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Le présent dossier de Santé mentale au Québec constitue une authentique rencontre internationale virtuelle autour du thème du traitement des psychoses réfractaires. Il y a bientôt huit ans, je contactais le professeur Steven Silverstein, après la lecture de deux de ses articles (Silverstein et al., 1996, 1998). À l’époque il était professeur associé de psychiatrie, Program Director, à la New York Presbytarian Hospital-Weil Medical College of Cornell University, Director of Schizoprenia Neurocognition Research ; il est aujourd’hui professeur associé de psychiatrie au Center for Cognitive Medicine, University of Illinois de Chicago. Intéressé par ses écrits, je voulais en connaître davantage sur son travail auprès des patients dits psychotiques. Son ouverture immédiate à mon intérêt a abouti à la rédaction d’un important document, écrit en collaboration avec ses collègues, sur son modèle de traitement des personnes souffrant de psychose réfractaire. Sur la suggestion de Jacques Dubuis, psychiatre au centre hospitalier Le Vinatier, Lyon, et fondateur de l’association française de réadaptation psychosociale, j’ai contacté le professeur Yves Lecomte, dont l’ouverture à mon projet de publication a abouti à un dossier double sur le traitement des personnes souffrant de psychose réfractaire. Le premier dossier se nomme « Traitement des psychoses réfractaires : modèles américains et européens » alors que le deuxième sera publié au printemps 2005 et s’intitulera « Traitement des psychoses réfractaires : modèles québécois et canadiens ». Mais au-delà de ces échanges, ce dossier est aussi le fruit de la convergence d’intérêts des cliniciens pour les patients psychotiques et un problème de santé publique.

Les rencontres à l’origine de ce diptyque sont, je me dois de le souligner, des rencontres très humaines et enrichissantes. Le professeur Yves Lecomte est le véritable instigateur de cette édition québécoise après la lecture d’un premier projet de publication de la part des deux autres coordonnateurs du présent ouvrage. Son sens de l’analyse, son ouverture d’esprit et son engagement personnel m’ont été de précieux alliés pour tempérer mes ardeurs, guider mes pas dans le rôle inédit de coordonnateur associé…

La collaboration avec le professeur Steven Silverstein fait suite à nos échanges d’e-mails il y a plus de sept ans et qui perdure depuis. Sa curiosité, la richesse de sa pensée, son engagement authentique pour aider les malades et sa capacité à concevoir concrètement les répercussions dynamiques des perturbations cognitives auprès des patients présentant une schizophrénie réfractaire avec ou non débordements agressifs, est un exemple qui illustre la possibilité de lier recherche et clinique. Le souci de conserver le malade au coeur des préoccupations curatives, celui de prendre en considération l’homme souffrant dans sa réalité comme agent de changement y sont constants.

Les individus victimes d’une pathologie, qui ne répondent pas aux médications et aux traitements disponibles, sont dits réfractaires. Lorsque ces patients présentent un tableau qui relève de la psychose, en particulier du groupe des schizophrénies, leurs symptômes font plus que les handicaper. L’apparence intraitable de la maladie empêche la mise en place d’un projet de soin individualisé classique, la mise en route des processus d’intégration dans la communauté, quand elle n’est pas à l’origine de frustrations et de découragements chez les patients. Ces derniers peuvent conduire à un apragmatisme sévère ou au retrait social, à des actes violents, hétéro ou auto agressifs, toujours révélateurs d’un échec commun, prémisses à l’entrée dans les unités pour malades difficiles.

Mais l’aspect réfractaire renvoie aussi souvent à l’impuissance des équipes soignantes, au désarroi et finalement au renoncement inavoué qui prend des formes variées ; parfois, cela s’est vu, sous-jacent au discours éthique de façade, émerge un véritable rejet du malade (Watts et Bennett, 1991).

Les politiques de soins destinent les hôpitaux publics à prendre en charge un nombre grandissant de cette catégorie de personnes réfractaires. Trouver les meilleures stratégies pour combattre les symptômes résistants, améliorer les capacités d’existence autonome, et considérer de nouvelles procédures de compréhension des réalités propres au patient réfractaire, constituent de réels défis à relever pour faire face à ce problème de santé publique. C’est également, par répercussion, une opportunité pour chacun de comprendre, appréhender, et améliorer le sentiment d’exister ou d’être des patients, y compris dans des conditions moins néfastes.

