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Comme l’indique l’auteur dans son introduction, « ce livre se veut avant tout une histoire politique de la désintégration de la République socialiste fédérative de Yougoslavie » (p. 1). Avec son commentaire de la genèse du rêve yougoslave du dix-neuvième siècle à la disparition de l’entité appelée Yougoslavie en 2003, Renéo Luki´c inscrit son livre dans une abondante documentation sur le sujet de la désintégration yougoslave. Cependant, loin d’imiter ses confrères plus ou moins illustres, R. Luki´c entend, tout d’abord, clarifier le débat sur cette désintégration en discréditant un certain nombre d’idées reçues, diffusées par de nombreuses études sur les guerres yougoslaves ; ensuite, il veut compléter le dialogue en étendant son analyse aux événements récents qui, bien que très étudiés, n’ont pas encore été traités dans une perspective qui inclut les autres conflits ayant ravagé les Balkans occidentaux à la fin du vingtième siècle. Son argumentation se déroule en trois temps : 1) une introduction approfondie des circonstances dans lesquelles s’est produite la désintégration ; 2) l’analyse détaillée des différents conflits et la complexité de leurs conséquences, qui ont contribué au dépeçage de la Fédération ; 3) un bref examen de la situation contemporaine au lendemain de la désintégration.

Dans la première partie de L’agonie yougoslave, R. Luki´c expose ce qu’il considère comme les clés nécessaires à la compréhension des évènements qui ont embrasé la Yougoslavie des années 1990. Pour lui, les poussées nationalistes responsables de la dissolution de l’État multinational yougoslave ne sont que le continuum du processus global de quête de l’État-nation, développé au cours des dix-neuvième et vingtième siècles. Après une brève explication du contexte dans lequel s’est formée et a évolué la République socialiste fédérative de Yougoslavie (RSFY) sous Tito, R. Luki´c aborde ce qu’il considère comme la cause immédiate et déterminante de la désintégration yougoslave : la prise et la consolidation du pouvoir par Slobodan Milo?sevi´c au sein des institutions fédérales, fondant sa rhétorique ainsi que les bases de la culture politique serbe sur un nationalisme agressif panserbe.

Le contexte nécessaire à la compréhension de la désintégration de la RSFY étant évoqué, le livre aborde ensuite les différents épisodes dramatiques qui ont mené la Yougoslavie à sa fin. De l’ouverture des hostilités en Slovénie au dernier conflit balkanique en Macédoine, en passant par les guerres de Croatie, de Bosnie-Herzégovine (BiH) et du Kosovo, l’auteur dépeint les tenants et aboutissants de la longue « agonie » yougoslave. L’évocation de ce récit lui permet de mettre en évidence un certain nombre de questions fondamentales et d’y apporter ses réponses.

Selon R. Luki´c, les interventions militaires en Slovénie et en Croatie soulignent la distinction entre le « nationalisme de conquête serbe » et le « nationalisme de repli » slovène et croate, qui s’est développé par réaction (p. 194). Le fameux discours de Milo?sevi´c sur le « Champs des Merles », à l’occasion de la célébration de la bataille du Kosovo, la politique totalitaire serbe au Kosovo et en Vojvodine, la manipulation et le développement de la révolte serbe en Croatie, ainsi que le détournement de l’armée fédérale pour le projet « grande Serbie » sont autant de signes qui démontrent les visées impérialistes de Milo?sevi´c et qui mettent en cause sa responsabilité dans les évènements qui ont immanquablement mené à la mort de la Yougoslavie. Selon l’auteur, la communauté internationale se révèle incapable d’évaluer ce danger et d’y répondre de manière appropriée ; la guerre en BiH, conséquence directe de cette incapacité, en est la plus flagrante des preuves et un témoignage accablant.

