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Tout à coup, trap ! trap ! trap ! Lénore

Reconnaît le pas d’un coursier;

Bientôt une armure sonore

En grinçant monte l’escalier...

Et puis, écoutez ! la sonnette

Klingklingkling ! tinte doucement...

Lénore, trad. G. de Nerval, 1830

Dès sa parution en 1773, la ballade Lénore de G. A. Bürger[1] eut un succès considérable en Allemagne. Développant le thème d’une très ancienne chanson populaire d’origine anglaise, Lénore est considérée comme l’un des plus beaux fleurons de poésie fantastique en vers du XVIIIe siècle allemand. Ressentie en son temps comme la première « vraie » ballade d’un écrivain moderne, elle valut à son auteur la réputation d’avoir créé la Kunstballade[2].

Cet engouement pour le poème de Bürger passa les frontières. On retrouve très vite une version de Lénore en Angleterre[3], puis en France où elle est introduite au début par la voie d’adaptations anglaises[4] de la fin du XVIIIe siècle. Rarement texte poétique aura connu au XIXe siècle la faveur des traducteurs français comme la Lénore de Bürger. Dans son article consacré aux traductions de Lénore en français, L. D’Hulst a recensé une trentaine de versions de la célèbre ballade entre 1814 (date de la première traduction) et la fin du siècle[5]. La majorité des traductions sont enregistrées entre les seules années 1814 et 1849, avec une pointe tout à fait significative autour de 1830. Les vingt-deux versions parues par exemple entre 1820 et la fin des années 1840 (une par an en moyenne) trahissent un réel intérêt pour le genre lui-même et pour le défi qu’il impose aux traducteurs.

Au-delà du motif et de l’engouement ressenti pour le sujet, la forme atypique[6] du poème a su tout autant retenir l’intérêt des lecteurs allemands que celui des traducteurs. Parmi ces derniers, une vraie compétition s’est alors engagée afin de produire une Lénore bien française. La richesse lexicale mais aussi sonore (onomatopées, harmonies imitatives) du texte allemand constitue un écueil lors de l’ « épreuve » de la traduction. Comment, en effet, restituer dans le poème traduit des sons codifiés qui appartiennent spécifiquement au « corps charnel » d’une autre langue ? À quelle condition est-il possible d’obtenir cette « équivalence » que maints théoriciens de la traduction appellent de leurs voeux ? Autant d’interrogations auxquelles les traducteurs de Lénore ont été confrontés au cours de leur labeur.

L’approche de Lénore par le biais du traitement des onomatopées fournit un des meilleurs cadres d’étude pour retracer l’évolution qu’a connu la pratique des traducteurs français entre 1830 et 1850. Elle éclaire, de plus, certains aspects moins connus de la transformation lyrique en France dans la première moitié du XIXe siècle. Il n’est pas impossible, en effet, que toutes ces expériences de traduction aient pu avoir un impact sur le devenir de la poésie française qui, au XIXe siècle, renoue avec les vertus expressives de la ballade. Par leur recherche opiniâtre de la présence sonore, de l’expression et de l’oralité propres à Lénore, les traducteurs n’ont-ils pas ouvert, dans l’ombre, la voie à ceux qui, comme Verlaine, allaient bientôt revendiquer « de la musique avant toute chose » ?

1) La traduction littéraire au défi des onomatopées

Selon la définition des Dictionnaires[7], le terme onomatopée renvoie à une création de mot suggérant ou censée suggérer par imitation phonétique la chose dénommée, puis le mot imitatif lui-même. On retiendra également la proposition de certains précis de stylistique ou de rhétorique[8] invitant à voir dans l’onomatopée un exemple d’harmonie imitative[9]. Par extension, est aussi appelé onomatopée un mot formé sur une base phonétique, tels que les interjections[10] ou les noms formés par redoublement de syllabes. Tous ces procédés ne touchent-ils pas directement à l’exploitation créative de la sonorité des mots ? Il va sans dire que le problème qui se pose est particulièrement épineux dans le cas de la traduction de poésie, dont la Lénore de Bürger, qui illustre bien la variété de sens et la complexité de la notion d’ « onomatopée ».

