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Spécialiste reconnu des professionnels des chemins de fer, auxquels il a consacré sa thèse, Christian Chevandier nous livre une ample synthèse d’un siècle et demi d’histoire de l’action sociale et du syndicalisme des cheminots. Une corporation qui, à l’instar par exemple des mineurs, occupe une place particulière au sein du mouvement ouvrier français. Pour s’en convaincre, il suffirait de rappeler qu’elle a donné à la CGT[1] (et à la CGTU) cinq de ses secrétaires généraux, depuis A. Lagailse (1895-1899) jusqu’à Bernard Thibault aujourd’hui, en passant par Eugène Guérard, Gaston Monmousseau (à la tête de la CGTU de 1922 à 1932) et Georges Séguy! Le caractère emblématique, voire exemplaire du militantisme cheminot au long du XXe siècle justifie donc, s’il en était besoin, cette première tentative d’approche sur la longue durée de la naissance, de la consolidation et de la perpétuation d’une identité professionnelle très affirmée.

Pour saisir ce processus complexe, l’auteur s’attache à observer les rapports étroits entretenus par le progrès technique, la morphologie sociale et l’action gréviste, dont il saisit et met en avant le rôle crucial qu’elle occupe dans la cristallisation de cette identité. Il n’oublie pas non plus la force des représentations, auxquelles il consacre de nombreuses pages, en étudiant notamment les photographies de la grève de 1920 et les images de novembre-décembre 1995.

La corporation cheminote se distingue par une activité revendicative précoce qui prend corps dès le milieu du XIXe siècle. Puis, des années 1870 à la veille de la Grande Guerre, on assiste à la prolifération des organisations ouvrières. À cet égard, chez les cheminots comme dans la plupart des autres secteurs, la place structurante de la grève est soulignée : c’est en effet souvent à l’occasion d’un conflit social que naît l’organisation. Sans doute peut-on d’ailleurs puiser là l’une des sources d’une facette originale du syndicalisme français : légalisé vingt ans après la grève (1884 contre 1864), il se construit sur une culture de lutte qui marque son histoire d’une empreinte profonde. Cela dit, jusqu’en 1914, la modération domine les attitudes du syndicalisme cheminot, en dépit de la première grande grève nationale d’octobre 1910 qui contribue à la prise de conscience d’une identité collective, mais assoit aussi une ligne de fracture : « La démarcation passe en effet entre les réformistes et les révolutionnaires, ceux qui pensent qu’il fallait y aller à fond et ceux qui pensent qu’il n’aurait pas fallu y aller », écrit l’auteur (p. 85). Le doigt est mis ici sur des divisions militantes notables que l’on retrouve pour une large part au cours de l’histoire du syndicalisme de la profession ; on peut cependant regretter l’utilisation de termes « réformistes » et « révolutionnaires » qui, s’ils constituent des vocables commodes soulignant la force des oppositions, ont l’inconvénient de désigner les acteurs par leurs propres mots et de brouiller un peu les traits du mouvement syndical français, dont la complexité des attitudes et des pratiques dépasse de loin des qualificatifs réducteurs, à partir desquels les spécialistes ont trop longtemps organisé leur réflexion.

Deux ans après cette grève de 1910 se produit un événement notable : un statut est accordé aux cheminots du réseau de l’État, ce qui suscite d’ailleurs aussitôt la revendication syndicale de la nationalisation du réseau ferré. Une profession à statut, porteuse de l’idée de service public bien de la nation : voilà que s’affirme une dimension majeure de la culture professionnelle des hommes du rail. Et la Première Guerre mondiale vient renforcer l’identité cheminote, définie par l’auteur comme « un mélange de cultures multiples relevant de l’appartenance au monde des chemins de fer et à la classe ouvrière, basée sur la conscience d’être une élite du travail, elle associe la conscience de classe et la culture de sécurité, ce qui est déjà la conscience du service public et la fierté d’être des travailleurs, des travailleurs qualifiés, des travailleurs irremplaçables » (p. 98).

Certes, cette fierté cheminote est ébranlée pour tout le reste de l’entre-deux-guerres par le traumatisme de l’échec de la grève de 1920 et ses milliers de révoqués. Mais une autre guerre mondiale ne tarde pas à bouleverser la corporation et à lui conférer une aura résistante légitime : l’opposition à l’occupant est active sur le réseau ferré, les grèves à caractère patriotique, le plus souvent sous forme de débrayages, sont régulières pour protester contre les exactions nazies et la réquisition de travailleurs, ou célébrer des événements de la geste nationale, tels le 14 juillet ou le 11 novembre. Le mouvement ouvrier cheminot sort conforté de ces moments tragiques, emmené par une CGT puissante, dominée par les militants communistes. En même temps, la période de la guerre révèle des transformations techniques majeures, avec le passage de la traction à vapeur à la traction électrique, et entérine l’unification des réseaux, quelques années après la création de la SNCF (1937). Pour les cheminots, c’est aussi à ce moment précis qu’aux anciennes cultures de réseaux « s’est véritablement substituée une culture corporative, une culture d’entreprise » (p. 218).

Après deux années de calme social où dominent les attitudes productivistes encouragées par la Fédération CGT – comme elles le sont au niveau du pays par la confédération et le Parti Communiste lancés dans la « bataille de la production » –, les cheminots retrouvent à partir de 1947 une activité revendicative intense, à la fois en lançant des conflits internes à l’entreprise, mais aussi en participant aux grands mouvements nationaux (vague de grèves de l’hiver 1947 ; grève de la fonction publique d’août 1953 ; mai-juin 1968). Ils ne sont cependant pas alors les seuls moteurs de la contestation sociale, loin s’en faut. La grève de l’hiver 1986 change la donne et semble constituer un nouveau tournant essentiel, puisque « les cheminots se sont retrouvés sur le devant de la scène sociale pour la première fois depuis 1920, y ont tout à fait recouvré cet élément d’identité qu’est la lutte sociale qui leur permet de garder la tête haute malgré la fin de la vapeur » (p. 336). Le mouvement de novembre-décembre 1995 accentue encore le trait, tant pour faire des cheminots les champions de la mobilisation revendicative que pour attiser la flamme de l’identité cheminote : « après 1995 plus encore qu’après 1986, on est fier d’être cheminot […]. C’est par la lutte sociale qu’en cette fin de siècle les cheminots réinvestissent la fierté du métier » (p. 352).

Au terme de ce long parcours, Christian Chevandier atteint son objectif : en déroulant chronologiquement son histoire des travailleurs du rail, en appuyant sur ses temps forts, il nous fait comprendre de manière à la fois claire et précise les ressorts et les contours d’une communauté de destin professionnel qui ne laisse pas d’impressionner les observateurs des réalités sociales contemporaines. Ce faisant, l’auteur démontre à quel point une approche sur la longue durée permet seule d’acquérir véritablement la compréhension solide, intime d’un fait social. Il s’appuie sur une somme impressionnante de sources et de travaux. Le chercheur pourra d’ailleurs regretter l’absence d’une bibliographie générale et d’un index qui auraient contribué à valoriser l’abondance des références. Mais ce sont là des reproches bien mineurs qui s’adressent sans doute davantage à l’éditeur qu’à l’auteur.