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Nous n’avons pas de mains nous avons tué l’Indien et

 nous avons tendus nos poignets à l’oppresseur c’est

 notre deuil c’est notre souillure

Nous n’avons plus de mains que ce pays énorme et

 sauvage et qui nous tient accrochés au pôle[1]

De récents travaux tendent à réviser l’histoire sociale et littéraire québécoise en dégageant les signes d’une hybridation que Jean-François Côté conçoit comme le résultat de mélanges culturels constitutifs, depuis l’époque coloniale, d’une originalité continentale américaine[2]. À l’heure où, comme l’affirme Yvan Lamonde, « penser l’américanité c’est penser l’identité dans la postmodernité, c’est reconnaître le cosmopolite culturel en soi sans renoncer à soi[3] », il convient cependant de réinterroger le rapport aux Premières Nations dans le cadre de ce nouveau contexte. En quoi les imageries à travers lesquelles ce rapport s’offre à saisir alimentent-elles la réflexion sur la problématique transculturelle ? C’est ce qu’il s’agira de mettre en évidence, en proposant un parcours de lecture qui tente de dégager les composantes symboliques de ce qui sera désigné ici par la notion de « désir métis ».

Dans sa Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde (2000), Gérard Bouchard propose de considérer le métissage comme condition de rénovation d’un imaginaire collectif cristallisé, depuis le xixe siècle, par le mythe de la survivance française en Amérique. Ce changement d’optique commande en fait l’adoption d’un nouveau paradigme pour réorienter la construction identitaire, celui du bâtard décrit en ces termes :

[…] ensauvagé comme au début (à l’image et dans le sillage de ses devanciers indigènes et européens), s’abreuvant à toutes les sources proches ou lointaines, mêlant et dissipant tous ses héritages, répudiant ses ancêtres réels, imaginaires et virtuels, il s’inventerait dans cette position originelle un destin original qu’il pourrait enfin tutoyer, dans l’insouciance des ruptures et des continuités[4].

La métaphore de l’« ensauvagement » permet ici de renouer avec la rencontre originelle des cultures autochtones et européennes de laquelle est tributaire l’histoire québécoise. Le recours au métissage procède dans pareil cas d’une filiation avec les acteurs marginaux de la colonie française, coureurs des bois, voyageurs, traducteurs, héros de la culture populaire ou d’une tradition de la mixité. Le rapport à l’Amérindien tel qu’il se donne à lire dans Cowboy de Louis Hamelin et Sept lacs plus au nord de Robert Lalonde, romans parus tous deux en 1993, n’est pas sans fait écho à l’hypothèse de renouvellement de la mythologie identitaire telle qu’énoncée par Bouchard. La représentation de l’arrière-pays y est de fait porteuse d’un désir métis. Ce dernier peut en l’occurrence être défini comme la volonté des héros de se faire autre au contact de la réalité autochtone, par un retour fantasmé à l’origine de la fondation des Amériques. Le désir implique par ailleurs une projection de l’Indien imaginaire sur l’autre en présence. Qu’il s’agisse du Mohawk d’Oka après la crise de 1990 ou d’une communauté fictive de la Côte-Nord, sa représentation oscille entre le bon et le mauvais sauvage, pour reprendre les lieux communs des chroniques de la Nouvelle-France. Plutôt qu’un résultat, le métissage est, dans ces cas précis, compris comme une visée. Il se manifeste par une tension constante, faite de symbioses et de conflits, ainsi que par une forte ambivalence identitaire caractéristique des héros de Lalonde et de Hamelin, partagés entre deux possibles de l’Amérique représentés par la polarisation Amérindien/Blanc.

S’il est exclu de la mythologie identitaire nationale, l’Amérindien ne s’en est pas moins imposé sur le plan de l’imaginaire véhiculé par les pratiques culturelles. Jack Warwick a démontré comment la fiction québécoise s’approprie l’identité autochtone pour exprimer un rapport au territoire qui s’inscrit dans la filiation du coureur des bois et réaffirmer, ainsi, la force d’une tradition[5]. Pierre Nepveu a pour sa part fait valoir que la représentation littéraire de l’autochtone relève du mythe de sa disparition. C’est ainsi que « l’Amérique dont se réclament les poètes de l’Hexagone et de Parti pris repose très souvent sur l’assimilation d’une indianité faite de signes flottants, de traces d’un monde révolu[6] ». « [L]a défaite et l’anéantissement amérindiens fondent notre naissance », écrit-il encore, tout en insistant sur l’effet pervers de cette appropriation de l’indianité, dans la mesure où elle contribue à consolider l’identité québécoise tout en réduisant l’altérité autochtone[7]. L’Amérindien réel, celui qui s’impose encore aujourd’hui dans toute son opacité se trouve par conséquent occulté par le filtre de ses substrats imaginaires. C’est par ailleurs ce qu’ont contribué à mettre en évidence les travaux sur la figure de l’Indien, non seulement dans les récits sur la Nouvelle-France, mais également dans les oeuvres romanesques et cinématographiques contemporaines. Même s’il demeure visé comme objet, à saisir dans sa différence, Gilles Thérien a pertinemment démontré qu’il ne se présente pas autrement que comme un « Indien du discours[8] ».