En ce qui concerne le conflit bosniaque, R. Luki´c prend résolument le parti de qualifier le conflit d’international, puisque le soulèvement bosno-serbe est dirigé depuis Belgrade et fait partie d’un plan délibéré d’extension de la Serbie aux dépens de la BiH, légitimement indépendante (plan RAM). Cependant, il constate l’apparition d’un conflit interne, qualifié d’« effet pervers du conflit », composé de guerres civiles au sein même des différentes communautés ethniques (p. 241). Quant à l’implication de la Croatie, l’auteur essaie de minimiser sa responsabilité dans le déclenchement de la guerre en arguant que Franjo Trujman a négocié la division de la BiH « dans un effort désespéré pour éviter la guerre entre la Serbie et la Croatie », de manière à apaiser les ambitions de Milo?sevi´c en Krajina (p. 222).

Dans le cas macédonien, l’auteur donne trois raisons pour expliquer l’absence de conflit lors de l’accession à l’indépendance : premièrement, le refus de Milo?sevi´c d’ouvrir un second front au sud du pays alors que le conflit en BiH faisait rage (p. 438) ; deuxièmement, ses prévisions selon lesquelles l’isolement relatif de la Macédoine par rapport à ses voisins, son incapacité à se faire reconnaître sur la scène internationale ainsi que les tensions ethniques avec sa communauté albanaise finiraient par la déstabiliser ; et, troisièmement, la présomption des capacités de la république à servir de soupape de sécurité face à l’embargo imposé par la communauté internationale à la Yougoslavie.

Enfin, en abordant la question cruciale de l’intervention militaire au Kosovo, Luki´c s’attache à démontrer la légitimité de cette intervention par laquelle la communauté internationale décide de s’impliquer dans le conflit pour s’opposer aux excès du nationalisme serbe. Cependant, il ne manque pas de souligner la responsabilité de celle-ci dans la propagation du nationalisme radical albanais au carrefour du Kosovo, de la Serbie et de la Macédoine. L’auteur conclut en mettant en évidence la montée et l’organisation de ce nationalisme, qui remplace le rôle destructeur du nationalisme serbe des années 1990 dans l’ancien espace yougoslave.L’agonie yougoslave se conclut sur une analyse des relations contemporaines serbo-croates et serbo-monténégrines. Alors que, dans le cas serbo-croate, l’auteur s’aventure à spéculer sur le rôle potentiellement bénéfique d’une intégration des deux pays dans les institutions européennes et occidentales, sur la question de l’union de la Serbie et du Monténégro, il se montre plus réservé. R. Luki´c souligne, d’un côté, le poids de la question du Kosovo sur la politique de maintien du statu quo de la communauté internationale et, de l’autre, les multiples tragédies qu’ont subies les fédérations d’Europe orientale au cours du vingtième siècle, laissant en suspens la question du maintien de l’union de la Serbie et du Monténégro, dernier vestige du rêve yougoslave.

Malgré l’abondance des écrits traitant de la désintégration yougoslave, L’agonie yougoslave trouve parfaitement sa place. L’originalité de cette monographie se trouve dans son approche exhaustive du problème de la désintégration yougoslave – de ses origines à l’abandon définitif du terme de « Yougoslavie » –, mettant en évidence les questions juridiques, politiques et morales fondamentales soulevées par chaque épisode de cette terrible histoire. Sans essayer de minorer les causes multiples de la désintégration yougoslave, l’auteur insiste fortement sur le rôle joué par Milo?sevi´c et ses acolytes dans le développement du nationalisme serbe et, par conséquent, sa responsabilité dans la décision des autres républiques de choisir l’option indépendantiste. Brisant le mythe répandu depuis une décennie par certains hommes politiques, analystes et médias occidentaux, R. Luki´c démontre dans quelle mesure les conflits yougoslaves des années 1990 étaient principalement des conflits internationaux, impliquant l’agression d’un pays contre des pays indépendants et souverains et non une guerre civile entre les différentes entités de la RSFY (p. 195). De même, il démontre que « L’enjeu véritable de la guerre, la conquête du territoire, fut caché derrière la représentation de l’Autre » (p. 3). Ces guerres ne résultent donc pas essentiellement de facteurs tels que les haines ancestrales ou les guerres de religion, qui ont été utilisées comme prétextes par les élites politiques et culturelles nationales. Il prouve ainsi que la guerre en BiH était évitable (p. 6). Enfin, il dénonce clairement la responsabilité de la communauté internationale dans la prolongation du conflit et son incapacité à comprendre et à gérer la crise.