En sa qualité de poème, la ballade de Bürger est à ranger, si l’on se place dans la perspective de la linguiste allemande Katharina Reiss, dans la catégorie des « textes expressifs », c’est-à-dire ceux où « les éléments formels employés, consciemment ou non, par l’auteur provoquent un effet esthétique spécifique »[11]. Il s’agit de textes où l’expressif prend le pas sur le descriptif et où « l’exigence cardinale est l’obtention du même effet esthétique »[12]. Même si K. Reiss semble vouloir associer l’expressif au poétique, on voit immédiatement tout ce que la nécessité de trouver un « équivalent fonctionnel » en langue cible va induire comme difficultés dans le cas précis des onomatopées et de leur interprétation.

On rappellera qu’en raison du caractère incontestablement spécifique et culturel de la restitution symbolique des sons, Mario Wandruszka[13] avait déjà mis Maurice Grammont[14] en garde, de façon répétée, contre les dangers de théoriser dans l’absolu une symbolique des sons qui n’est valable que pour une seule langue. Wolfgang Kayser constate à son tour qu’il faut absolument rester conscient du fait que

l’onomatopée n’imite jamais avec exactitude les bruits du monde extérieur. Dans une langue inconnue, personne n’entend l’onomatopée et personne ne la comprend[15].

Cette remarque est d’autant plus intéressante dans le cas de Lénore où plusieurs traducteurs français ont manifestement conservé telles quelles certaines onomatopées du texte de départ sans vraiment comprendre quel était le poids énonciatif qu’elles étaient censées véhiculer, autrement dit, leur valeur illocutoire.

Le caractère profondément « symbolique » de l’onomatopée ou de certains sons lexicalisés implique, pour sa compréhension, que l’on ait une connaissance intime de la langue qui l’a produite, ce qui était loin d’être le cas pour la majorité des traducteurs français de l’allemand au début du XIXe siècle. Ainsi, comment deviner que husch est un son que l’on associe en allemand à la fois à un mouvement rapide et furtif et à un geste d’intimidation (ex. Husch, hinaus mit dir !), ou que hui décrit l’extrême rapidité d’une action ? Ce n’est pas une coïncidence si l’on retrouve ces bouquets de sons le plus souvent translittérés : le traducteur avouait-il ainsi son ignorance ? Ou bien ne se donnait-il pas la peine de chercher un correspondant français ? Quand, au contraire, l’effort a été fait de trouver un « équivalent », on se rapproche dangereusement du faux-sens, comme on le remarque dans une version de 1834 (Neurether) qui propose pour husch husch husch « frou, frou, frou » (onomatopée qui en français renvoie au frôlement ou au froissement d’une étoffe).

Il faut donc croire, pour reprendre les mots de Carlos Bousoño, que, dans le cas de Lénore, la « chaîne onomatopoétique » n’est pas suffisamment explicite pour fournir au traducteur toutes les clés de son élucidation :

[…] pour que l’expressivité de ces sortes de vocables devienne suffisamment visible, la présence d’un mot onomatopoétique ne suffit pas; il faut tout un ensemble, toute une chaîne de mots onomatopoétiques semblables dont l’accumulation dans un texte dessine avec assez de relief l’ensemble de la représentation recherchée... [16]

Il est vrai que ce jugement s’applique particulièrement bien à Lénore où tous les mots et expressions onomatopéiques ne sont pas à mettre sur le même plan rhétorique et symbolique, ce qui complexifie d’autant la tâche d’élucidation du traducteur. On peut en faire une revue rapide :

v. 97 : trapp trapp trapp !
v. 99 : klirrend stieg ein Reiter ab
v. 102 : klingklingkling
v. 123 : der Rappe scharrt; es klirrt der Sporn
v. 131 : es brummt die Glocke noch
v. 149 : und hurre hurre, hopp, hopp, hopp !
v. 162 : was klang dort
v. 163 : was flatterten die Raben
v. 180 : hurre hurre !
v. 181 : hopp hopp hopp !
v. 201-2 : Und das Gesindel husch husch husch !
 Kam hinten nachgeprasselt
v. 204 : durch dürre Blätter rasselt
v. 205 : hopp hopp hopp !
v. 206 : in sausendem Galopp
v. 225 : rasch
v. 234 : huhu !
v. 243 : und hui !