Dans la perspective adoptée ici, la figure de l’Indien tient lieu de la référence sur le plan de l’imaginaire ; elle renvoie au héros québécois le reflet de la dualité qui détermine son rapport à l’américanité, tout en le confrontant à sa propre image. Or, l’identification avec l’Indien engendre également des zones de proximité, voire d’hybridité, qui sont faites de métissages tout comme de conflits. Les héros de Lalonde et d’Hamelin évoluent dans ces espaces frontaliers. Fortement indianisés, ils partagent les caractéristiques d’un personnage-clef de la littérature québécoise, selon Réal Ouellet : le nomade[9]. Leur caractère composite est au demeurant l’indice d’un possible du métissage tout en étant porteur de l’ambivalence caractéristique du rapport du Québécois francophone à ceux que Robert Lalonde appelle si pertinemment, dans la dédicace du roman intitulé Le dernier été des Indiens (1982), nos « semblables différents ».

Le corps sexué de l’Indien et l’origine retrouvée

C’est dans le contexte de la crise d’Oka que Robert Lalonde situe l’action d’un roman publié trois ans après les événements ayant impliqué ceux-là mêmes qui se trouvaient à Stadaconé à l’arrivée de Jacques Cartier, et qui allaient avoir un rôle essentiel dans le scénario manichéen au fondement du mythe des saints martyrs. Les tortures infligées aux jésuites de la Nouvelle-France par les Iroquois ont de fait fortement marqué l’imaginaire canadien-français. Ce lieu commun de l’histoire de la colonisation sert d’ailleurs de déclencheur à l’action romanesque. Alors que Michel, le protagoniste, assiste au drame télévisé de l’actualité, c’est une image d’affrontement entre le bien et le mal qui s’impose : « [un] soldat blond, héroïque, propre, debout devant son ennemi noir, le Mohawk, le warrior sanguinaire[10] ». Outre la réactualisation de l’Indien barbare et satanisé, la mythologie du Far West est ici plaquée sur le réel pour en faire une fiction basée sur la lutte sans nuances entre cow-boys et sauvages. Or, se profile à travers ce scénario de « déjà-vu », le visage d’un Indien en qui Michel reconnaît le complice de sa vie passée à Oka, le frère adulé de l’enfance, mais aussi l’objet d’un désir amoureux. Le narrateur fait alors le récit du retour de Michel dans son village natal, pour retrouver le corps de l’Indien qui se cache derrière le stéréotype guerrier et qui renvoie au paradis perdu de l’origine autochtone.

La généalogie de Michel comprend une branche iroquoise. Métissé du côté paternel, il est, selon son expression, « quart-de-sang sauvage » (p. 122), un « demi-métis écartelé » (p. 47) entre les deux mondes qui coexistent sur un même territoire, dans ce pays que son père appelait « les terres volées », tout en avouant ne plus trop savoir « qui les avait volées à qui » (p. 48). Et c’est ce même territoire qui, lors de la crise d’Oka, fut la scène du conflit entre les populations blanche et autochtone qui le partagent. Porteur en lui du drame de la conquête, Michel se trouve donc habité par une violence atavique qui opère une scission au sein même de son être. Le narrateur rend d’ailleurs explicite la crise identitaire que suscitent en lui « ses deux natures », « ses deux peaux de nationalités », « le rouge et le blanc mêlés » : « Ne restait que cette déchirure qui avait tout fondé, tout décidé de lui, depuis toujours et pour toujours. Double vie. Polarités irréconciliables et pourtant jointes, réunies, accolées par force au plus enfoui du corps. Douleur et allégresse, depuis le commencement accouplées » (p. 13).

Le métissage n’est donc pas ici le principe d’une nouvelle identité, résultat d’une situation générique de mélanges comme le définit Sherry Simon[11]. Au contraire, les différences sont maintenues dans un rapport conflictuel. Ainsi, Michel apparaît comme le microcosme d’une situation historique cristallisée par la crise d’Oka, la psychologie du personnage correspondant à une dualité irréductible. En l’occurrence, la frontière qui sépare le monde blanc de la présence autochtone prend deux formes. Conçue comme une déchirure au tout début du récit, elle s’estompe au fur et à mesure que le héros poursuit sa quête de l’Indien dans un périple qui se termine par l’expression symbolique d’un renouveau identitaire.

Après son arrivée à Oka, Michel entreprend un voyage en voiture, guidé par un plan laissé à son attention par l’Indien, lequel s’est retiré dans la forêt pour aller y mourir. Ce n’est pas un hasard si le tracé des lieux que traverse Michel correspond à une montée vers le Nord, pour recréer le parcours de pêche du père décédé, à partir d’Oka jusqu’au lac Camachigama. Ainsi renoue-t-il avec le nomadisme ancestral tout en suivant la voie de La Vérendrye qui a repoussé les limites du territoire vers l’Ouest. Suivre les traces de l’Indien occasionne par conséquent le passage d’une double frontière, spatiale et temporelle. De fait, la route parcourue engage à remonter le cours de l’Histoire et à effectuer un pèlerinage dans le passé, ponctué de souvenirs de la vie d’avant, du temps de son alliance avec l’Indien, « son frère » (p. 105), maintenant devenu « fantôme » (p. 40), pour ainsi satisfaire son « appétit de raccommodement » (p. 38).

