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I particularly wish my books to be well translated into French, because the French read so little English, and if there is any healthy truth in my art, surely they need it to purify their literary air!

George Eliot[2]

Introduction

La migration des oeuvres littéraires d’une langue-culture à l’autre entraîne inévitablement de curieux phénomènes de réception. Certaines oeuvres reconnues et encensées dans leur pays d’origine sont sous-estimées, voire oubliées dans leur pays d’accueil. C’est le cas de l’oeuvre de la romancière victorienne George Eliot. Quoique sa réputation ne soit plus à faire depuis longtemps en Angleterre, George Eliot demeure toujours méconnue de l’autre côté de la Manche. En effet, depuis la parution de ses premiers romans en français, la critique française se montre réticente face à l’oeuvre de George Eliot. C’est précisément la piètre réception de George Eliot dans l’Hexagone qui m’a poussée à me pencher sur les traductions françaises de ses oeuvres. J’ai choisi The Mill on the Floss, son deuxième roman, comme objet d’étude, car il présente la représentation du langage paysan des West Midlands, peut-être la plus poussée de toute l’oeuvre éliotienne.

George Eliot, Mary Ann Evans de son vrai nom, est née en 1819 dans les Midlands anglais d’un père charpentier devenu agent de domaine. Elle passe les trente premières années de sa vie dans le comté de Warwickshire, élevée dans la foi évangéliste. Autodidacte, elle complète la courte formation, autant linguistique que littéraire, philosophique et religieuse, reçue chez un pasteur évangéliste, grâce à la lecture. Encore célibataire à trente ans à la mort de son père, elle voyage à travers l’Europe pour enfin s’établir à Londres, où elle rencontre l’homme de sa vie, George Henry Lewes, avec qui elle vit en union libre sous le regard réprobateur de sa famille et de toute la société victorienne conservatrice. En plus de publier des comptes rendus anonymes dans des revues littéraires, elle met à profit ses connaissances linguistiques et traduit des traités théologiques de l’allemand (Strauss, Feuerbach) et du latin (Spinoza). Elle deviendra ensuite rédactrice en chef du Westminster Review, puis, grâce au soutien de Lewes, publiera son premier ouvrage de fiction, le recueil de nouvelles Scenes of a Clerical Life, en 1857, à l’âge de 38 ans sous le pseudonyme masculin de George Eliot[3]. Viendra ensuite Adam Bede, son premier roman, puis The Mill on the Floss, en 1860, qui connaîtront tous deux un immense succès critique et populaire. The Mill on the Floss sera traduit six fois vers le français; nous retenons trois traductions pour notre étude : celle de François D’Albert-Durade en date de 1863, celle de Lucienne Molitor publiée en 1957 et enfin celle d’Alain Jumeau parue chez Gallimard en 2003.

Si le talent de George Eliot fut reconnu en Angleterre dès la publication de son premier roman, il en alla tout autrement en France[4], où elle ne connaîtra aucun succès de son vivant. Ce qui a certainement nui à la réputation de George Eliot, c’est l’étiquette austère de « moralisatrice » que lui ont accolée les critiques du Second Empire dès la publication des premières traductions françaises de ses romans; une étiquette tenace qui se fait encore sentir dans certaines critiques françaises contemporaines. Après sa mort, dans les années 1880-1890, grâce aux écrits du critique français Ferdinand Brunetière, George Eliot aura droit à un début de renommée en France. Certains grands auteurs français, comme Gide et Proust, diront plus tard qu’elle a exercé une influence sur eux, mais son lectorat restera toujours limité. Les premières traductions françaises (par François D’Albert-Durade) sont certainement en partie responsables du manque d’engouement des Français à l’endroit de George Eliot, mais les ventes faibles que les traductions ont connu d’emblée dénotent un manque d’intérêt intrinsèque du public français :

The apathy of the French public and the ineptitude of the critics in this first phase of George Eliot’s introduction into France cannot be attributed to any one and simple cause. The seriousness of the novels might have repelled some readers, but the sluggish sales of the first D’Albert-Durade translations indicate that few French readers in the beginning were even tempted to try her.

Couch, p. I

Au-delà du faible intérêt pour la romancière, Couch émet plusieurs hypothèses valables quant à la décevante réception de George Eliot en France :

Chief among the prejudices of these critics [les premiers critiques français d’Eliot] and their readers was a lingering distrust of the novel as a valid genre; next one might cite virulent literary chauvinism, die-hard Classicism (or, in a few cases, Romanticism), anti-Protestantism, and perhaps most important, an almost monotonous insistence that literature always be morally uplifting.

Couch, p. I

Ainsi, George Eliot aurait traversé la Manche à un bien mauvais moment, car l’instabilité politique rendait alors le public méfiant envers les oeuvres étrangères. De plus, ses prédécesseurs, avec en tête Charles Dickens, avaient déjà connu un grand succès chez les Français, monopolisant ainsi en quelque sorte la petite place faite à la littérature anglaise dans l’Hexagone. Mais comment expliquer alors que George Eliot soit encore si peu appréciée aujourd’hui des lecteurs français et que seuls deux de ses romans aient été publiés chez Gallimard ? Il semble bien que la réponse se trouve dans la difficulté de traduire George Eliot. En effet, un aspect de l’oeuvre éliotienne résiste à la traduction vers le français et nous croyons que cet aspect réside dans la représentation littéraire du sociolecte paysan des Midlands anglais, qui crée une superposition des niveaux de langue dans le roman. La multiplicité des voix est ce qui fait la richesse de la prose éliotienne et c’est précisément ce qui pose problème lors du passage vers le français. George Eliot fait revivre dans sa prose la province anglaise, elle lui donne une voix. C’est d’ailleurs précisément de « voix » dont il sera question ici. The Mill on the Floss est sans conteste un univers polylangagier : il est ancré dans la richesse plurilinguistique de son époque (Bakhtine, p. 120)[5]. Cet aspect fondamental du roman semble avoir été délaissé par la critique éliotienne. On trouve pourtant dans ce roman la représentation littéraire du dialecte des West Midlands, représentation plus ou moins marquée selon le statut social des personnages; chaque personnage possède sa voix et ses expressions propres; et, enfin, la voix narrative vient trancher avec celle des divers personnages, tout en les complétant, par son érudition et son éloquence. C’est en confrontant l’original avec trois traductions françaises couvrant une période d’un siècle et demi que nous serons en mesure d’observer l’évolution de la réception de George Eliot dans l’Hexagone, traçant ainsi en quelque sorte le parcours traductif d’un roman victorien en France.

Le Moulin sur la Floss de François D’Albert-Durade

Lors du premier voyage de George Eliot sur le continent, elle avait fait un long séjour à Genève, où elle s’était liée d’amitié avec le peintre François D’Albert-Durade, qui allait devenir son premier traducteur français. D’Albert-Durade, sachant que son amie cherche un traducteur français, lui écrit pour lui demander l’autorisation de traduire Adam Bede, autorisation qu’elle lui octroie sans hésiter. Mais avant même d’entreprendre cette tâche, il fait part à George Eliot des difficultés de traduction soulevées par son premier roman :

J’ai bien pesé les difficultés de cette tâche; mais j’espère les surmonter. La principale est le dialecte de vos villageois qui ne peut nullement se rendre par un équivalent français qu’en paraît une prétentieuse caricature; il faut, je pense, se contenter de traduire ces portions aussi simplement et presque littéralement que possible; c’est le seul moyen de conserver une partie de leur naïveté.

Haight, 1954, vol. III, p. 257

Ainsi, les dialogues sont apparus à D’Albert-Durade dès le départ comme le principal écueil du texte. Quant à la méthode dite « littérale » qu’il compte privilégier, elle semble plaire à George Eliot, car elle écrit en guise de réponse : « As simple, biblical French as possible will be the best vehicle [...] » (vol. III, p. 257). C’est ainsi que débute cette relation de traduction et François D’Albert-Durade demeurera l’unique détenteur des droits de traduction vers le français des romans de George Eliot jusqu’à la mort de la romancière.