Rares sont les textes littéraires qui, à l’époque, présentent une telle richesse sonore. Trois groupes distincts d’ « onomatopées », prises au sens le plus large du terme, se dégagent : d’une part, les interjections (type huhu !, hui !, hopp hopp !, etc.) et les compositions phonétiques adverbiales imitant un bruit concret (type trapp trapp; klingkling !); d’autre part, les verbes et substantifs qui lexicalisent un certain type de sons sous une forme propre à l’allemand (type klirrend; scharrt; rasselt, etc.). Il y a enfin des allitérations ou des assonances qui, comme un refrain, renforcent le caractère « populaire » de la ballade : mit Sing und Sang, mit Kling und Klang, auf Wegen und Stegen, etc.

Un classement préalable des différentes valeurs prises par les onomatopées dans le poème de Bürger s’impose donc. On distinguera tout d’abord la fonction purement phonétique de l’onomatopée (interjections imitatives) de sa fonction lexicale : lorsque le son est le composé d’un verbe ou d’un substantif, il parvient à un degré d’abstraction plus avancé en devenant un signe linguistique immotivé. Mais, pour affiner l’analyse, on conviendra que la pratique de l’onomatopée chez Bürger se distribue entre pratique « mimétique » et pratique « symbolique »[17].

La catégorie des onomatopées mimétiques englobe les mots qui tentent de reproduire des sons non lexicalisés par des sons de la langue. À ce titre, ils s’éloignent du traditionnel « arbitraire du signe » et sont d’autant plus soumis aux conventions phonétiques d’une langue donnée. La fréquence de ces mots est particulièrement importante dans les bandes dessinées par exemple. Ils sont la plupart du temps traduisibles sans trop de difficultés, moyennant quelques aménagements graphiques (exemple : cling/kling; hop/hopp, hou hou/huhu, etc.). Dans cette catégorie « mimétique » entrent également des morphèmes qui fonctionnent en composition de verbes et de substantifs et qui renforcent l’expressivité d’un texte (exemple : sausen, brummen, scharren, prasseln, klirren, etc.).

La seconde catégorie d’onomatopées est, du point de vue de la rhétorique, symbolique[18], c’est-à-dire l’incarnation de la signification de mots par leur association sonore. C’est le cas en particulier des allitérations, des assonances ou de ce que l’on a pu désigner du nom d’ « harmonie imitative ». Le poème de Bürger ne manque pas de recourir à ces procédés :

v. 13 : mit Sing und Sang
v. 14 : mit Kling und Klang
v. 18 : auf Wegen und Stegen
v. 121 : laß sausen
v. 125 : komm, schürze, spring und schwinge dich
v. 139 : Still, kühl und klein
v. 161 : was klang dort für Gesang und Klang ?
v. 203 : wie Wirbelwind am Haselbusch
v. 229 : die Flügel flogen klirrend auf
v. 237 : ohne Zopf und Schopf

L’effet sonore est ici créé par l’enchaînement et la répétition de lexèmes semblables; seul, le décryptage du sens de l’ensemble permettra de reconnaître la valeur symbolique du son. Confronté à un texte de ce type, le traducteur devra, autant que possible, trouver dans la langue d’arrivée des ressources comparables afin de restituer avec le maximum de cohérence l’expressivité inhérente au texte-source.

2) Quelques solutions proposées par les traducteurs français des années 1830-1850

La revue des solutions proposées pour la traduction des onomatopées de Lénore dans la première moitié du XIXe siècle révèle que si tous les traducteurs n’ont pas été, et de loin, à la hauteur de la tâche, une évolution des pratiques se dessine pourtant, avec, au fur et à mesure que l’on avance dans le temps, une plus grande liberté de traitement de la couleur phonique étrangère. Il n’est pas inintéressant d’observer en simple diachronie de quelle façon les traducteurs font face pratiquement à ce qui leur semble une nouveauté presque révolutionnaire dans l’art d’écrire de la poésie. La perspective chronologique adoptée ici permet de suivre vraiment pas à pas les glissements qui s’opèrent de manière plus ou moins perceptible.

La première traduction que l’on retiendra date de 1829[19]. Elle sort du cadre habituel. Le texte de Bürger a, en effet, subi un changement profond tant du point de vue générique (de ballade, il s’est mué en romance « troubadour ») que formel. Si aucune onomatopée n’y figure, en revanche, une séquence particulière du poème est de nature à retenir notre attention.