Christian Morissonneau a montré comment le Nord québécois représentait une frontière, au sens que Frederick Jackson Turner donnait à ce mot dans le contexte de la formation des États-Unis, c’est-à-dire au sens d’« aire mouvante » et de « processus de peuplement », qui « donne du territoire neuf l’image d’une terre de jouvence […] par son pouvoir de régénération ». Cette signification du Nord est dans le cas de l’histoire du Québec intimement liée à l’action d’ensauvagement, puisque « la forêt et l’Indien, la nature et la vie primitive transform[e] l’individu en un homme nouveau[12] », profondément altéré par son expérience de l’altérité. Ce scénario transformationnel serait constitutif, selon Jean Morency, du « mythe américain », entendu comme un récit ayant valeur de paradigme pour lire la fiction québécoise, et qui raconte « comment des hommes […] se sont arrachés à un monde caractérisé par la stabilité, ou imaginé en tant que tel, pour s’enfoncer dans l’espace américain, à la recherche d’un éden ou d’une utopie, pour s’y retrouver face à face avec l’Indien, et en revenir finalement transformés[13] ».

Dans cette perspective symbolique, la traversée du Nord équivaut pour le héros de Lalonde à passer de l’autre côté de la frontière qui clive son identité pour retrouver l’Indien en lui. Associé au territoire, celui-ci se manifeste en l’occurrence par l’intermédiaire des descriptions d’une nature éveillant l’animalité de Michel, laquelle est un trait fondamental de l’indianité. Car ce qui est au coeur de la quête du héros, c’est l’homo sylvestris qui hante l’imaginaire de la Renaissance ou cette « part maudite et refoulée de l’Occidental » à laquelle s’est rendu le coureur des bois historique, selon Frank Lestringant[14], et qui est ici hypostasiée dans le corps de l’Indien. Comme le souligne le narrateur : « C’est le corps de l’Indien, dans son corps à lui, qui s’est passionné en restant naturel, qui a aimé sans chercher à tout prendre, sans vouloir tout donner » (p. 42). Et encore :

Le corps de l’Indien, c’est tout ce que Michel a de plus grand que lui-même, de plus fort que lui-même, de plus vivant que lui-même. Ce n’est ni un souvenir ni une affabulation — un mythe, peut-être, pourquoi pas, puisqu’il fonde sans cesse la beauté et la force et qu’il aide à vivre — mais sûrement un héros, ou un mentor, si on veut, une hypothèse de dieu […].

p. 43

Plus qu’un simple fantasme homosexuel, l’Indien, intériorisé par le héros, est ainsi instauré en modèle identitaire. La constituante blanche lui est par conséquent subordonnée et se trouve projetée vers cet absolu du désir doté d’un potentiel de transfiguration. Mais le corps de l’Indien est aussi appréhendé dans le cadre d’une symbolique chrétienne, puisqu’il prend la place du corpus dei en des termes qui renvoient explicitement à l’Eucharistie : « [L]e corps de l’Indien de chair s’est fait verbe. Il y a eu transsubstantiation : prends et mange, ceci est mon corps, ceci est mon sang, ce sont mes muscles dans ta course, pour t’aventurer là où tu ne sauras jamais aller tout seul, c’est mon souffle qui fera ton endurance […] » (p. 43). Le rituel de la communion est ici clairement associé au cannibalisme[15]. C’est donc que Lalonde opère ici un renversement de l’imaginaire chrétien du Nouveau Monde en regard duquel le Sauvage est investi du pouvoir dévorant. L’inversion des actants est significative dans la mesure où elle permet de rendre compte d’un besoin d’incorporer l’altérité autochtone par une appropriation des qualités du sujet dévoré qui est néanmoins sa négation, puisque la relation qui s’instaure ici suppose l’assimilation de l’un par l’autre. La transsubstantiation est cependant une manière d’affirmer une présence, la nourriture charnelle étant, pour Michel, un substitut de l’autre en lui, qui se donne à posséder dans le corps sexué de l’Indien.

Avant que la culture autochtone n’ait été modifiée au contact des Européens, le récollet Gabriel Sagard avait fait état de ses remarques sur les moeurs sauvages dans Le grand voyage du pays des Hurons (1632), en insistant sur leurs qualités qu’il juge moralement supérieures à celles des Français. La liberté sexuelle qu’il décrit a par ailleurs été commentée à profusion ; elle est devenue un thème associé au territoire américain, tout comme la beauté et la force naturelle du corps « primitif » se sont révélées être les signes d’une condition adamique[16]. Sur le plan de l’imaginaire, l’Indien représenté chez Lalonde relève de ce lieu commun sur le Nouveau Monde. Plus spécifiquement, la description du protocole amoureux autochtone (intertexte des chroniques de la Nouvelle-France) modèle les attentes du héros qui y entrevoit une promesse d’union avec le dénommé K., ami d’enfance et objet du désir :

