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La littérature sur les droits des autochtones est en pleine effervescence. Chaque année paraissent de nombreux essais traitant des développements jurisprudentiels récents ou encore proposant des solutions de rechange au régime juridique actuel, dont l’héritage colonial devient de plus en plus difficile à justifier (on pense par exemple aux ouvrages de James Tully, de Patrick Macklem, de John Borrows ou de Kent McNeil). On peut donc s’interroger sur la pertinence d’un nouvel ouvrage sur la question. Sébastien Grammond vient pourtant combler un vide important dans cette documentation riche et abondante. En effet, comme il le souligne avec raison, il n’existait pas, jusqu’à présent, d’ouvrage offrant une synthèse d’ensemble du droit des autochtones au Canada. Qu’il s’agisse du régime juridique des réserves et de la Loi sur les Indiens, du droit issu des traités et des droits ancestraux ou encore des principes régissant l’autonomie gouvernementale, le droit, ou plutôt les droits des autochtones constituent un édifice complexe, parfois contradictoire, mais surtout en constante évolution. En faire la synthèse constitue donc un défi de taille. C’est pourtant ce que propose S. Grammond dans cet ouvrage riche en détails et en nuances.

Bien qu’il s’agisse d’abord d’un ouvrage d’introduction à la question, S. Grammond propose une exégèse qui se veut un bon compromis entre une lecture factuelle de l’état du droit actuel et l’analyse critique d’un domaine où, plus que jamais, la philosophie, l’histoire et la politique rencontrent le droit. L’auteur consacre d’ailleurs le premier chapitre du livre aux débats sur les fondements normatifs et méthodologiques qui motivent les spécialistes du droit des autochtones. Posant d’emblée la question à savoir pourquoi les autochtones devraient bénéficier d’un régime juridique particulier, il affiche rapidement ses couleurs et propose un aperçu des arguments en faveur de la reconnaissance, en droit, de la différence autochtone.

Ces arguments sont d’abord d’ordre historique et posent comme principe fondamental l’antériorité de la présence autochtone sur le territoire canadien. De cette présence historique découleraient des droits de nature restauratrice ou compensatoire sur le territoire, mais également le droit à l’autonomie gouvernementale, puisque les nations autochtones n’ont jamais consenti à leur intégration au sein du régime politique canadien. Un deuxième groupe d’arguments repose sur la différence culturelle et s’inscrit dans la lignée du pluralisme libéral tel qu’il est défendu par Will Kymlicka et plusieurs autres philosophes politiques contemporains. Selon cette approche, les droits des autochtones découleraient de l’obligation d’accommodement de l’État afin d’assurer aux minorités nationales le maintien de leur culture sociétale distincte (p. 12).

S. Grammond souligne les limites de telles approches, en particulier le danger de réduire l’identité autochtone à un certain nombre de pratiques ancestrales qui, bien qu’importantes, ne forment qu’une composante de la réalité contemporaine, et moderne, des premiers habitants. Ce réductionnisme, qui ressort malheureusement de certaines décisions de la Cour suprême du Canada concernant les droits ancestraux, limite considérablement la portée contemporaine de ces droits. S. Grammond préfère donc voir ces approches historiques et culturelles de manière complémentaire, puisque « l’histoire explique pourquoi certains groupes culturels jouissent de droits collectifs, alors que le maintien d’une différence culturelle renforce la nécessité de réparer une injustice historique » (p. 15).

L’argument proposé risque de laisser quelque peu sur leur soif les lecteurs familiers avec le débat. S. Grammond ne fait que rapidement référence aux thèses de J. Tully, de P. Macklem ou de J. Borrows, par exemple, qui proposent justement de situer la relation entre l’État canadien et les peuples autochtones au-delà du cadre constitutionnel existant, dans la continuité du principe d’autodétermination. C’est un peu ce que propose S. Grammond dans les chapitres suivants, mais une analyse des forces et peut-être des limites de cette perspective normative aurait été bienvenue dans un ouvrage qui se veut une synthèse des débats actuels. Ajoutons que l’auteur ne fait qu’un survol rapide des arguments des opposants aux droits des autochtones, arguments qui ont pourtant bonne presse dans certaines régions du pays à l’heure actuelle.

Un peu courte aussi, mais fort intéressante pour le lecteur peu familier avec la méthodologie du droit, la seconde partie du premier chapitre situe de façon explicite la suite de l’analyse dans une perspective qui se veut critique. S’inspirant des courants du pluralisme juridique et des critical legal studies, S. Grammond met en évidence les limites du droit positif actuel, puisque celui-ci, tel qu’il est interprété par les tribunaux canadiens, se situe nécessairement dans une logique de reproduction du cadre constitutionnel actuel, lui-même fruit du colonialisme dont on cherche à s’affranchir aujourd’hui.