1829 (A. Fontaney)[20]

À droite, à gauche, arbres, campagne,

Château, clocher, taillis, forêt,

Cité, coteau, plaine, montagne,

Tout passe, fuit et disparaît.

On peut se demander si cette séquence, sans équivalent dans l’original allemand mais répétée ici tel un leitmotiv tout au long de la chevauchée nocturne, ne remplit pas une fonction poétique analogue, en fait, à celle des onomatopées. Des mots aux sonorités claires y ont été privilégiés, majoritairement disyllabiques, tout comme dans le texte de Bürger. S’agirait-il ici d’un cas de « versetzte Äquivalente »[21]? Notons toutefois que la solution, connue des théoriciens et des critiques du début du XIXe siècle, visant « à prendre des mots qui ne sont pas toujours l’expression propre, à entasser les monosyllabes, et à remplacer le sens par des sons »[22], n’était alors pas reçue trop favorablement. C’est l’avis, entre autres, de L. Philippon de la Madelaine, lui-même auteur d’une traduction de Lénore[23].

Dans ses versions des années 1829 (en vers) et 1830 (en prose) Nerval, pour sa part, aborde différemment le problème.

1829 (G. de Nerval)[24]

Graut Liebchen auch ? Der Mond scheint hell!

Hurra ! Die Toten reiten schnell !

Und immer weiter, hopp, hopp, hopp !

Ging’s fort im sausendem Galopp,

Daß Roß und Reiter schnoben

Und Kies und Funken stoben

Hourra ! hourra ! Je vous invite

à ma noce... les morts vont vite...

Hop ! Hop ! Hop ! Sous les pas agiles

Du coursier les cailloux brûlaient...

(bis)

On remarquera que le premier extrait cité est une traduction très libre du texte de Bürger (où l’invitation à la noce ne figure pas), tout comme, dans l’ensemble, le reste du poème. Plus que de traduction stricto sensu, on parlera ici plutôt d’adaptation. En 1829, Nerval conserve un minimum d’onomatopées et les francise. Le traducteur ne retient d’ailleurs que celles qui sont le plus facilement « adaptables » en français, ou pour lesquelles il existe déjà un équivalent.

Qu’en est-il un an plus tard ?

1830 (G. de Nerval)[25]

Und außen, horch ! ging’s trapp,

trapp, trapp,

Als wie von Rosseshufen,

Und klirrend stieg ein Reiter ab,

An des Geländers Stufen.

Und horch ! und horch ! den Pfortenring,

Ganz lose, leise, klingklingkling !

Mais au-dehors quel bruit se fait

entendre ? Trap ! Trap ! Trap !... C’est

comme le pas d’un cheval. Et puis, il semble

qu’un cavalier en descende avec un cliquetis

d’arrmure; il monte les degrés... Écoutez !

Ecoutez ! La sonnette a tinté doucement...

Klinglingling ! […]

Und hurre, hurre, hopp hopp hopp !

Ging’s fort in sausendem Galopp..

Und das Gesindel, husch husch husch !

Kam hinten nachgeprasselt

Et puis en avant ! Hop ! Hop ! Hop ! Ainsi

retentit le galop... (ter)

Husch ! Husch ! Husch !

Toute la bande s’élance après eux...

Ha sieh ! Ha sieh ! Im Augenblick,

Huhu ! ein gräßlich Wunder !

Au même instant s’opère un effrayant

prodige: hou ! hou !

Hoch bäumte sich, wild schnob

der Rapp’

Und sprühte Feuerfunken ;

Und hui! war’s unter ihr hinab

Verschwunden und versunken

Le cheval noir se cabre furieux, vomit des

étincelles et soudain.... hui ! s’abîme et

disparaît...

Cette fois, Nerval n’hésite plus à conserver des onomatopées étrangères (husch, hui, trap) à côté de transcriptions françaises (« hou ! hou ! »). Une certaine « philosophie » de la traduction se dessine et se confirmera dans les versions ultérieures de ce même poème par Nerval.

