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À l’occasion d’un colloque en 1995, Richard West déclarait que son musée avait adopté « une nouvelle approche – radicalement différente – des expositions. En termes simples, nous tenons à ce que la voix et la vision amérindiennes guident, en toute authenticité, l’ensemble de nos politiques, y compris, bien entendu, notre philosophie des expositions » (West 2000 : 7-8).

West dirige le National Museum of the American Indian (NMAI), dernière acquisition d’importance de la Smithsonian Institution. Alors que le musée battait de l’aile à New York sous le nom de Museum of the American Indian (Fondation Heye), un compromis juridique a permis, en 1989, de résoudre un bon nombre de préoccupations de ses administrateurs, et un acte du Congrès l’a placé sous l’égide de la Smithsonian. Aujourd’hui, le NMAI vient d’être reconstruit. Il occupe un espace privilégié du Mail de la nation à Washington D.C. (ouverture en septembre 2004). Entre-temps, West et son personnel ont réussi à monter diverses expositions à la Maison de la douane de New York (nouvel emplacement du musée dans cette ville), de même que dans des espaces mis à leur disposition à Washington. En vertu de l’importance nationale du NMAI, du leadership amérindien de cette institution et de l’ampleur phénoménale de la collection (près d’un million d’objets réunis par l’obsessif George Heye), chaque réalisation de ce musée risque d’avoir une incidence marquante sur la représentation muséologique des Amérindiens (Kidwell 1999).

J’aimerais examiner ici l’insistance de West selon qui « la voix et la vision amérindiennes guident, en toute authenticité » les expositions organisées par ce musée pour mettre en valeur la production matérielle amérindienne ; je voudrais en effet réfléchir plus profondément sur la façon dont on se représente et dont on représente les autres. Je me concentrerai sur les artefacts traditionnels (couramment définis comme des objets de fabrication artisanale) plutôt que sur les objets d’art contemporain[2]. West, qui est un Cheyenne du Sud, estime que les voix amérindiennes (multiples) sont « irremplaçables, essentielles et authentiques ». Toutefois, lorsque vient le temps d’interpréter l’expérience amérindienne, il tend à définir l’authentique voix amérindienne de manière essentialiste, comme une voix qui « rétablit la signification réelle et la résonance spirituelle » des objets, d’une façon « à la fois prospective et rétrospective, c’est-à-dire en se centrant sur le présent et l’avenir de même que sur le passé culturel » (West 2000 : 7-8). Il me semblait intéressant de me demander pourquoi certaines expositions sont jugées inauthentiques, alors que d’autres ne le sont pas, et comment l’authenticité se manifeste au NMAI et ailleurs.

Pour être en mesure de répondre à ces questions, il est utile de rappeler qu’au milieu des années 1990, soit à l’époque de l’intervention de West, les musées américains qui détenaient ou exposaient la culture matérielle amérindienne se sont trouvés au coeur d’un débat intellectuel et politique sans précédent. Une décennie auparavant, une guerre culturelle virtuelle avait en effet éclaté entre, d’une part, les postmodernes, qui ébranlaient des vérités historiques et scientifiques évidentes, et, d’autre part, les conservateurs, qui – forts de leur sagesse reçue – lançaient l’anathème contre ce qu’ils percevaient comme les forces d’une nouvelle orthodoxie intellectuelle. Les esprits se sont échauffés, et c’est à un quasi-bain de sang qu’on a assisté lors de l’exposition visant à souligner, en 1992, le 500e anniversaire de l’arrivée de Colomb. À cette occasion, des groupes amérindiens ont soulevé un tollé en exigeant que leurs voix obtiennent la même autorité que celles des conservateurs allochtones (Dubin 1999)[3].

Qu’est-ce qui est inauthentique?

West reconnaît judicieusement que la voix du NMAI n’entrera pas forcément en conflit avec les normes muséologiques traditionnelles, tout en affirmant qu’une authenticité autochtone suppose une opposition à une inauthenticité allochtone. En fait, deux formes d’inauthenticité caractérisent, aux yeux de West, les expositions d’anthropologie et d’histoire de l’art organisées dans le passé, deux formes qui lui déplaisent de toute évidence. La première est le diorama – une mise en scène de mannequins et d’objets grandeur nature sur fond peint –, parce qu’il confine les Amérindiens dans le passé. Rick Hill, un Indien Tuscarora qui a occupé un certain temps le poste de conservateur au NMAI, partage cette opinion négative des dioramas en déplorant la création de ce qu’il a surnommé « l’Indien de musée », « une étrange création du domaine de l’histoire naturelle – ce que l’on obtient lorsqu’un scénographe allochtone fabrique un Indien générique ». West voit une deuxième forme d’inauthenticité dans les expositions fondées sur des « notions esthétiques occidentales », parce qu’elles reposent sur une prémisse artistique inexistante, à ses yeux et aux yeux d’autres penseurs, dans les cultures traditionnelles amérindiennes (West 2000 : 8 ; voir aussi Zimmerman 1994 ; Hill 2000)[4].