(Le soupirant, portant à la main une branche qu’il allumait au foyer de la tente, s’approchait du lit où reposait la jeune fille : si l’amoureux ne lui plaisait pas, elle détournait simplement la tête où l’enfouissait sous une peau et alors, un autre prétendant entrait, approchait sa branche de la flamme…) Michel se sentait ardent et léger, comme l’amoureux qui est sûr d’obtenir les faveurs de l’amante faussement endormie.

p. 94

La sexualité fondée sur le libre choix renvoie ici à l’idéal d’un état de nature. En fait, une adéquation entre la nature et K. s’instaure dès le début du récit tandis que la quête de Michel prend également la forme d’une remontée dans la mémoire où l’Indien figure comme une autre partie de lui-même à reconquérir par la voie du souvenir. Ainsi le désir de l’Indien permet la réappropriation identitaire des domaines de la sensation, de l’espace américain et de l’Histoire. En ce sens, il conserve le même rôle qu’au temps de la colonisation : celui de guide. Or, ce sont dans ce cas les frontières raciale, sexuelle et culturelle qu’il aide à franchir, pour mener la conscience malheureuse du héros vers ce que le narrateur qualifie de « promesse incroyable » (p. 12). Ce qui peut, au demeurant, être assimilé à une volonté de devenir autre au contact du corps de l’Indien ou, autrement dit, à un désir métis.

À la toute fin du roman, le héros délaisse les chemins de la civilisation et emprunte un cours d’eau (ce qui recoupe le topos de la traversée maritime des Découvertes). Comme les explorateurs avant lui, il entrevoit enfin l’Indien sur le rivage qui est aussi celui de l’enfance, ce temps mythique de l’origine où Michel et l’Indien scellent « le pacte d’amitié qui chauffait encore aujourd’hui sous les cendres », « côte à côte à oublier le clan, le village et le conseil de bande […] sous [un] ciel tranquille » (p. 26). Le désir métis convie à rejouer le scénario de la rencontre fondatrice de la Nouvelle-France pour qu’il y ait fusion des identités en présence. Enfin, la situation initiale de la tension entre Blancs et Amérindiens fait place à un possible identitaire, sans barricades, orienté vers un futur du métissage et une utopie de la réconciliation. L’origine retrouvée permet ainsi d’opérer un renversement positif chez Lalonde. En remontant la filiation historique avec l’Indien, il réhabilite le barbare mohawk de la retransmission télévisée du conflit d’Oka, cet autre du bon sauvage, de ceux qui, n’ayant « point de loi », « vivent la plupart comme bêtes brutes », aux dires de Champlain[17].

Selon Gilles Thérien, qui a montré l’importance de l’Indien imaginaire sur le plan culturel, le personnage de l’Indien se présente comme suit :

[Il] est souvent une sorte de dieu qui aurait été chassé de son propre paradis et qui erre à la recherche d’un nouveau commencement. […] En ce sens, l’Indien n’est pas un étranger et n’est pas non plus un motif exotique. Dans cette société qui se veut moderne, il représente le refus de cette modernité, qu’il soit conscient de son refus ou qu’il en soit victime[18].

C’est là une autre des significations de l’Indien dans Sept lacs plus au nord, car si le héros s’identifie à ce personnage, ce n’est que pour mieux se marginaliser en regard du mode de vie occidental. Michel confesse d’ailleurs que son corps « animal » est partout ailleurs « menacé d’extinction, en danger en ville, dans un salon, dans une chambre » (p. 23). Aussi la nature devient-elle, par extension de l’héritage autochtone, une constituante identitaire sacrifiée au profit du colonialisme économique :

Le lac, au commencement leur lac à eux, puis le lac du clan, le cher lac de son père, maintenant le lac du gouvernement, avait été empoisonné, lentement mais sûrement, au mercure, à la gazoline, aux excréments humains. Violence plus meurtrière que les coups de mitraillette de l’été dernier, dans la pinède. Mort mise au compte du progrès, du confort, de l’irréversible puissance du blanc, de son entêtement américain de propriétaire gaspilleur.

p. 20

Même si le début du périple de Michel est marqué par la « peur de se dissoudre » (p. 18) au contact de la nature, cette dernière devient plutôt l’indice de la disparition de la présence autochtone, en raison de sa détérioration sous les assauts de la modernité. Et c’est précisément dans ce contexte que Louis Hamelin campe son action romanesque, alors que le Nord québécois sert les intérêts du tourisme américain et que la société amérindienne fait figure d’exilée dans son propre territoire, maintenant devenu propriété privée.

Du danger d’être un autre et de l’acceptation de la différence

Gilles Deschênes est un universitaire qui se trouve un emploi d’été comme commis dans un magasin de la petite agglomération fictive de Grande-Ourse, exploitée par une pourvoirie dont la propagande publicitaire trahit un idéal de sédentarité qui est pure négation du réel en jeu : « Le confort de la ville en pleine forêt[19] ». Lui aussi est partagé entre deux mondes, entre le pouvoir économique que représente le magasin et la délinquance qui caractérise la communauté indienne environnante. L’imaginaire de l’oeuvre réactualise en l’occurrence un scénario de conquête. Ce qui tient lieu de Nouveau Monde, c’est le paradis de la chasse et de la pêche qu’administre la compagnie à la solde de laquelle travaille le héros. Quant au conquérant, c’est, dans ces circonstances, le dollar américain, qui règle la loi du commerce, mais ce sont aussi les États-Uniens, qui viennent « tester » leur équipement de chasse sophistiqué, « de la même manière que leurs compatriotes […] avaient testé les missiles Cruise au-dessus des sables bitumineux de l’Athabaska » (p. 56-57).

