oui, ça c’est normal… mais on doit pas au niveau de la famille, au sein de la famille, de parce que le père il a donné ça à untel ou parce il a donné aux petits-enfants… Ça je veux pas. »

Christine (37 ans, secrétaire médicale, en couple non marié avec un ouvrier, six frères et soeurs, son conjoint ayant six frères et soeurs) : « L’argent arrive parfois à casser beaucoup de choses entre frères et soeurs, mais nous non. […] D’ailleurs, il est rarement question d’argent chez nous. […] Moi, je connais des familles où l’argent, c’est le premier truc. Il y a plein d’histoire avec l’argent alors qu’ils ont tous une très bonne situation. Mais alors c’est toujours l’argent qui est au centre de tout. C’est dommage. »

Cette situation délicate pousse les acteurs à inventer des « parades » leur permettant de recourir à l’argent en minimisant les risques de corruption.

(1) La première est évidente. Il s’agit d’évacuer l’argent des thèmes de discussion que l’on peut avoir avec ses germains et de s’en tenir à leur égard à une attitude de non-ingérence. Dans certaines fratries, l’argent est ainsi un sujet tabou dont on ne conçoit de parler qu’en cas d’extrême nécessité. Hubert (39 ans, ouvrier qualifié, marié à une ouvrière, quatre frères et soeurs, sa conjointe ayant deux frères) déclare ne pas connaître du tout le niveau de revenu du frère dont il s’estime le plus proche. Dans sa famille, les questions d’argent ne sont jamais abordées. Au sujet de l’aide financière parentale, il s’en tient à une attitude de non-ingérence :

Hubert : Non... non non... c’est pas du tout notre... Savoir qu’il y en a un qui gagne tant et l’autre tant, non non ... A partir du moment où on manque de rien, ça veut dire que tout le monde gagne bien quoi... […] [Mes parents] m’ont aidé, j’ai remboursé, ils m’ont aidé encore... quand il y a quelque chose d’exceptionnel... au lieu de demander à la banque, on demande aux parents quoi... ça fait moins cher d’intérêts à rembourser. Et je pense que les autres ont du faire la même chose... sans vraiment chercher à savoir qui a eu le plus qui a eu le moins, ça c’est... Mais bon tout le monde est à même d’en profiter, maintenant, celui qui n’en a pas besoin, qui veut pas en profiter, il le fait pas. Ça, ça regarde chacun. Mais je pense que je suis pas le seul à avoir demandé ou à en avoir emprunté. Après, les sommes...

Il s’agit là d’une position de principe qui ressemble plus à un déni, qu’à une volonté ferme et constante de faire réellement abstraction de l’argent, comme en témoigne le jeu secret des évaluations. Écoutons à ce sujet Fany (42 ans, secrétaire, mariée à un agent commercial, un frère et une soeur, son conjoint ayant un frère) :

Q : Vous avez une idée de ce que gagne votre frère, votre soeur ? Vous en parlez ?
Fany : Oui très bien, je le sais. On en parle parfois, mais quand tout le monde est dans la même enveloppe, si quelqu’un commence à en sortir un peu on évite d’en parler, d’en parler d’une manière précise. Je pense que c’est pas la peine, parce que ça pourrait créer des animosités à un moment et il vaut mieux pas, ce serait inutile… C’est pas cacher mais éviter ce genre de sujet. […] Il y a pas trop de décalage, mais mon frère a une situation financière plus difficile, beaucoup de travail à faire chez lui, parce que justement pas de facilités financières qui permettraient d’aller au plus vite, donc faut toujours faire… Voilà donc c’est un peu difficile… mais personne va mettre en évidence des moyens financiers supérieurs.

Cette façon de tenir l’argent à l’écart se rencontre aussi dans les familles fortunées où les questions financières sont abordées dans le cadre de « conseils de famille ». Caroline (39 ans, directrice commerciale, divorcée puis remariée à un éducateur, deux soeurs, son conjoint ayant un frère), fille d’un grand propriétaire immobilier, a l’habitude de ces réunions de famille consacrées aux discussions financières. Toutefois, même dans ce cas, l’argent ne perd pas son pouvoir corrupteur. C’est pourquoi elle se garde de parler d’argent quand cela touche ses soeurs.