À peine cinq mois plus tard, le 28 juin 1860, George Eliot envoie son autorisation écrite à D’Albert-Durade de traduire son deuxième roman, The Mill on the Floss. Le résultat de cette entente est la Famille Tulliver, ou le Moulin sur la Floss, roman en deux tomes publié chez E. Dentu à Paris et chez H. Georg à Genève en 1863[6]. François D’Albert-Durade dit éprouver encore plus de difficulté avec les dialogues du Moulin qu’avec ceux du premier roman. Il fait part de ce problème à George Eliot dans une lettre en date du 24 janvier 1861 :

Le Moulin est plus difficile à traduire qu’Adam : l’étude des sentiments et des distinctions y est poussée beaucoup plus loin : il n’y a pas de dialecte; mais il y a des différences de couleur et de style, suivant le caractère et la position sociale des auteurs, que le français se refuse à rendre.

C’est moi qui souligne.

vol. III, p. 375.

George Eliot formule un long commentaire en réponse à cette lettre qui nous intéresse particulièrement, car elle y expose sa conception de la représentation du langage populaire en littérature :

I can well imagine that you find ‘The Mill’ more difficult to render than ‘Adam’. But would it be inadmissible to represent in French, at least in some degree, those ‘intermédiaires entre le style commun et le style élégant’ to which you refer ? It seems to me that I have discerned such shades very strikingly rendered in Balzac, and occasionaly in George Sand. Balzac, I think, dares to be thoroughly colloquial, in spite of French strait-lacing. Even in English this daring is far from being general. The writers who dare to be thoroughly familiar are Shakespeare, Fielding, Scott (where he is expressing the popular life with which he is familiar) [...] Even in his loftiest tragedies—in Hamlet, for example—Shakespeare is intensely colloquial. One hears the very accent of living men. I am not vindicating the practice : I know that is not necessary to you, who have so quick a sensibility for the real and the humorous. You, of course, have knowledge as to what is or can be done in French literature beyond any that my reading can have furnished me with.

vol. III, p. 374

George Eliot s’en remet finalement au bon jugement de son ami « as to what is or can be done in French literature »; en effet, il serait possible de représenter les divers registres de langues en français, George Eliot l’a elle-même remarqué lors de ses lectures, mais le système littéraire français est régi par des normes qui dictent ce qui se fait ou ce qui ne se fait pas en littérature. Ici, le français aurait les ressources pour traduire le langage paysan, mais son système normatif littéraire se refuse à l’intégrer. C’est ce qui fait dire à D’Albert-Durade que le français « se refuse à rendre » le parler des villageois anglais. Nous verrons ici, grâce à la confrontation de passages clés, comment D’Albert-Durade s’y est pris pour rendre le plurilinguisme du roman éliotien en français.

La voix de M. Tulliver

Le personnage de Mr. Tulliver a été choisi pour l’étude du sociolecte, car il est le premier locuteur du roman et il offre un bon exemple de l’usage du sociolecte paysan dans le roman. De plus, il est une figure centrale du récit : il est le père de nos deux « héros », Tom et Maggie, et sa chute forme la trame tragique du roman. En effet, son entêtement et sa conception parfois simpliste de certaines choses de la vie causeront la ruine de sa famille. Au moment où commence le roman, Mr. Tulliver, du Moulin de Dorlcote, a entrepris un procès contre un certain Pivart, défendu par l’avocat Wakem, qui veut faire l’irrigation de ses champs en amont de la rivière Floss, et ainsi détourner de l’eau de la rivière si précieuse à Mr. Tulliver pour faire tourner son moulin. Il se lance donc dans une lutte perdue d’avance contre des gens qui connaissent les rouages du système mille fois mieux que lui. De plus, il ne maîtrise pas bien la langue anglaise standard, ce qui le vulnérabilise devant les hommes de lois. L’équation entre langage et pouvoir est d’ailleurs clairement posée dans le roman. Nous nous permettons donc de citer en entier la première réplique du roman, car elle met en place des éléments importants de la voix de Mr. Tulliver :

“What I want, you know,” said Mr Tulliver – “what I want is to give Tom a good eddication ; an eddication as’ll be a bread to him. That was what I was thinking of when I gave notice for him to leave the academy at Ladyday. I mean to put him in a downright good school at Midsummer. The two years at th’academy ‘ud ha’ done well enough, if I’d meant to make a miller and farmer of him, for he’s had a fine sight more schoolin’ nor I ever got: all the learnin’ my father ever paid for was a bit o’ birch at one end and the alphabet at th’ other. But I should like Tom to be a bit of a scholard, so as he might be up to the tricks o’ these fellows as talk fine and write with a flourish. It ‘ud be a help to me wi’ these lawsuits, and arbitrations, and things. I wouldn’t make a downright lawyer o’ the lad – I should be sorry for him to be a raskill – but a sort of engineer, or a surveyor, or an auctioneer and vallyer, like Riley, or one o’ them smartish businesses as are all profits and no outlay, only for a big watch-chain and a high-stool. They’re pretty nigh all one, and they’re not far off being even wi’ the law, I believe; for Riley looks lawyer Wakem i’ the face as hard as one cat looks another. He’s none frightened at him”.

Eliot, 1994, p. 9

On trouve ici plusieurs mots déviants orthographiquement, dont « eddication », « scholard », « vallyer », etc. qui sont propres à Mr. Tulliver. Par contre, certaines structures syntaxiques sociolectales utilisées par Mr. Tulliver, principalement des contractions, reviendront dans la bouche de plusieurs personnages du roman. On en déduit que ces marqueurs sont le fait du dialecte des West Midlands. Mais George Eliot n’est pas sténographe; elle utilise les marqueurs sociolectaux paysans afin de créer un effet de réel[7] et une caractérisation cohérente des personnages, et non pas afin de constituer un document historique sur le dialecte des West Midlands du milieu du XIXe siècle.

Ce qui retient mon attention dans cette première réplique, au-delà de la forme du discours de Mr. Tulliver, c’est son propos : il y traite de l’instruction qu’il veut donner à son fils, éducation qu’il n’a pas eue. Il veut fait de son fils un « scholar », mais il le prononce « scholard ». C’est l’ironie éliotienne à l’oeuvre : il veut faire de son fils quelque chose qu’il ne sait pas prononcer correctement. Le fossé entre les générations, un des sujets principaux du roman, est bien mis au jour ici. Ce fossé s’actualise au niveau linguistique dans le roman dans la différence entre la langue des parents Tulliver et celle de Tom et de Maggie. Tom, et surtout Maggie, parlent un anglais correct, ce qui peut être attribué à leur formation scolaire, mais on pourrait aussi y voir un relent de la tendance qui consiste à donner une voix « universelle » aux personnages principaux[8]. Par contre, Mr. Tulliver est un personnage principal et sa voix est sociolectale, ce qui vient marquer l’innovation de George Eliot.

Si la voix de Tulliver est clairement « illégitime » dans cette première réplique, elle est néanmoins dotée d’une compétence à convaincre et d’une valeur proprement littéraire. En effet, certaines tournures, expressions et images employées par le meunier contribuent à donner au parler paysan un statut véritablement littéraire. Mr. Tulliver fait preuve d’une maîtrise du langage figuré qui vient trancher avec son peu d’instruction, mais au lieu de créer une incohérence, cette particularité vient donner une valeur littéraire au langage paysan. La conception de la vie de Mr. Tulliver, et par conséquent son discours, sont basés sur des images, des métaphores, des comparaisons. Par exemple, l’expression « puzzling »[9], chère à Mr. Tulliver, est une métaphore efficace en soi. La vie, pour Mr. Tulliver, est un véritable casse-tête et cette expression, unique dans le roman, assume aussi une fonction identificatrice; lorsqu’on lit « puzzling », on sait qu’on a affaire à Mr. Tulliver.