Au début des années 1830, J.B.G. (Jean-Baptiste Glück) traducteur et collaborateur de la Nouvelle Revue Germanique, sans aucun doute bon germaniste, fait lui aussi le choix de conserver les onomatopées étrangères, soit en francisant l’orthographe, soit en les gardant telles quelles. Pour plus de clarté, il fournit toutefois en note des explications sur la valeur réelle de ces sons en allemand (qu’il identifie d’ailleurs lui-même comme onomatopées), comme dans l’exemple suivant :

Houi (hui) marque qu’il ne faut pour l’exécution de ce qu’on rapporte que le temps de prononcer ce mot. C’est une onomatopée commune à tous les écrivains de l’Allemagne.[26]

1831 (J.B.G.)[27]

Und außen, horch ! ging’s trapp, trapp, trapp,

Als wie von Rosseshufen […] Und horch ! und

horch ! den Pfortenring,

Ganz lose, leise, klingklingkling !

Et dehors, écoutez, trap, trap, trap,

c’étaient les pas d’un cheval […]

Écoutez, écoutez, la sonnette est tirée

tout bas, tout doucement, kling, kling,

kling

Und hurre hurre, hopp hopp hopp !

Ging’s fort in sausendem Galopp

Et hourré, hourré, hopp, hopp, hopp,

on partit au grand galop

Und immer weiter, hopp hopp hopp !

Ging’s fort in sausendem Galopp

Und das Gesindel, husch husch husch !

Kam hinten nachgeprasselt […]

Und immer weiter, hopp hopp hopp !

Ging’s fort in sausendem Galopp

Et toujours plus loin, hopp, hopp,

hopp, on avança au grand galop

Et la troupe, houche, houche, houche,

s’élança derrière lui avec fracas […]

Et toujours plus loin, hopp, hopp, hopp,

on avança au grand galop

Hoch bäumte sich, wild schnob

der Rapp’

Und sprühte Feuerfunken ;

Und hui! war’s unter ihr hinab

Verschwunden und versunken

Le coursier bondit et se cabre, le feu

jaillit hors de ses naseaux bruyants et

houi ! tout derrière elle était tombé et

évanoui

Quelques années plus tard, Neurether a visiblement abandonné toute réticence dans le traitement des onomatopées. Presque toutes traduites à part le kling, kling, kling de la sonnette, elles sont devenues bien françaises. Si trapp est devenu « tro », hopp, « hop », husch, traduit par « frou », renvoie, comme on a déjà pu le noter, à un tout autre univers.

1834 (Neurether)[28]

Und außen, horch ! ging’s trapp,

trapp, trapp,

Als wie von Rosseshufen […]

Und horch ! und horch ! den

Pfortenring,

Ganz lose, leise, klingklingkling !

Et au dehors un bruit, tro, tro, tro,

comme les fers d’un cheval et le

cliquetis des éperons […]; puis

écoutez, à l’anneau de la petite porte,

doucement, légèrement, kling, kling,

kling !

Schon Liebchen schürzte, sprang

und schwang

Sich auf das Roß behende […];

Und hurre hurre, hopp hopp hopp !

Ging’s fort in sausendem Galopp

La belle releva sa robe […] et tro, et

tro, et tro, et hop, et hop, et hop, ce fut

un galop […]

Gehorsam seinen Rufen,

Kam’s hurre, hurre ! nachgerannt,

Hart hinters Rappen Hufen.

Und immer weiter, hopp hopp hopp !

Ging’s fort in sausendem Galopp

Obéissant à son cri impératif, tro, tro,

tro; ceux qu’il appela accoururent […]

Et hop, hop, hop, toujours plus loin les

emportait le bruissant galop

Und das Gesindel, husch husch husch!

Kam hinten nachgeprasselt […]

Et la bande vint, frou, frou, frou,

courant après eux et faisant un bruit

étrange

Dans la version de Sébastien Albin, « trap » s’impose de plus en plus pour désigner le pas du cheval, quant à « harre, harre », il s’agit d’une solution de compromis à mi-chemin entre le français et l’allemand. L’élément le plus intéressant dans cette traduction est la transposition de l’épisode de la sonnette qui est devenue ici un « heurtoir », mais demeure accompagné de l’onomatopée correspondante, « pan, pan, pan » !

1841 (S. Albin)[29]

Und außen, horch ! ging’s trapp,

trapp, trapp,

Als wie von Rosseshufen […]

Und horch ! und horch! den Pfortenring,

Ganz lose, leise, klingklingkling !

Mais au-dehors, entendez-vous ?

Trap, trap, trap : on dirait les pas

d’un cheval […] le heurtoir de la

porte frappe tout bas, pan, pan, pan,

et ces paroles se font entendre...