Caroline : En fait quand ça ne nous concerne pas directement… on arrive à en parler, on aborde souvent le sujet de l’argent de Papa, de tout ce qu’il possède, de tous les objets de valeur, de ce qu’il devrait en faire. Mais quand ça commence à nous concerner personnellement, nos dépenses, nos budgets, il y a alors une grande discrétion de la part de chacun. On ne parle ni de nos sorties, ni de nos rentrées d’argent, mais ça ne veut pas dire non plus qu’on a aucune idée des trains de vie de chacun. Même avec Isabelle [la soeur aînée de Caroline] avec qui on se dit tout, on évite de parler de ça.

(2) La seconde parade est assez proche de la précédente. Elle consiste à donner la priorité aux aides matérielles et à ne faire appel aux aides pécuniaires qu’en dernier recours. Ainsi constate-t-on dans l’enquête RPE (INSEE, 1997) que la fréquence sur une année des aides financières offertes entre germains (dons et prêts d’argent, respectivement 7 % et 6 %) est nettement dépassée par celle d’aides matérielles comme les courses (16 %), le bricolage ou le jardinage (13 %) ou la garde d’enfants (10 %)[9]. Du point de vue des germains qui s’entraident, les aides « en nature » présentent quelques avantages sur les aides en argent : il n’existe pas d’unité de compte objective, par conséquent le déséquilibre entre ce que l’on reçoit et ce que l’on donne est plus difficile à établir ; de plus, le contre-don peut recouvrir des formes très variées, de la prestation matérielle à la marque de gratitude ou au simple souvenir d’un acte généreux. Bref, la réciprocité ne s’impose pas avec la même rigueur. Les conditions sont donc réunies pour que cette forme de commerce social ne s’écarte pas trop de l’éthique de bienveillance et de son idéologie du don pur, libre et désintéressé. Néanmoins, les enquêtés se déclarent plus souvent aideurs qu’aidés, ce qui montre que la tenue de comptes ne leur est pas tout à fait étrangère.

Dans la même intention de mettre à distance la notion de dette et de restaurer l’égalité entre germains, une autre parade est de solder les comptes au plus vite. Sitôt introduit, sitôt oublié, le langage du calcul et de l’intérêt n’a ainsi guère le temps de corrompre la bienveillance fraternelle. Une fois l’aide reçue, pour ne pas être durablement redevable au donateur, le donataire rend l’équivalent sous une autre forme, généralement un cadeau afin d’euphémiser le contre-don. Au moment des fêtes de fin d’année, Yves (44 ans, employé communal, divorcé puis remarié à une cantinière elle-même divorcée, quatre frères et soeurs, sa conjointe ayant six frères et soeurs) et sa conjointe n’offrent généralement pas de cadeaux à leurs germains respectifs en raison de la grande taille des deux fratries (dix germains au total). Parfois des cadeaux sont tout de même faits : ils servent à solder les comptes et à contenir les tensions qui risqueraient d’apparaître en cas de déséquilibre manifeste. Clairement, la fonction du cadeau n’est pas cérémonielle, mais « prophylactique ». Elle oppose une barrière étanche à une possible corruption du lien de germanité :

Q : A Noël, de qui recevez-vous des cadeaux ? De vos frères et soeurs ?
Yves : Non parce qu’on est nombreux. Ou alors, ce sont de petites bricoles. Mais bon, là depuis quelques années, on ne s’offre plus rien. […] Du côté d’Annick (la conjointe d’Yves) aussi, ils ne s’offrent pas de cadeaux entre frères et soeurs. […] Cette année, on a fait un petit cadeau à Michel [un frère d’Annick] parce que, comme il est mécano, il a pas mal rendu service à Annick pour sa voiture. Y’a pas de jalousie qui s’installe par rapport à ça.

On pourrait imaginer que la monétarisation des échanges dans la fratrie soit un moyen de sauvegarder l’intégrité du lien. Selon un processus bien décrit par Simmel dans Philosophie de l’argent (1900), l’introduction de rapports marchands séparerait les prestations échangées de toutes les autres considérations relationnelles et morales dont se nourrit et que produit le don. Échanges et relations sociales seraient ainsi dissociés. La relation marchande parviendrait à s’abstraire du lien affectif et moral entre germains. Mais on peut aussi se demander ce qu’il resterait de ce dernier, car la bienveillance fraternelle doit pouvoir s’exprimer pour demeurer une norme légitime. Or, le don est précisément l’un de ses moyens d’expression. C’est sans doute pour cela que la relation marchande reste étrangère à la germanité et, plus généralement, à la parenté.