La première phrase de la réplique m’intéresse particulièrement, quand Mr. Tulliver dit : « What I want, you know [...] what I want is to give Tom a good eddication; an eddication as’ll be a bread to him », il capte l’attention de son public — Mrs. Tulliver, et, à un autre niveau, le lecteur — grâce à la répétition de « what I want ». L’insistance est donc mise sur le désir de Mr. Tulliver dès les premiers mots. De plus, ce qui mènera Tulliver à sa perte est son entêtement farouche, et ces premiers mots, tel un incipit, nous font entrevoir ce trait fondamental de sa personnalité. Puis il y va d’une autre répétition lorsqu’il dit « a good eddication; an eddication as’ll be a bread to him » : il répète le mot sociolectal « eddication » et l’explicite en énonçant ce qu’il croit être une bonne formation, une formation qui lui permettra de gagner son pain, non pas une formation universitaire déconnectée des vraies choses de la vie[10]. Grâce aux deux répétitions de la première phrase, une dans le but de capter l’attention et de mettre l’emphase et l’autre dans un but explicatif, Mr. Tulliver vient de mettre en place un autre des sujets capitaux du roman : l’instruction. Sa langue fortement marquée par le sociolecte paysan ne fait nullement obstacle à la transmission de sa résolution, mais vient bien au contraire lui donner un fondement : la raison pour laquelle il veut donner une bonne formation à son fils est qu’il souffre de n’en avoir pas eu lui-même, ce dont vient témoigner son discours. On a donc affaire ici à une caractérisation du personnage cohérente avec sa voix. À la fin de cette conversation avec sa femme, Mr. Tulliver s’exclame : « it’s puzzling work, talking is » (Eliot, 1994, p. 10). Cette phrase boucle le dialogue de façon pertinente, car la communication est plutôt difficile entre Mr. et Mrs. Tulliver. Il s’agit là de la première clôture identifiée par Gillian Lane-Mercier : la parole d’un personnage ne doit pas dépasser ce qu’il sait dire (1990). C’est aussi la première fonction intratextuelle du sociolecte que nous avons identifiée : la caractérisation des personnages. La voix de Tulliver, malgré les variantes attribuables à la vraisemblance dialogale que nous avons évoquées, gardera à peu près le même contenu sociolectal tout au long du roman, même dans les moments les plus dramatiques.

Voici maintenant la réplique traduite par D’Albert-Durade :

« Ce que je désire, savez-vous, dit M. Tulliver, ce que je désire, c’est de donner à Tom une bonne éducation, une éducation qui puisse lui assurer du pain. C’est à quoi je pensais quand j’ai signifié qu’il quitterait l’académie à la Notre-Dame. J’ai l’intention de le mettre dans un véritable pensionnat à la Saint-Jean. Les deux ans à l’académie auraient bien suffi, si j’avais voulu en faire un meunier et un fermier; car il a eu joliment plus d’école que moi; toute l’instruction que mon père a jamais payée à mon intention s’est bornée à une verge de bouleau et à un alphabet. Mais j’aimerais que Tom eût plus d’études, afin d’être au fait des tours de ces gaillards qui savent si bien parler et écrire avec des paraphes. Il me serait utile alors pour les procès, les arbitrages et autres choses. Je voudrais faire de ce garçon un véritable homme de loi, non pas un de ces rusés coquins, j’en serais fâché, mais une espèce d’ingénieur, d’arpenteur, d’huissier ou d’expert, comme Riley, ou enfin lui donner quelqu’une de ces occupations habiles qui sont tout profit, sans autre avance de fonds qu’une grosse chaîne de montre et un tabouret élevé. Elles reviennent toutes à peu près au même, et elles ne sont pas loin de ressembler aux affaires de loi, je crois; car Riley regarde le procureur Wakem en face aussi hardiment qu’un chat en regarde un autre. Il n’en a pas peur ».

D’Albert-Durade, vol. I, p. 4

Tout d’abord, nous remarquons que D’Albert-Durade francise les titres des personnages : Mr. et Mrs. Tulliver deviennent M. et Mme Tulliver. Il s’agit là de la première stratégie traductive ethnocentrique. De la même façon, les deux marqueurs temporels anglais : « Ladyday » et « Midsummer » deviennent respectivement « la Notre-Dame » et « la Saint-Jean ». Cette transformation relève encore une fois d’une tactique d’évacuation de l’étranger dans le texte d’arrivée. On remarque aussi le choix de ponctuation des dialogues : il s’agit d’un hybride entre les ponctuations anglaise et française. Il commence avec les guillemets, comme l’original, puis continue avec le tiret à la française. Mais cette alternance guillemets-tirets se retrouve aussi dans certains romans français, ce qui fait cadrer ce choix de traduction dans les normes du système littéraire français. Dans tout le roman, M. Tulliver tutoie sa femme et elle le vouvoie[11]. Ce choix de mettre les Tulliver dans un rapport de force mis en texte par le tu/vous peut avoir été dicté par le fait que dans l’original Mr. Tulliver s’adresse à sa femme par son prénom, Bessy, tandis qu’elle l’appelle Mr. Tulliver : on peut donc dire qu’il y a cohérence traductive sur ce plan[12].

Le meunier sans instruction, sauf pour « une verge de bouleau et [...] un alphabet », disserte ici sur son désir d’envoyer son fils dans une bonne école pour qu’il reçoive l’instruction que lui-même n’a pas eue. Dans le texte anglais, nous avons vu comment le discours illégitime de Mr. Tulliver venait donner un fondement à ce désir d’envoyer Tom dans une bonne école. Ici, le traducteur opère une série de transformations qui visent à rendre le discours de Mr. Tulliver plus « correct ». En effet, cette première réplique nous montre un M. Tulliver s’exprimant dans un français soutenu, comme en témoigne la présence des mots suivants : « signifié », « intention », « paraphes », « hardiment », etc. Cependant, c’est surtout la grammaire et la syntaxe qui dénotent une langue relevant du registre écrit : par exemple, quand M. Tulliver dit : « Mais j’aimerais que Tom eût plus d’études, afin d’être au fait des tours de ces gaillards [...] », on remarque l’usage du subjonctif imparfait, un temps qui n’a rien d’oral, puis l’expression « être au fait » qui démontre une maîtrise de la langue française. En effet, le caractère sociolectal de la langue de Mr. Tulliver est évacué et remplacé par une langue standard et uniforme.

Tous ces déplacements qui viennent standardiser la langue de Mr. Tulliver créent une incohérence avec le reste de la caractérisation de son personnage. Le meunier entêté pour qui la vie est un véritable « puzzle » et qui a du mal à rédiger une lettre, s’exprime avec une aisance déroutante sur sa résolution d’envoyer son fils dans une bonne école. Plus tard dans le texte d’arrivée, le narrateur dira au sujet de la conception de l’orthographe du meunier :

M. Tulliver n’écrivait pas volontiers, et trouvait la relation entre la langue parlée et la langue écrite, ce que l’on appelle orthographe, l’une des choses les plus embrouillées dans ce monde compliqué. Cependant la tâche fut accomplie en moins de temps qu’à l’ordinaire, et si son orthographe était différente de celle de Mme Glegg, c’est qu’elle appartenait, ainsi que lui, à une génération pour laquelle l’orthographe était chose laissée au jugement de chacun.

D’Albert-Durade, vol. I. p. 152

Ainsi, la traduction est plutôt fidèle à l’original dans ce commentaire narratif — sauf pour la répétition de « puzzling » qui est remplacée par « embrouillées » et « compliqué » —, mais vu la facilité d’expression et la maîtrise étonnante de la langue française de M. Tulliver, cette remarque est incohérente. En effet, on ne peut imaginer un personnage qui conjugue parfaitement le subjonctif imparfait à l’oral avoir autant de difficulté à rédiger une lettre. Le glissement vers un discours standard dans la traduction de la voix de Mr. Tulliver engendre une invraisemblance sur le plan de sa caractérisation. Comment un meunier sans instruction appartenant à une génération « pour laquelle l’orthographe était chose laissée au jugement de chacun » peut-il s’exprimer dans un français châtié ? Ainsi, quand M. Tulliver lance sa remarque qui vient boucler l’échange : « Mais c’est égal, il est difficile de parler » (vol. I, p. 6), le lecteur est surpris, car il n’a pas remarqué qu’il était difficile de parler pour M. Tulliver. Cette remarque est comme surfaite, ajoutée, incohérente. La vraisemblance romanesque en est grandement atténuée. Cette standardisation du langage populaire est généralisée à tous les locuteurs des sociolectes dans le roman ; Mr. Tulliver a été choisi comme illustration pour cette étude.