Les dioramas et les expositions qui reposent sur des critères esthétiques constituent des exemples d’appropriation des artefacts amérindiens perpétrée par les musées, où ces objets sont arrivés, avec ou sans papier, soit à titre de dons, soit à la suite d’un troc, d’un achat, d’un vol, d’une appropriation forcée ou de quelque autre façon. Bien qu’elle nous soit familière, cette histoire mérite qu’on s’y attarde de plus près pour mieux comprendre les réactions de West.

Des appropriations inauthentiques

Une première appropriation des artefacts indiens est survenue au profit de ce qui fut l’ancêtre des musées modernes, dans le but d’agrémenter les cabinets Renaissance où l’on juxtaposait, aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, des curiosités artificielles merveilleuses ou miraculeuses et des curiosités naturelles, dans ce qui est apparu plus tard comme un chaos idiosyncrasique (Shelton 1994). Collectionnés à titre de curiosités, les éléments de la culture matérielle amérindienne ont dès lors entrepris leur voyage dans la typologie occidentale en passant de la catégorie de souvenir à celle d’artefact, d’artisanat, de culture matérielle, d’art pour touristes, d’art aéroportuaire, d’art ethnique, d’art folklorique, d’art décoratif, puis simplement à la catégorie d’art.

Une deuxième appropriation d’importance est apparue aux XVIIIe et XIXe siècles dans les musées d’histoire naturelle et, plus tard, d’anthropologie, où les cabinets de curiosités ont cédé la place à des vitrines de bois ; on y entassait des artefacts amérindiens regroupés par catégorie et fonction – paniers, lances, etc. – ce qui confortait petit à petit des théories évolutionnistes sur la technologie et la société (voir Chapman 1985). Des règles esthétiques élémentaires – consistant à aligner de nombreux objets sur des tablettes derrière des vitrines rectangulaires, alignées elles aussi dans des galeries rectangulaires – dominaient alors les expositions d’objets amérindiens et imposaient à ces derniers une stabilité qui exprimait, à l’apogée de ce mouvement, la manie de l’ordre caractéristique de l’ère victorienne (Conn 1998 : 8, 21 et passim).

À la fin du XIXe siècle, l’anthropologue Franz Boas allait déclencher, avec d’autres, une troisième importante appropriation des artefacts amérindiens par les musées. Dans un débat qui a fait rage en 1887, Boas s’est opposé aux principes évolutionnistes qui guidaient l’exposition conçue par Otis T. Mason au U.S. National Museum, où les objets étaient regroupés par types. Il alléguait qu’il valait mieux exposer les objets de manière à les mettre en relation avec d’autres objets provenant du même endroit et datant de la même époque. Cette autre façon de les présenter permettrait, alléguait-il, d’éclairer leur signification et le contexte culturel et historique dans lequel ils avaient pris naissance. Les salles d’exposition devaient, aux yeux de Boas, rendre compte de régions géographiques et culturelles, non pas de typologies de formes ou de fonctions (objectif que l’on pouvait atteindre également en insistant sur l’importance de l’environnement ou de la communauté dans la compréhension des objets). Ainsi, il devait y avoir des galeries consacrées à la Côte du Nord-Ouest, au Sud-Ouest ou à l’Arctique plutôt qu’aux paniers ou aux outils de pierre, par exemple. De plus en plus d’expositions et de salles d’exposition faisant appel à des critères contextuels et relativistes plutôt qu’à des présupposés évolutionnistes firent leur apparition au cours des décennies suivantes (Boas 1887 ; Mason 1887 ; Dall 1887 ; Boas 1887 ; Jacknis 1985 ; Jonaitis 1988).