(3) Une autre forme de parade concerne les cadeaux, puisque nous avons vu que l’échange de présents ravive les tensions relatives à l’argent. La solution revient à fixer des règles collectives organisant la circulation des cadeaux d’une façon « juste et équitable », c’est-à-dire qui tiennent compte des inégalités de ressources entre germains. La définition du juste est variable selon les familles : elle fait intervenir différentes conceptions de la justice fraternelle, les unes fondées sur une stricte égalité, les autres tolérant des inégalités à condition qu’elles soient compensatrices des inégalités réelles[10]. Kellerhals, Modak et Perrenoud (1997) ont montré que les normes de justice organisant l’entraide dans la parentèle sont relativement indéterminées. Différents modèles se font concurrence, notamment celui qui proportionne l’aide par rapport aux ressources et celui qui repose sur l’égalité[11]. Il en résulte une combinaison variable des deux. En général, le système est assez inerte, y compris lorsqu’il produit des injustices notables. Cela rejoint nos observations au sujet des problèmes que certaines personnes préfèrent ne pas poser « pour ne pas faire d’histoire ». Ajoutons aussi que la définition d’une norme de justice acceptable par tous supposerait que les modes de calcul soient homogènes. L’analyse des conflits familiaux liés à la prise en charge des dépendants souligne combien les façons de compter diffèrent selon les protagonistes et se contredisent (Weber, Gojard, Grammain, 2003).

Malgré cela, certaines fratries parviennent à s’accorder et à mettre sur pied des formules qui minimisent les risques d’injustice. Jean-Louis (42 ans, chef de projet en informatique, marié à une institutrice, trois frères et une soeur, sa conjointe ayant une soeur) présente la formule égalitaire du tirage au sort qui a longtemps prévalu dans sa fratrie :

Q : Et est-ce que vous vous faites des cadeaux de fin d’année ?
Jean-Louis : On a fait... on a fait sous forme de… de tirage au sort, c’était l’un qui offre à l’autre (rire), c’est-à-dire qu’on mettait les prénoms de tous sur des petits papiers, et donc on disait voilà celui-là il offre à qui ? Il y avait deux paquets, on tirait deux papiers, celui-ci il offre à celui-là… donc de façon à ce qu’il y ait un cadeau qui soit fait mais qu’on les multiplie pas, qu’il y en ait qu’un seul et que ce soit quelqu’un qui offre à quelqu’un de désigné… donc en fait celui qui devait recevoir le cadeau savait pas de qui… on se fixait un ordre de prix pour qu’on arrive à des cadeaux à peu près équivalents, et puis après on faisait le cadeau en fonction de la personnalité de la personne à qui on devait l’offrir… C’était assez drôle je trouvais…

Q : Et pourquoi ça se fait plus ?
JL : Parce qu’on ne se rencontre plus… ou c’est devenu plus difficile.

Jean-Marie (42 ans, comptable, marié à une comptable, trois frères, sa conjointe ayant trois frères et deux soeurs) a l’expérience d’une formule analogue dans la fratrie de son épouse :

Jean-Marie : Alors là, on s’offre des cadeaux…. Alors comment ça fonctionne ? Mamie fait un certain nombre de petits papiers avec le prénom de chacun et chacune, et puis quand on passe chez Mamie à l’automne, on pioche dans le chapeau là où sont tous les petits papiers avec les noms de chacun, on pioche un nom, chacun pioche un nom et on offre un cadeau à cette personne… et c’est l’animation du repas ça. Alors on se fait un cadeau d’un budget de 50 francs, alors c’est un petit cadeau, mais c’est super sympa […] Et puis c’est tous azimuts quoi, on se retrouve jamais avec les mêmes personnes.

Par le jeu du hasard et en fixant par avance une gamme de prix commune, cette formule du tirage au sort garantit une stricte égalité (indépendamment des ressources de chacun). Du coup, sont évitées les comparaisons envieuses et les frustrations qui pourraient naître d’éventuels traitements préférentiels. Mais cette formule a aussi un coût, mentionné par Jean-Louis : elle nécessite une coordination et une organisation. Il faut qu’une personne s’en occupe. Dans ce domaine, comme dans bien d’autres, les germains sont dépendants des initiatives des père et mère.