La voix narrative

Si dans le roman anglais la voix narrative offrait un grand contraste avec les voix sociolectales des personnages, il est évident que dans la traduction le contraste sera amoindri vu la standardisation des voix du roman. Plusieurs références sont facilement traduisibles en français, car elles proviennent de sources culturelles communes, de l’Antiquité ou de la Bible, par exemple; mais la narration incorpore aussi des événements politiques anglais d’actualité qui posent un plus grand problème dans leur passage vers une autre langue-culture. Par exemple, la traduction du passage suivant, qui est en fait une conversation rapportée entre Mr. Tulliver et le pasteur Stelling, est problématique : « But he [Stelling] told several stories about ‘Swing’ and incendiarism [...] » (Eliot, 1994, p. 114), qui devient en français : « Mais il parla à M. Tulliver si éloquemment au sujet des ‘penchants innés’ et des incendiaires [...] » (D’Albert-Durade, vol. I, 159). La référence du texte anglais est loin d’être superflue : elle traite d’un mouvement de travailleurs de ferme au chômage dans les années 1830 qui mettaient le feu aux meules de foin et envoyaient des lettres de menace signées « Captain Swing » aux propriétaires de batteuses. Stelling, le pasteur féru de latin et de géométrie qui s’exprime dans une langue figée et érudite, pour convaincre le meunier qui lui confie l’éducation de son fils de sa sympathie pour la classe paysanne, lui raconte des anecdotes de rébellion d’ouvriers de ferme. De plus, cette référence s’inscrit dans la revendication sociale du roman en mettant à l’avant une période de l’histoire anglaise où l’ordre social et la hiérarchie des classes étaient menacés. D’Albert-Durade n’a manifestement pas compris la référence et a traduit « Swing » par « penchants innés », ce qui rend ce passage incompréhensible pour le lecteur français.

Plus tard dans le roman, une allusion à la politique anglaise est omise dans la traduction. Le commentaire teinté d’humour renvoyait aux couleurs respectives de deux partis politiques anglais :

The successful Yellow candidate for the borough of Old Toppings, perhaps, feels no pursuant meditative hatred toward the Blue editor who consoles his subscribers with vituperative rhetoric against Yellow men who sell their country, and are the demons of private life; but he might not be sorry, if law and opportunity favoured, to kick that Blue editor to a deeper shade of his favourite colour.

Eliot, 1994, p. 208

D’Albert-Durade, lorsque confronté à la grande difficulté de rendre les références politiques anglaises en français, abdique. Il choisit d’omettre ce passage humoristique, sans en faire la moindre mention dans une note en bas de page. Cette transformation porte atteinte à la fois à l’humour et à l’étendue des références extradiégétiques de la voix narrative originale. La traduction de la voix narrative par D’Albert-Durade, en opérant une série de transformations allant du contresens à l’atténuation du propos, crée une voix française dénuée de son humour, de sa richesse langagière, de son ironie, en somme, privée de sa force satirique originale.

Grâce à la confrontation de la traduction avec l’original, mais aussi à la correspondance, il est possible d’affirmer que le projet de traduction du premier traducteur de The Mill on the Floss est de faire cadrer le roman dans les critères du « bien écrire » du polysystème français de la fin du XIXe siècle. En effet, par la destruction des réseaux langagiers vernaculaires, ainsi que par l’atténuation ou l’effacement de l’humour, D’Albert-Durade rapproche le roman anglais des canons littéraires français de l’époque. Ce projet est avoué dans une simple phrase du traducteur dans une lettre à George Eliot que nous avons citée plus haut affirmant que le roman anglais contient des nuances de langue et de style « que le français se refuse à rendre ». La traduction ethnocentrique a certainement joué un rôle dans la mauvaise réception de cette première édition française. Le roman ainsi appauvri ne pouvait interpeller le lecteur français de la même façon que le roman original.

Néanmoins, la traduction ne pousse pas jusqu’au bout l’ethnocentrisme dont elle émerge — nous verrons que Molitor le fera. Malgré quelques omissions significatives, le traducteur colle au texte, il le suit souvent mot à mot, rendant parfois la traduction maladroite, difficile à lire. Une traduction véritablement ethnocentrique se détacherait plus du texte de départ pour le rendre plus beau, plus fluide, plus français. John Phillip Couch, dans son étude sur la réception de George Eliot en France, glisse un mot sur les traductions de D’Albert-Durade :

Most of D’Albert-Durade’s translations may be described as scrupulously precise, but sometimes they miss the tone of the original. [...] the text in most cases is conscientiously accurate, almost to the point of dullness. What is missing — and perhaps the French language by its very nature is incapable of conveying it — is the colloquial warmth of the original.

Couch, p. 181

En dernière instance, Couch lui-même impute la difficulté de traduire les dialogues à une « déficience intrinsèque » du français, mais il remarque justement que le traducteur colle au texte de façon presque religieuse, jusqu’à le rendre plat. Ce qui manque à la traduction française, c’est le grouillement vivant des langages, c’est la multiplicité des voix qui faisait la particularité de The Mill on the Floss, et nous verrons comment cette tendance traductive se poursuit et s’exacerbe un siècle plus tard avec Le Moulin sur la Floss de Lucienne Molitor.

Le Moulin sur la Floss de Lucienne Molitor

Trois retraductions paraîtront entre la traduction de D’Albert-Durade et celle de Lucienne Molitor, mais il s’agit de versions abrégées de l’oeuvre, destinées à un public jeunesse[13]. Le Moulin sur la Floss de Molitor est publié chez Gérard et Cie, à Verviers en Belgique, dans la collection « Marabout Géant ». Cette édition de poche est destinée au grand public; Couch, dans son étude sur la réception de George Eliot en France, écrit : « ‘Collection Marabout’ [is] a paperback series, which is usually seen in France on railroad-station newsstands and not on the shelves of established booksellers (most of the Marabout collection is made up of sensational or very popular works)[14] ». Par ailleurs, l’illustration de couverture mérite qu’on s’y arrête, car elle reflète la vocation populaire de l’édition : on y voit une jeune femme légèrement vêtue qui regarde au ciel, un homme à la chemise ouverte l’observe en arrière-plan; leurs corps baignent dans l’eau trouble jusqu’à la taille. L’arrière-fond est rouge vif et on aperçoit le dessin naïf d’un moulin dans le coin supérieur gauche. L’inscription « Le Moulin sur la Floss » est précédée d’un sous-titre aguicheur mais pour nous intriguant : « Le ‘Jalna’ du XIXe siècle ». La référence à cet ouvrage mérite d’être explicitée : Jalna est un roman publié en 1927 par l’auteure canadienne Mazo de la Roche. Le grand succès de cet ouvrage conduira son auteure à construire une grande saga familiale de 16 volumes autour du lieu qu’elle a baptisé « Jalna » et qui se trouve en Haut-Canada. La comparaison vient sans doute du fait que, dans les deux cas, on a affaire à une histoire familiale ancrée dans un lieu bien spécifique, mais la ressemblance s’arrête là. Jalna appartient à la littérature populaire. On peut en déduire que le sous-titre « Le ‘Jalna’ du XIXe siècle » vise à tirer le roman de George Eliot vers un lectorat plus large que celui pour lequel The Mill on the Floss avait été écrit.