Le deuxième chapitre s’attarde à poser les jalons historiques du régime juridique contemporain. Reprenant en grande partie la lecture de l’histoire proposée par la Commission royale d’enquête sur les peuples autochtones, S. Grammond divise les rapports qu’entretiennent les peuples autochtones avec les autorités politiques françaises et britanniques, puis canadiennes, en trois périodes distinctes. Une première période (1500-1815) s’inscrit sous le sceau de la cohabitation et des relations juridiques fondées sur des alliances et des traités de paix au sens du droit international (p. 45). Par la suite, l’expansion territoriale des colonies, puis la disparition du rapport de force entre les Anglais et les Français, entraînent la fin des alliances et le début de l’assujettissement des autochtones à l’autorité de la couronne. C’est la période de confiscation des terres et du régime de la Loi sur les Indiens, qui confine la majorité des autochtones à une tutelle dont ils peinent à sortir aujourd’hui. Ce n’est que dans les années 1960 que sonne le « réveil » autochtone et s’ouvre la présente période, caractérisée par la reconnaissance, bien que toujours limitée, de droits des peuples autochtones, tant dans le contexte canadien (p. 106) qu’international (p. 123). S. Grammond propose en fin de chapitre un survol fort utile des avancées récentes concernant le droit des autochtones au Canada, depuis l’arrêt Calder en 1973 jusqu’aux récentes décisions de la Cour suprême, notamment les arrêts Delgamuukw (1997) et Marshall (1999), qui posent les jalons de l’analyse détaillée faisant l’objet des chapitres suivants.

Dans son analyse de l’état du droit actuel, S. Grammond s’attarde tout d’abord aux différents régimes qui encadrent la relation des peuples autochtones au territoire. Le régime juridique des réserves, celui des traités anciens et « modernes », tels que la Convention de la baie James et du Nord québécois, et l’interprétation offerte par les tribunaux canadiens aux droits ancestraux, tels qu’ils sont reconnus à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, occupent en toute logique une place de choix dans l’analyse. S. Grammond propose une synthèse claire et concise des débats récents à ce sujet en se référant régulièrement, sans en abuser, à la jurisprudence pertinente.

Le quatrième chapitre, qui porte sur la gouvernance autochtone, est particulièrement intéressant dans une perspective politique. S. Grammond décortique les divers mécanismes qui perpétuent, malgré la décentralisation administrative découlant des diverses ententes d’autonomie gouvernementale, le contrôle de l’État sur les populations autochtones du Canada. Il contraste d’habile manière les principes d’autodétermination et du droit inhérent à l’autonomie gouvernementale avec les divers régimes de gouvernance existants, que ce soit celui des conseils de bandes ou les divers modèles d’autonomie gouvernementale issus d’ententes particulières ou de traités récents. Paradoxe important, comme le souligne S. Grammond, avec le régime de la Loi sur les Indiens, l’État reconnaît depuis toujours l’existence de communautés politiques autochtones distinctes (p. 283). Aujourd’hui, en droit comme en fait, ces communautés ne peuvent être considérées comme de simples sous-ensembles de la communauté canadienne, d’où l’importance de développer de véritables mécanismes de coexistence.

Le dernier chapitre traite d’aspects peu connus du droit des autochtones, mais néanmoins fort importants. La place des autochtones au sein du fédéralisme canadien, l’applicabilité des lois provinciales sur les terres réservées aux autochtones, le régime d’exonération fiscale et la justice pénale sont tour à tour analysés. Si cette dernière partie ne forme pas un tout aussi cohérent que les précédentes, elle permet cependant de saisir toute la complexité du régime juridique qui encadre la relation entre les autochtones et l’État et, par le fait même, le défi que pose une véritable réforme de ce régime.

Du point de vue du politologue, du sociologue ou de l’anthropologue, qui s’intéresse de près ou de loin aux enjeux liés à la relation qu’entretiennent les peuples autochtones avec la société et l’État canadiens, le domaine juridique demeure trop souvent un espace méconnu où l’on hésite à s’aventurer. Il s’agit pourtant d’un aspect incontournable de la « question autochtone ». L’ouvrage de S. Grammond, qui se veut d’abord un outil pédagogique, constitue une excellente porte d’entrée peur ceux et celles qui s’intéressent aux enjeux de la coexistence, mais que le langage juridique peut rebuter. À la fois par sa structure et son langage clair et direct, cet ouvrage permet tant aux juristes expérimentés qu’aux personnes peu familières avec le droit de s’initier à un domaine complexe où le droit sort souvent des cadres normatifs entendus des sociétés occidentales. L’auteur n’hésite pas à remettre en question quelques présupposés de ce droit « occidental » qui, trop souvent, a servi de justification à l’appropriation du territoire et à la soumission des peuples autochtones aux autorités coloniales, puis canadiennes. Il propose en ce sens une analyse qui dépasse nettement le strict cadre juridique et s’aventure volontiers dans le domaine du politique.

À plusieurs reprises, d’ailleurs, l’auteur insiste sur l’importance de la négociation politique comme outil de transformation des rapports entre l’État et les peuples autochtones. Comme il le souligne avec raison, les autochtones et l’État ont avantage à s’entendre par la signature de traités plutôt que de laisser les tribunaux trancher sur la nature de droits ancestraux fondés sur des notions complexes et hautement subjectives d’histoire et de culture, processus long et coûteux dont l’issue est incertaine (p. 420). C’est pourquoi S. Grammond, comme c’est le cas dans nombre d’analyses récentes, insiste en conclusion sur l’importance de l’autonomie politique comme principal mécanisme de redressement des injustices du passé. On peut cependant déplorer qu’une analyse poussée du principe d’autodétermination ne vienne pas appuyer sa conclusion.

Étant donné l’évolution constante du droit des autochtones, un tel ouvrage risque malheureusement d’être rapidement dépassé. On ne peut qu’espérer des mises à jour ponctuelles au cours des prochaines années. Une traduction anglaise permettrait aussi une diffusion élargie à un ouvrage qui accorde une place importante à l’héritage colonial français, qui façonne encore aujourd’hui la relation entre l’État et les peuples autochtones au Québec.