Parfois la participation des parents au tirage au sort est plus directe. Dans la famille d’Annie (cf. supra), les père-mère contribuent à l’égalisation des cadeaux entre germains en prenant une partie du budget global à leur charge. Leur participation permet de corriger d’éventuels déséquilibres entre germains, mais ne garantit pas à coup sûr un traitement égalitaire puisque, à la part des parents, s’ajoute celle, discrétionnaire, de la personne qui doit offrir le cadeau. Le jeu des comparaisons et des évaluations croisées garde alors toute son importance :

Q : Et si vous appreniez que certains ne mettent que 50 francs ?
Annie : Je trouve ça un peu limite ! On se fait un cadeau une fois tous les deux ans, je pense qu’on peut quand même marquer le coup. Je dis pas qu’on doit mettre 500 balles… […] Si mes parents donnent 250 francs, qu’on rajoute la même somme. Ça fait un cadeau de 500 francs et c’est pas mal pour une seule personne.

Les cadeaux offerts aux parents posent le même genre de difficultés. Pour éviter de trop fortes différences, les frères et soeurs peuvent se coordonner en vue de faire des cadeaux communs. Bien sûr, la question à régler est celle de la contribution de chacun. On retrouve ici un problème de justice fraternelle : égalité ou équité ? Faut-il une contribution strictement égalitaire ou proportionnelle au revenu de chacun ? Faute de pouvoir connaître précisément les ressources des uns et des autres, ces questions sont délicates à trancher. Si la formule des cadeaux communs est assez répandue, il est rare qu’elle dure longtemps et qu’elle ne s’accompagne pas de récriminations de la part de germains s’estimant lésés. Marie-Noëlle (47 ans, gérante de magasin, mariée à un artisan tapissier, quatre frères, son conjoint ayant deux soeurs et un frère) donne un exemple de cet échec :

Q : Faites-vous un cadeau en commun [à vos père et mère] avec vos frères et soeurs ?
Marie-Noëlle : Ça arrive... pas toujours... ça arrive qu’on se mette ensemble... mais c’est toujours très compliqué, alors des fois on abandonne, parce que on sait pas... et puis après... il y en a un qui est pas d’accord et puis... On a essayé de faire des cadeaux en commun comme ça, mais bon on était toujours à chercher et puis... bon c’est vrai que Christian [un des frères de Marie-Noëlle] est jamais d’accord avec ce qu’on choisit, alors bon... maintenant c’est vrai qu’on fait des cadeaux tout seuls. Fait des cadeaux qui veut et ce qu’il veut.

(4) Dernière façon de contenir le pouvoir corrupteur de l’argent : offrir une aide sous la forme d’un cadeau. Comme le remarquait Bell (1968) dans les familles de la classe moyenne anglaise, ainsi présentée, l’aide est plus facile à recevoir qu’un don ordinaire qui risque de souligner la dépendance du donataire. Comme les cadeaux offerts en public à l’occasion de fêtes familiales font l’objet de règles de répartition (plus ou moins strictes), il importe dans ce cas de ne pas exhiber le cadeau, voire de l’offrir discrètement. Déguiser l’aide en cadeau est donc une stratégie subtile où tout est affaire de nuance : trop de cadeaux offerts peut finalement avoir le même effet sur le donataire qu’une aide financière substantielle en suscitant chez lui un sentiment de honte ; quant à l’offre de cadeaux « hors norme », faisant exception aux usages établis ou aux règles de répartition égalitaire fixées par la fratrie, elle présente toujours le risque d’être découverte par les autres.

Caroline (cf. supra), plus proche de sa soeur Isabelle que de son autre soeur Véronique, lui offre souvent de beaux cadeaux. L’offre de cadeaux est à la fois l’expression d’un lien fort et positif et une manière délicate de venir en aide à une soeur dont le niveau d’aisance est très inférieur à celui des deux autres membres de la fratrie.