Pour nombre d’équipes dévouées aux soins des patients réfractaires, le sentiment prédominant est celui de l’isolement dans le royaume de la psychose, d’y être désarmé. Devant l’urgence, le clivage est souvent une réponse à la désorganisation cognitive, aux manifestations d’une étrangeté aux limites floues, à l’émiettement de la cohérence interne. Pourtant, les patients dits réfractaires, résistants aux interventions qui créent souvent les conditions d’un travail plus psychothérapeutique ou d’une réhabilitation psychosociale, restituent aussi quelque chose de nous-mêmes, quelque chose de notre humanité. Pour paraphraser Vilayanur Ramachandran (2003, 121 ; 2004, 103) «… de nouveau, je voudrais préciser que l’existence même du phénomène d’auto illusion [self-deception] implique qu’il existe nécessairement un soi à tromper [a self to deceive] ». C’est dire que, tout processus de réhabilitation devrait prendre en considération l’estime de soi des patients suivants les cinq caractéristiques du « Self » (Continuité, Cohérence, Incarnation ou Corporéité, Agentivité, Réflexivité). Et, ainsi, mettre en place les moyens de mobiliser les processus sous jacents par des démarches concrètes…

Le premier article de Silverstein et al. décrit le développement d’un programme de réhabilitation comportementale intensif pour des patients schizophrènes considérés jusque là, réfractaires au traitement. Il s’agit du programme Second Chance qui mêle plusieurs types d’approches suivant le meilleur état de l’art de la thérapie médicamenteuse, mais aussi des procédures de remédiation cognitive ou occupationnelle, de prises en charge groupale, dans un milieu où toutes les interactions sont prises en compte. Parmi les nombreuses réactions que ce document a déjà suscitées, il y en eut de vives vis-à-vis du recours à une version moderne de l’économie de jetons (Ayllon et Azrin, 1973). Ces diatribes évoquent, nonobstant de légitimes interrogations éthiques, plutôt un dénigrement réflexe qu’une analyse ou une critique constructives… (cf. l’encadré ci-dessous reproduisant quelques réflexions éthiques de Jacques Corraze, inspirées par la lecture des articles de ce dossier). La mise en place d’une telle procédure, fondée sur une véritable philosophie partagée, crée un bain cognitif véridique dans lequel les patients, mêmes les plus déficitaires, peuvent créer et simuler des liens entre des événements, comportements et conséquences, expérimenter dans un milieu au début extrêmement protégé les valeurs d’échanges (instrumentales et affiliatives), organiser et structurer leurs rapports communautaires… Les résultats parlent d’eux-mêmes…

Le deuxième article est un guide pratique avec des vignettes explicites et démonstratives des différentes techniques interactives disponibles pour atteindre des objectifs précis, fixés en collaboration avec les patients. Il aborde également en détail les procédures de contention et d’isolement.

Le troisième article expose diverses techniques pour améliorer l’attention et l’engagement des patients avec de graves altérations cognitives. Ou comment progressivement amener les patients les plus régressés à recruter leurs capacités d’apprentissage résiduelles, et ainsi devenir acteurs et principal agent d’évolution positive. Ces trois premiers articles sont indépendants mais forment un tout cohérent.

Le quatrième écrit (Lapasset et Silverstein) au travers d’un cas clinique, entre en résonance avec les deux précédents. Il propose une façon pragmatique et originale d’aborder les processus d’intégration de soi, pour combattre les symptômes réfractaires, suivant une approche psychomotrice dans le contexte d’une réhabilitation psychiatrique cognitive.

Sandra Wilkniss et al. abordent ensuite la question complexe de l’agression et de la violence chez les individus psychotiques. Ils suggèrent que les changements à ce niveau sont des conséquences prévisibles des facteurs de traitements spécifiques. Puis, ils proposent un modèle fonctionnel multimodal de traitement, qui prend en compte la multiplicité causale de ces comportements violents.

Dans le sixième article, Fiszdon et Bell, non seulement décrivent un programme de réhabilitation combinant thérapie occupationnelle et entraînement cognitif, mais en plus examinent l’impact de l’une sur l’autre.

Enfin, Adriano Zanello et Marco Merlo, abordent le programme de Thérapie Psychologique Intégrée (IPT) de H. Brenner, développé en particulier à Genève. Les auteurs y portent un regard critique en fonction des populations, des attentes, de l’acceptation ou non (notion d’engagement) vis-à-vis du programme IPT.

Pour conclure, il semble que la trajectoire des patients réfractaires ne soit plus aussi immuable et sombre qu’autrefois, et que de nouvelles perspectives s’offrent à eux, grâce au travail de nombreuses équipes. J’évoquais plus haut un diptyque. Devant la qualité et le nombre des articles recueillis, le comité de rédaction s’est accordé sur la publication de deux hors séries consacrés au même thème. Ce « Psychoses réfractaires : modèles américains et européens » sera suivi au printemps 2005 de « Psychoses réfractaires : modèles québécois et canadiens ». Cette division est loin de souligner des ruptures épistémologiques radicales entre régions ou un vulgaire chauvinisme ; elle est pragmatique. Ceci d’autant plus que si l’humilité dans le domaine des psychoses réfractaires est de rigueur, la coopération internationale et pluridisciplinaire est ici la meilleure vérification de l’adage bouddhique : « Là où il y a de l’ombre, il y a de la lumière. »