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la localité fictive de Grande-Ourse est située près de Tocqueville et Sans-Terre, villes où les Indiens, « tous éternellement nomades » (p. 341), ont des parents éparpillés, et où ils se rendent à chaque mois pour toucher l’allocation délivrée par les autorités fédérales. On se rappellera que Tocqueville annonçait, dans De la démocratie en Amérique (1835-1840), que les États-Unis étaient appelés à dominer le monde[20], hégémonie évoquée dans Cowboy par la toponymie tout comme par les acteurs de l’économie touristique résidant à Grande-Ourse. Or, le Nord québécois est aussi porteur d’une autre catégorie culturelle à laquelle renvoie le sens littéral de la ville de Sans-Terre. Entre ceux qui gèrent le territoire et ceux qui en sont dépossédés, entre l’accumulation du capital que vise la Pourvoirie et l’errance des autochtones, Gilles se fait le chroniqueur des inégalités. En fait, cette polarité représente une double référence identitaire conflictuelle qui, dans ce cas-ci, n’est pas vécue comme une conséquence du métissage (Gilles n’est pas un métis comme Michel). D’ordre culturel, elle est plutôt mise en forme par la reproduction de clichés racistes qui opèrent un clivage irréductible au sein de l’espace québécois, là où la mythe du Nord libérateur fait place à celui du duel western.

Le Blanc et l’Amérindien sont chez Hamelin les véhicules d’une haine ancestrale qui motive d’inévitables affrontements, comme autant de scènes tributaires d’un imaginaire à la Sergio Leone. Dans un pareil contexte manichéen, le héros québécois se distancie de sa communauté, en raison de la fraternité qui le lie à Cowboy, un jeune Indien mélancolique ; il se retrouve donc « traître à [s]a patrie, à [s]a Pourvoirie, à [s]on pays en sursis, à [s]es patrons chéris qui sont pétris de bonnes intentions et porteurs de valeurs sûres » (p. 186). En d’autres termes, sympathiser avec l’Autre autochtone engendre dans ce cas une remise en cause de l’identité de référence. Bien plus, s’y identifier devient prétexte à la dramatisation de la propre marginalité du héros et, surtout, de son improductivité dans le cadre d’une société basée sur le développement économique. C’est là un trait de l’Indien imaginaire chez Hamelin qui est un stéréotype de l’appréhension de l’autre dans les récits de la Nouvelle-France. Selon Marie-Christine Gomez-Géraud, être sauvage c’était, d’un point de vue capitaliste montant, « dépenser son énergie de manière improductive[21] ». À choisir entre l’esprit mercantile au service de l’Anglo-Saxon et la fête des sens offerte par de continuelles beuveries, Gilles préfère s’ensauvager. En ce sens, il fait échec à l’Amérique moderne (ou à l’américanisation culturelle du continent) en passant dans le camp des laissés-pour-compte de l’Histoire et en lui opposant ainsi une résistance passive. Ce qui l’amènera à expérimenter les conditions de vie d’un peuple qui présente cependant tous les travers de la civilisation.

Retranchés à la périphérie du village, des desperados sous la tutelle du gouvernement y font quelques incursions pour boire de la bière, se battre et piller le magasin en devanture duquel ils traînent comme des « débris de folklore à la dérive » (p. 121). Ici, l’Indien n’a rien à voir avec le bon sauvage tel qu’il apparaît chez Lalonde, quoiqu’il partage certaines caractéristiques physiques reliées à la force et à la dextérité suscitant l’admiration de Gilles. Mus par un besoin de vengeance qui est au fondement même de l’altérité représentée, et qui laisse croire que chaque acte de délinquance n’est qu’une façon de régler ses comptes avec l’Histoire, les personnages autochtones deviennent les signes d’un passé révolu, une énigme à déchiffrer. Ainsi Cowboy demeure « dans un monde à part, hors de portée [des] bonnes intentions [de Gilles] » (p. 313), tout comme ses états d’âme, bien « à l’abri de son sourire de sphinx » (p. 35-36). Quant à sa mélancolie, autre lieu commun de l’Indien du discours, elle renvoie en l’occurrence à un insaisissable de l’indianité.