Caroline : Il y a chez mon père un goûter après Noël qui réunit absolument toute la famille et, pour cette occasion, nous nous faisons des petits cadeaux. C’est vraiment des petites babioles, c’est symbolique… on s’offre des petits gadgets histoire de marquer le coup. Par contre, j’offre toujours un assez beau cadeau à ma soeur Isabelle […]. J’aime bien lui faire plaisir, surtout qu’en ce moment elle vit un peu une période de galère… et je sais quoi lui offrir, je connais ses goûts par coeur, pour lui remonter le moral ! Son cadeau, je ne lui donne pas devant toute la famille réunie pour ne pas manquer de tact, pour éviter de montrer la différence entre le sien, pour lequel je me suis creusée la tête et qui représente un budget plus important, et celui du reste de la famille qui est symbolique. (Elle sourit). Je lui donne parfois après Noël.

On voit avec quelle prudence et au prix de quel subterfuge, Caroline parvient à se soustraire à la scène publique de la famille réunie pour offrir son cadeau à Isabelle sans risquer d’avoir à se justifier d’enfreindre les règles organisant la distribution des présents.

Pour tout ce qui touche à l’argent, la réserve entre germains est de mise. La fratrie constitue, pour reprendre une expression de Simmel, une « formation sociologique discrète » (Simmel, 1999 [1908]) : entre germains, on doit « s’abstenir de connaître tout ce que l’autre ne révèle pas positivement » (ibid. : 358), mais en même temps chacun construit à partir des fragments dont il dispose une estimation du niveau d’aisance de l’autre. Cette connaissance, indispensable à l’établissement de la relation et à sa poursuite, doit rester secrète sous peine de rompre la bienveillance attendue des membres de la fratrie. Les attitudes à l’égard de l’argent montrent combien la discrétion, la dissimulation et le secret sont une composante ordinaire du lien de germanité.

Donner et recevoir

Après avoir vu à quelles conditions l’argent peut circuler entre germains, venons-en aux règles de l’échange stricto sensu : selon quelle logique les échanges s’établissent-ils ? Dans le corpus d’entretiens, sur douze cas d’aides financières données ou reçues, seulement deux font mention d’aide reçue. Un tel déséquilibre est classique et a déjà été relevé pour le lien de filiation direct (Attias-Donfut, 1995) : on se déclare plus souvent aideur qu’aidé. Mais il est ici particulièrement manifeste. Cela suggère que le fait de recevoir une aide en argent n’est pas une situation facile dont on s’acquitte simplement et dont on peut parler librement, sans réticence. Recevoir de l’argent d’un frère ou d’une soeur, c’est être endetté ou redevable vis-à-vis de lui. À l’évidence, la dette met en péril l’égalité tant valorisée entre germains.

Commençons par analyser les deux cas d’aide reçue. Yves (cf. supra) reconnaît qu’Annick, son épouse, s’est faite aider par l’un de ses frères, mais reste peu loquace à ce sujet. Le seul point sur lequel il consent à dire un mot concerne l’initiative de l’aide : en l’en croire, son épouse n’a rien demandé. Yves tient à son autonomie et cherche à minimiser l’aide reçue : ce n’est pas lui, c’est sa femme ; c’est une aide déjà ancienne ; elle n’a pas été demandée par Annick mais offerte par son frère. Il refuse par principe l’entraide financière entre germains. Son attachement à l’autonomie et à l’égalité (la première découlant de la seconde) l’explique : « J’ai toujours su me débrouiller tout seul ». En revanche, selon un modèle classique fort répandu, les père et mère sont un recours financier éventuel.

Q : Et si vous aviez besoin, vous iriez demander à qui ?
Yves : Peut-être mes parents en premier mais bon, on n’est pas dans cette situation mais ça serait sûrement mes parents.

La conception égalitaire du lien de germanité s’oppose à en faire un support d’entraide financière. Au contraire, le lien de filiation direct est vu comme un rapport plus asymétrique ; sans être toujours facile à vivre, la charge de la dette ne met pas en péril le lien, du moins pas autant qu’entre germains.

Le second cas d’aide reçue souligne un autre aspect de la relation d’entraide financière dans la fratrie. Comme le fait de recevoir de l’argent affaiblit sa position par rapport à celui qui donne et que ce dernier peut donc en retirer un avantage certain (reconnaissance, influence, pouvoir), le donataire doit être « sûr de son coup ». Accepter une aide financière d’un germain (ou plus encore avoir à la demander) suppose donc une solide confiance entre les deux parties, un lien fort et positif. C’est bien parce qu’il a depuis longtemps toute confiance en sa soeur Valérie que Paul-André (40 ans, artisan au chômage, marié à une kinésithérapeute, deux soeurs, sa conjointe ayant deux frères et une soeur) a accepté de se faire aider pour le paiement de ses cotisations patronales. Cette fois encore l’aide financière est offerte, non demandée.