Ce changement de cap intellectuel n’a toutefois pas modifié, à ses débuts, l’esthétique générale des galeries, qui continuaient, dans leurs aspects formels, à ressembler dans une large mesure à des espaces organisés suivant des principes évolutionnistes. Cependant, lorsque Mason, Boas et d’autres se mirent à développer les life-groups (des recompositions de modes de vie, à l’aide de mannequins), quatrième importante appropriation, l’uniformité des expositions disparut. Le life-group était constitué de mannequins grandeur nature dont la figure, de plâtre, était parfois moulée sur de véritables Autochtones (Ewers 1959). La disposition de ces mannequins était dictée par des connaissances ethnographiques, et on les entourait d’artefacts recueillis sur le terrain. Boas a collaboré à la conception de plusieurs life-groups, dont l’un représentait un initié kwakwaka’wakw hamatsa émergeant d’un trou circulaire, sur fond peint. Il a également collaboré à l’exposition de portraits photographiques. Ces deux types de représentations ont jeté les bases d’une réalité soigneusement construite (Jacknis 1991)[5].

Des mannequins de cire habillés, grandeur nature, sont apparus dès 1876 dans des expositions sur les Amérindiens (à l’exposition organisée pour souligner le centenaire de Philadelphie) (Ewers 1959)[6], mais c’est véritablement à la World Columbian Exposition, exposition universelle organisée à Chicago en 1893, que l’on associe l’apparition des life-groups. Les objets de valeur anthropologique présentés à cette occasion avaient été sélectionnés par différents anthropologues, dont Mason et Boas. Mason et l’artiste-ethnologue William H. Holmes (de la Smithsonian Institution) se chargèrent des expositions sur les Autochtones d’Amérique du Nord en faisant appel à trois critères : le type d’objets, la classification linguistique de John Wesley Powell et la notion de région biogéographique. Malgré leur ambition de présenter des life-groups pour chaque famille linguistique, les créateurs durent restreindre leurs projets faute de temps et de ressources. La position de Mason était intéressante. D’une part, il maintenait ses objectifs comparativistes et évolutionnistes. D’autre part, dans son discours sur les « aires culturelles » et la géographie, il rejoignait le souci de Boas de comprendre (et d’exposer) les objets dans le contexte des gens qui les avaient fabriqués, à proximité d’autres objets fabriqués par ces mêmes gens (plutôt qu’entourés d’objets similaires fabriqués par quiconque). Boas (sous la direction de Frederic Ward Putnam) prépara également des expositions ethnologiques pour le Département d’ethnologie de l’Exposition universelle de Chicago ; présentés selon des critères géographiques, les objets demeurèrent cependant disposés de façon non systématique et inachevée faute de temps et de ressources (Mason 1894, 1895 ; Ewers 1959 ; Fagin 1984 ; Fogelson 1991 ; Jacknis 1985, 1991).

En dépit des louables buts relativistes de Boas, les objets exposés à l’Exposition universelle de Chicago mirent en scène de troublantes contradictions. Une d’elles tenait à la marginalisation spatiale des gens d’ailleurs – exotiques – par rapport aux habitants de la majestueuse Ville blanche, et une autre, au contraste entre le statisme des objets exposés et le dynamisme des expositions « vivantes », immensément populaires (notamment le Buffalo Bill’s Wild West Show, qui draina des masses de visiteurs). Quantité de visiteurs accoururent pour voir des Amérindiens et d’autres peuples indigènes se donner en spectacle, tels des « musées vivants », avec leurs objets traditionnels, dans des reproductions de maisons et de villages traditionnels, et pratiquer des rituels exotiques. Ces visiteurs accordaient une authenticité à l’artifice qui était soigneusement construit pour donner vie à ces expositions et prestations ; il importait peu, dans ce contexte, que ces présentations ne rendent pas compte des conditions dans lesquelles vivaient réellement les communautés décrites. Ce qui est plus déconcertant encore, c’est de constater que ces musées vivants, de même que les expositions de mannequins et d’objets traditionnels, servaient des fins évolutionnistes et comparativistes, comme l’avait fait l’Exposition de Paris quatre ans plus tôt, en 1889. Les thèmes nationalistes et évolutionnistes de l’Exposition de Chicago orientèrent les réactions des visiteurs à l’égard des Amérindiens et des autres peuples indigènes : les productions matérielles (de même qu’implicitement leurs facultés intellectuelles et symboliques) furent considérées comme moins évoluées que celles des peuples civilisés. Confinant à l’exploitation et à l’abaissement, la situation provoqua une série de réactions ethnocentriques aussi insidieuses qu’avilissantes (Fogelson 1991 ; Jacknis 1991 ; Harris et al. 1993 ; Jonaitis 1988 ; Rydell 1984).