Chez Hamelin, la légendaire liberté de l’Indien fait plutôt place à l’aliénation de l’assisté social. L’autre auquel le héros est confronté compte parmi ses traits distinctifs la pauvreté, l’alcoolisme, la toxicomanie et la violence sous toutes ses formes, notamment celles de l’inceste et du viol. C’est dans le contexte de cette déconfiture et au cours d’une des nombreuses beuveries à l’hôtel, seul territoire partagé par les communautés blanche et autochtone, que Gilles lève son verre en émettant un cynique : « Vive l’Amérique ! » (p. 277). Il s’enfonce conséquemment dans un monde où la mort habite les rituels imbibés d’alcool et de naphta, où on lui confesse ne pas vouloir vivre vieux, car, explique le narrateur, « le problème de la survie était devenu ennuyeux pour eux » (p. 312 et 313). Face au no future de l’Indien et à sa détresse psychologique que scellera le suicide de son ami Cowboy, Gilles ne peut devenir autre chose que le témoin de l’acculturation d’un peuple en voie de disparition. Il justifie par ailleurs sa préférence pour les représentants de la culture autochtone par ce qu’il appelle une « discrimination positive » : « [C]e Cowboy restait à mes yeux l’inconnu incarné. Car il ne m’attirait pas tant comme individu que comme exemplaire, produit de sa culture. Notre amitié n’avait de sens qu’au pluriel […]. C’est l’Indien que j’aimais en Cowboy » (p. 239). C’est donc l’Autre, horizon symbolique en fonction duquel son identité est altérée, qui fait ici office de médiation entre le héros québécois et l’altérité autochtone. Dans cette perspective, s’opposent deux représentations de l’Indien. La première est positivement orientée vers l’origine amérindienne perdue qu’incar- nent toutefois encore des enfants dont « la beauté sembl[e] entièrement tendue vers l’origine, vers la dureté de l’oeuf » (p. 56). À leur vue, Gilles affirme d’ailleurs que s’il avait pu contempler « un seul instant un zygote américain, [il aurait] connu l’extase, frappé le noeud de toutes choses et avalé le noyau du monde » (p. 56-57). Et c’est de fait de Salomé, une enfant de 12 ans, qu’il s’amourache. S’il rêve de la rencontrer dans ses rêves (p. 321), ce désir métis est cependant contrecarré par une seconde représentation de l’Indien, de dégénérescence celle-là, et dont Gisèle Kikendache offre l’image.

Violée collectivement, prostituée et quémandant « d’la biééééére » comme on récite une litanie, Gisèle est la mère de Salomé et la préfiguration de son avenir. Allégorie de la désagrégation de la culture indigène, ce « déchet non recyclable » (p. 209), mais aussi « formidable capacité de résistance » (p. 225), elle harcèle le commerçant blanc de ses invitations sexuelles et se donne à qui se trouve sur son chemin. La sexualité associée à l’Indien représente chez Lalonde un possible de rénovation identitaire ; dans ce cas-ci, elle renvoie plutôt à un acte de dérive collective. Si Hamelin évoque les moeurs de libéralité sexuelle à peu près dans les mêmes termes que ne le fait Sept lacs plus au nord, ce n’est que pour en traduire la perte de sens en reproduisant un rituel qui, dans le contexte de la réserve où Gilles se rend pour fêter le pow-wow annuel, déploie tous les signes de l’acculturation :

Les filles appétissantes n’ornaient plus la devanture de quelque hutte rustique, elles trônaient maintenant sur la galerie aux planches disjointes d’une bicoque en mal de peinture et regardaient parader, avec une savante indifférence, ces grappes de garçons velléitaires auxquels ne manquait après tout qu’une grosse voiture décapotable pour être à la hauteur de l’Amérique profonde.

p. 383

Et c’est dans ces circonstances que Gilles se fait happer par une grosse Indienne, pour se réveiller le lendemain, après une nuit imbibée d’alcool, avec « [s]es pensée stériles » et « [son] désespoir comme un poignard » (p. 385). Passer en territoire autochtone, c’est donc aussi participer de la déchéance culturelle dont la sexualité est le symptôme manifeste. L’acte sexuel présente de plus un caractère dévorateur qui condamne à l’impuissance. Sa connotation négative vient dans ce cas renforcer les lieux communs qui contribuent à la satanisation des Indiens dans Cowboy, appelés péjorativement « Kawiches » par les représentants blancs du commerce. Gilles révèle par ailleurs son ambivalence en confessant entretenir, malgré sa sympathie naturelle, un « sentiment de méfiance atavique » (p. 93) envers ceux qui sont décrits par d’autres comme des « boucanés, qui tiennent même pas debout tellement ils sont soûls » (p. 30), des « bêtes à cornes assoiffés qui ne pensaient qu’à ruiner les affaires des bons citoyens » (p. 59). Il semble donc que la représentation du rapport à l’Amérindien oscille chez Hamelin entre les deux visions des Amérindiens qui allaient persister jusqu’au xixe siècle selon Bruce G. Trigger : l’enfance de l’humanité et l’ultime aboutissement de la dégradation[22]. La première est au fondement du désir métis ; quant à la deuxième, elle en est une conséquence, au même titre que le drame de la perte de l’identité tel qu’il se joue dans le dernier chapitre du roman.

