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Comment penser la politique d’un monde commun, ce que l’auteur appelle la « cosmo-politique », dans un contexte historique marqué par les attentats du 11 septembre 2001 ? Telle est la question qui guide les réflexions d’Étienne Tassin dans ce livre. Pour lui, les sociétés occidentales contemporaines doivent en effet relever trois défis : 1) le défi de l’acosmisme politique, qui consiste ici à renouer avec notre capacité d’agir de façon concertée dans un monde où le politique est identifié à une pratique instrumentale ; 2) le défi de l’acosmisme « technoscientifique », c’est-à-dire le refus de réduire la condition humaine à l’expérience de la domination de la fabrication ; 3) le défi de l’acosmisme économique, c’est-à-dire le rejet d’un monde soumis au diktat de la globalisation, au libéralisme économique qui, par les lois du marché, ravale l’homme à l’état de marchandise. Lecteur assidu et interprète rigoureux de la pensée politique de Hannah Arendt, É. Tassin reprend, bien entendu, cette notion d’acosmisme de la philosophe allemande, notion qui désigne, pour elle, la perte ou plutôt la destruction du monde commun. É. Tassin voit donc dans ces trois moments d’acosmisme les problèmes qui minent les régimes démocratiques libéraux, obnubilés par les vertus du libéralisme.

Pour relever les trois défis, É. Tassin ne reprend pas seulement les caractères propres à la théorie politique de H. Arendt (action, pluralité, égalité, liberté) ; il introduit aussi, au sein de sa compréhension du cosmo-politisme, un autre caractère politique qui est absent chez H. Arendt, mais qu’il retrouve dans les travaux de Claude Lefort et de Jacques Rancière, la dimension du conflit. Les sociétés libérales prétendent soit écraser le caractère conflictuel des rapports politiques (la domination constitutive du contrat social libéral) ou encore le subsumer au sein d’une unité fictive du corps politique, d’une humanité réconciliée avec elle-même (le cosmo-politisme kantien). Il ne s’agit pas, bien sûr, de rejeter le projet de fonder un monde commun dans lequel certaines divisions seraient surmontées, mais d’assumer le conflit, caractère du politique, qui résulte de la pluralité, condition de l’agir ensemble, au sein de ce projet de mondain. Refusant d’identifier l’exercice de l’action, et donc du conflit, à l’expérience de la domination ou de la violence, É. Tassin se demande comment penser le conflit, la division au sein même de l’unité. Fonder une politique du monde commun, une cosmo-politique dans laquelle les hommes agiraient ensemble et assumeraient les conflits, représente la réponse d’É. Tassin aux trois défis acosmiques.

Pour élaborer sa réponse, le philosophe français examine, dans la première partie de son ouvrage, les théories politiques qui identifient le pouvoir à l’exercice de la violence légitime (Max Weber) ou à la relation ami-ennemi (Carl Schmitt), ou le réduisent à une procédure délibérative et communicationnelle (Jürgen Habermas). Pour l’auteur, ces trois conceptions du politique sont irrecevables parce que la première confond le politique (espace de l’agir dans lequel les hommes sont égaux et libres) et la violence (moyen instrumental pour contraindre l’autre à faire ce que l’on veut) ; la deuxième ramène l’action à un enjeu guerrier qui s’achève par la victoire de l’un et la défaite de l’autre. Le pouvoir est donc, là aussi, l’expression de la violence instrumentale. La troisième théorie politique n’est pas plus recevable, car, identifiant le politique à un jeu de dialogue, elle fait l’impasse sur le contenu mondain du politique, c’est-à-dire les conflits sociaux et politiques qui caractérisent l’action concertée. É. Tassin n’est pas tendre non plus à l’égard de Hobbes, qui fait, au sein de l’état de nature, de la lutte pour la survie le mobile de l’action, ravalant ainsi l’agir à la nécessité de la vie, ni à l’égard de Rousseau, qui, en estimant la souveraineté indivisible et unitaire, nie la pluralité, condition à l’expérience de la liberté politique. En somme, tous ces auteurs sont aveugles à la dimension mondaine et à la dimension conflictuelle de l’action. Ils ne sont donc d’aucune aide pour relever les trois défis.

Dans la deuxième partie de son livre, É. Tassin tente de définir ce qu’est un monde commun fondé sur le cosmo-politique. Après avoir rejeté la théorie habermasienne du droit cosmo-politique pour les mêmes raisons évoquées précédemment et l’interprétation de David Held de la « démocratie cosmo-politique », fondée sur « une communauté de culture définie par le partage, plus ou moins exigeant, d’un jeu de valeurs » (p. 211), qu’il juge « illusoire » parce qu’elle est, au fond, communautarienne, É. Tassin soutient que le cosmo-politique consiste en « une réorientation des actions politiques menées au sein des différents espaces publics dans une visée du monde, et elle s’explicite philosophiquement depuis une élucidation des modes d’appartenance-au-monde dans leurs rapports conflictuels à la pluralité qui est la condition de l’action » (p. 21). Cette politique mondaine doit se comprendre dans un double sens : 1) le monde, « l’espace publico-politique », recèle la vie communautaire, la communauté des individus dans laquelle s’affirme leur identité, mais il revient au politique « d’organiser démocratiquement » (p. 130) les particularités communautaires afin de veiller à ce que ces dernières ne s’agglutinent pas pour former un tout homogène et, par là, nier le pluralisme politique ; 2) l’espace public dans lequel les identités de chacun s’expriment est un « horizon » dans le sens où c’est le politique qui ouvre à ces communautés l’horizon d’un monde commun. C’est le monde qui donne une voie à la vie communautaire qui, sans lui, s’enferme sur les visées culturelles, identitaires et ethniques des communautés.

