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Depuis plusieurs années, Élisabeth Claverie consacre ses recherches à l’étude d’apparitions contemporaines de la Vierge : San Damiano en Italie et Medjugorje dans l’ex-Yougoslavie. Elle nous livre ici la synthèse de ses travaux concernant Medjugorje, où depuis le 24 juin 1981 (soit un an à peine après la mort de Tito), la Vierge apparaît quotidiennement, donnant ainsi naissance désormais à l’un des pèlerinages les plus fréquentés de la Chrétienté.

Dans cet ouvrage, l’auteur, directrice de recherche au CNRS, nous invite à repenser les phénomènes d’apparition d’une manière réellement anthropologique, c’est-à-dire sans isoler le fait religieux de son contexte politique et culturel. Vu l’histoire mouvementée de la région de Medjugorje dans la période récente, on comprend toute la difficulté de l’analyse mais aussi toute sa richesse, qui ne pourra qu’inspirer ceux qui s’interrogent sur le fait religieux dans le monde contemporain. Pour reprendre une expression d’Élisabeth Claverie, « c’est autour de ce que l’apparition fait apparaître (et disparaître) au cours de son procès, et une fois qu’elle fut lancée dans le monde » qu’elle a centré ses travaux. Sa démarche associe l’analyse du travail politique des apparitions et l’étude des actes dévotionnels qui leurs sont liés.

Le livre s’ouvre sur la question d’un pèlerin : « Où-on-est-ici ? Mais-où-on-est-ici? ». Il nous paraît effectivement que c’est autour de la réflexion sur la notion de lieu qu’il est possible de synthétiser plusieurs des apports de ce livre.

Avant que la Vierge ne s’y manifeste, personne n’aurait pu situer sur une carte Medjugorje, village perdu des confins de la Bosnie-Herzégovine. Il s’agit (comme souvent dans des lieux d’apparitions mariales) d’une zone frontière, une frontière de catholicité, à la limite extrême de la progression de l’Empire Ottoman et de l’Islam dans les Balkans. Dans cette région se croisent des influences religieuses et ethniques complexes : Croates catholiques, Serbes orthodoxes et musulmans. Medjugorje n’est qu’à 30 kilomètres de Mostar, sur la route de Sarajevo. Replaçant les apparitions dans leur contexte historique, Élisabeth Claverie fait ressurgir l’histoire longtemps passée sous silence, et particulièrement sanglante, de cette région pendant la Seconde Guerre mondiale. On apprend ainsi qu’en 1941 eurent lieu des massacres entre Serbes et Croates à Medjurgorje, dans le hameau même où 40 ans plus tard la Vierge apparaîtra. Ces tensions, jamais apaisées, ont resurgi avec l’éclatement de l’ex-Yougoslavie à la mort de Tito et lors de la guerre de Bosnie.

À coté de ce village, de son ancrage historique et géographique, il existe également un autre Medjugorje : celui des pèlerins. Pour eux, ce lieu semble être un « ailleurs », qui n’appartient pas à ce monde-ci, un point de contact entre ici-bas et le Royaume des Cieux, comme un « autre monde ». Venir à Medjugorje pour les pèlerins, c’est faire une pause avec le monde réel, s’assurer d’un moment et d’un lieu où ils ne seront plus jugés par les hommes, où ils pourront déposer leurs souffrances, leurs peurs et le malheur qui les frappe. Grâce à sa grande connaissance du terrain, Élisabeth Claverie arrive à rendre toute la complexité de leur démarche. Les pèlerins disposent en effet du même appareil critique que l’anthropologue, ils savent qu’il leur faudra revenir dans le monde réel, retrouver les souffrances et les conflits, et à leur retour affronter la question de leurs proches, incrédules : « Alors tu l’as vue? ». D’où la nécessité pour eux de s’accrocher à des témoignages : photos du ciel, souvenirs, cailloux de la colline des apparitions, qui les aideront à « tenir » une fois rentrés chez eux.

On notera également, dans cet ouvrage particulièrement riche, d’importants développements sur la construction historique de la figure de la Vierge telle que nous la connaissons aujourd’hui. À travers une présentation claire des polémiques théologiques qui ont marqué les premiers siècles de l’Église, l’auteur expose comment ont pu être articulés ensemble les concepts « Jésus fils de Dieu » et « Vierge Marie mère de Jésus ». Élisabeth Claverie nous permet ainsi de comprendre les enjeux contenus dans la forme de piété mariale développée à Medjugorje, où la Vierge est vue non seulement comme intercesseur auprès de son Fils, mais également comme « corédemptrice » dans une figure jusqu’ici considérée comme « non orthodoxe » dans l’Église.