Und hurre hurre, hopp hopp hopp !

Ging’s fort in sausendem Galopp

Et harre, harre, hop, hop, ils

courent au galop.

Und immer weiter, hopp hopp hopp !

Ging’s fort in sausendem Galopp

Et hop, hop, hop, la course continue

au galop (bis)

Des résistances demeurent pourtant. Un an plus tard à peine, La Bédollière revient à une version de Lénore plutôt « classicisante » qui s’accommode visiblement assez mal de la présence des onomatopées. Sur le nombre, trois seulement sont conservées. Notons cependant le glissement révélateur de Kling à « Gling », sans doute plus naturel à des oreilles françaises.

1842 (La Bédollière)[30]

Und außen, horch ! ging’s trapp,

trapp, trapp,

Als wie von Rosseshufen,

Und klirrend stieg ein Reiter ab,

An des Geländers Stufen.

Und horch ! und horch ! den Pfortenring,

Ganz lose, leise, klingklingkling !

Mais au-dehors quel bruit se fait

entendre ?

Trap ! Trap ! Trap ! Trap ! C’est le

pas d’un coursier […]

Et la sonnette à la voix argentine,

Kling ! Gling ! Gling ! Gling ! a

doucement tinté.

Und hurre hurre, hopp hopp hopp !

Ging’s fort in sausendem Galopp

Puis en avant ! Hop ! Hop ! ainsi le

galop sonne

Dans son ultime traduction de Lénore, en 1848, Nerval reprend plusieurs « audaces » qu’il avait déjà tentées en 1830 et 1840. Elles étaient alors acceptables dans des versions en prose, plus « autonomes » dans le système littéraire de l’époque.

1848 (G. de Nerval)[31]

Und außen, horch ! ging’s trapp,

trapp, trapp,

Als wie von Rosseshufen,

Und klirrend stieg ein Reiter ab,

An des Geländers Stufen.

Und horch ! und horch ! den Pfortenring,

Ganz lose, leise, klingklingkling !

Tout à coup, trap ! trap ! trap ! Lénore

Reconnaît le pas d’un coursier[…]

Et puis, écoutez ! la sonnette,

Klinglingling ! tinte doucement...

Und hurre, hurre, hopp hopp hopp !

Ging’s fort in sausendem Galopp

Hop ! Hop ! Hop ! ainsi dans la plaine

Toujours le galop redoublait (ter)

Und das Gesindel, husch husch husch !

Kam hinten nachgeprasselt

Houch ! houch ! houch ! les spectres en foule

À ces mots se sont rapprochés

Huhu ! ein gräßlich Wunder !

Des Reiters Koller, Stück für Stück,

Fiel ab wie mürber Zunder.

Hou ! Hou ! ... Voici sa chair encore

Qui s’envole, avec ses cheveux

La version de Darnault (1849) est un « calque » revendiqué du texte de Bürger. Elle conserve dans leur forme originale les onomatopées allemandes. À noter le Klingklingkling ! transcrit en un seul mot, identique au texte de Bürger. Toutefois, certaines solutions de panachage que l’on a déjà rencontrées dans des versions antérieures sont reprises ici, exemple : « hourré » / « hourra ». L’interjection Husch est francisée en « housch » sans grande conviction : il est probable qu’ici encore, le sens de cette exclamation a échappé au traducteur.

1849 (Darnault)[32]

Und außen, horch ! ging’s trapp,

trapp, trapp,

Écoutez ! au dehors, quel bruit a frappé

l'air ?

Als wie von Rosseshufen,

Und klirrend stieg ein Reiter ab,

An des Geländers Stufen.

Und horch ! und horch ! den Pfortenring,

Ganz lose, leise, klingklingkling !

Trap trap trap... un cheval au pied des

murs s'arrête,

Un cavalier, avec un cliquetis de fer,

Monte sur le perron; le cordon de

sonnette

De toute sa longueur subitement tiré,

S'ébranle : Klingklingkling ! la sonnette

a vibré

Schon Liebchen schürzte, sprang und schwang

Sich auf das Roß behende ;

Wohl um den trauten Reiter schlang

Sie ihre Lilienhände ;

Und hurre hurre, hopp hopp hopp !