Quoi qu’il en soit de ce lien troublant avec les foires et les expositions, les life-groups se sont multipliés dans les musées, qui s’efforcèrent de présenter les objets amérindiens par région, continuant de les entasser, soigneusement alignés derrière des vitrines. Il arrivait que l’on crée un contraste dans ce mode de présentation, devenu traditionnel en muséologie, avec un modèle réduit de maison ou de village, un mannequin grandeur nature, un life-group réaliste, un mât mortuaire massif, ou un énorme canoë. Les visiteurs passaient manifestement plus de temps à observer les life-groups que les vitrines surchargées d’objets et de textes. Boas s’inquiéta que le décor du musée ne mine sévèrement le réalisme (construit) de la vie autochtone, dont il associait l’authenticité à un passé traditionnel, statique, distant et imperméable à l’influence, voire à la corruption, de toute présence européenne (Jacknis 1985 ; Jonaitis 1988)[7].

Le diorama grandeur nature, tridimensionnel, qui situe des groupes de gens et leurs objets traditionnels dans un environnement naturel et culturel, est le fruit de l’évolution du life-group et constitue une cinquième appropriation. Ce mode de présentation visait à faire taire les critiques de Boas, qui déplorait le manque de réalisme des life-groups. Les dioramas grandeur nature sont non seulement le fruit de l’évolution des life-groups, mais également des dioramas d’histoire naturelle, ces groupes naturalisés que s’est voué à perfectionner, notamment, Carl Akeley, un taxidermiste qui travailla pour plusieurs musées renommés à partir de 1889. L’art d’Akeley trouva son apogée dans la Galerie africaine de l’American Museum of Natural History. Cette oeuvre maîtresse fut entreprise en 1911 et achevée après la mort de son créateur, en 1936. Dans cette grande salle, chacun des 28 dioramas offraient au spectateur ce qu’Akeley appelait un « judas » [peep hole] permettant de découvrir des animaux d’Afrique soigneusement mis en scène dans leur environnement naturel. Véritables machines à traverser le temps, les dioramas d’histoire naturelle consistaient à mettre en scène, dans leur environnement naturel et avec une sensualité qui contribua à leur popularité, des animaux et des plantes découpés sur des fonds panoramiques peints. Akeley fut donc abondamment imité[8].

La version achevée du diorama, intégrant des life-groups composés de mannequins, est apparue au début du XXe siècle. Volet anthropologique des musées d’histoire naturelle, ce type de diorama était prisé du public, mais exigeait l’investissement d’importantes ressources ; aussi s’est-il étendu lentement. Les deux premiers essais ont vu le jour au Milwaukee Public Museum en 1903 (pour présenter des Inuit) et à la Smithsonian Institution, en 1908. Au retour d’une expédition polaire, Robert Peary remplit une salle entière de faux Inuit, donnant l’impression qu’ils n’avaient jamais été exposés aux influences du monde extérieur. Cette même année, des mannequins de plâtre furent intégrés aux dioramas du Field (Columbian) Museum, à Chicago, où l’on souleva le problème de leur ressemblance avec les mannequins (ou les figurants) utilisés dans les foires. Une telle réaction, à effet d’entraînement, amena un journaliste local à décrire les mannequins de plâtre du Field Museum dans des termes aussi peu élogieux que ceux qui avaient servi à qualifier les life-groups utilisés dans les expositions antérieures (Conn 1998 ; Bronner 1989 ; voir Swauger 1975).

Les dioramas mettant en scène des Amérindiens proliférèrent au XXe siècle. Les visiteurs de musées y trouvaient des représentations d’Indigènes dans leurs atours traditionnels : vêtements, objets, activités et environnement reconstitués. Associant l’authenticité au passé, ils excluaient, ce faisant, les Amérindiens du cours de l’histoire. Les expositions à dioramas étaient durables et populaires. Les musées qui en avaient les moyens se les offraient. Les autres recouraient plutôt à des modèles réduits de villages entiers (Preston 1988 ; Jacknis 1985 ; Joanitis 1992 ; Freed 1966 ; Nicholson 1973). Aujourd’hui, on trouve des life-groups et des dioramas dans une variété de musées. Certains remontent aux années 1950 et présentent des signes de vieillissement (c’est probablement à eux que West se réfère). D’autres, plus récents, ont été créés dans les années 1980-1990, tel que le Washington State History Museum ou le Denver Museum of Natural History (Dixon 1988 ; Gray 1996).