Sur la réserve, là où les repères se raréfient, « les mesures du temps s’occult[ent] » (p. 385), le héros entre dans une zone d’altérité radicale où ses repères culturels sont brouillés. Là, on lui vole ses papiers, le dépouillant ainsi de son identité. « [P]rivé de [sa] définition sociale », il est placé en situation de survie et doit alors affronter ceux qu’il considère maintenant comme « une meute instable » (p. 408), dirigée par un chef ne reconnaissant en lui qu’un représentant de l’ennemi blanc à mater. Dans sa relation de 1934, le père Paul Lejeune fait état de sa méfiance envers ceux qu’ils nomme les « Barbares », alors qu’il les accompagne durant la période d’hibernation pour apprendre les rudiments de leur langue. S’il n’a de cesse de mettre en évidence la beauté physique de ses hôtes, il exprime fréquemment sa peur d’être éliminé par ceux-là mêmes dont dépend sa survie (tout comme Gilles sur le territoire de la réserve !), pour axer essentiellement son commentaire sur le caractère festif de leurs moeurs[23]. Quoique Hamelin ne renvoie pas de façon explicite au témoignage du jésuite, il n’en constitue pas moins un hypotexte dans la mesure où on retrouve chez Lejeune l’essentiel des lieux communs sur « le sauvage dégénéré » qui font l’objet de la représentation romanesque. Rejeté par sa communauté d’adoption dans le contexte du xxe siècle, le transfuge est renvoyé à lui-même, confronté à l’énigme de sa propre identité. Le miroir autochtone s’opacifie pour faire place à un constant « T’es qui, toé ? T’es qui, toé ? » (p. 380 et 389) — à la fois énoncé d’exclusion et sommation de justifier sa présence étrangère en territoire autochtone. Gilles ne saura y répondre que par un silence impuissant.

Si le métissage ouvre sur de nouveaux possibles chez Lalonde, il implique ici une angoisse de dissolution. Servant à la réactualisation de l’affrontement entre conquérants (dont Gilles est l’émissaire involontaire) et conquis, l’ensauvagement mène au châtiment par un renversement des rôles. « Le principe était simple, comme en témoigne la nouvelle victime, j’allais payer pour tout, pour tout le monde, depuis toujours » (p. 409). Quel crime le héros doit-il expier si ce n’est celui sur lequel s’est construite l’Amérique ? Louis Hamelin fait d’ailleurs du meurtre de l’Amérindien le crime originel en fonction duquel est édifiée la structure narrative de Cowboy. Douze ans avant l’arrivée de Gilles, l’Indien Roméo Flamand est occis dans des circonstances nébuleuses. Un autre personnage, lui aussi appelé Gilles et fils de Jacques Boisvert, est le présumé coupable ; il est incarcéré, même si la rumeur veut que le père soit le véritable assassin. La narration oscille entre la chronique que fait Gilles Deschênes de son expérience et le récit du drame passé de son homonyme, Gilles Boisvert, lequel est amoureux de Gisèle, alors la compagne de Roméo. L’analogie entre les deux Gilles est ainsi créée non seulement par l’alternance des récits, mais également en raison du lien qui lie le narrateur à Jacques Boisvert auprès duquel il remplace le fils absent. Qui a tué l’Indien ? L’intrigue est maintenue tout au long du roman, jusqu’à ce que le héros s’imagine lui-même devoir payer son tribut à l’Histoire dont la petite histoire de Grande-Ourse offre le reflet.

Paola Ruggeri a fait valoir que le meurtre est commis « dans un climat de jalousie autour de la beauté physique de l’Autochtone, le charme de Roméo et Gisèle [ayant suscité] l’envie et le désir de Gilles Boisvert et des touristes de l’hôtel[24] ». L’implication de ces derniers n’est d’ailleurs pas claire. Une somme de mille dollars aurait été remise à Gilles Boisvert par Crazy Sam, touriste états-unien. Encore une fois : qui a tué l’Indien ? Hamelin maintient en fait une ambiguïté sur le plan de la responsabilité, à la fois individuelle et collective, puisque plusieurs acteurs interviennent dans le drame, dont Jacques Boisvert : pilote de brousse, épigone du coureur des bois faisant corps avec son territoire et, surtout, figure paternelle. Selon Ruggeri, cette constellation d’acteurs a une signification symbolique importante :

Le père, qui au sens figuré renvoie au Québécois des origines, a frappé d’un coup mortel la société amérindienne, à présent aliénée et sans ressources. La complicité des Américains a été fondamentale : le personnage de Crazy Sam fait songer […] à Uncle Sam, le symbole des États-Unis et de leur pouvoir économique[25].

Narré par Gilles comme un récit matrice qu’il tente de reconstituer pour rétablir la vérité à la fois sur le passé et sur les événements de son expérience lourds de ce legs traumatique, l’épisode du meurtre de l’Amérindien met en évidence la culpabilité de celui-là même qui en est le plus proche. Tout comme le coureur des bois qui adopte le style de vie des Indiens dans le contexte de la colonisation en demeurant commerçant, guide et trappeur, Jacques Boisvert arbore les traits physiques de l’Indien tout en en exploitant les ressources. De même la présence du narrateur dans le Nord est justifiée par le développement touristique. Cette situation d’entre-deux est décrite en termes plus crus par Boisvert : « Nous autres, ici, on est toujours pognés entre le cul des Indiennes pis la poche des Américains ! » (p. 252). Personnage à l’identité frontalière, Gilles Deschênes est l’héritier de cette ambivalence qui devient en quelque sorte le véritable champ de bataille où il se trouve engagé, seul, dans une lutte contre l’Histoire.