Irréductible au libéralisme politique et au communautarisme, la philosophie de l’action d’É. Tassin doit non seulement reposer sur la « mondanéité », mais aussi sur une pratique « sémantique de l’action » et une « sociologie compréhensive de l’action ». Mais, sur ce dernier point, les propos d’É. Tassin sont à ce point abscons qu’il nous apparaît des plus difficiles d’envisager l’actualisation de cette théorie de l’action. Il écrit :

Une philosophie de l’action prend appui sur une phénoménologie de l’agir collectif public et de l’espace d’apparence qui accompagne celui-ci, puisqu’elle s’attache particulièrement à décrire la phénoménalisation du monde que l’agir-ensemble produit. Elle bénéficie des apports de la sémantique de l’action qui s’attache au disthème et d’une herméneutique des mondes inventés et projetés par les actions humaines – une herméneutique des propositions de monde, pourrait-on dire à la suite de Ricoeur. Elle doit, enfin, se nourrir des travaux d’une sociologie compréhensive de l’action dont le propos est à la fois de décrire les phénomènes interactionnels au niveau microsociologique et les règles auxquelles obéissent les interactions, mais aussi de rendre compte des effets propres de la publicisation dans la constitution des communautés d’action.

p. 137

Ouf, a-t-on le goût d’ajouter ! Vaste programme ! On n’en saura pas davantage, car l’auteur note qu’il ne « fait qu’indiquer la direction » vers laquelle doit s’élaborer une telle philosophie de l’action. Cependant, le projet d’É. Tassin nous laisse dubitatif. Que cette théorie de l’action s’articule autour d’une « phénoménologie de l’agir », nous n’avons aucune difficulté à le suivre. L’auteur a d’ailleurs magistralement développé cette thèse dans son ouvrage Le Trésor perdu. Hannah Arendt, l’intelligence de l’action politique (Payot, 1999). Mais que cette philosophie de l’action doive, en revanche, être non seulement jumelée à « une sémantique de l’action », mais aussi aux acquis de l’ethnométhodologie, nous avons quelque difficulté à y voir clair…

Quoi qu’il en soit, l’auteur fait l’effort de repérer, dans la dernière partie de son livre, des expériences concrètes dans lesquelles pourrait s’exprimer cette cosmo-politique des conflits, cette politique du monde commun nécessaire à la sortie de l’acosmisme généralisé. S’appuyant, une fois de plus, sur les travaux de H. Arendt, É. Tassin voit dans nos rapports avec l’étranger la possibilité de créer une telle cosmo-politique (p. 232). Celle-ci dépend de notre capacité à accueillir l’étranger. L’étranger, ce « sans-droits », menace l’État-nation parce qu’il est précisément privé d’une place publique, là où nous sommes vus et entendus, constitutive du monde. L’étranger est ainsi « acculé à prendre la figure du criminel » (p. 270). De ce fait, il représente, en fin de compte, un danger pour l’humanité. Seule « une cosmo-politique au sens où elle fait de la possibilité du monde comme monde humain et monde commun l’horizon de toute action » (p. 234) est en mesure de conférer une place à l’étranger. La capacité des Modernes à créer de façon concertée un espace politique avec l’étranger révélerait l’agir commun de ces derniers et donc leur capacité de travailler avec l’altérité, le conflit, l’étranger. Par là, il serait possible de relever le défi des trois acosmismes : un monde dans lequel les hommes exercent le vivre-ensemble serait un monde libéré de l’acosmisme politique ; un monde, en deuxième lieu, où les individus ne seraient plus simplement des moyens en vue d’une fin (l’acosmisme technoscientifique) et, finalement, un monde où les hommes ne seraient plus l’objet d’un échange purement marchand (l’acosmisme économique).

S’appropriant, en définitive, les oeuvres de H. Arendt, de C. Lefort et de J. Rancière, É. Tassin ne parvient pas à renouveler la théorie politique contemporaine. Il décrit certes avec brio les défis auxquels sont confrontées les sociétés occidentales, mais il reprend essentiellement les conditions exposées par ces trois auteurs pour penser ces défis. Là où il fait preuve d’originalité – le projet de développer une philosophie de l’action –, l’auteur se perd dans une terminologie alambiquée et nébuleuse. Aussi, ressent-on parfois en refermant le livre, un sentiment d’étrangeté…