Une sixième appropriation s’est produite dans les expositions qui esthétisent des objets traditionnels et les présentent dans des musées d’art. Issue de perspectives allochtones inauthentiques, cette appropriation a eu plus de mal à s’imposer parce que les connaisseurs qui se prononçaient sur la valeur artistique des objets devaient accorder à la culture matérielle amérindienne le statut d’art avant que les musées d’art puissent juger que cela valait la peine de les exposer. Un anthropologue attentif aux valeurs esthétiques, Stewart Culin, a d’abord monté des expositions fondées sur des critères esthétiques au Brooklyn Museum et ailleurs[9]. Même si les expositions de Culin et celles qu’elles ont inspirées avaient un caractère formateur dans leur insistance à traiter les objets amérindiens comme des objets d’art, elles n’ont pas eu la même influence que celles montées par la suite au Museum of Modern Art en 1941 et au Whitney Museum en 1971.

L’exposition « L’art indien aux États-Unis », montée par Frederic Douglas et René d’Harnoncourt au MOMA, en 1941, a mis les artefacts amérindiens « sur la carte nationale » en tant qu’objets d’art. On la jugerait quelque peu rudimentaire aujourd’hui. Toutefois, avec ses espaces dépouillés, son éclairage soigné, son absence de texte, et cet accent mis sur le caractère théâtral des valeurs esthétiques, elle était à des années-lumière de celles organisées par les musées d’anthropologie et d’histoire naturelle de l’époque (Rushing 1992 ; Jonaitis 1988). Trente ans plus tard, l’exposition Whitney, « Deux cents ans d’art indien nord-américain », organisée par Norman Feder, du Denver Arts Museum, présentait 300 objets des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, dont on a dit qu’ils étaient libérés de leur carcan anthropologique et qu’ils brillaient au rang de véritables objets d’art (Rushing 1999).

Comme ce fut le cas des dioramas, cette appropriation a toujours cours aujourd’hui et peut être observée, entre autres, dans la célèbre Grande Salle et Galerie des chefs d’oeuvre du Musée d’anthropologie de l’Université de la Colombie-Britannique, consacrée à l’art et au génie[10], de même qu’à la Thaw Gallery du Fenimore House Museum, à Cooperstown (New York), qui présente une impressionnante collection de 700 objets réunis par Eugene Thaw et son épouse dans les années 1980 et 1990 (King 1996).

L’authenticité au NMAI

Après ce bref survol des appropriations inauthentiques de l’art et de la culture matérielle autochtones, il est temps de revenir aux représentations authentiques du NMAI. Quatre expositions présentant « en toute authenticité » la voix et la vision des Autochtones (West) ont été inaugurées par le NMAI à la Maison de la douane des États-Unis à New York entre 1992 et 1994. La première, Pathways of Tradition, visait, dans les termes de West, à « libérer les conservateurs d’une approche anthropologique ». Aucun objet n’y était daté – apparemment pour échapper à la contrainte d’une ligne du temps linéaire. Le conservateur de cette exposition, Rick Hill, un Indien Tuscarora, avait sélectionné 100 objets inspirants pour diverses raisons et des photographies d’Autochtones contemporains. L’ensemble faisait l’objet de commentaires ponctuels sur l’ethnicité, l’usage des objets, leur signification. Les critiques non indiens jugèrent l’exposition simpliste, fortuite, édénique, politiquement correcte et dénuée de mise en contexte. Hill rétorqua que Pathways avait pour but de révéler les relations personnelles entre les Indiens et leurs objets. Les organisateurs affirmaient avec insistance qu’il n’existait pas de voix indienne unique, tout en réitérant que le territoire, les animaux, les cercles, la Mère-Terre, la Nature inspirante et la créativité étaient essentiels à tous les Indiens, indépendamment de leur culture ou de leur histoire. Il s’en dégageait une tension palpable ou, du moins, un manque de clarté. L’insistance sur le fait que les productions culturelles indiennes étaient intemporelles essentialisait aussi l’exposition (Gamerman 1992, 1995 ; Anquos 1992 ; Weinraub 1992 ; Jonaitis 1991a).