Pour un futur métis ?

Dans un contexte postcolonial qui réitère la violence fondatrice des Amériques, la représentation de l’arrière-pays québécois permet ici également la mise en forme d’un « désir métis », en raison de l’altération identitaire de Gilles et de sa quête de l’indianité. Quoiqu’il soit maintenu en échec, le désir métis occasionne cependant la traversée des frontières raciales et idéologiques qui permet au héros de découvrir sa propre vérité, celle qu’il perçoit avant même la conclusion de son périple : « l’acceptation de l’opacité inaliénable de l’autre », « seul partage possible » (p. 239) entre les identités en présence. Ce commentaire de l’action romanesque permet d’orienter positivement le concept de désir métis, équivalent d’une rencontre des cultures et d’une tension maintenue par un croisement des regards qui laisse la liberté d’imaginer et de nommer l’autre dans sa différence.

Pour les héros de Lalonde et de Hamelin, choisir la référence culturelle autochtone implique des conséquences divergentes : soit renaître à soi-même par l’idéalisation de la composante identitaire autochtone, comme l’a démontré ma lecture de Sept lacs plus au nord, soit être menacé de disparition, comme c’est le cas dans Cowboy. Entre la régénération identitaire et l’angoisse de dissolution, s’instaure une relation d’altérité ambivalente tributaire d’une identité frontalière. Ruggeri avait déjà fait remarquer que le « rêve de métissage » fondait la quête du héros chez Lalonde[26]. Or, il convient d’ajouter que ce rêve prend la forme d’un fantasme de réconciliation avec les morts, par-delà le conflit identitaire légué par l’Histoire. Dans Le dernier été des Indiens (1983), récit de l’adolescence du jeune Michel et du rituel sexuel auquel l’initie Kanak (ce même Indien qu’il recherchera dans Sept lacs plus au nord), Lalonde a mis en scène le conflit entre les deux mondes, irréconciliables, de la communauté catholique (à laquelle il finit par se rendre) et de l’univers païen autochtone. Dix ans plus tard, c’est plutôt à un rituel de passage que donne forme le récit, puisque c’est dans le domaine des morts que se réalise enfin le désir métis, là où, comme le veut la mythologie autochtone, tous se retrouvent dans le « village des âmes » tel que décrit par les Hurons à Jean de Brébeuf, par exemple[27]. Ce dernier en donne d’ailleurs une description à laquelle ne sont pas sans correspondre les détails de la fiction romanesque : la remontée vers le nord est orientée vers l’occident (là où se dirigent les âmes comme le rapporte Brébeuf) et une rivière gardée par un chien en indique la proximité. Accompagnée par sa mère Angèle — la « blanche iroquoise », incarnation de la mixité assumée —, Michel doit donc passer de l’autre côté de la vie pour retrouver l’Indien, le déjà-mort. Or, Angèle est appelée « la passeuse » (p. 33) ; c’est elle qui accompagne Michel de l’autre côté du cours d’eau qui est aussi un équivalent symbolique du Styx, ce fleuve de l’oubli dont la traversée permet au héros de se délester du poids de la vie passée en se purifiant. En fait, cette conclusion de l’action romanesque est une invitation au passage, à la traversée vers l’autre, comme si le désir métis conviait justement à se libérer de l’Histoire pour renouer avec les morts, au croisement des mythologies.

Dans le roman de Louis Hémon, Maria Chapdelaine (1914), le père Chapdelaine était entièrement occupé à « faire de la terre », comme on s’invente une origine constamment renouvelée en repoussant la frontière toujours plus au Nord. La quête des personnages des Lalonde et Hamelin est autre, puisqu’elle se réalise à travers l’épaisseur de l’Histoire. La frontière, s’il en est une, se situe à l’intérieur même du sujet et engage plutôt à défricher la mémoire de l’origine autochtone. La lecture de Sept lacs plus au nord et Cowboy est cependant révélatrice de l’ambivalence du rapport à l’Amérindien : orienté vers la fusion chez le premier, il exacerbe la différence chez le second. Dans les deux cas, cependant, le désir métis fonde la représentation de l’altérité. Il détermine le lien de la société québécoise à l’époque précoloniale, tout en informant également son devenir.

Selon Gilles Thérien : « Deux avenues incompatibles s’ouvrent devant nous : l’enfermement parce qu’alors l’Indien vient accentuer les images du passé et la condition de colonisé ; ou encore l’ouverture, parce que l’Indien exprime alors, par le métissage, les perspectives d’avenir[28]. » En regard de cette tension qui caractérise le rapport à l’altérité autochtone, la reconnaissance du désir métis sur le plan de l’imaginaire permet d’enrichir les fictions de l’identitaire en les inscrivant dans une logique de la relation plutôt que de la différence. Sa prise en compte encourage également la création d’espaces discursifs révélateurs d’une identité frontalière, lesquels invitent les récits de vie collective que les nouvelles formes de l’hybridité appellent à porter une attention particulière au paradigme de la rencontre et aux composantes symboliques à l’oeuvre dans le roman québécois.