Il convient aussi de s’attarder au résumé en quatrième de couverture, ainsi qu’à la brève biographie de George Eliot qui se trouve en troisième de couverture. Le résumé se concentre sur le drame de Maggie Tulliver, « déchirée entre des passions et des devoirs irréconciliables », sur « l’amour que Maggie éprouve pour le seul homme qu’il lui soit défendu d’aimer ». On y dépeint Maggie comme une « héroïne romantique, derrière laquelle on a la surprise d’apercevoir en filigrane, le visage inquiétant d’une ‘société’ » (Molitor, quatrième de couverture). Ainsi, dans la traduction française, le drame de cette « héroïne romantique » est au centre du roman, et la « société » qui l’entoure ne peut qu’être aperçue « en filigrane »; nous avons pourtant vu que le roman anglais dressait au premier plan un portrait réaliste de la société victorienne rurale. La quatrième de couverture nous indique donc l’orientation que prendra certainement la traduction française : elle s’attachera à l’aspect tragique, au destin déchu de notre héroïne, et délaissera par conséquent l’aspect comique du roman qui émerge surtout du portrait des gens ordinaires de la société de Saint-Ogg’s.

La biographie en troisième de couverture, accompagnée d’une photo célèbre de la romancière, est assez juste, mais une négligence du détail est flagrante : « George Eliot est le pseudonyme de Mary Ann Evans, qui naquit en 1719 dans le comté de Warwick [...] Elle vécut [...] en compagnie du romancier George H. Lewes; peu après la mort de ce dernier, en 1878, elle épousa J. W. Cros [sic], mais elle mourut malheureusement deux ans plus tard, en 1870, à l’apogée de sa gloire » (Molitor, troisième de couverture. C’est moi qui souligne.). Les dates, détail anodin en apparence, sont fausses : George Eliot a vécu de 1819 à 1880, et non un siècle et demi comme le prétend cette biographie. Ce type de méprise ne fait que témoigner du manque de rigueur et d’intérêt pour la romancière et son oeuvre[15]; elles témoignent du projet de traduction qui, comme nous le soupçonnons déjà, veut faire du roman un roman accessible au grand public, et non cantonné dans ce qu’on nomme la « grande littérature ». Dans cette perspective, une trop grande attention portée à George Eliot comme grande romancière victorienne replacerait l’oeuvre dans le canon littéraire, l’éloignant ainsi du grand public français de 1957.

En somme, le paratexte du Moulin sur la Floss de Molitor donne à George Eliot l’apparence d’une auteure pour grand public. L’hypothèse voulant que le projet de traduction de Lucienne Molitor vise à faire de George Eliot une auteure populaire sera testée par la confrontation avec l’original. Dans le cadre d’un projet « popularisant », la traduction des passages sociolectaux devrait être standardisée, afin de rendre la lecture accessible à un lectorat élargi.

La voix de Mr. Tulliver

Afin de se prêter au jeu de la confrontation, nous commencerons l’analyse de la voix de Mr. Tulliver en citant en entier sa première réplique :

Ce que je voudrais pour Tom, voyez-vous, dit Mr. Tulliver, c’est une bonne instruction, qui puisse lui assurer du pain. Telle était mon idée lorsque j’ai annoncé au petit qu’il quitterait le pensionnat aux vacances de Pâques. J’entends l’envoyer dans une bonne école après les grandes vacances. Les deux années d’études qu’il vient de faire là-bas l’auraient suffisamment formé, si je voulais faire de lui un meunier ou un fermier, car il en connaît déjà beaucoup plus que je n’en ai jamais su. Pour moi toute la formation que mon père ait songé à me procurer, se résume à un ou deux bons coups de verge pour commencer et l’alphabet pour finir. Pour Tom, j’ai plus d’ambition. Je voudrais qu’il soit un jour assez instruit pour parler aussi bien que les messieurs de la ville et avoir une belle écriture. Il m’aiderait beaucoup dans tous ces procès, ces arbitrages, enfin dans toutes sortes de choses... Évidemment, il ne sera jamais un véritable homme de loi — mon fils ne deviendra jamais un pareil coquin — mais peut-être fera-t-il un bon ingénieur, une sorte d’arpenteur, ou encore un expert, un commissaire-priseur comme Riley. — Bref, il pourrait avoir l’un ou l’autre de ces métiers où il y a tout à gagner, et rien à perdre... Aucune dépense, voyez-vous, sinon une montre avec une belle grosse chaîne, et un haut tabouret. Ces gens-là jouissent d’une grande considération et, pour moi, ils sont les égaux des hommes de loi. Riley regarde l’attorney Wakem entre les deux yeux, comme un chat en dévisage un autre. Il n’est pas intimidé le moins du monde par ce monsieur.

p. 9

Tout d’abord, les titres des personnages ne sont pas francisés; on conserve Mr. et Mrs. Tulliver en français. C’est un choix relevant d’une certaine ouverture à l’étranger; Molitor ne cache pas que le roman se déroule en Angleterre. La ponctuation, quant à elle, est complètement francisée : les guillemets sont remplacés par des tirets. Cette francisation de la ponctuation cadre certainement dans le projet de traduction « popularisant » de Molitor, qui vise à rendre le roman accessible au lecteur français moyen. On remarque aussi que le mari et la femme se vouvoient mutuellement[16] . Ce rapport d’égalité, quoique peut-être relié au progrès de la femme dans la société française du XXe siècle, ne rend en aucun cas le rapport de force du texte de départ, qui montrait l’inégalité entre l’homme et la femme en faisant dire respectivement « Bessy » et « Mr. Tulliver » au mari et à la femme.

Mais c’est surtout la langue du meunier qui nous intéresse ici. On ne trouve aucun mot déviant dans son discours; au contraire, son langage, déjà soutenu chez D’Albert-Durade, vient de gravir un autre échelon sur l’échelle linguistique. On trouve une série de termes soutenus dans cet extrait : « suffisamment », « songé », « procurer », « véritable », « jouissent », « considération », « intimidé », etc. Comme chez D’Albert-Durade, le meunier fait usage du subjonctif et utilise des tournures de phrase du code écrit. De plus, certaines phrases concises de l’original sont allongées de façon significative, par exemple : « He’s none frightened at him » (Eliot, 1994, p. 9) devient « Il n’est pas intimidé le moins du monde par ce monsieur » (Molitor, p. 10). Non seulement la tournure sociolectale « He’s none » est remplacée par une structure correcte, mais la phrase est allongée et, du coup, perd son rythme original. Dans le même ordre d’idées, Molitor clarifie parfois le sens d’un passage en l’explicitant. C’est le cas de la traduction de « [...] one o’ them smartish businesses as are all profits and no outlay, only for a big watch-chain and a high stool » (Eliot, 1994, p. 9), par « l’un ou l’autre de ces métiers où il y a tout à gagner, et rien à perdre... Aucune dépense, voyez-vous, sinon une montre avec une belle grosse chaîne, et un haut tabouret ». En ajoutant « Aucune dépense, voyez-vous », Molitor rend plus clair le sens de l’original par la répétition. L’allongement et la clarification compensent en longueur les pertes qu’elles font subir au rythme et au réseau signifiant du texte de départ; la faiblesse de la traduction devient ainsi masquée par une prolifération langagière.

La locution « puzzling » malmenée par D’Albert-Durade, quant à elle, n’est nullement réhabilitée dans la traduction de Molitor. Là où Mr. Tulliver disait à sa femme en anglais : « it’s puzzling work, talking is » (Eliot, 1994, p. 10), il s’exclame en français : « Il est bien difficile, parfois, de se faire comprendre » (Molitor, p. 11), qui, en plus de ne pas reproduire la richesse de l’image originale, transforme le sens de l’affirmation. En effet, il n’est plus difficile de parler pour Mr. Tulliver, mais bien de se faire comprendre, ce qui constitue un glissement de sens lourd de conséquences. Nous avons vu que la caractérisation de Mr. Tulliver en anglais était centrée sur sa difficulté à parler correctement, à écrire une lettre, à comprendre certaines choses de la vie. Mais comme la parole vient si aisément à Mr. Tulliver en français, la traductrice évite l’incohérence de caractérisation qu’aurait engendré cette remarque en la retournant vers Mrs. Tulliver, qui, en l’occurrence, a du mal à comprendre son mari. En somme, la voix de Mr. Tulliver traduite par Molitor est encore moins vraisemblable que celle du M. Tulliver de D’Albert-Durade. Le meunier sans instruction s’exprime avec encore plus de verve que dans la première traduction et les conséquences sont plus graves que chez D’Albert-Durade.