Les trois autres expositions ont été inaugurées trois ans plus tard. West souligna alors le besoin de présenter les objets sacrés et non sacrés avec sensibilité, en accord avec les traditions tribales et en harmonie avec les réclamations culturelles autochtones, dans un souci de restituer la propriété intellectuelle (et dans certains cas, physique) des objets présentés aux Amérindiens, au moyen du processus de rapatriement (Dunn 1994). L’une d’elles (This Path We Travel : Celebrations of Contemporary Native American Creativity) avait pour but d’explorer l’univers des artistes contemporains, de faire connaître leurs réalisations et leur attachement à certains lieux. Dans une autre (All Roads are Good : Native Voices on Life and Culture), 23 Amérindiens avaient sélectionné des objets de la collection qui avait donné lieu à Pathways et justifiaient leur choix. La dernière (Creation’s Journey : Masterworks of Native American Identity and Belief) présentait des « trésors » ou des « chefs-d’oeuvre » qui revêtaient une signification esthétique et culturelle aux yeux d’Amérindiens célèbres du passé et du présent, les juxtaposant à des points de vue allochtones tirés de l’univers anthropologique et muséologique non indien (voir les brochures de l’exposition et Dunn 1994).

Une fois de plus, les réactions furent partagées. Une des figures de proue du monde amérindien regrettait que l’on enferme l’art dans une catégorie culturelle appelée artisanat. Plusieurs observateurs (indépendamment de leur origine ethnique) reconnurent la qualité esthétique incontestable des objets présentés ; toutefois, West affirma que le recours aux oeuvres d’art visait à mettre une touche d’ironie dans l’exposition et à susciter la réflexion suivante : « ce qui est une oeuvre d’art à vos yeux ne l’est peut-être pas aux yeux de quelqu’un d’autre ». Les critiques non indiens se plaignirent que les expositions étaient didactiques, anecdotiques, verbeuses, dénuées de rigueur intellectuelle, de références tribales et de contexte historique, basées sur des stéréotypes, émotionnelles, complaisantes et gâchées par des vidéos. L’un d’entre eux, qui s’attendait à trouver de beaux objets hors de leur contexte, affirma qu’on avait gâché une expérience de grand art en emballant les objets présentés dans les « bons sentiments » et « l’orthodoxie idéologique ».

West et Hill insistèrent sur le fait que leur but n’était pas simplement de démontrer que les Indiens étaient toujours vivants et leur culture, vibrante, mais d’assurer que la sensibilité conférée aux objets était celle « d’authentiques descripteurs de notre expérience historique et contemporaine ». Il va sans dire qu’il désignait des Amérindiens, non pas des historiens de l’art ou des anthropologues. Cela dit, il n’est pas certain que nous puissions opposer ces catégories puisque certains Amérindiens (de même que certains non-Amérindiens) sont influencés par l’anthropologie, l’histoire de l’art (et l’art), pratiquent ces disciplines ou sont marqués, parfois sans le savoir et sous le poids de l’hégémonie, par des représentations paradigmatiques considérées comment inauthentiques par d’autres[11].

Les expositions fondées sur des critères esthétiques ou faisant appel à des dioramas anthropologiques sont-elles inauthentiques, après tout?

Des voix autochtones venues d’ailleurs ont certes compliqué la définition de la « voix authentique » donnée par le NMAI. Indéniablement authentiques dans les termes de West – du fait qu’elles étaient amérindiennes –, elles s’exprimaient néanmoins dans des expositions fondées sur l’esthétique, notion chère aux musées d’art, ou sur la contextualisation, par l’entremise du diorama, pratique des musées d’anthropologie ou d’histoire naturelle.

Le recours à des critères esthétiques s’inscrit dans la tendance qu’ont, depuis peu, de nombreux spécialistes des artefacts amérindiens à traiter les productions matérielles comme de l’art, et ceux qui les fabriquent comme des artistes, et à avancer que l’art indigène appartient à la même narration, ou fait partie du même canon que l’art occidental (Berlo et Phillips 1998, par exemple). Il s’inscrit également dans la flambée des prix de l’art amérindien observée depuis les années 1990. Cette décennie extraordinaire a vu des sacs à pipe, des mocassins, des objets de céramique, des paniers, des tissus, des berceaux et d’autres objets rapporter jusqu’à 20 000 $ US, et une collection comprenant un objet d’ivoire okvik, un sac brodé de perles seminole, une chemise plateau, un blason sur toile peinte tlingit, un masque kwakwaka’wakw, une jarre blackware ayant appartenu à Maria Martinez, Hopi katsina, et un recueil de pictographies sioux se vendre entre 100 000 $ et 400 000 $ pièce. Le summum de cet engouement s’est exprimé pour des couvertures navajo (vendues entre 402 000 $ et 430 000 $), un manteau chilkat (497 000 $) et des masques nuuchahnulth et tsimshian (525 000 $ et 684 000 $ respectivement). Une telle surenchère accroît, sans contredit, la valeur des objets amérindiens en tant qu’objets d’art (Johnson 1994-2000, chronique régulière).