Sans vouloir diminuer l’originalité ou l’intérêt du livre, il convient cependant de souligner un certain nombre de faiblesses. Par exemple, il est regrettable que, dans le souci d’éviter des préjugés et des idées reçues, l’auteur tombe facilement dans certains pièges. Sans nier le rôle de Trujman dans le conflit bosniaque, R. Luki´c justifie sa politique nationaliste par le machiavélisme de Milo?sevi´c. De même, il affirme maladroitement que les crimes de guerre bosniaques et bosno-croates ne signifient pas que ces peuples soient responsables du conflit. De plus, il insiste sur le fait que « la proportion des crimes commis par les Bosniaques et les Croates n’est en rien comparable à ceux commis par les Serbes » comme tentative de justification ou d’excuse (p. 241). Il fait justement remarquer que les exactions commises pendant le conflit n’ont rien à voir avec la responsabilité du déclenchement de la guerre ; cependant, il est intellectuellement équivoque d’essayer de minimiser la responsabilité des crimes commis en les justifiant par la responsabilité antérieure de l’Autre.

Toutefois, son analyse la plus surprenante est celle des idées véhiculées par Alija Izetbegovi´c en tant qu’homme de paix, vierge de toute volonté nationaliste, en dépit de renseignements contraires. Il minimise la portée de la Déclaration islamique (Islamska Deklaracija) rédigée par Izetbegovi´c en 1970, arguant qu’elle n’« était destinée [qu’]aux communautés musulmanes vivant en dehors de la Yougoslavie », car « elle avait d’ailleurs été publiée au Koweït et non en Yougoslavie » (p. 202). Il justifie ses ambitions d’islamisation par la liberté de religion « retrouvée » à la chute du communisme (p. 203). Ou encore, il essaie d’expliquer de façon simpliste qu’Izetbegovi´c aspirait au « grand renouveau de “l’islam bosniaque” » qui « s’appuierait sur les centres spirituels de l’islam qui se trouvent en Arabie Saoudite et en Iran » (p. 204), au mépris même de la tradition musulmane locale. En effet, l’islam dans les Balkans n’a historiquement jamais eu de liens avec ces centres religieux connus comme étant des plus extrémistes, ainsi que l’affirment sans cesse les représentants musulmans du Kosovo, notamment, désapprouvant les prétendues « aides humanitaires » de ces pays. Sans vouloir le diaboliser, il aurait été peut-être souhaitable, eu égard à la personnalité très controversée d’Izetbegovi´c, de garder un peu plus de réserve à son sujet.

Enfin, les deux grands absents de cette analyse de L’agonie yougoslave sont l’Europe et la Serbie elle-même. Bien que toutes deux jouent un rôle important tout au long du récit, l’auteur ne leur accorde pas une attention particulière. Alors qu’il consacre deux chapitres à l’analyse de la politique américaine dans les Balkans, l’Europe ne semble pas y avoir sa place. Comme il le démontre très justement, le rôle de l’Europe, surtout au début de la désintégration, a été moins important que celui des États-Unis. Cependant, une analyse approfondie du rôle joué par l’Europe, de l’évolution de sa politique dans la région et des différents enjeux que représentent les Balkans dans la stabilité politique et économique du continent aurait été grandement bénéfique à cette étude. De même, un chapitre consacré à l’analyse de la Serbie elle-même, étudiant les dynamiques politique et sociale qui ont soutenu tout d’abord et fait tomber ensuite le régime de Milo?sevi´c, aurait complété utilement cette « histoire politique de la désintégration de la République socialiste fédérative de Yougoslavie » (p. 1).