La voix narrative

Plusieurs traits de la voix narrative traduite de D’Albert-Durade reviennent chez Molitor[17]. Mais si D’Albert-Durade collait plutôt au texte anglais, au risque de rendre le texte français maladroit ou plat, Molitor n’a pas peur de transformer la prose éliotienne en prose fluide et belle, dans le grand style français. Pour ce faire, elle se permet d’opérer des changements plus importants que le premier traducteur à certains égards. Par exemple, lorsque la narration se fait trop « bizarre » pour le goût français, comme dans le commentaire suivant : « said Mrs. Tulliver, shocked at this sanguinary rhetoric » (Eliot, 1994, p. 9), Molitor traduit en épurant par « Sa femme se montra offensée par un ton si brusque » (Molitor, p. 10). La force de ce commentaire résidait dans le fait de mettre les termes « rhétorique » et « sanguinaire » côte à côte; le lecteur était surpris par leur coexistence dans la même incise. Par contre, le « ton si brusque » prisé par Molitor passe inaperçu, car il s’agit d’une tournure commune. Ce simple choix de traduction s’inscrit dans un projet « popularisant ».

Aussi, lorsque la narration évoque des images concrètes, palpables, Molitor les remplace parfois par des concepts plus abstraits, à la française. C’est le cas du commentaire satirique formulé par le narrateur lors de l’arrivée des Tulliver en visite chez les Pullet qui met en évidence l’obsession pour la propreté de Soeur Pullet :

The next disagreeable was confined to his feminine companions : it was the mounting of the polished oak stairs, which had very handsome carpets rolled up and laid by in a spare bedroom, so that the ascent of these glossy steps might have served, in barbarous times, as a trial by ordeal from which none but the most spotless virtue could have come off with unbroken limbs.

C’est moi qui souligne.

Eliot, 1994, p. 75.

qui devient en français:

La seconde contrariété était surtout le lot des dames et des petites filles; il s’agissait de monter l’escalier en chêne poli dont les très beaux tapis restaient roulés et enfermés dans une chambre de débarras. L’ascension de ces marches glissantes aurait pu, dans les temps barbares, constituer une épreuve où seuls le courage et l’adresse les plus extraordinaires pouvaient triompher.

C’est moi qui souligne.

Molitor, p. 91.

Ici, la « spotless virtue » est remplacée par « le courage et l’adresse les plus extraordinaires »; il ne s’agit même pas là d’une clarification, mais bien d’un glissement de sens; puis « come off with unbroken limbs » devient « pouvait triompher ». L’humour de ce passage provenait de la construction incongrue glissant brusquement de l’abstrait vers le concret. Traduisons cette phrase littéralement pour bien voir la transition : « seule la vertu sans tache s’en sortirait sans membres fracassés » [notre traduction]. Une vertu n’a pas de corps, mais c’est précisément cet enchaînement de deux images relevant de deux domaines distincts, la morale et l’anatomie, qui fait la force de cette phrase. Par conséquent, lorsque les « unbroken limbs » sont remplacés par « pouvait triompher », l’incongruité des images, ainsi que la transition brusque de l’abstrait au concret, disparaissent. En effet, Molitor succombe à la tendance déformante de la rationalisation, qui consiste à faire « passer l’original du concret à l’abstrait » (Berman, 1985, p. 69), en remplaçant l’image des membres fracassés par une tournure abstraite beaucoup plus banale. En somme, en faisant subir une série de transformations plus ou moins subtiles à la voix narrative, Molitor lui dérobe ce qui la rendait unique, c’est-à-dire ce mélange inusité de divers langages et images, cette coexistence, parfois à l’intérieur d’une même phrase, du littéraire et du populaire, du concret et de l’abstrait. Au nom du grand style littéraire français et de l’élégance, la traduction homogénéise la prose originairement hétérogène, la rendant plus accessible au lecteur moyen, mais infiniment moins riche.

L’étude des traductions françaises jusqu’à 1957 nous a permis de constater que seule la traduction de D’Albert-Durade était axée vers un public similaire au public-cible du texte de départ. En effet, en plus des deux traductions abrégées et illustrées de 1893 et 1949 que je n’ai pu consulter, les retraductions de Jean Muray (version abrégée et illustrée publiée en 1957) et de Molitor tirent Le Moulin sur la Floss vers un public autre que celui pour qui George Eliot écrivait. En effet, Muray destine son ouvrage à un public jeunesse, tandis que Le Moulin de Molitor, publié dans une collection de gare, cible plutôt le grand public que le lectorat intellectuel londonien qui avait consacré The Mill au siècle précédent[18]. La traduction de Molitor s’inscrit dans l’horizon traductif de la France de 1950-60, qui n’a pas connu de véritable évolution depuis 1860. Quoique publiée pendant la période identifiée par Berman comme période charnière, la traduction de Molitor s’inscrit plutôt dans la tradition française ethnocentrique pré-1960; à preuve, elle ne présente aucune évolution par rapport à la première traduction du siècle précédent. Ironiquement, la traduction populaire de Molitor, qui voulait rendre la lecture de ce roman accessible au plus grand nombre de lecteurs, ne connaîtra jamais le succès escompté. L’édition se vendra à 7 600 exemplaires de 1957 à 1962. On peut sans doute tenir la traduction responsable de la mauvaise réception du roman : Le Moulin ainsi métamorphosé a perdu ce qui avait fait du roman anglais original un succès. Au-delà du manque d'engouement initial des Français pour George Eliot, il semble que les traductions ethnocentriques aient empêché le roman d’être réellement apprécié des lecteurs français.

Certes, l’édition populaire du Moulin sur la Floss de Molitor a influencé le mode de traduction : on voit mal une telle édition innover en matière de traduction en offrant, par exemple, une représentation poussée du langage paysan. Le public-cible de cette édition veut se divertir; il n’est pas prêt à rencontrer des passages sociolectaux difficiles à lire. Donc non seulement l’horizon traductif ne se prêtait pas encore à un grand bouleversement dans la traduction des sociolectes, mais l’édition dictait une traduction fluide, française, accessible à un grand public. Le projet de traduction d’Alain Jumeau, quant à lui, offre non seulement l’avantage de se situer dans une époque de plus grande ouverture sur l’étranger en traduction, mais la maison d’édition portant le projet cible en plus un lectorat restreint qui est prêt en 2003 — enfin  — à lire une traduction qui réhabilite les voix originales. C’est ce projet de traduction d’Alain Jumeau – le dernier traducteur–, aux antipodes de celui de Lucienne Molitor, qui fera l’objet de la prochaine partie.

Le Moulin sur la Floss d’Alain Jumeau

C’est en mars 2003 que paraît enfin chez Gallimard Le Moulin sur la Floss dans une « traduction nouvelle d’Alain Jumeau », grand angliciste français spécialiste de George Eliot[19]. Cette édition est précédée d’une préface du traducteur qui donne le ton à la retraduction. Jumeau y met en relief les diverses filiations du roman à des sous-genres littéraires : roman historique, autobiographie, roman poétique, roman d’éducation, roman féministe, roman humaniste, roman tragique. Il met aussi en lumière le caractère poétique de la prose éliotienne, ce qui dénote l’attention particulière qu’il porte à la lettre. On y trouve une brève mention du tragique qui côtoie le comique dans le roman :

Enfin, ce roman tragique, qui comme Roméo et Juliette, repose sur une querelle familiale capable de détruire de jeunes vies, comporte, dans la pure tradition shakespearienne, des scènes comiques fort réjouissantes. Sa vigueur satirique est impressionnante et démontre, chez la romancière, une capacité d’indignation vraisemblablement nourrie d’une expérience personnelle très vive.