Dans ce contexte, il suffit d’examiner l’exposition The Art of the North American Frontier : The Chandler-Pohrt Collection, qui a occupé un espace privilégié à la National Gallery of Art, à Washington, au début des années 1990. Codirigée par George P. Horse Capture, un Gros Ventre et ancien directeur du Plains Indian Museum, cette exposition était stupéfiante. Les directeurs et le concepteur de l’exposition avaient isolé puis regroupé des objets de façon attrayante, donnant à certains d’entre eux des formes géométriques accrocheuses, illuminant d’autres subtilement, tout en veillant à ce que l’information textuelle sur l’origine des objets (noms des collectionneurs non-indiens, des propriétaires ou des personnes à la mémoire desquelles ils avaient été donnés) ne prenne pas de place. Le contexte se limitait à une disposition élégante des objets et à des textes discrets conçus pour mener à une expérience esthétique (voir Penney 2000).

En dépit de ces forces et d’une codirection amérindienne, The Art of the North American Frontier m’a semblé mettre de côté les Amérindiens. L’exposition comprenait une seule photographie d’époque et ne donnait aucune information historique ou culturelle sur les Amérindiens à part celle de l’enregistrement destiné à l’audioguide ou de la vidéo, qui portait essentiellement sur le collectionneur. Malgré ses buts esthétiques, l’exposition répondait pourtant aux critères d’authenticité de West puisqu’elle était dirigée par des Amérindiens. Les organisateurs avaient non seulement une philosophie d’exposition clairement articulée, mais ils affirmaient leur fierté d’élever, enfin, les objets présentés au rang de « grand art » (Krech 1994).

L’on pourrait évidemment alléguer qu’une exposition d’objets autochtones visant l’émerveillement est ethnocentrique, à moins que cet émerveillement soit au coeur des normes esthétiques de ceux qui ont fabriqué ces objets, ou à moins que ces objets n’aient pour but d’explorer la source de cet émerveillement. Ainsi, l’émerveillement peut tirer sa source d’une appréciation de la compétence technologique, d’un « enchantement ». Il peut également prendre racine dans le désir historique des Occidentaux de contrôler la façon dont on devrait « voir » l’art. Pour beaucoup, les normes esthétiques sont historiquement et culturellement contingentes, et non pas fondamentales ou transcendantes (voir Gell 1992 ; Bourdieu 1979 ; Price 1989).

Quant à l’autre définition de l’authenticité – celle pratiquée dans les dioramas d’anthropologie ou d’histoire naturelle –, penchons-nous sur le Mille Lacs Museum et le Mashantucket Pequot Tribal Museum, qui comptent tous deux d’importants dioramas permanents sur le thème de la vie traditionnelle.

Le Mille Lacs Museum, issu d’un partenariat entre la Minnesota Historical Society et les Ojibwa de Mille Lacs, compte un impressionnant diorama dans lequel des mannequins exécutent des tâches, dans leur milieu traditionnel et au fil des saisons, entourés d’objets traditionnels. Interprétée par des anciens Anishinabe, l’exposition offre un aperçu intimiste et réussi de la vie traditionnelle.

Différent par son échelle et ses visées, le Mashantucket Pequot Museum and Research Center, est un complexe édifié pour la somme de 193 millions de dollars américains et terminé en 1998, six ans après l’inauguration. Il s’agit du plus grand casino au monde, construit par les Pequots, et qui expose lui aussi des dioramas mettant en scène des mannequins réalistes. Deux dioramas (sur un total de onze) sont particulièrement fascinants : le premier a un diamètre de 16 mètres et représente une chasse au caribou il y a 11 000 ans. Le second, particulièrement impressionnant, occupe un espace de 204 mètres carrés et représente un village pequot du XVIIe siècle. Les visiteurs sont appelés à circuler, dans ce village, parmi d’énormes arbres, des mammifères et des oiseaux empaillés pour découvrir la vie traditionnelle des Pequots au son des insectes et des oiseaux et en se laissant enivrer par l’odeur du bois qui brûle. Un audioguide est à leur disposition (Stallman 1998 ; Pierce Erikson 1999 ; Cook 2001).