Ging’s fort in sausendem Galopp

Et Lénore à cheval s'élance d'un seul

bond;

Au corps du cavalier ses mains

blanches s'enlacent,

Et puis, hourrah hourrah ! hop hop hop !

ils s'en vont

Gehorsam seinen Rufen,

Kam’s hurre, hurre ! nachgerannt,

Hart hinters Rappen Hufen.

Und immer weiter, hopp hopp hopp !

Ging’s fort in sausendem Galopp

Obéissant à son appel,

Le convoi funèbre, hourré, hourré !

en courant,

S'élança sur les pas du coursier.

Et toujours plus loin, hop hop hop !

Ils avançaient au grand galop

Und das Gesindel, husch husch husch !

Kam hinten nachgeprasselt […]

Und hurre hurre, hopp hopp hopp !

Ging’s fort in sausendem Galopp

Et les suppliciés : housch

housch housch !

Suivirent avec le fracas […]

Et plus loin, plus loin, hop hop hop !

Ils avançaient au grand galop

Hoch bäumte sich, wild schnob

der Rapp’

Und sprühte Feuerfunken;

Und hui ! war’s unter ihr hinab

Verschwunden und versunken

Le cheval noir se cabre,

souffle sauvagement […],

Et hui ! il s'abat sous elle,

Et disparaît englouti.

De 1829 à 1849, date de la dernière traduction de ce corpus, vingt ans ont passé, durant lesquels des changements notables sont intervenus. Nous trouvons là un bon exemple des tentatives déployées par la période romantique afin d’acclimater l’étranger en français : qu’y a-t-il en effet de plus authentiquement « spécifique » que les sons d’une langue donnée, et la valeur affective qui s’y rattache? Dérobades, calques, translittérations de ces objets de langage bien particuliers en disent autant qu’un long traité sur l’attitude des milieux intellectuels et cultivés face à la « nouveauté » de Bürger.

Si l’on élargit cet échantillon de traductions à l’ensemble des versions françaises de Lénore actuellement recensées entre 1814 et 1850, on constate que seulement la moitié des traducteurs prend le problème des onomatopées à bras le corps et tente d’y apporter une solution concrète. L’autre moitié ignore purement et simplement la question. Cette indifférence ou ce refus ont quelques raisons non dénuées d’un certain paradoxe, car les cercles littéraires français d’alors étaient loin d’ignorer les onomatopées (Charles Nodier, membre du premier Cénacle romantique mais aussi lexicographe reconnu, ne fut-il pas l’auteur d’un dictionnaire des onomatopées[33] ?). Profondément influencé par l’Essai sur l’origine des langues[34] et en recherche d’une intelligibilité universelle, Nodier touchait déjà, peut-être sans s’en rendre compte, au problème de la traduction. Poète lui-même, il donnait comme mission première à son Dictionnaire d’être utile aux poètes en leur fournissant une réserve de sons dans laquelle puiser. Il n’est pas à exclure que Nodier ait cherché à prendre une revanche sur les censeurs de l’Académie qui cantonnaient les onomatopées à un registre de langue inférieur, mis en oeuvre dans des productions « périphériques » : chansons populaires, romances, etc. Le classicisme les avait d’ailleurs exclues de la sphère littéraire « canonique ». La réaction dans la Nouvelle Revue Germanique d’un des traducteurs de Lénore, Jean-Baptiste Glück, témoigne de cet « oubli » :

Au premier abord, on serait tenté de blâmer les onomatopées que Bürger semble affectionner si vivement; mais cette figure est permise à la ballade et à la chanson, et si nous autres Français la permettons à Béranger, qu’elle ne nous choque pas chez Bürger. Je ne citerai de Béranger que les exemples suivants : « Tra la la la les demoiselles/Tra la la la se forment là ». Ailleurs : « Bon ! la farira dondaine/Gai ! la farira dondé ». Ailleurs encore : « Vli, vlan, taisez-vous/Je me venge de deux époux./Mia, miaou, que veut Minette,/Mia, miaou, c’est un matou/Digue digue dig din dig din don, etc... »[35].