Jumeau, « Préface », p. 20

Jumeau établit ici une filiation littéraire entre George Eliot et le plus grand dramaturge anglais de tous les temps : William Shakespeare. Ailleurs, il souligne les affinités entre George Eliot et Marcel Proust, grand admirateur de la romancière, malgré « les imperfections de la traduction de D’Albert-Durade[20] » (Jumeau, p. 11), qui était la seule existante à l’époque et que Proust a certainement lue car il ne lisait pas l’anglais. Shakespeare et Proust : on est loin ici de la référence au Jalna qu’établissait l’édition de la traduction de Molitor. Cette préface élogieuse replace The Mill on the Floss dans le canon de la grande littérature. Jumeau, par ailleurs, ne cache pas son admiration pour ce roman qu’il n’hésite pas à qualifier de chef-d’oeuvre : « Le Moulin sur la Floss se révèle d’une richesse inépuisable, conclut-il dans sa préface, puisque, à chaque lecture nouvelle, apparaissent des motifs nouveaux, qui s’entrecroisent pour former ce tissu exceptionnel auquel on reconnaît les chefs-d’oeuvre » (p. 20). Jumeau se ferait-il le héraut moderne de George Eliot en France, initiateur de sa réhabilitation à venir? Le seul autre roman paru chez Gallimard avant celui-ci était Silas Marner, dans une traduction de Pierre Leyris avec une préface de Jean-Louis Curtis qui critiquait ouvertement certains aspects de la prose éliotienne[21]. La préface de Jumeau vient donc réellement redonner une place à George Eliot au sein de la littérature française par le biais de la grande maison d’édition française Gallimard.

L’édition qui accueille le projet de traduction de Jumeau comporte, contrairement à toutes les traductions françaises précédentes, des notes explicatives. En effet, les nombreuses références extradiégétiques du roman sont ici explicitées dans des notes à la fin de l’ouvrage. La raison d’être de certaines notes réside dans le fossé culturel entre la France et l’Angleterre, mais la plupart des notes sont semblables à celles présentes dans l’édition anglaise de W. W. Norton[22], qui venaient éclairer le lecteur anglais. Un roman érudit demande de telles notes pour être bien compris, exigence que les projets des traducteurs précédents, ou leurs maisons d’édition hôtes, avaient négligée. Il semble donc que nous ayons affaire à un projet de traduction visant à replacer le roman dans le canon littéraire et à lui redonner sa richesse en français; c’est ce que l’étude des diverses voix en traduction veut maintenant vérifier.

La voix de M. Tulliver

Dès ses premières paroles, la métamorphose de la voix du meunier par rapport aux traductions françaises précédentes est évidente, comme en témoigne cette première réplique :

« Ce que je veux, vois-tu, dit M. Tulliver, ce que je veux, c’est donner à Tom une bonne astruction, une astruction qui lui permettra de gagner son pain. C’est à ça que je pensais quand j’ai fait savoir qu’il quitterait la cadémie à l’Annonciation. J’ai l’intention de le mettre dans une école vraiment comme y faut à la Saint-Jean. Les deux années à la cadémie auraient bien suffi si j’avais voulu en faire un meunier et un fermier, parce qu’il a eu joliment plus d’école que moi, par exemple : toute l’astruction que mon père y m’a payée, ça se limitait à une badine de bouleau d’un côté et l’alphabet de l’autre. Mais j’aimerais que Tom fasse un peu d’études, pour qu’il puisse faire face aux manigances de ces gaillards qui parlent bien et qu’écrivent avec des fioritures. Ça m’aiderait dans les procès, les arbitrages et tout ça. Je voudrais pas faire de ce garçon un vrai notaire (je serais fâché qu’il devienne un coquin), mais une espèce d’ingénieur ou de métreur ou de commissaire-priseur, comme Riley, ou l’un de ces métiers habiles qui rapportent beaucoup sans rien coûter d’autre qu’une grosse chaîne de montre et un grand tabouret. Ils reviennent tous à peu près au même et ils sont quasiment à égalité avec le droit, selon moi; parce que Riley regarde le notaire Wakem en face aussi hardiment qu’un chat en regarde un autre. Il en a pas du tout peur, lui ».

Jumeau, p. 26

Jumeau, à l’instar de D’Albert-Durade, choisit de franciser les titres des personnages, mais il est le premier à choisir le tutoiement mutuel pour les parents Tulliver, ce qui est selon nous le choix le plus approprié à la classe sociale de nos meuniers. Afin de conserver le rapport de force entre le mari et la femme du texte de départ, Jumeau fait dire « Bessy » au mari et « Père Tulliver » à la femme. Ce « Père Tulliver » a une saveur provinciale, moins formelle et plus vraisemblable en français, que le « Mr. Tulliver » du texte anglais. On pourrait aussi voir dans le choix du tutoiement mutuel un souci de « modernisation » du Moulin, car, à l’aube du XXIe siècle, on n’imagine plus guère un couple se vouvoyer. Le tutoiement mutuel que privilégie Jumeau aide le lecteur moderne à croire aux dialogues entre les parents Tulliver, et par conséquent à l’univers romanesque de la famille du Moulin de Dorlcote.

On remarque dès les premières lignes l’oralité de la voix du meunier; ce sont surtout les premiers mots déviants, par ailleurs mis en italiques, qui attirent notre attention : « astruction » et « cadémie ». Selon Gillian Lane-Mercier, le fait de mettre des mots en italiques relève d’un processus de distanciation du narrateur par rapport à la parole du personnage :

[...] cette signalisation appuyée s’avère quelque peu suspecte, voire même paradoxale, dans la mesure où, s’il s’agit bien d’un effet de réel, on pourrait également y détecter une tentative de distanciation narratoriale vis-à-vis de l’irruption, ne serait-ce que fulgurante, d’un parler populaire qui, historiquement, est encore mal intégré dans le genre romanesque.

Lane-Mercier, 1989, p. 166

Le narrateur de The Mill, quant à lui, intégrait en son sein la parole des divers personnages du roman sans s’en dissocier. Les italiques du texte de départ avait une fonction d’insistance et non de dissociation des mots sociolectaux. Malgré tout, la présence dès les premières lignes de la première prise de parole du roman de deux mots déviants vient donner le ton à la « traduction nouvelle » de Jumeau : elle s’attardera à la lettre du roman. On retrouve aussi plusieurs tournures orales dans cet extrait. Par exemple, quand M. Tulliver dit : « toute l’astruction que mon père y m’a payée [...] », la répétition du pronom vient marquer l’oralité. La traduction de la dernière phrase « He’s none frightened at him » (Eliot, 1994, p. 9) par « Il n’en a pas du tout peur, lui » est satisfaisante car la répétition du pronom vient remplacer la structure illégitime « he’s none ».

Quand M. Tulliver s’exclame enfin : « c’est un vrai casse-tête de parler [...] » (Jumeau, p. 28), le lecteur n’est pas surpris, car il a remarqué que la parole ne venait pas au meunier sans difficulté. La cohérence de cette remarque, qui avait été perdue dans les deux traductions françaises précédentes, est enfin rétablie. De plus, le « puzzle » de Mr. Tulliver devient un « casse-tête », ce qui a le mérite de conserver l’image originale, contrairement aux choix de traduction de D’Albert-Durade et Molitor. Mais la grande force de Jumeau est de respecter à la lettre les répétitions du texte de départ. Dans le cas du « puzzling », il choisit de le traduire systématiquement par « casse-tête », par exemple, M. Tulliver dira plus tard : « C’est un casse-tête pas ordinaire de savoir quelle école choisir » (p. 28), puis « Ce monde était un casse-tête » (p. 34), et ainsi de suite. De cette façon, le traducteur parvient à reproduire le réseau signifiant des « puzzling » du texte anglais. Nous avons d’ailleurs remarqué que Jumeau se donne comme règle dans sa traduction de toujours traduire les mots et expressions qui reviennent dans le texte original de la même façon. C’est ainsi que « eddication » est toujours rendu par « astruction », que le « Dear heart! » de Mrs. Tulliver devient systématiquement « Bonté divine! » dans la traduction française. Ce souci de conserver la répétition marque une évolution réelle par rapport aux deux traductions précédentes qui, pour respecter les critères du « bien écrire » proscrivant toute répétition, proposaient une nouvelle traduction à chaque occurrence des expressions anglaises répétitives.