Pierre-André : Valérie, un jour elle m’a appelé et elle a vu que j’allais pas bien et je lui avais dit que j’avais des problèmes. C’était avant ma cessation d’activité et elle m’a dit : « Écoute, ne te fais pas de soucis, je t’envoie un chèque. » Elle m’a tout de suite proposé. Pascale [l’autre soeur de Paul-André], non. Et puis Pascale, c’est une relation superficielle. Tandis que Valérie, elle a toujours été assez proche à tous points de vue avec moi.

En se plaçant du côté du donateur, on peut vérifier les analyses réalisées à partir des propos des donataires. On retrouve la très forte insistance sur la discrétion. De même que le donataire évite d’avoir à demander, le donateur veille à ne pas ébruiter les choses afin de ne pas affaiblir la position du donataire dans la fratrie et plus largement dans la famille. Bref, celui qui donne doit le faire avec tact, mesure et discrétion. Il ne faut surtout pas qu’il donne l’impression de tirer profit de la situation.

Dominique (43 ans, animateur socioculturel, en couple non-marié avec une assistante sociale, trois frères et une soeur, sa conjointe ayant une soeur), qui a aidé financièrement sa soeur Régine, tient à présenter cette aide comme une affaire strictement privée entre elle et lui. Lui aussi insiste sur l’autonomie de chacun :

Q : Est-ce que vos frères et soeurs le savaient ?
Dominique : J’en sais rien et puis ça ne m’intéresse pas de le savoir. C’est une affaire entre moi et Régine… et Régine, elle fait ce qu’elle veut de cette affaire là.

Comme pour l’entraide entre parents en ligne directe, mais de façon encore plus évidente, se met donc en place une véritable « mise en scène de la gratuité » (Déchaux, 1995). Il convient d’afficher ce qui est supposé au fondement de tout lien familial : l’attention désintéressée à l’autre, a fortiori lorsque le rapport de parenté se définit comme égalitaire ce qui est le cas du lien de germanité. C’est à cette condition que l’aide peut s’établir, que l’argent peut être donné et reçu. Plutôt qu’un ensemble de prescriptions s’imposant aux personnes, l’éthique de bienveillance est plutôt un cadre régulateur informel construit et négocié par les acteurs eux-mêmes. Ces « règles du jeu » organisent les stratégies de chacun en même temps qu’elles en sont l’émanation. Chacun a de « bonnes raisons » de les respecter pour « jouer », i.e. pour ne pas se priver des facilités de toutes sortes, ici économiques, qui transitent par le lien de germanité.

Sans une confiance solide, l’aide offerte a toute chance de mal se passer : soit qu’elle soit mal perçue par le receveur, soit que la confiance soit trahie et que le contre-don tarde à arriver ou n’arrive jamais. Carole (32 ans, femme de ménage, mariée à un ouvrier, deux frères, son conjoint ayant deux frères et une soeur) évoque les problèmes entre Patrick, son conjoint et Gilles, l’un des frères de ce dernier, suite à une aide financière du premier au second. Patrick a prêté 10 000 F à Gilles pour l’achat d’une voiture il y a dix ans. Il n’a toujours pas été remboursé, ce qui ne surprend pas Carole tant les deux frères « ne se sont jamais entendus depuis l’enfance ».

Que l’aide offerte s’accompagne de conditions est aussi le signe d’une confiance insuffisante et de la tentation du donateur de tirer rapidement avantage de la situation. Gabrielle (cf. supra) raconte une expérience de ce type avec Véronique, sa soeur aînée. Véronique a aidé Gabrielle lorsqu’elle avait de gros problèmes d’argent.

Gabrielle : J’ai pas aimé forcément la façon dont ça s’est passé. Donc j’ai… j’ai décidé que ce serait la première et la dernière fois que je le ferais… que je ne recommencerais pas. […] J’ai trop ressenti que… tout d’un coup, parce qu’elle m’avait aidé, elle a eu une angoisse… que… que je lui rende pas, pas tout de suite et que… ça a cassé certaines choses entre nous et… Moi, je la trouvais pas très claire sur sa façon d’agir et que, je sais pas… elle avait ou un manque de confiance ou… (soupir), je sais pas trop comment dire, mais c’était désagréable quoi ! Fallait… fallait s’expliquer et y’avait aussi une position de… de remerciements… J’ai l’impression que je devais la remercier même après avoir rendu le dernier centime quoi ! Et que, quelque part, elle se servait de cette histoire pour dire : « Moi, j’ai aidé ».