En vérité, il y a bien plus, dans ces deux musées, que des dioramas proposant des clichés d’un lointain passé. On y trouve au contraire des représentations historiques qui tiennent compte de la vision actuelle des Autochtones. Les deux expositions font allusion au monde contemporain ; on trouve, par exemple, au Mashantucket, un distributeur automatique – symbole de la réussite des Pequots et rappel ironique de la source de financement du musée. Les deux présentent des photographies et les voix enregistrées d’Amérindiens contemporains, d’Amérindiens du passé ou de membres décédés de la tribu – un Pequot a comparé le musée à un « immense album de famille ». Les deux présentent de l’art contemporain amérindien. Ils sont aussi engagés dans des discussions sur la souveraineté (Erikson 1999 : 46).

Il y a fort à parier que ces musées indiqueront la voie à suivre aux musées de culture et d’histoire amérindiennes aspirant à « l’authenticité ». Il ne fait pas de doute que les musées de province subiront l’influence des expositions organisées dans la métropole, au NMAI, et qu’ils se laisseront inspirer par les projets réalisés, de concert avec des communautés indigènes, des spécialistes non indiens et des muséologues, rassemblés autour d’une même table pour concevoir des dioramas (comme ceux du New York State Museum) ou des expositions d’art (comme celle de la National Gallery), ou encore pour présenter – à l’instar d’autres musées avant eux – des berceaux kiowa et comanche, des masques yup’ik et des paniers pomo provenant de différentes communautés. De nos jours, que ce soit à l’échelle individuelle ou collective, les Amérindiens préfèrent participer à la conception des expositions d’objets qui les concernent et qui relatent leur histoire. Or, cet engagement peut prendre la forme d’une appropriation d’une vision que certains considèrent comme inauthentique, en raison du processus d’indigénisation, comme ce fut le cas à Mille Lacs et à Mashantucket[12].

Réflexion

En bout de ligne, l’authenticité revendiquée par West présente les mêmes signes d’appropriation que les autres initiatives – y compris celles qu’il dénigre. Malgré sa tendance à essentialiser l’authenticité amérindienne, West reconnaît l’existence de plusieurs voix et ne contesterait pas l’autorité ethnique amérindienne, sauf en l’absence de fondement raisonnable de cette autorité. Ainsi, lorsque nous comparons la position de West et du NMAI avec le fait que des Amérindiens ont joué un rôle significatif dans l’organisation d’expositions dans les années 1990, dans les années 1990, nous devons nous résoudre à reconnaître l’authenticité des deux approches critiquées par West, à savoir le diorama et l’exposition d’art. En effet, en dépit de l’évolution remarquable du design et des installations, tous deux nous invitent, sur le plan conceptuel, à recomposer le passé. En fait, de nombreux musées – y compris le NMAI – incitent aujourd’hui à apprécier l’esthétique des objets exposés (qui se traduit dans l’éclairage, l’aménagement de l’espace et le design), qu’ils soient mis en contexte ou non. Dans ses expositions, le NMAI suit la même orientation que, disons, l’American Museum of Natural History dans une exposition récente sur le potlatch (Jonaitis 1991b).

Étant donné que l’hégémonie des objets coïncide et croît avec la valeur que leur confèrent les forces du marché, étant donné également que les peuples autochtones s’approprient de façon ironique ou subversive des expressions culturelles allochtones[13], nous prévoyons que les Autochtones de demain exploreront abondamment les styles d’exposition adoptés jusqu’ici par les non-Indiens lorsqu’ils se sont appropriés l’art et l’artisanat amérindiens, et qu’il n’y aura pas une voix, mais plusieurs voix amérindiennes. Certains associeront les artefacts à la spiritualité – essentielle à l’authenticité de West –, d’autres présenteront des dioramas ou auront des considérations esthétiques empruntées aux musées d’art – versant ainsi dans l’inauthenticité selon West. Certains encore feront écho au NMAI en mettant l’accent sur le présent et en rétablissant la signification culturelle indigène des objets au moyen de leur rapatriement dans les communautés des descendants de leurs auteurs, descendants qui sauront leur accorder un sens culturel (West insiste sur la priorité accordée par le NMAI à la « réclamation culturelle » ou au « rapatriement ») (Dunn 1994)[14]. Il demeure que les objets qui trouvent de nouveaux propriétaires peuvent désormais être traités selon les désirs indigènes. On fera peut-être brûler des herbes de senteur [sweet grass] au-dessus d’eux, on agitera peut-être cette fumée au moyen de plumes d’aigle, et il se peut aussi que l’on s’engage dans la conservation des objets fabriqués traditionnellement dans ces communautés, le tout en signe de changement, de différence, d’appropriation et de renaissance culturelle.

Article original en anglais, traduit par Karen Dorion-Coupal.