Ce propos qui laisse transparaître les forces de résistance de l’académisme dans la littérature française des années 1830, est également annonciateur de leur déclin. En effet, la vogue de popularité dont jouit Béranger à cette époque en France (et également en Allemagne, ce qui n’est pas un hasard) prouve que le modèle poétique est très perméable à ces traits de langage populaire. Ne trouve-t-on pas déjà des chansons au détour de textes de Balzac ou de Nerval ? L’héritage du théâtre et de l’opéra comique qui, avec Favart puis Scribe, ont également amené sur scène la chanson[36] n’est pas négligeable non plus. De leur côté, en raison d’une plus grande tolérance du système littéraire vis-à-vis des traductions, les ballades anglaises et allemandes en français ont très bien pu contribuer à agir comme le « creuset » de différentes séries de nouvelles normes génériques et lexicales :

C’est ici sans doute que nous touchons à la fonction majeure des traductions : elles permettent d’accomplir de manière plus économique, en « raccourci » en quelque sorte, la transformation du modèle poétique non canonique.[37]

En fin de compte, il semble bien que traduire les onomatopées du poème de Bürger ait conduit traducteurs et poètes français à prendre conscience de ressources encore trop ignorées de leur langue. Dans son Albertus, Théophile Gautier se réapproprie certaines des onomatopées de Bürger :

La vieille fit : hop ! hop ! Et par la cheminée
de reflets flamboyants soudain illuminée,
deux manches à balais, tout bridés, tout sellés,
entrèrent dans la salle avec force ruades […][38]

Housch ! Housch ! Comme des sauterelles
les deux balais prirent leur vol […][39]

Trap ! Trap ! Ils vont comme le vent de la bise […][40]

Dans le grand fauteuil noir le diable se plaça
et donna le signal, hurrah ! Hurrah ! […] [41]

La référence aux onomatopées de Lénore est ici incontestable. Cette « migration » poétique a certainement été rendue possible par l’existence de la version signée par Nerval en 1830. Gautier reprendra encore dans ses Jeunes-France[42] le célèbre kling, kling, kling !

Quant à Gérard de Nerval, il pense encore sans aucun doute à Bürger lorsqu’il écrit :

Il entend […] le kling-kling d’une cloche dans la campagne, le hop ! hop ! hop ! d’un cheval au galop, le cric-crac d’une porte qui se brise... Et puis, s’il a une plume, il jette tout cela sur le papier, comme il l’a vu, comme il l’a entendu […][43]

Loin d’être un trait d’écriture spécifique aux poètes d’outre-Rhin, comme Nerval semblait le faire entendre, les onomatopées avaient déjà fait les beaux jours de la poésie française au XVIe siècle[44] et continuaient à donner vie aux chansons des villages. On peut ainsi affirmer que la rencontre des onomatopées de la lyrique allemande fut, pour certains poètes français, l’occasion d’une redécouverte. Pour avoir contribué à réactiver dans la littérature l’univers sonore des onomatopées, la traduction a fait évoluer, tant chez les poètes que chez les traducteurs, l’approche même de l’objet littéraire.

Indubitablement, la traduction de poésie étrangère a eu un impact considérable sur les changements dans la pratique des traducteurs en France, autant et peut-être même plus que la traduction d’autres genres littéraires. L’exemple de la traduction des onomatopées présentes dans Lénore révèle qu’en l’espace d’un demi-siècle environ, on est progressivement passé d’une traduction proche de l’imitation, plus soucieuse de « contenu », à une recherche affirmée de l’expression et de la forme. Cette démarche n’est pas restée sans écho chez les poètes français de l’époque romantique.

Étudier le glissement de la poésie d’une langue à une autre et sa reterritorialisation dans une nouvelle culture permet une approche concrète et subtile des mécanismes de la traduction. Parce qu’elle est avant tout un objet de discours, porteur d’une très forte empreinte énonciative, l’onomatopée pose le problème du discours rapporté en traduction. C’est au « conflit des énonciations » dont parlent les linguistes[45], autrement dit, à la superposition d’instances énonciatives hétérogènes lors du nouvel encodage, que l’on doit les résistances opposées par les onomatopées au moment de leur « translation ».

Une investigation plus large sur la traduction envisagée sous l’angle pragmatique peut certainement permettre de dépasser la simple question des « influences » à l’oeuvre dans une littérature pour aborder des problèmes plus complexes (traduction comme processus énonciatif où s’inscrit en creux la présence du sujet traduisant, comme vecteur du transfert de formes poétiques, de modifications métriques, etc.), créant ainsi un cadre renouvelé pour l’étude du texte littéraire.