L’aide donnée n’est connue de tous que dans certaines situations particulières quand le secret ne peut ou ne doit être gardé. C’est l’indice d’un fonctionnement en « quasi-groupe de parenté »[12], généralement sous l’égide des père et mère. Christine (37 ans, secrétaire médicale, en couple non-marié avec un ouvrier, deux frères et quatre soeurs, son conjoint ayant trois frères et trois soeurs) accepte d’aider deux de ses frères et soeurs et n’envisage pas un instant de le cacher tant sa fratrie est soudée depuis toujours :

Q : Tout le monde le sait dans la famille ?
Christine : Oui, je pense. Ou alors, ceux qui ne le savent pas, ce n’est pas volontaire. C’est pas quelque chose de secret.

Q : C’est eux qui vous ont demandé ?
C : Non, c’est parce qu’à l’époque, […] j’étais souvent chez eux et on s’est confié pas mal de choses. Et puis, ils avaient des petits soucis financiers… et donc pour moi l’argent, si tu veux… c’est pas une priorité. C’est important, mais je ne suis pas près de mes sous. Si mon frère en a besoin, je lui en donne si j’en ai. Ils me l’ont rendu, mais moi je m’en foutais à la limite. Je leur avais donné et si eux, ils ne pouvaient pas le rendre, c’était pas grave.

L’attitude de Christine s’apparente à ce que Gollac (2003) appelle la « logique de dévouement ». L’appartenance au groupe de parenté entraîne un don de soi au groupe. A première vue, on se situe en dehors d’une logique d’échange social fondée sur la dette. Il n’est donc pas nécessaire que l’aide reste secrète. On peut toutefois se demander si toute forme de réciprocité est réellement absente. Le dévouement n’est pas un sacrifice, ou alors c’est un sacrifice bien inspiré. On se dévoue à la « cause commune » parce qu’on sait que les autres feront de même pour soi si l’occasion se présente. La réciprocité reste un horizon du lien. Dans la plupart des fratries, prédomine une logique d’échange restreint fondée sur une réciprocité directe plus ou moins différée. Dans les fratries insérées dans un quasi-groupe de parenté, c’est une logique d’échange généralisé qui l’emporte, fondée sur une réciprocité indirecte, gage d’un soutien assuré si bien sûr le groupe se maintient.

Les deux logiques peuvent d’ailleurs se côtoyer sans forcément se contredire. Cela n’est possible que si les acteurs partitionnent les échanges en deux composantes relevant de logiques distinctes. Les catégories indigènes ne dessinent pas toujours un espace cognitif homogène : elles introduisent parfois des « coupures » dans le réel. Illustrons ce « principe de coupure », pour reprendre (en la détournant un peu) l’expression de Bastide (1955). Dans la fratrie d’Alain (50 ans, ébéniste, marié à une conseillère d’orientation, quatre frères et une soeur, sa conjointe ayant trois soeurs et un frère), il n’y a pas d’« entraide », mais on se donne des « coups de main ». La distinction est importante. L’entraide concerne une personne dans le besoin. Aucun des germains d’Alain ne connaît cette situation. Le coup de main relève de l’échange économique ordinaire. Les trois frères donnent régulièrement un coup de main à celui qui a gardé la ferme au moment de la récolte des fruits ou des légumes. Ils ont accès en retour aux produits de la ferme. L’installation du logement est une autre occasion classique où, entre frères, s’effectue un échange quasi économique. Chacun attend des autres qu’il contribue à la mesure de ses compétences. Alain, ébéniste de métier, fait le carrelage et chacun lui reconnaît cette compétence. Les relations entre frères sont transparentes et ne posent pas de problèmes : chacun se comporte selon un script connu d’avance. Mais en cas de coup dur, ces conventions tacites sont suspendues : il faut alors mobiliser les soutiens et organiser l’entraide.