La voix traduite de Tulliver acquiert donc par son caractère illégitime une nouvelle force dramatique. Dans les moments les plus tragiques, comme lorsque M. Tulliver annonce sa résolution de servir sous Wakem, son langage non standard vient ajouter de la force et de la vraisemblance au propos. Son langage atteste de la classe sociale inférieure dont il est issu, mais c’est ce même langage illégitime qui demeure sa seule forme de résistance contre l’ennemi, comme dans le roman anglais. La force de la traduction de Jumeau est de recréer cette résistance par la parole dans sa traduction et de ne pas céder à la tentation d’uniformiser la langue du meunier, même dans les moments d’intensité dramatique plus grande.

La voix narrative

Nous avons vu que les innombrables références extradiégétiques peuplant la voix narrative avaient parfois posé problème aux traducteurs français. Chez Jumeau, les commentaires politiques d’actualité oblitérés ou mal traduits par les deux traducteurs précédents sont réhabilités et accompagnés de notes explicatives au besoin. La référence au Captain Swing, obscure pour les deux traducteurs précédents, est élucidée par Jumeau et traduite par : « Mais il [Stelling] raconta à Mr. Tulliver plusieurs histoires sur le « capitaine Swing » et les incendiaires [...] » (p. 194). Cette traduction contient une note explicative, similaire à celle dans l’édition anglaise de W. W. Norton, qui se lit comme suit : « À cette époque, les propriétaires de « batteuses » reçurent des lettres de menace signées « capitaine Swing », émanant d’employés agricoles réduits au chômage, qui mettaient le feu aux meules » (p. 720).

Le jeu de mots sur les couleurs respectives des deux partis politiques principaux anglais qui avait été omis dans les deux traductions précédentes, quant à lui, devient dans la traduction de Jumeau :

Le candidat victorieux des Jaunes, dans le bourg d’Old Topping, ne ressent peut-être aucune haine réfléchie, durable, à l’égard du rédacteur du journal des Bleus, qui console ses abonnés avec une rhétorique qui vitupère les Jaunes, qui vendent leur pays et empoisonnent la vie privée; mais il ne serait peut-être pas mécontent, si la loi et l’occasion se montraient favorables, de flanquer à ce rédacteur Bleu un coup de pied, qui lui laisserait une marque plus foncée de sa couleur préférée.

p. 344

La traduction de ce passage contient une note qui renvoie à l’explication suivante : « Le jaune était la couleur des Whigs, ou libéraux, tandis que le bleu était celle des Tories, ou conservateurs » (p. 725). Jumeau montre bien par ce passage que les commentaires relevant de la politique anglaise du milieu du XIXe siècle sont loin d’être intraduisibles. Le jeu de mots sur les couleurs reste valide en français et la note explicative vient clarifier quelle couleur représente quel parti[23]. À la lecture de cette traduction réussie, on peut se demander pourquoi les deux traducteurs précédents avaient tout simplement choisi d’omettre ce passage typiquement éliotien à la croisée de l’humour et de la politique. Peut-être ne cadrait-il tout simplement pas dans les normes dictées par le goût français de l’époque?

Comme Jumeau porte une attention particulière à la « prose poétique » de George Eliot dans sa préface, il nous paraît approprié d’étudier la traduction d’un passage poétique afin de voir si théorie et pratique vont de pair chez notre traducteur. Le passage que Jumeau identifie comme poétique dans sa préface est le premier chapitre qu’il qualifie, à la suite de Bachelard, de « rêverie de l’eau » :

As I look at the full stream, the vivid grass, the delicate bright-green powder softening the outline of the great trunks and branches that gleam from under the bare purple boughs, I am in love with moistness, and envy the white ducks that are dipping their heads far into the water here among the withes, unmindful of the awkward appearance they make in the drier world above.

Eliot, 1994, p. 8

qui devient sous la plume de Jumeau :

Tandis que je regarde la rivière en crue, l’herbe aux couleurs vives, la fine poudre vert clair qui adoucit les grandes silhouettes des troncs et des branches qui brillent sous les ramilles violettes nues, je me prends de passion pour l’humidité, et j’envie les canards blancs qui enfoncent leur tête dans l’eau ici, parmi les osiers — sans se soucier de l’image bizarre qu’ils donnent au-dessus, dans le monde sec.

Jumeau, p. 24

La traduction, par son choix judicieux de mots, conserve le caractère poétique du passage, centré sur l’image de l’eau. Les mots « rivière », « crue », « humidité », « canards », « eau », « osiers » viennent recréer le champ lexical du texte original. Le seul bémol de ce passage se trouve dans la ponctuation; le narrateur dit : « and envy the white ducks that are dipping their heads far into the water here among the withes, unmindful of the awkward appearance they make in the drier world above »; passage qui devient sous la plume de Jumeau : « et j’envie les canards blancs qui enfoncent leur tête dans l’eau ici, parmi les osiers — sans se soucier de l’image bizarre qu’ils donnent au-dessus, dans le monde sec ». Remarquons que le passage anglais reproduit ne contient qu’une virgule, tandis que la traduction française contient deux virgules et un tiret. Le rythme du passage de départ est fluide, à la manière de l’eau qui est le thème de ce premier chapitre; les ajouts de ponctuation par Jumeau brisent quelque peu la fluidité du passage. Mais de façon générale, Jumeau semble suivre de près les modulations de la voix narrative, reproduisant à la fois l’humour incongru, la poésie, les changements brusques de registres linguistiques, lui redonnant enfin sa complexité et sa richesse.

En somme, la traduction de Jumeau est portée par un projet qui vient trancher avec la tradition ethnocentrique française, un projet qu’on pourrait qualifier de centré sur la lettre, au sens bermanien du terme. En portant une attention particulière à la lettre et en tentant de reproduire avec le plus grand soin toutes les modulations, répétitions et incongruités du texte de départ, Jumeau produit une traduction nouvelle donnant enfin à lire au lecteur français une George Eliot à la plume vivante et riche. Défenseur moderne de George Eliot en France, Jumeau ouvre la porte à une série de retraductions de son oeuvre. Faisant fi du mythe de l’intraduisibilité des sociolectes — d’ailleurs réitéré par Berman dans « La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain »[24] —, Jumeau invente une langue populaire riche et variée en français, tout à fait vraisemblable, pour les personnages du Moulin[25]. C’est grâce aux sociolectes français, mais aussi à la voix narrative hybride traduite, que le roman peut enfin redevenir roman en traduction.

Conclusion

Nous avons vu comment trois traductions d’une oeuvre canonisée en Angleterre conféraient toutes un statut différent au roman, selon l’époque, la maison d’édition et le projet de traduction. Grâce à l’étude de trois traductions de The Mill on the Floss, j’ai tenté de mettre au jour les enjeux intratextuels et extratextuels de ce roman. Nous avons vu que les voix des personnages s’inséraient dans une caractérisation plus vaste dont la vraisemblance et la cohérence tenaient parfois à un fil; une attention particulière devait donc être portée à ces voix traduites en français. En somme, cette étude a tenté de tracer ce qu’on pourrait nommer le « parcours traductif », sur une période d’un siècle et demi, d’un roman victorien en France. The Mill on the Floss, lors de sa migration en territoire français, s’est métamorphosé sous la plume de trois traducteurs : il a tantôt répondu aux attentes du public français, il les a tantôt mises au défi, il a tantôt été modelé par la mauvaise réception de George Eliot en France, il a tantôt contribué à sa réhabilitation à venir. Ce même roman sous trois formes différentes nous a certainement éclairés sur le statut de la romancière et de son oeuvre en France de la fin du XIXe siècle à aujourd’hui. C’est précisément à travers ce parcours traductif que j’ai refait le chemin jusqu’au texte de départ qui, sous la lumière de ses trois traductions, m’a révélé son univers d’une richesse renouvelée à chaque lecture.