Entre germains, les aides financières répétées ou d’un montant important sont l’exception. Les père-mère (fortunés) peuvent donner de l’argent à leurs enfants sur une longue période ou en grande quantité si la situation de ces derniers l’exige. Le caractère asymétrique dès l’origine du lien de filiation direct le rend possible, bien que cela soit délicat à mettre en oeuvre. En revanche, qu’une personne soutienne financièrement un membre de sa fratrie durablement, de façon récurrente ou substantielle, n’est guère compatible avec l’idéal égalitaire auquel aspire le lien de germanité. Lorsque cela se rencontre, on peut être sûr qu’il s’agit d’une fratrie hiérarchisée, situation particulière qui confère un statut et des droits extraordinaires à l’un des germains[13].

Conclusion

Pour l’analyste de la parenté, le rôle de l’argent dans les relations entre germains adultes met en évidence deux points fondamentaux. Le premier est que l’égalité apparaît comme un principe d’organisation du lien. Dans son livre récent sur les fratries, Buisson (2003) souligne aussi la centralité de cette « idéologie du traitement égalitaire », régulièrement prônée par les individus et régulièrement démentie dans les faits. Le second enseignement concerne les modalités d’établissement du lien : les normes statutaires de la germanité constituent un cadre régulateur informel (qu’exprime l’idée de bienveillance fraternelle) plutôt qu’un ensemble de règles positives précises[14] ; les interactions entre germains nécessitent donc un réglage minutieux, fait d’ajustements mutuels tacites dans lesquels la discrétion, le tact, le secret, la dissimulation et la confiance tiennent une grande place.

Ces deux constats sont d’ailleurs étroitement liés. C’est parce que le lien de germanité se définit comme un lien d’égal à égal que les relations effectives exigent un tel réglage et la mise en oeuvre de micro-stratégies destinées à déjouer les risques de tensions ou de conflits. L’égalité n’est pas l’identité. Ceci explique que les germains soient très attentifs aux différences et aux classements qui résultent de ces différences dès lors qu’elles sont commensurables. En effet, les membres d’une même fratrie se perçoivent comme des pairs ou des égaux, commensurables en vertu de leur origine commune, mais non comme des semblables. Le jeu des comparaisons et des confrontations est ce qui permet à chacun d’exister comme individu libre et autonome, car différent. Comme le remarque Simmel (1908 [1999]), la jalousie, fréquente entre germains, « présuppose l’existence d’une appartenance commune » (ibid. : 295). C’est à partir de ce qui unit que la différenciation, voire l’antagonisme, se construit.

Dans un ouvrage ancien consacré aux idées égalitaires, Bouglé (1899) note que le sentiment de la valeur propre de l’individu est un élément essentiel de l’idéal égalitaire. Les germains veulent être semblablement traités (entre eux et par les père et mère), mais non tenus pour semblables. Cela signifie que la différence doit pouvoir se manifester par des signes et des codes discrets, repérables par autrui. Sitôt relevée, cette différence entre germains que lie une origine commune est convertie en classement. Lorsque ces différences classantes deviennent trop manifestes, les germains ont recours à des parades pour restaurer symboliquement le principe égalitaire et l’éthique de bienveillance. Face aux inégalités de fait qui caractérisent les conditions socio-économiques des uns et des autres dans la fratrie, les micro-stratégies des individus ont donc pour effet d’entretenir l’illusion d’une « communauté factice ».

Ainsi, l’égalité entre germains est un principe « artificialiste » qui tient secret ce qu’il ne peut s’avouer : il y a donc déni de la hiérarchie et par moments, dans les épreuves (héritage inégalitaire, déséquilibre trop ostensible dans les cadeaux, don ou prêt sous condition, etc.), brusque retour du refoulé hiérarchique et constitution éventuelle de clans. A l’exception de ces cas limites, les parades poussent à renforcer l’autonomie de chacun. Elles freinent la propension à se lier, à se venir en aide. Cette dialectique du semblable et du différent, de l’égalité et de la hiérarchie, est au coeur de la germanité et sans doute aussi de la fraternité politique. Dans la tradition républicaine française, la fraternité apparaît comme un tiers réconciliateur qui, idéalement, permettrait de sortir du face à face entre la liberté et l’égalité. C’est bien ce type de dilemme que les germains ont à résoudre. Et ils n’y parviennent qu’au prix d’un certain repli sur soi.